CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Stéphania CAPONE Les Yoruba du Nouveau Monde. Religion, ethnicité et nationalisme noir aux États-Unis Paris, Karthala, 2005

1 Ce livre, basé sur des données ethnographiques et historiques approfondies, relève le pari d’offrir enfin une vision d’ensemble sur un phénomène étudié jusqu’ici de façon parcellaire : le réseau de pratiquants de la religion des orisha aux États-Unis dans sa variante réafricanisée.

2 L’auteure organise d’abord sa réflexion en suivant la trame historique des mouvements culturels, politiques et religieux afro-américains du XVIIIe siècle à nos jours (Black Jews, Nation of Islam, Holiness Churches, NAACP, mouvement des droits civiques, Black Power…) et des textes et courants intellectuels et artistiques qui ont contribué à les fonder ou à les nourrir. Une place belle est faite aux textes issus des sciences sociales (M. Herskovits, F. Frazier, R. Bastide, mais aussi A. Raboteau, J. Holloway, S. Mintz et R. Price, pour n’en citer que quelques-uns) et à leurs interactions avec ces mouvements. Puis l’ouvrage progresse par paliers d’ouverture successifs, et l’on passe du contexte local noir-américain à des cadres de plus en plus larges, qui mettent en scène et en jeu d’autres lieux et d’autres interlocuteurs-clés dans une vision toujours plus mouvante et dynamique du phénomène. L’auteure explore l’influence des échanges qui ont eu cours au sein du milieu intellectuel et artistique afro-américain (Harlem Renaissance, naissance du cubop, Black Arts…) et le rôle de danseurs et chorégraphes comme Katherine Dunham (ex-élève de M. Herskovits), dans l’esthétisation des pratiques artistiques liées aux religions afro-américaines et dans la « diffusion de la danse et de la musique, qui commencèrent à fonctionner comme de véritables passerelles pour l’initiation religieuse » (p. 91). Elle analyse ensuite les interactions entre Noirs-Américains et immigrants portoricains et cubains (notamment à partir de la première grande vague d’immigration de ces derniers dans les années 1960), et les premières logiques d’initiations dans la santería, pour poursuivre sur les premières alliances avec des pratiquants yoruba nigérians et leurs conséquences. Enfin L’auteure examine les différents liens établis entre pratiquants noirs-américains réafricanisants et les autres courants présents au sein du réseau transnational d’adeptes (nigérians, brésiliens, cubains, haïtiens, européens…) des diverses déclinaisons de la religion des orisha, notamment dans le cadre des lieux de vie et de confrontations du réseau que sont les forums internationaux, locus où est mise en scène l’idée d’une unité de fond de la « culture africaine » (p. 9).

3 Le livre nous montre à quel point, au-delà des divergences idéologiques qui ont sous-tendu l’histoire des mouvements afro-américains aux États-Unis, des logiques fondatrices communes les traversent. Ainsi, politique et religieux y sont toujours étroitement imbriqués, et les leaders religieux se doivent d’être aussi des leaders communautaires. C’est cette logique qui permet de marquer la spécificité des pratiquants/militants afro-américains de la religion des orisha, dont les parrains d’initiations ne sont plus des axes reliant entre eux des individus, comme dans la santería cubaine, mais se transforment en leaders porteurs d’un projet politique, lui-même traversé par une ambition nationaliste. Stéphania Capone, à travers l’exemple du cas spécifique de l’Oyotunji Village, fondé en 1970 en Caroline du Sud sur la base d’un véritable projet de création d’une nation yoruba sur le territoire des États-Unis, montre comment on passe, dans ce contexte, d’une religion considérée comme ouverte à tous à une religion « panafricaine » (p. 199), l’orisha-voodoo, puis « ethnique », c’est-à-dire yoruba. Cette ethnicisation débouche (ou découle) à son tour d’une racialisation de la pratique religieuse, qui devient l’apanage exclusif des descendants d’Africains. Le prêtre ne prend plus en charge la guérison individuelle des adeptes, mais la guérison sociale et culturelle de toute la communauté : « Le sujet n’est plus l’individu comme dans les religions afro-cubaines, mais la communauté tout entière » (p. 186). De ce fait, la structure cultuelle de base à Oyotunji Village n’est plus l’ilé (le groupe de culte) mais l’idilé (le lignage), qui est déterminé pour chaque individu grâce à la « divination des racines » et au changement du nom, inventions rituelles essentielle à la construction de cette nouvelle identité, et dont l’attractivité pour les Noirs-Américains constitue souvent un premier pas vers l’engagement religieux (p. 183).

