CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1 Le tourisme culturel est présenté par les acteurs politiques et institutionnels comme un tourisme qui serait bon pour l’économie des territoires, salvateur pour les sites culturels en mal de visiteurs, respectueux des populations et de leur environnement, constructif pour les touristes. J’ai pu entendre ces discours de manière récurrente en Europe, en particulier lors de mes enquêtes de terrains en Indre-et-Loire, dans les salons du tourisme et les rencontres professionnelles, au ministère de la culture et à la direction du tourisme, au Conseil de l’Europe et à l’UNESCO. Je l’ai également entendu dans des lieux plus lointains, au Brésil, en Bulgarie, ou au Bénin. Qu’il s’agisse de promouvoir le festival Racines de Ouidah, la vieille ville de Véliko Tarnovo en Bulgarie, le donjon et le tombeau d’Agnès Sorel à Loches, ou la fête de la Pentecôte à Montrésor, les élus présentent toujours le tourisme culturel comme un « secteur » qui apporterait des devises sans nuire à la beauté des lieux ou à la tranquillité de ses habitants. Or l’unanimité dans ce domaine est rien moins qu’évidente : les auteurs et les acteurs touristiques et culturels ne s’entendent ni sur la définition des pratiques et des pratiquants, ni sur ce qui caractériserait une « destination de tourisme culturel » [Patin, 1997]. Les enquêtes qualitatives et statistiques montrent que le motif culturel est extrêmement minoritaire dans les choix des destinations, et que la réalité d’un engouement pour des pratiques culturelles pendant les vacances est discutable [Urbain, 2002 ; Bertho-Lavenir, 1999]. Les « experts » sont également très réservés sur la « rentabilité » économique du secteur d’activité du tourisme culturel – et nombreux sont ceux qui considèrent que l’on ne peut ni parler de « secteur », ni parler de « marché ». La question de ses aspects positifs pour les sociétés d’accueil est également débattue, et ce depuis les années soixante. Le tourisme culturel est pourtant présenté comme le « bon tourisme », bon pour les territoires et les populations, bon pour les touristes, et bon pour les organismes qui le promeuvent.

2 L’objectif de cet article est double : comprendre comment la doctrine du tourisme culturel s’est constituée comme la version positive du tourisme ; tenter d’en analyser les enjeux. Nous verrons que cette doctrine est apparue dans les années soixante au sein des institutions internationales et européennes. En France, la promotion du tourisme culturel s’inscrit dans un contexte particulier : celui de la confrontation entre les administrations du tourisme, de loisirs et de la culture à différentes échelles territoriales, alors que les collectivités locales ont été les premières à organiser le tourisme en France.

Les enjeux économiques, commerciaux et financiers du tourisme culturel

3 « Le tourisme culturel, qui inclut le patrimoine culturel, architectural et muséologique, mais aussi les lieux de spectacles et de manifestations, les hébergements et la restauration, n’est finalement qu’un produit de consommation comme un autre » [Bayle, Humeau, 1992]  [1].

4 Depuis plusieurs années, la France est présentée comme la première destination touristique mondiale en nombre de visiteurs. Elle se situe au troisième rang, derrière les États-Unis et l’Italie en termes de recettes induites. Le poids du tourisme dans le PIB est estimé à 6,5 % en 2004 pour la France, il est de l’ordre de 12% en Espagne [2]. Selon le rapport Réinventer les vacances [Viard, 1998], l’importance économique et sociale du secteur touristique pèse autant que l’industrie agro-alimentaire et davantage que l’industrie automobile. Le tourisme culturel a dans ce concert de performances une place à part : il n’est pas pris en compte par la plupart des analyses économiques et statistiques, et lorsqu’il est évoqué, c’est pour souligner son apport négligeable en termes de devises, et sa répartition très inégale sur le territoire. Un rapport sur la fréquentation des sites « culturels » et « non culturels » indique que « la France ne parvient à vendre touristiquement, c’est-à-dire avec au moins 100 000 entrées annuelles, qu’un peu plus de 200 lieux culturels représentant 0,5 % du patrimoine culturel qu’elle offre à la visite ». Les catégories retenues sont certes discutables, mais la conclusion l’est plus encore, puisque les auteurs en déduisent que les autres sites seraient en état de « friche touristique » et qu’il suffirait de les valoriser pour qu’ils deviennent l’objet d’une « véritable fréquentation touristique »  [3]. Et ce, alors les grands sites culturels parisiens totalisent presque 50 % des visiteurs.

5 Il existe donc un discours économique et commercial sur le « marché du tourisme culturel », tenu par des techniciens, des élus et la plupart des intermédiaires (consultants, organisateurs de salons, journalistes) dont l’activité est liée à la création ou à la promotion d’une offre touristique. On met en avant une supposée forte « demande » de tourisme culturel et on affirme que les touristes s’intéressent de plus en plus à la culture et au patrimoine. Ainsi Hughes Parent, Directeur du Tourisme en 1996  [4], explique-t-il dans un colloque organisé par le ministère de la Culture que « la logique de la Direction du tourisme se traduit avant tout en termes économiques. Le tourisme s’occupe en premier lieu de satisfaire la clientèle – la demande – ce qui est une approche différente de la culture qui se préoccupe plutôt de l’offre. (…) La culture est appréhendée dans ce cadre comme une exigence de la clientèle. (…) L’image à offrir est celle de la diversité culturelle française partant de la constatation que le touriste fuit désormais l’offre standardisée ». La posture revendiquée est commerciale, et s’oppose explicitement à la politique de l’offre défendue par les institutions culturelles. Dans le rapport Économie touristique et patrimoine culturel, les auteurs notent : « il n’est que de voir les files d’attente aux portes des grands monuments et des grands musées, en France comme à l’étranger, pour se rendre à l’évidence : le patrimoine reste l’une des motivations majeures du voyage »  [5]. Ces affirmations sont relayées dans la Presse, par exemple Le Monde : « S’ajoute une transformation plus profonde qui pousse le vacancier vers l’indépendance, le tourisme vert, les sports nature et les activités culturelles »  [6], ou encore Le Figaro : « plus la crise dure, plus les Français tentent de faire de leurs congés un moment fort et plein. Sport, culture prennent une importance plus forte que par le passé »  [7]. Ces déclarations servent en retour de références aux affirmations politiques et institutionnelles.