4 Le zoom ethnographique sur le cas exemplaire d’Oyotunji Village, de ses leaders principaux, de ses conflits internes et de son réseau de pratiquants de l’orisha-voodoo est passionnant. Il aurait été souhaitable que l’auteure consacre également de plus longues pages à un ou deux autres cas représentatifs évoqués trop rapidement, comme par exemple l’Ifá foundation of North America ou le Yoruba Theological Archministry, afin de mieux comprendre le quotidien des pratiquants, qu’ils soient leaders, éléments mobiles ou simples fidèles, et de permettre au lecteur non familiarisé avec le sujet de se repérer dans les méandres et les ramifications du réseau de pratiquants de la religion des orisha. C’est là sans doute toute la difficulté de l’ethnographie des réseaux transnationaux : la vision d’ensemble qu’elle cherche à donner requiert une connaissance pointue des acteurs et de chacune de leur histoire, qu’il est difficile de transmettre de façon fluide à l’écrit. Pour remédier à cela, l’auteure a prévu des tableaux récapitulatifs et chronologiques, conjugués avec un index nominal et un glossaire détaillé.

5 Mais surtout, en analysant de façon aussi détaillée la construction d’une « communauté transnationale » (entendue ici sous l’angle du projet politique et idéologique, et pas de la réalité effective), l’auteure nous donne des éléments essentiels pour comprendre les processus de relocalisation de la santería cubaine dans le milieu militant noir-américain aux États-Unis, via un « raccordement » à sa parente yoruba. Et ce qui frappe le plus à la lecture de cet ouvrage, ce sont les similitudes de fond qui lient les projets et les actions de ces pratiquants/militants avec les mouvements noirs-américains en général, et non avec la « tradition yoruba » qu’ils appellent de leurs vœux. L’intérêt de la minutieuse revue historique et contextuelle est justement de nous permettre de comprendre les ponts ou pré-contraintes qui permettent le passage d’une doctrine à une autre. Ces « néo-yoruba » sont en totale continuité avec la quête identitaire noire-américaine et les deux idées fondatrices qui la traversent : le nationalisme et le messianisme (p. 328). Ce livre remet ainsi en question un certain nombre de théories du religieux « à la carte », en montrant bien que même les initiatives qui apparaissent a priori comme le fruit de hasards ou n’ayant d’autre cohérence que le choix individuel pratiqué au sein d’une offre « globalisée », s’inscrivent en réalité dans une historicité et une contextualité précise.

6 L’auteure nous décrit avec une grande subtilité les multiples négociations qui ont cours au sein du réseau de pratiquants de la religion des orisha et des sous-réseaux, inscrits dans leurs différents contextes, qui le sous-tendent : tensions et luttes de pouvoirs entre les différents acteurs (par exempleNoirs-Américains acceptant mal l’héritage rituel incontournable des Cubains : « Marquer la spécificité est ainsi plus un acte politique que le signe d’une réelle distinction interne », p. 15), ou alliances (par exemple avec les Nigérians : « La communauté transnationale « yoruba » se constitue ainsi des deux côtés de l’Atlantique, grâce aux échanges continus entre ces deux territoires mythiques, puisque l’identité yoruba au Nigeria a également besoin de son « miroir » américain pour exister », p. 261). Au-delà de cette « micropolitique » et des désaccords profonds sur le caractère religieux, culturel ou « ethnique » des pratiques, l’auteure pointe également les logiques communes qui traversent le réseau dès lors qu’il s’agit pour les pratiquants de visibiliser et légitimer leur foi : esthétisation, intellectualisation, et tentatives (vouées à l’échec de par le caractère même de l’organisation en réseau acéphale) de création d’une orthodoxie, d’une orthopraxie et d’une éthique commune. En cela, ce livre est une contribution capitale à la compréhension du fonctionnement des réseaux religieux transnationaux et des circulations d’idées, de symboles, d’images et d’objets qu’ils génèrent ainsi que des processus de ré-ancrage qui les accompagnent à chaque fois.

7 Kali Argyriadis

Valeria HERNANDEZ, Cecilia HIDALGO, Adriana STAGNARO (compilateurs) Etnografias globalizadas Sociedad Argentina de Antropologia, Publicaciones de la SAA, Buenos Aires, Argentine, 2005, 305 p.

8 Premier volume d’un diptyque éditorial, le présent ouvrage tente, dans le cadre d’une perspec-tive critique, d’analyser les transformations induites par le processus de globalisation du capitalisme contemporain. Fruit du travail réalisé entre deux équipes argentine et française de recherche, cette publication comprend plusieurs contributions où le dynamisme des recherches personnelles et collectives s’exprime par la fécondité des échanges scientifiques noués. Au travers des différents articles, c’est aussi la pensée de Gérard Althabe, collègue anthropologue récemment disparu, qui est mise à l’honneur en soulignant combien la pertinence de ses réflexions épistémologiques demeure au centre des principales interrogations sur la forme et le contenu des changements engendrés par le « troisième capitalisme » : de quelles manières et comment peut-on aujourd’hui caractériser les mutations majeures de la globalisation capitaliste ? quels outils théoriques et méthodologiques dispose-t-on en sciences sociales (et plus particulièrement en anthropologie) permettant d’appréhender la diversité, la nouveauté des problèmes individuels et sociétaux liés à un mouvement susceptible de réduire ou même d’uniformiser les singularités d’un monde en transition ? Du point de vue de la Connaissance, quels sont enfin les savoirs que la globalisation du capital requiert pour préserver sa domination économique et sociale et augmenter également son influence académique et scientifique ?

9 Les réponses à ces questions font l’objet de discussions roboratives tout au long du livre, structuré lui-même en trois parties formellement distinctes mais en réalité complémentaires puisque la démarche critique privilégiée fait en effet la part belle aux interactions cognitives chargées d’estomper le contenu parfois artificiel des frontières disciplinaires existantes. Le lecteur trouvera tout d’abord un ensemble de réflexions relatives aux nombreuses difficultés d’ordre conceptuel et méthodologique soulevées par l’irruption grandissante des mécanismes du marché dans les sphères publique et privée de la vie sociale. Tant au niveau des objets de recherche que des pratiques de terrain, la marchandisation progressive des rapports humains remet en question le rôle du chercheur en sciences sociales tout en modifiant profondément les termes de son engagement comme professionnel et citoyen : face à la diminution du champ de l’altérité et à la montée concomitante des aspirations individuelles, la tentation est grande d’un double repli passant soit par la voie de l’expertise aseptisée soit par l’idéologie de l’activisme médiatique si chère à la world culture. Ces quelques questionnements présupposent bien entendu une clarification du champ d’intervention du Politique lequel peine malheureusement à redéfinir aujourd’hui ses domaines de compétence dès lors que les acteurs privés pratiquent une ingérence permanente.

10 Et ce sont bien les acteurs mis en situation dans leurs terrains respectifs que l’on examine ensuite en montrant comment la globalisation infléchit leur perception des problèmes et suscite en outre des stratégies alternatives déployées plus particulièrement dans le cas d’une crise violente (Argentine 2001). D’une part, l’instrumentalisation de la solidarité ou de l’humanitaire, sous la forme de discours en apparence consensuels ou de la présence « incontournable » d’organisations non gouvernementales, représente à cet égard un phénomène idéologique intéressant à analyser comme un effort constant d’atténuation et de légitimation des inégalités sociales issues de la globalisation des économies. D’autre part, en ce qui concerne les sociétés du Sud, que ce soit au niveau de l’emploi rural ou urbain par exemple, les conséquences économiques et sociales des pressions globalisantes semblent confirmer l’inanité d’une recherche de solutions axées exclusivement sur les règles du marché dont l’application mécanique pourrait accélérer a contrario l’irréversibilité des fragmentations et des marginalisations en cours. L’État, à l’aide de politiques économiques ciblées vers les populations en déréliction, serait alors l’acteur intervenant, en coopération avec les autres institutions naturellement, capable d’offrir une cohérence sociale renouvelée à un travail dévalorisé par deux décennies d’ajustement structurel et de libéralisation financière excessive. Que l’on observe de l’intérieur ou de l’extérieur l’impact protéiforme des logiques globalisantes, seul compte maintenant la question des conditions contextuelles dans lesquelles peuvent s’organiser des projets de recherche susceptibles d’en évaluer non seulement les effets spécifiques mais aussi les propositions théoriques et pratiques visant à en réduire la portée.

11 Tenter de parvenir à cet objectif, c’est réfléchir en fin de compte sur les savoirs nécessaires au maintien et à la reproduction d’un système économique qui produit un volume important de connaissances au fur et à mesure de ses besoins. Dans un monde scientifique de plus en plus compétitif au niveau international, la tendance à vouloir augmenter les exigences de résultats à tout prix n’est en revanche pas sans risques que ce soit sous la forme d’une sélection des chercheurs plus conforme au paradigme dominant (chercheur consultant ou expert) ou d’une réduction parallèle du financement des activités de recherche de rentabilité immédiate peu visible. Un tel contexte explique en une large mesure l’angoisse d’une communauté académique et scientifique tiraillée par la passion de l’investigation et la nécessité bien compréhensible de défendre quotidiennement l’existence économique d’un travail actuel ou futur (l’exemple des chercheurs du Sud en voie de paupérisation). Qu’ils soient chercheurs statuaires ou jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, la même incertitude règne sur les possibilités de la globalisation contemporaine à offrir un emploi stable et bien rémunéré, lorsque les compétences sollicitées changent en permanence au gré des stratégies du capital financier international. Il n’est pas certain d’ailleurs que l’intégration pure et simple d’un nombre croissant de chercheurs au sein même du « complexe scientifico-entreprenarial » (à l’instar de la biotechnologie) constitue une alternative crédible en termes de neutralité du contenu des recherches et de retombées effectives pour le milieu scientifique concerné.