6 Or, lorsque les analystes se penchent sur les pratiques des visiteurs et leurs motivations, ils remettent en cause, pour des motifs différents, la pertinence du « concept » de tourisme culturel [Patin, 1997] et la réalité quantitative de ses pratiques. Selon les dernières enquêtes de l’Insee, seul 1 % des français interrogés donnent pour motif de leurs séjours personnels en France une manifestation culturelle ou un festival (à titre d’exemple, la visite à la famille représente 41 % des motifs). Considéré comme un secteur, à l’instar du tourisme fluvial ou du tourisme d’hiver, son poids économique est très faible, puisque ne sont comptabilisés que les sites payants. En revanche, la même enquête montre que 44,2 % des séjours des français en France donnent lieu à une visite (visite d’une ville, et/ou toute visite de site naturel et culturel, marché, brocante). Tout dépend donc de ce que l’on entend par « tourisme culturel », et l’élasticité de la définition est sans doute cruciale dans le succès de cette expression. Quoiqu’il en soit, les touristes ne sont pas tous actifs, curieux et en demande permanente d’activités culturelles, sportives ou ludiques. Pourtant, le « modèle aristocratique et moral à la fois » [Bertho-Lavenir, 1999, p. 12] du voyageur culturel reste la référence de nombreuses institutions, du ministère de la Culture et de celui du Tourisme, de l’UNESCO et de l’ICOMOS, des élus locaux et des collectivités locales. Catherine Bertho-Lavenir note en conclusion de La Roue et le stylo [1999] le décalage entre, d’un côté, le désir des touristes de ne rien faire – qui correspond notamment à la tradition aristocratique non pas de l’effort mais de son exact opposé, la villégiature – et, de l’autre, les politiques multiples des ministères et des collectivités locales pour organiser des activités touristiques, pour développer le tourisme. Ce qui est troublant est l’utilisation du vocable marchand qui se veut rationnel, l’assurance avec laquelle sont avancés des chiffres de la fréquentation touristique « estimée » ou « attendue », alors que rien ne permettrait d’arguer de la « rentabilité » du tourisme culturel, ni de sa cohérence comme secteur d’activité économique. Ou, pour le dire autrement, le discours sur le tourisme culturel ne se donne pas ou ne peut se donner les éléments d’évaluation qui seraient rationnels par rapport à des fins commerciales et financières. Reste à comprendre la rationalité des acteurs du tourisme culturel et l’efficacité de cette notion.

Un enjeu géopolitique et « moral » : le tourisme culturel comme outil de développement

7 Dans les années soixante, l’émergence mondiale de ce qu’il est convenu de nommer le « tourisme de masse » est présentée comme un grand espoir pour les pays en voie de développement car le tourisme est considéré comme un mode de redistribution automatique des devises. Le désenchantement est rapide et les institutions internationales et nationales, politiques, culturelles et touristiques se trouvent devant la nécessité de remettre en cause l’idée selon laquelle le tourisme serait forcément positif pour les pays d’accueil et pour le patrimoine visité. De nombreux auteurs dénoncent alors les effets pervers du tourisme : destruction du patrimoine, perversion de l’activité économique locale et décalage dangereux entre les visiteurs et les visités. Dans les textes de l’UNESCO, de l’ICOMOS et de l’OMT, les valeurs conférées au tourisme oscillent de manière permanente entre deux pôles : une valeur positive – le tourisme comme ouverture au monde, modalité de sauvegarde et de diffusion de la culture d’un lieu – et une valeur négative – le tourisme comme approche artificielle, élément de destruction du patrimoine et des cultures, mauvais parce que « anarchique », « de masse », bref « incontrôlé ». La dénonciation du tourisme n’est pas nouvelle : le touriste est « l’idiot du voyage » [Urbain, 1993] depuis le milieu du XIXe, et s’en moquer pour s’en démarquer est sans doute l’un des « lieux communs » [Équipe MIT, 2002] les plus partagés, aujourd’hui comme hier.

8 Dans ce contexte, le « tourisme culturel » apparaît comme un moyen d’éviter les « effets pervers » et la connotation péjorative du tourisme. Les institutions vont mettre en place une véritable « doctrine » dont la mise en application peut, selon ses promoteurs, permettre à la fois de « sauver » des sites, participer au développement économique et œuvrer pour la paix et l’échange. Toutefois, si la découverte du patrimoine et de la culture est mieux connotée que le tourisme balnéaire, il faut ajouter que toute visite du patrimoine n’est pas bonne. Il faut un bon tourisme pour le patrimoine, un tourisme qui apporte des devises, un tourisme curieux qui favorise les échanges culturels, bref un tourisme de valeur, un tourisme « civilisé ». La doctrine du tourisme culturel comme « bon tourisme » – expression utilisée par Michel Picard à propos de Bali [Picard, 1992] – ne changera pas, mais suivra l’évolution des dogmes économiques, la transformation de la notion de culture et l’élargissement du concept de patrimoine.

9 La Conférence de Rome de 1963 avait envisagé le tourisme international comme un facteur de redistribution automatique ; la Conférence Mondiale du Tourisme de 1980, organisée à Manille, peut être considérée comme l’aboutissement du revirement doctrinal opéré dans les années soixante-dix. On affirme désormais la primauté des aspects culturels sur les facteurs économiques : « Le tourisme a acquis outre ses dimensions quantitatives bien connues une dimension culturelle et morale qu’il importe de favoriser et de protéger contre les distorsions négatives dues à des facteurs économiques »  [8]. Le déplacement du lieu de la conférence internationale, de Rome, lieu mythique du tourisme, à Manille, marque également la modification de la composition de l’OMT et le déplacement des flux touristiques mondiaux. Suivant la politique impulsée par le nouveau directeur général de l’UNESCO  [9], l’Organisation Mondiale du Tourisme affirme : « dans la recherche d’un nouvel ordre mondial, l’épanouissement et la préservation des valeurs culturelles constituent le thème central de la réflexion en matière de développement…). Mieux encore, les États cherchent à enrichir leur patrimoine de valeurs culturelles en formulant des politiques et en prenant des mesures conformes à leur situation et à leurs exigences nationales »  [10]. Les « pays récepteurs » sont donc crédités de « valeurs » intrinsèques et préalables, et le tourisme est un moyen de les conserver et de les épanouir. Le patrimoine et les cultures ne sont plus considérés simplement comme des « matières premières », comme c’était le cas en 1963.