12 Dense et érudit par le foisonnement des thématiques et des perspectives abordées sous un angle critique, cet ouvrage a finalement le mérite de plus en plus rare d’établir des passerelles épistémologiques entre les différentes sciences sociales.

13 Bernard Castelli

James COHEN Spanglish America : les enjeux de la latini sation des États-Unis Éditions du Félin, Paris 2005, Coll. Questions d’époque, 248 p., 18,50 €

14 À l’heure où se discute au Sénat des États-Unis la construction d’un mur entre ce pays et le Mexique pour empêcher le passage de la frontière, alors que les débats sont vifs par rapport à des questions telles que le bilinguisme ou les illégaux, paraît en France le livre Spanglish America, du politologue états-unien James Cohen, professeur dans différentes universités parisiennes.

15 Cohen a commencé la rédaction de son livre bien avant que Samuel Huntington ne publie son article « The Hispanic Challenge », dans la revue Foreign Policy de mars 2004. Un article qui prolonge sa vision de choc des civilisations et d’après lequel « Le défi le plus immédiat et le plus sérieux à l’identité traditionnelle américaine provient de ce flux d’immigration immense et continu originaire d’Amérique latine ».

16 Certes, plusieurs auteurs ont répliqué rapidement à ces propos – on se souviendra de l’article de Carlos Fuentes où il démolit le « Raciste masqué » –, mais probablement peu d’ouvrages étayent leurs arguments avec une si bonne connaissance des enjeux politiques à l’œuvre. Dès les premières pages, Cohen explique qu’il veut opposer la vision du conflit ethno-culturel à la sienne, celle d’un processus « relativement harmonieux ». Sa vision est la suivante : la percée des Latinos aux États-Unis transforme cette société en profondeur. Les enjeux de ce processus doivent être saisis en termes politiques, et en dépassant l’approche culturaliste.

17 Le livre est divisé en deux sections. Dans la première, l’auteur analyse les métamorphoses de Gringolandia sous l’influence des Latinos. La première minorité des États-Unis (en effet les hispaniques ont dépassé les afro-américains dès 2001) est une population plutôt urbaine (mais pas uniquement), plutôt en bas de l’échelle sociale et économique (mais pas seulement), et surtout décloisonnée. La population est disséminée sur l’ensemble du territoire et il n’y a plus de véritable correspondance géographique en fonction des appartenances nationales (les Mexicains, par exemple, ne sont plus cantonnés dans le seul Sud-Ouest). James Cohen propose de faire « l’analyse concrète des Latinos dans leur diversité sociologique », au-delà de la vision lisse proposée par les médias sur l’insertion des latinos.

18 Dans cette perspective, il passe en revue les « courants de lecture de la latinisation », c’est-à-dire les modèles de gestion politique et les approches théoriques sur les Latinos dans le débat états-unien. L’opposition simple entre « assimilationnistes » et « multicul– turalistes » n’a plus cours. Hormis les nationalistes ethnocentriques, tous les courants sont multiculturalistes (même s’ils affichent d’autres appellations). Leurs divergences sont ponctuelles et leurs frontières sont souvent brouillées, au regard notamment de l’émergence d’un pouvoir latino – une donnée avec laquelle partis et mouvements sociaux doivent désormais compter.

19 Les différences subsistent sur des terrains comme celui de l’enseignement de la langue, auquel Cohen consacre un chapitre. La « querelle linguistique » dans le 5e pays hispanophone du monde par sa population se nourrit du fait que, contrairement à d’autres langues d’immigration, l’espagnol s’implante et se reproduit à une échelle élargie. L’auteur explique pourquoi l’enseignement bilingue, promu dans les années 1960 au nom du droit civique à la scolarisation (les enfants des populations hispanophones étaient alors défavorisés), est aujourd’hui remis en cause et pourquoi depuis 1995, 27 États ont adopté l’anglais comme langue officielle. Cohen avoue que la latinisation est aussi un objet de fascination et qui l’engage, et il prend partie dans ce débat en plaidant pour une réhabilitation du bilinguisme.

20 La deuxième section est consacrée à l’étude des Latinos de la Caraïbe hispanophone. Sont passés en revue les phénomènes diasporiques des Antilles, dont l’auteur rappelle leur prédisposition naturelle à l’hybridisation des identités, et dont la présence sur le sol nord-américain a une longue histoire. L’étude de trois pays profondément imbriqués avec les États-Unis et aux trajectoires historiques différentes, République dominicaine, Porto Rico et Cuba, montre que même si la perte de souveraineté nationale et l’émergence de « nations déterritorialisées » sont acceptées dans la pratique, il n’y a pas lieu de décréter l’obsolescence des États nationaux puisque les contours des nations sont toujours pensés en terme de fixité.

21 Le cas de Porto Rico illustre ce clivage : pays placé sous la tutelle des États-Unis depuis 1898, il bénéficie d’un traitement spécifique en tant qu’État Libre Associé depuis 1952. Bien que ses citoyens soient Américains, leur intégration aux États-Unis est complexe. Surtout, le nationalisme culturel est le discours consensuel, et aucun parti politique – y compris ceux qui prônent l’incorporation aux États-Unis ne prétend renoncer aux héritages linguistiques et culturels du pays, même si la question de l’identité demeure vivante.

22 Un des mérites de cet ouvrage est d’apporter au lecteur des éléments précis sur un sujet actuel, par ailleurs peu traité par les sciences sociales françaises. Cohen nourrit en effet son exposé d’une profusion de références provenant des Latin studies.

23 À sa lecture, le lecteur français relativisera sa notion de modèle d’intégration étatsunien. Cohen montre comment l’antinomie entre le « nationalisme civique » et le « nationalisme racial », deux fondements de la nation, empêche d’envisager le discours d’un « modèle d’intégration » au sens français. Il met en lumière les contradictions et souligne à quel point ce modèle est éclaté. Ce travail enrichit également les réflexions sur le traitement de la différence : tout en considérant les modèles dans leur abstraction, Cohen invite à les interroger en fonction de problèmes concrets, comme celui de la langue ou des mutations culturelles et sociales aujourd’hui à l’œuvre.

24 Cet ouvrage est aussi un manifeste. Certes, James Cohen répond à Samuel Huntington et aux tenants du nationalisme ethnocentrique avec une analyse percutante, mais il va plus loin en proposant une nouvelle politique de « citoyenneté décolonisée » : il entend par là « remettre en question les conceptions dominantes de la citoyenneté et de l’appartenance à la collectivité nationale ». Plus précisément, la latinisation est censée contester la « colonialité du pouvoir », c’est-à-dire le système de domination ethnoraciale associée, à l’origine, aux systèmes coloniaux. Cohen voit des signes tangibles de cette décolonisation, par exemple, dans les manuels scolaires adoptés dans plusieurs États, ceux-ci remettant en question certaines causes profondes de l’oppression. Néanmoins, il nous semble que l’auteur cède à l’optimisme en supposant que la transformation des États-Unis par les Latinos rendra cette société plus ouverte au pluralisme, et que la décolonisation de la citoyenneté pourrait orienter autrement les relations Nord-Sud dans les Amériques.

25 Par ailleurs, il est certain que le processus de migration des Latinos aux États-Unis a des caractéristiques distinctives par rapport aux autres vagues d’immigration que ce pays a connues. En parlant de « latinisation » des États-Unis, l’auteur souligne un processus à l’échelle de l’ensemble de la société, avec des composantes sociales et culturelles d’envergure. Ceci dit, on peut se poser la question de savoir si l’intégration des Latinos est tellement spécifique, surtout au vu de l’expérience des autres grands groupes migratoires au sein de la société des États-Unis dans la longue durée.

26 D’autre part, l’idée de latinisation ne semble pas tenir compte d’un processus parallèle et inverse. Aujourd’hui, en effet, la fascination que produit le mode de vie des États-Unis au sud du continent, renforcée par les nouvelles dynamiques engendrées par les courants transfrontaliers, reste extrêmement puissante. Le phénomène de nord-américanisation des sociétés latino-américaines et caribéennes n’oblige-t-il pas à reconsidérer cette idée de latinisation ?

27 Toujours est-il qu’en élargissant les connaissances sur les Latinos dans la société des États-Unis et en proposant une gestion politique pragmatique de la différence, ce livre fournit des éléments incisifs qui enrichiront le regard sur l’immigration au sein d’autres sociétés.

28 Olga L. González

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.038.0191
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