10 Si la doctrine du tourisme change, celle du tourisme culturel va également évoluer, se présentant à nouveau comme la part « bénite » des nouvelles perspectives : ce qui est en jeu se mesure désormais en termes d’impacts sur les « valeurs », le tourisme culturel va se présenter comme le moyen de conserver ces « valeurs » et d’y apporter des « effets bénéfiques ». En 1976 est édictée par l’ICOMOS la première Charte du tourisme culturel, élaborée lors d’un séminaire international, intitulé « Tourisme et Humanisme contemporain ». Cette charte est signée par l’ICOMOS, par l’OMT et par de nombreux organismes professionnels. Elle affirme : « le tourisme est un fait social, humain, économique et culturel irréversible. (…) Le tourisme culturel est celui qui a pour objet, entre autres objectifs, la découverte des sites et des monuments. Il exerce sur ceux-ci un effet positif considérable dans la mesure où, pour ses propres fins, il concourt à leur maintien en vie et à leur protection. (…) Le tourisme culturel, tel qu’il est actuellement pratiqué ne saurait être séparé des effets négatifs, spoliateurs ou destructeurs, qu’entraîne l’emploi massif et incontrôlé des sites et des monuments qui en font l’objet »  [11]. Le tourisme, pour être positif, doit donc culturel et maîtrisé. C’est justement ce rôle de maîtrise que vont se donner les institutions internationales : elles vont élargir le champ du tourisme culturel à mesure que grandissent les destinations du tourisme, afin de tenter d’imposer des mesures de protection et de gestion des flux. Élargir le champ, c’est-à-dire transformer la définition des notions de patrimoine et de culturel et introduire dans les objets du tourisme culturel les notions « d’identité culturelle », de « patrimoine immatériel » ou « intangible », et plus récemment de « diversité culturelle ». La transformation de la définition du « tourisme culturel » est donc à mettre en relation avec le rôle qu’ont joué les intellectuels et les chercheurs – notamment les anthropologues – dans l’évolution de la notion de « Culture ».

Un enjeu européen : le tourisme culturel au service de la conscience européenne

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Un esprit international n’est pas encore un esprit européen. Il faut franchir un pas de plus et saisir l’unité dans la diversité, enfin le caractère spécifique de la continuité européenne, de la civilisation européenne ; par la comparaison avec d’autres continents. (…) Chaque point, chaque monument considéré isolément, et chaque zone culturelle peut être envisagé comme le ganglion d’une fibre nerveuse à multiples embranchements qui reçoit, émet ou transmet un flux donc soit comme un lieu de rencontre ou de convergence, soit comme un lieu de diffusion, soit comme relais, soit comme lieu de concentration avant diffusion [Tourisme culturel et conscience de l’Europe [12]].

12 On retrouve, retreintes à l’échelle de l’Europe, qu’il s’agisse de l’Union Européenne ou du Conseil de l’Europe, quelques-unes des références historiques et humanistes qui motivent les discours de l’UNESCO. La différence est cependant de taille : il ne s’agit plus de postuler un universalisme mais, quel que soit le nom qu’on lui donne – civilisation, culture –, une singularité et une identité, à nulle autre pareille. Fondé en 1949, le Conseil de l’Europe est la plus ancienne des organisations politiques européennes. Dès le début des années soixante, le Conseil de l’Europe, et en particulier le Conseil de coopération culturelle présentent le tourisme culturel comme un moyen au service de la promotion des « valeurs européennes ». Dans le rapport intitulé Tourisme culturel et conscience de l’Europe, publié en 1964, les rapporteurs voient dans le tourisme culturel un moyen de « faire ressortir (…) que le génie européen est un phénomène continu », « une possibilité (…) de favoriser une prise de conscience de la richesse, de la diversité, de l’unité profonde et de la continuité d’une civilisation ». En même temps et dans le même rapport, les auteurs se préoccupent déjà des problèmes de « surfréquentation » ; ils mettent en garde contre des « campagnes en faveur des hauts lieux de l’Europe » qui auraient pour conséquence « un effroyable piétinement des sites indiqués, qui cesseraient aussitôt de parler à l’imagination et risqueraient, par surcroît, la détérioration ». Un rapport du même conseil de la Coopération culturelle, publié un an plus tard et intitulé Menaces et périls. Défense et mise en valeur des sites et ensembles d’intérêt historique et artistique est consacré aux risques et périls encourus par les hauts lieux culturels. La première partie s’attache à décrire « l’ampleur accrue des facteurs classiques de détérioration des sites et ensembles » – le temps, l’homme et la nature –, la deuxième partie porte sur « les menaces nouvelles engendrées par la transformation du milieu de vie ». Les auteurs notent dès alors ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le « paradoxe du tourisme » : « la civilisation européenne contemporaine est marquée, en ce qui concerne les problèmes des sites et ensembles d’intérêt historique, artistique ou naturel par un double phénomène contradictoire. C’est en effet au moment même où s’opère une prise de conscience croissante du haut intérêt que possèdent ces sites et ensembles pour l’ensemble du rayonnement de cette civilisation que se multiplient les menaces de tous ordres susceptibles de les mettre en péril. (…) L’attraction même exercée par ces richesses suscite autour d’elles un flux d’intérêt, d’activité de population qui tend le plus souvent à les compromettre »  [13]. Il ne s’agit pas cependant d’un discours général sur le tourisme, ce qui est en jeu est la dénonciation du tourisme de masse et, in fine, le rejet des pratiques d’une certaine classe sociale : « tous les sites et ensembles touristiques sont victimes de ce pullulement de petits commerces, de cette sorte de kermesse clinquante et vulgaire envahissant leurs environs. (…) De tels phénomènes de vandalisme sont d’autant plus fréquents que, du fait même de l’expansion du tourisme, le niveau culturel moyen des visiteurs s’est progressivement abaissé et que le respect des richesses monumentales est par suite affaibli »  [14]. Il faut œuvrer pour montrer la « civilisation européenne » et « ses valeurs » mais ne pas risquer de la compromettre par des pratiques trop « vulgaires ».

13 Pour contrer le tourisme de masse, le tourisme culturel se présente comme l’instance de régulation idéale : le « culturel » ennoblit les pratiques et les destinations et permet d’imaginer des « rencontres ». Le terme de civilisation sera remplacé dans les discours européens par les termes de culture et d’identité. Mais du Conseil de coopération culturelle des années soixante au Conseil de l’Europe actuel, l’idéologie reste identique : il s’agit de défendre, d’exposer et de promouvoir « les valeurs européennes » à travers le tourisme culturel, pensé à la fois comme une pédagogie et comme un lien. En 1982, la Commission des communautés européennes réaffirme le rôle du tourisme culturel : « le tourisme multiplie les contacts entre citoyens et nous permet de découvrir l’autre dans ce qu’il a, tout à la fois, de plus singulier et de plus commun avec nous. Force au service de la paix et de la compréhension mutuelle, le tourisme nous aide à mieux percevoir la riche variété des cultures européennes comme l’identité de civilisation qui les parcourt »  [15]. Ces différents rapports ont aboutit à la création de l’Institut européen des itinéraires culturels, qui dépend du Conseil de l’Europe. L’objet de cet institut est de valoriser ou de créer des « routes » européennes susceptibles de révéler les valeurs de l’Europe et de développer « la conscience européenne » à travers le tourisme culturel. Les valeurs considérées comme fondamentales sont la liberté et les droits de l’homme. Pour le directeur de l’Institut, il s’agit de promouvoir les résolutions du Conseil de l’Europe en matière de conservation, de restauration et d’interprétation du patrimoine : « la restauration doit montrer les ajouts contemporains, l’interprétation ne doit pas être « identitaire ou ethnocentrée », mais intégrée dans le « contexte de confluence européenne, de croisement, de multiculturalité ». Les thèmes doivent être choisis en fonction de leur capacité à « éclairer les valeurs européennes actuelles »  [16] et la mise en œuvre doit illustrer ces valeurs par l’intégration d’opérateurs multiples, notamment les associations et les collectivités locales. L’Institut se heurte parfois à des associations dont les motivations politiques peuvent être très éloignées de la promotion des « valeurs européennes ».

14 La première route développée fut celle de Saint-Jacques-de-Compostelle qui répondait aux critères de « conscience européenne » recherchée ; la deuxième était la route de la soie, avec une justification plus malaisée quant à sa dimension spécifiquement ou particulièrement européenne. Mais si tout le monde a entendu parler des Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, peu de gens savent qu’il est l’un des « Itinéraires culturels » constitués pour représenter les « valeurs de l’Europe ». Les voyagistes et les consultants se moquent d’itinéraires dont la visibilité reste minime et la faisabilité improbable. D’un point de vue pragmatique, il paraît difficile d’imaginer un trajet touristique qui emprunterait des itinéraires de plusieurs milliers de kilomètres. Ce n’est donc pas un produit de tourisme culturel au sens des opérateurs touristiques évoqués plus haut, et la question des pratiques apparaît très secondaire. Ce qui n’empêche pas pèlerins et marcheurs d’emprunter un peu de cette route et de bénéficier de ses aménagements.

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Cultural tourism has become a particularly important issue given its dimension in terms of social, economic, cultural, and ecological development as acknowledged in the European Commission’s Green Paper. (…) Europe’s determination to fully accept its common cultural identity, requiring practical forms of co-operation with Central and Eastern Europe among which tourism development has to play an essential role [European Comission  [17]].

16 L’Institut des itinéraires culturels et l’Union européenne confèrent au tourisme culturel un rôle politique et culturel : défendre une représentation du monde organisée autour de l’affirmation d’une civilisation, d’une identité ou d’une culture commune. Le tourisme culturel se constitue aussi comme une valeur en soi, en ce qu’il présuppose que la circulation et l’échange sont des valeurs positives, puisque c’est l’acte de la circulation touristique qui permettrait, dans les discours de ces institutions, la formation ou le renforcement de l’identité ou de la culture commune. Mais cette valeur peut se passer des touristes « réels ». En ce sens, on peut dire que le fonctionnement d’institutions comme l’Institut des itinéraires culturels est performatif : les coopérations internationales entre les administrations, les chercheurs et les responsables associatifs font exister des valeurs européennes et une idéologie de la circulation et de la mobilité. Pour l’Europe et l’UNESCO, le tourisme est présenté comme un moyen au service de la constitution d’une représentation commune, à l’échelle du monde – le patrimoine mondial – ou à celui de l’Europe (des 12, des 25 ou des 40) ; cette relation entre tourisme culturel et identité est au cœur des politiques touristiques des collectivités locales. À l’échelle de l’État français, la question du tourisme culturel s’inscrit en revanche dans le contexte historique des tensions entre l’administration de la culture et les organisations de loisirs et/ ou de tourisme.

Un enjeu institutionnel : le cas des ministères français du Tourisme et de la Culture

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À l’époque du front populaire, Léon Blum voulut créer une chose assez proche de ce que nous tentons. Avec Léo Lagrange, il fonda le premier ministère des Loisirs, et pendant des années, on a cru que le problème de la Culture était un problème d’administration des loisirs. Il est temps de comprendre que ce sont deux choses distinctes, l’une étant seulement le moyen de l’autre. Une auto est toujours une auto, mais quand elle nous mène quelque part, ce n’est pas la même chose que quand elle nous jette dans un précipice. Il n’y a pas de culture sans loisirs, mais ces loisirs ne sont que les moyens de la Culture [André Malraux, Discours au Palais Bourbon, 9 novembre 1963, in Urfalino, 1996, p. 44].

18 Avec la création du ministère des Affaires culturelles en 1959, l’organisation des loisirs et celle de la culture se trouvent scindées entre deux principaux courants, l’un créé par Malraux, avec une vision humaniste de la culture, l’autre soutenu par les mouvements d’éducation populaire, dont notamment « Peuple et Culture », et, pour le tourisme, l’association communiste « Tourisme et Travail ». Pour les tenants de l’éducation populaire, la culture est un moyen de développement personnel et il faut concilier politique de loisirs et politique culturelle. Cette vision se heurte aux conceptions philosophiques et stratégiques des rapports entre culture et loisirs que se font Malraux et son ministère : pour eux, la finalité est la rencontre avec « l’œuvre ». En 1959, Malraux a échoué dans sa tentative d’intégrer à son ministère le haut-commissariat au Tourisme : le tourisme sera à partir de ce moment considéré comme une activité de loisirs relevant de la culture de masse, jugée incompatible avec la nature supérieure de la Culture. Dans son discours d’inauguration de la maison de la Culture d’Amiens, le ministre des Affaires culturelles qualifie le temps libre de « temps vide » [Patriat, 1998, p. 158], et Gaétan Picon, alors directeur des Arts et des Lettres affirme, lors d’une conférence prononcée à Béthune le 19 janvier 1960, que « la culture n’est pas un divertissement : elle est ce qui exige de l’esprit la plus forte contention, elle est le sérieux et la noblesse de l’esprit » [Comité d’histoire du ministère de la Culture, 1996, p. 345].

19 Pour les institutions culturelles françaises des années soixante, les loisirs ne sont donc qu’un véhicule, un moyen, comme le tourisme n’est qu’une manière d’accéder – ou non – à la Culture, entendue comme les grandes œuvres de l’humanité. Cette notion de culture va toutefois évoluer et servir le rapprochement entre les institutions du tourisme et celles de la culture. En France, l’arrivée de Lang au ministère de la Culture correspond à l’aboutissement de la transformation de cette notion – déjà « théorisée » par les institutions internationales et largement mise en œuvre par Jacques Duhamel – et au succès de certains de ses corollaires – la thématique du développement culturel et celle des pratiques culturelles. La modification en valeur des loisirs et du tourisme dans les discours apparaît dans le discours du ministre socialiste de la Culture, qui, sous couvert de lutter contre l’impérialisme culturel américain, postule la relation non seulement inévitable mais surtout souhaitable, entre l’économie et la culture. En 1987 est signée une première convention entre le ministère de la Culture et le secrétariat d’État au Tourisme, entre messieurs Lang et Baylet. Cette « Convention Culture/Tourisme » a, pour ses défenseurs, des objectifs institutionnels : il s’agit de rapprocher deux administrations considérées comme des mondes autonomes, ne partageant ni la même langue, ni les mêmes valeurs. Pour ce faire, on choisit des thématiques consensuelles, des projets susceptibles d’être acceptés par tous : c’est le cas de l’amélioration de la signalisation routière, de la « signalétique multilingue » et de « l’accueil ». Une seconde convention entre les ministères est signée par mesdames Trautmann et Demessine le 18 juin 1998, à Figeac. Elle tente de concilier les sémantiques des deux administrations en insistant sur la nécessité de « participer à l’aménagement du territoire », « diversifier l’offre culturelle » et « renforcer la démarche de promotion et de mise en marché »  [18].

Un enjeu de politique locale : le tourisme culturel au service de « l’identité locale »

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Ce « label » de paysage culturel d’exception, le Val de Loire le doit à l’harmonie entre ses paysages et ses monuments. Avec près de 90 km de berges fluviales et une soixantaine de communes concernées, la Touraine est le département le plus représenté du tracé retenu par l’UNESCO. Sont désormais inscrits au patrimoine mondial, les châteaux de Villandry, d’Azay-le-Rideau, d’Ussé et d’Amboise, tout comme la Devinière, le château de Chinon et l’île de Rochecorbon. Le titre de paysage culturel confirme que la Touraine n’est pas seulement le pays des châteaux, et que ses villages, habitats troglodytes, vignobles, coteaux et bords de Loire valent aussi le détour… [Site Internet du Conseil général d’Indre-et-Loire, 2001].

21 Au niveau de l’État, la force du tourisme culturel, sa capacité à dépasser l’opposition traditionnelle entre monde de la culture et monde du tourisme se trouve dans la production d’images – à travers la « signalétique », les « labels » ou le classement au « patrimoine mondial ». Le tourisme culturel, ses labels, ses réseaux et ses conventions servent également à instituer les normes de conservation et de valorisation du patrimoine auprès des collectivités locales. C’est le cas notamment du réseau des « Villes et Pays d’art et d’histoire » : l’ambition du ministère et de l’État est de construire le patrimoine comme une valeur partagée, un élément de lien pour la nation. Les textes et les émissaires sont explicites : les critères pour obtenir le label ne sont pas touristiques mais pédagogiques : il faut que la collectivité organise une exposition sur son patrimoine et engage un animateur qui, ayant réussi le concours spécifique, mènera une politique de sensibilisation des habitants et des scolaires à « leur » patrimoine. En revanche, pour les collectivités et pour les touristes, le réseau a une fonction de label touristique. Les villes mettent en avant leur appartenance au réseau comme un élément de séduction à destination des touristes et le réseau constitue, notamment pour les groupes organisés, une « destination », c’est-à-dire que c’est la détention du label qui détermine le voyage, plus que la ville ou le « pays » lui-même.

22 L’évolution des définitions du patrimoine et de la culture permet d’inclure dans les campagnes de conservation et de valorisation un ensemble de lieux et de pratiques culturelles définis comme du « patrimoine immatériel », une notion introduite en 1982 à la Conférence mondiale de l’UNESCO dédiée aux politiques culturelles, et consacrée en 1993. Est ainsi classée « patrimoine immatériel » la place Djema el Fna de Marrakech, en raison de sa « sociabilité ». Cette notion est reprise par les instances culturelles françaises : les arènes de course camarguaises ont été inscrites en 1992 à l’inventaire du patrimoine français non pour leur valeur esthétique mais pour leur dimension ethnologique ; en 1990, le conseil municipal d’Aix-en-Provence a inscrit, à l’unanimité, le calisson d’Aix dans son patrimoine inaliénable [Amirou, 2000, p. 22 et 25]. Le paysage fait également son entrée dans le patrimoine, en témoigne l’inscription au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2000, de près de 260 km de « paysages » du « Val de Loire ». Sont classés « paysages culturels » les berges fluviales, les paysages mais aussi les communes situées sur ce périmètre. Les collectivités locales utilisent immédiatement la référence à cette inscription devenue un label touristique. L’élargissement de la notion de patrimoine mondial et la création de la mention de « paysage culturel » permet d’organiser la politique de « diversification des flux touristiques », à toutes les échelles. De plus, le discours du tourisme culturel appuie et légitime tout un ensemble de politiques touristiques organisées autour de la mise en valeur d’une « identité locale », à travers des « produits de tourisme culturel ». C’est le cas du calisson d’Aix évoqué plus haut. Ce type d’inscription est à rapprocher des AOC (appellation d’origine contrôlée), avec une valeur culturelle ajoutée.

23 Les ethnologues ont longtemps dénoncé l’instrumentalisation de l’identité par le tourisme. Les observations que j’ai pu réaliser lors d’enquêtes dans deux communes d’Indre-et-Loire laissent à penser que c’est plutôt le discours sur le tourisme culturel, ses flux et ses produits qui sont utilisés comme un moyen de légitimer le discours sur une identité locale dont l’affirmation se structure en relation avec le tourisme, et ceci depuis la fin du dix-neuvième siècle. Au sein d’un village de 400 habitants et d’une petite ville de 7 000 habitants environ, j’ai analysé les représentations que chaque commune donnait à voir de son histoire, de son patrimoine et de son territoire à travers le discours sur « l’identité locale » et la mise en valeur du patrimoine. J’ai considéré les événements locaux liés au tourisme, les marchés, les fêtes et les inaugurations à la fois comme des bribes et des contextes, des fabriques et des représentations. L’image identifiante [Augé, 1994 ; Cousin, 2002] de la « Touraine » est organisée autour de la figure des châteaux de la Loire, berceaux de l’État-Nation, et dans le cas de Montrésor, autour de l’image du « village français typique ». Les habitants et les acteurs politiques et associatifs parlent davantage de « patrimoine touristique » que de « tourisme culturel », comme si, localement, le discours était centré sur le lieu et ses atouts – le patrimoine – alors que le discours hors des lieux mettait en avant la circulation – le tourisme. J’ai étudié la manière dont cette ville et ce village se constituaient comme localité [Appaduraï, 1997] touristique, dans un aller et retour entre des représentations produites pour et de l’extérieur, et des conceptions construites pour et par le « local ». Il apparaît que la localité touristique se produit dans l’adaptation de singularités – historiques, topographiques – à différentes normes sémantiques relevant d’échelles et de registres différents : administratifs, politiques, touristiques etc. Mes enquêtes de terrains révèlent une grande capacité des élus, des techniciens, mais aussi des habitants, en particulier les nouveaux arrivés, à s’approprier la forme des discours sur le tourisme culturel afin de bénéficier des mesures d’aides aux territoires et aux cultures locales édictées dans le cadre des lois de décentralisation et des programmes européens comme Leader, Feder ou Interreg. Ces derniers programmes impliquent de nouveaux interlocuteurs, et souvent des découpages territoriaux propres. On ne peut donc aujourd’hui étudier les processus de production du « local » utile au « global », sans s’apercevoir que la Communauté européenne agit sur l’organisation et les représentations des territoires.

24 Tout se passe donc comme si ces localités avaient su utiliser à la fois la plasticité des notions de culture et de patrimoines développées par l’UNESCO, le discours sur le tourisme culturel au service de l’identité développé par le Conseil de l’Europe, les outils de classements et les labels délivrés par le ministère de la culture française, l’ingénierie proposée par les instances touristiques, et les aides financières de l’Union Européenne. Les images et les discours qui mettent en avant les singularités de chacun des lieux se trouvent répondre aux attentes des différentes institutions. En même temps, et c’est le paradoxe du tourisme culturel, en adoptant le discours de l’identité singulière partagés par tous, les lieux et leurs images deviennent parfaitement conformes. Enfin, cette adéquation aux normes en cours n’implique pas une évaluation des retombées touristiques d’un point de vue financier, alors même que c’est l’argument premier des institutions et des élus pour mettre en œuvre les politiques touristiques. Le directeur de l’office de tourisme de Loches, ville dont le maire est un ancien secrétaire d’Etat au Tourisme et qui organise toute sa politique autour du tourisme, avoue qu’il n’a aucune idée du nombre de touristes qui visitent la ville, ni de leur provenance, alors qu’il produit par ailleurs un discours commercial argumenté sur les attentes de la clientèle et les perspectives d’augmentation du flux touristique. Des responsables culturels et des élus annoncent que leur monument « fait 100 000 touristes », sans se préoccuper de savoir qui sont et d’où viennent les personnes désignées sous le terme de « touristes ». Les organisateurs de la « fête médiévale » de la petite commune de Montrésor continuent d’affirmer que « la fête, c’est pour faire venir le tourisme », et que le tourisme est « la seule activité économique du village », alors qu’ils s’endettent chaque année un peu plus pour la mener à bien et que leurs spectateurs sont d’abord des voisins et des parents.

25 Quel est alors l’intérêt pour les collectivités locales de promouvoir un tourisme culturel et patrimonial ? Il y a bien sur des touristes qui fréquentent les restaurants, les hôtels et les lieux culturels. Mais pour comprendre cet engouement pour le tourisme culturel, il me semble nécessaire de repenser le lien constant tissé par les institutions entre le discours sur la nécessité du tourisme et celui sur l’affirmation d’une identité – à distinguer d’une revendication identitaire. Il faut également différencier le tourisme comme secteur économique du tourisme culturel comme valeur politique et identitaire. La référence à la rationalité économique et au marché est certes omniprésente dans le discours touristique institutionnel, mais elle semble être plus un instrument rhétorique qu’une véritable tentative de mettre en œuvre des instruments de calcul économique. Tout se passe comme si la valeur économique du tourisme culturel n’était pas à prouver ou à désapprouver, parce que se référer au développement économique par le tourisme participait d’une sorte de formule incantatoire dont la finalité était avant tout politique et institutionnelle. Les discours des élus locaux sont beaucoup plus proches du raisonnement de l’UNESCO de 1966 – il faut préserver les sites car ils permettent le tourisme culturel qui permet le développement économique – que de l’analyse d’impact tel que l’envisagent les économistes de la décennie suivante. À Loches, en 2000, le maire, les adjoints, les journaux répètent que, grâce au tourisme, la ville a « changé d’allure » : on évalue alors l’effet visible de la politique de restauration de façades et non ses répercussions effectives sur les pratiques touristiques. « Développer le tourisme » est perçu comme quelque chose de positif en raison d’un jugement circulaire que l’on peut résumer ainsi : le tourisme est bon pour Loches, il faut changer d’allure pour le tourisme, le tourisme est bon pour loches : Loches a changé d’allure. C’est dans cette circularité que réside, en partie du moins, l’efficacité du tourisme culturel. Ce qui n’empêche pas que l’apport économique soit véritablement désiré : le tourisme constitue souvent la seule activité économique à laquelle les collectivités locales croient encore. De plus, il ne semble pas possible, d’envisager la transformation de territoires autrement que comme une transformation des éléments de production. Il n’y a plus de production de marchandises, l’agriculture est en friche : on recycle les espaces et les sites de production en « offre touristique » et en produits de « tourisme culturel ». En France, l’histoire du tourisme est l’histoire de la conquête des espaces vides – le littoral, la montagne. Aujourd’hui, les politiques de tourisme culturel tentent de faire venir le tourisme dans les territoires vidés, en proie à l’exode rural ou à la fermeture des usines.

Conclusion

26 Les politiques touristiques sont légitimées par l’articulation d’un discours sur les besoins des opérateurs (besoin de subvention, besoin d’aménagement, besoin de tourisme), et le désir des touristes [Cazes, 2005] : le marketing du tourisme a su utiliser les mots d’ordre des années soixante-dix pour s’adresser aux générations qui les avaient énoncés. La ministre communiste du Tourisme de 1997 à 2001 avait une expression favorite, empruntée à Jean Viard : « la mise en tourisme, c’est une mise en désir ». Mais, dans le cas du tourisme culturel français, « secteur » très peu prisé par les entreprises privées, tout se passe comme si le désir ne se situait pas du côté de la demande mais du côté de l’offre [19]. Il faut donc distinguer le discours promotionnel qui vise à séduire la potentielle clientèle touristique – dire au touriste que l’offre est désirable –, et le besoin de tourisme émis par les localités, que j’interprète comme un désir inexprimé de constitution de soi par une altérité abstraite. Abstraite car, dans le cas du tourisme culturel, il est très rarement fait mention « des touristes » : les institutions et collectivités concernées parlent « du tourisme », et il semble que l’activité touristique puisse exister sans la venue effective de « touristes ». Dans le cas des discours que j’ai examinés, tout se passe comme si ce qui était important était le fait de pouvoir s’imaginer en objet de désir pour devenir sujet.

27 Selon Marc Augé [1994, p. 87], « la crise de la modernité, où certains voient une crise d’identité, pourrait être plutôt imputée au fait que l’un des deux langages (celui de l’identité) l’emporte aujourd’hui sur l’autre (celui de l’altérité). Elle serait ainsi mieux décrite comme une crise d’altérité ». Le tourisme culturel comme valeur politique et identitaire s’appuie sur des catégories institutionnelles et économiques, dont la finalité me paraît être de permettre à chacun de se reconnaître dans la forme des images projetées. Les conséquences en sont un impensé de l’échange et un manque de pensée de l’altérité puisque la politique de l’identité et de l’identification s’adresse à elle-même en figeant par les images identifiantes ses caractéristiques historiques, territoriales et culturelles. On peut alors considérer que ce dispositif peut avoir pour conséquences une tentation identitaire, c’est-à-dire, pour Paul Ricœur, « le repli de l’identité ipse sur l’identité idem ou (…) le glissement, dans la dérive, conduisant de la souplesse, propre au maintien de soi dans la promesse, à la rigidité inflexible d’un caractère, au sens quasi typographique du terme » [Ricœur, 1997, p. 27].

28 Pour le Conseil de l’Europe et pour les collectivités locales, le tourisme est présenté comme un facteur de développement économique en même temps qu’un moyen de construire une conscience identitaire et une culture commune : identité et culture européenne, identité locale. Aujourd’hui, alertées par les crispations identitaires, les organisations internationales produisent un discours sur « l’identité subjective ». Le directeur de l’Institut des itinéraires culturels indique ainsi que pour lui, « le tourisme culturel est le tourisme de tous les dangers, parce qu’il multiplie les risques de cristallisation identitaire »  [20]. Le tourisme culturel est toujours l’objet de son Institut, mais ce dernier s’efforce de faire passer le message de « l’identité relation » en créant des itinéraires transrégionaux et transnationaux. Ce discours s’appuie sur une modification de la notion de culture, modification qui a permis le passage d’un discours universaliste et nationaliste à un discours relativiste qui veut se préoccuper de « culturel » et « d’interculturel ». Cette évolution a également permis, à l’échelle française du moins, des rapprochements entre tourisme et loisir puisque la culture se trouvait désacralisée. Mais l’importance donnée en valeur au tourisme culturel peut aussi être comprise comme une modalité d’adaptation au discours (libre) échangiste et à ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello [1999] nomment « le nouvel esprit du capitalisme » : la mobilité, les réseaux, les projets. Enfin, la promotion du tourisme culturel comme instance de régulation au service de « l’identité relation » s’inscrit désormais dans le contexte sémantique et politique du « développement durable » et de la « diversité culturelle ». On assiste en effet aujourd’hui à l’avènement de la doctrine du « tourisme durable » qui rassemble dans un bel œcuménisme la vieille antienne du développement par le tourisme, la vulgate du développement durable, et les « niches touristiques » politiquement, écologiquement et culturellement correctes : « tourisme culturel », « tourisme solidaire », « tourisme écologique », « vert » ou « naturel ».

Notes

  • [*]
    Docteur en anthropologie sociale, maître de conférence en sociologie à l’Université François Rabelais (IUT de Tours), membre du LAIOS (UMR 8177), membre associée du CITERES (UMR 6173), équipe VST – saskia.cousin@univ-tours.fr.
  • [1]
    Dominique Bayle, Marie-Sophie Humeau, Valoriser le patrimoine de sa commune par le tourisme culturel, Paris, Éditions du Moniteur, 1992, n° 8.
  • [2]
    Source : Insee et ministère délégué au Tourisme, Le tourisme en France, 2005.
  • [3]
    Michel Colardelle, Alain Montferrand, La fréquentation des sites culturels et non culturels en France métropolitaine en 1991 et en 1996, Paris, Observatoire nationale du Tourisme, Secrétariat d’État au Tourisme, 1998, n° 20.
  • [4]
    C’est-à-dire le directeur de la Direction du Tourisme, l’administration du secrétariat d’État au Tourisme. Journées d’étude tourisme et culture, 4, 5 juin et 9, 10 octobre 1996, ministère de la Culture et de la Communication, DDF, n° 1.
  • [5]
    Économie touristique et patrimoine culturel, Paris, Conseil national du tourisme, 1994, n° 7.
  • [6]
    « Les vacanciers de la crise », Le Monde, 31 août 1993.
  • [7]
    André Rauch, entretien au Figaro, 17 juillet 1996.
  • [8]
    OMT [1980], Déclaration de Manille sur le Tourisme Mondial, Manille, article 14.
  • [9]
    Ahmed Mokhtar M’bow, directeur général de 1974 à 1987, qui développa notamment une doctrine dite du « nouvel ordre de l’information ».
  • [10]
    OMT, Déclaration de Manille sur le Tourisme Mondial, Manille, 1980, préambule.
  • [11]
    Charte du Tourisme culturel, ICOMOS, 1976, n° 1.
  • [12]
    Tourisme culturel et conscience de l’Europe. La prise de conscience collective des hauts lieux culturels de l’Europe et leur incorporation dans la civilisation des loisirs, Rapport présenté par M. Demosthène Pouris et M. Conrad André Beerli, Groupe de travail « L’Europe continue » (Strasbourg, 13 et 14 octobre 1964), Conseil de la coopération culturelle, n° 9.
  • [13]
    Menaces et périls. Défense et mise en valeur des sites et ensembles d’intérêt historique et artistique, Conseil de la coopération culturelle, 1965, n° 7.
  • [14]
    Idem, nos 43, 44 et 49. Dans les années qui suivent, on retrouve cette opposition entre tourisme de masse et tourisme cultivée dans de nombreux rapports et actes de congrès. Voir par exemple : IVe Congrès international AIT (Salzbourg, du 7 au 10 février 1972) tome I : Procès verbal du congrès et liste des participants, 1972.
  • [15]
    La communauté et le tourisme : le dossier de l’Europe, Commission des Communautés européennes Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 1982, vol. 17/82, n° 1.
  • [16]
    Michel Tomas-Penette, entretien, 1999.
  • [17]
    European Comission, Directorate General XXIII, Tourism unit, Community Action Plan to assist tourism. Sample Studies and Pilot Projects, 1995, n° 9.
  • [18]
    Un sujet de préoccupation, inédit du point de vue du tourisme, est ajouté : la question du « tourisme culturel populaire » que l’on souhaite développer en relation avec le tourisme social. Cette mise en agenda est liée à l’appartenance politique de Madame Demessine (Parti Communiste), mais il s’agit également de trouver du public pour les lieux qui souhaitent développer leur tourisme, tout en accélérant le passage des « aides à la pierre » (subvention aux villages vacances, etc.) aux aides à la personne (chèques vacances).
  • [19]
    À en croire mes observations en Bulgarie et au Bénin, cette situation n’est pas propre à la France.
  • [20]
    Michel Tomas-Penette, entretien, 1999.
Français

Le tourisme culturel est présenté par les acteurs politiques et institutionnels comme un tourisme qui serait à la fois bon pour l’économie des territoires, salvateur pour les sites culturels en mal de visiteurs, respectueux des populations et de leur environnement, constructif pour les touristes. L’objectif de cet article est double : comprendre comment la doctrine du tourisme culturel s’est constituée comme l’idéologie positive du tourisme et tenter d’en analyser les enjeux. Dans ce but, on propose une analyse des politiques et des discours de l’Unesco, du Conseil de l’Europe, des ministères de la Culture et du Tourisme français et de quelques collectivités locales françaises en région Centre. Quelques exemples permettront de développer l’idée selon laquelle le « tourisme culturel » est devenu un enjeu de pouvoir et un outil politique et identitaire, même – surtout ? – lorsqu’il n’est pas « rentable » d’un point de vue économique.

Mots-clés

  • Tourisme culturel
  • identité
  • économie
  • institutions
  • Europe
  • Touraine
  • Unesco
  • anthropologie politique

BIBLIOGRAPHIE

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Saskia Cousin [*]
  • [*]
    Docteur en anthropologie sociale, maître de conférence en sociologie à l’Université François Rabelais (IUT de Tours), membre du LAIOS (UMR 8177), membre associée du CITERES (UMR 6173), équipe VST – saskia.cousin@univ-tours.fr.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.040.0015
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