CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Le rôle et la place que tiennent les ONG ou plus largement la « société civile » ont fait l’objet de nombreuses réflexions et d’études qui, bien souvent, les présentent comme une sorte de contre-pouvoir attaché à défendre les intérêts des populations face à l’autorité et aux tentatives de contrôle des États. Partant, différents points de vue se sont développés, notamment en réponse au projet onusien de mise en place d’une « bonne gouvernance » mondiale reposant sur la participation des ONG. Si certaines analyses y voient le nouvel horizon qu’il convient d’adopter pour se faire entendre et influer sur les décisions, d’autres au contraire dénoncent ce qui est perçu comme un détournement du travail et de la légitimité des ONG ou des mouvements sociaux. Nous aimerions revenir sur ce postulat qui oppose les ONG (en ce qu’elles émaneraient de la « société civile ») aux États et qui, nous semble-t-il, tend à simplifier des réalités pour le moins complexes quant aux modes de fonctionnement et aux possibilités même d’existence de ces organisations. Il ne s’agit bien sûr pas de nier les luttes et les positionnements de certaines associations, mais de considérer, dans le champ particulier de l’aide aux populations, les relations entre des organismes privés et indépendants et les politiques administratives nationales et mondiales.

2Il est vrai que le champ de l’action humanitaire tel que l’ont construit les ONG se situe davantage du côté du social que du politique, laissant cette dimension à d’autres catégories d’acteurs. Néanmoins, si les ONG s’extraient du politique en tant qu’idéologie relative à l’art de gouverner, si, de leur point de vue, ce politique ne relève pas de leur préoccupation ni de leur compétence, force est de constater qu’elles s’y trouvent bien souvent confrontées voire impliquées par le biais d’acteurs, de mesures ou de dispositifs qui en émanent. Ce sont ces relations entre action sociale et inscription politique, entre stratégies locales et logiques globales, que nous proposons d’examiner dans cet article. Pour ce faire, nous prendrons comme objet de notre réflexion une ONG indienne active dans le domaine de la lèpre en Inde. Il s’agit donc de partir du local en considérant l’action de cette ONG, les possibilités et les contextes dans lesquels elle s’inscrit ainsi que les relations qu’elle nécessite, engendre ou suscite [1].

3Dans un premier temps nous examinerons ce qui constitue l’un des principaux volets de son action, à savoir la gestion de centres de lépreux, et plus précisément les conditions et les modalités de cette gestion : le réseau de partenaires qui l’encadre, les différentes formes de leur intervention, et leur agencement. Nous nous intéresserons ensuite aux campagnes de dépistage et d’éradication que l’ONG conduit dans le cadre d’un programme spécifique émanant du Gouvernement indien et de l’OMS : le National Leprosy Eradication Programme (NLEP). Nous analyserons les raisons et les enjeux de cette inscription ainsi que ses effets. Comme nous le verrons, l’élaboration d’une telle politique de santé publique n’est pas sans interférer sur le travail et l’existence de l’ONG de manière générale. Puis, dans une troisième partie, nous croiserons les différents modes d’intervention afin de dégager ce qu’ils produisent ou reproduisent, notamment un vaste processus participatif marqué par la responsabilité et l’efficacité dans leur entendement libéral, et qui semble caractériser le principe de gouvernance actuel.

Au fil des agencements et des dispositifs : la « réhabilitation » des centres de lépreux

4L’organisation humanitaire que nous proposons de suivre dans ses activités et ses modes de fonctionnement est née en 1984 des initiatives d’un médecin indien de Jaipur (Rajasthan). Depuis quelques années déjà, le Dr. Mehra s’intéressait aux lépreux de sa ville qu’il visitait dans leurs campements de fortune aménagés au sein de quartiers particulièrement pauvres ou sur les bords des routes. Un jeune homme d’une vingtaine d’années, Suresh Kaul, l’accompagnait régulièrement dans ses déplacements. Jusqu’au jour où un riche commerçant de Jaipur décida de faire don au docteur d’un ancien caravansérail situé en périphérie de la ville, sur la colline de Galta, afin qu’il puisse y regrouper les lépreux et pourvoir ainsi plus aisément à leurs besoins. Près d’une centaine de patients furent regroupés dans ce nouvel espace, donnant ainsi naissance à une « communauté de lépreux » (kushthashram) et, de manière conjointe, à l’association humanitaire. L’association fut donc créée en référence à cette communauté, par et pour cette communauté, et fut d’ailleurs baptisée du même nom : Sarthak Manav Kushthashram (SMK) – littéralement « communauté de lépreux à but humanitaire ».

5Dans les premiers temps l’association s’attache à dispenser des soins médicaux et distribuer de la nourriture aux résidants, au moyen de donations sollicitées localement dans l’entourage et les relations de chacun. Assez rapidement, l’activité est amenée à se déployer. La colline de Galta qui abrite l’un des plus fameux temples dédiés à Hanuman fait partie de ces lieux de visite répertoriés dans les guides de voyage. C’est ainsi qu’en 1986 des touristes français qui s’étaient rendus au Rajasthan par le biais d’un organisme de voyage découvrent la communauté et, avec elle, l’association indienne. Touchés par la situation des lépreux, les organisateurs du périple décident, de retour en France, de rebaptiser leur organisme et de lui ajouter comme nouvel objet « l’aide humanitaire » et plus particulièrement « l’aide aux lépreux en Inde ». Ce premier partenaire étranger conduit SMK à se faire enregistrer officiellement auprès de l’État du Rajasthan comme « organisation de volontaires au service des patients lépreux victimes d’exclusion et de handicaps », un enregistrement officiel qui lui permet désormais de recevoir et d’utiliser des fonds étrangers. Construction d’un puits, d’un dispensaire, de douches, installation d’un laboratoire d’analyse, la communauté de Galta se transforme progressivement au gré des initiatives des deux partenaires.

6Le partenariat conduit ainsi à des extensions internes aux associations, touchant à leur statut et à la nature de leur action (diversification des objets et des espaces d’intervention), ainsi qu’à des extensions externes marquées par de nouvelles relations et la recherche d’autres partenaires. Chaque année l’organisme français organise des chantiers de bénévoles pour peindre, construire et planter au sein de la communauté. Quatre ans plus tard, il fait venir les membres d’une autre association auxquels SMK propose de prendre en charge une colony de lépreux installée sur une ancienne base militaire de la ville, dans le quartier de Jothwara. Les deux organisations françaises achètent en commun un véhicule et une machine à fabriquer des parpaings pour construire des logements sur les deux sites. En 1991, une troisième ONG française entre en scène. Elle vient d’achever la restauration d’une maternité à Pushkar (au Rajasthan toujours) et cherche un nouveau projet. En tant qu’ONG active dans la région, elle connaît SMK et, à l’occasion, lui fait part de sa recherche. Or, l’association indienne vient de recevoir une lettre des résidents d’un ashram de lépreux situé cette fois-ci à Jodhpur (deuxième ville de l’État) dans laquelle ils attirent l’attention sur leurs conditions de vie et demandent à être aidés. Ce courrier fait suite à un article paru dans la presse rajasthanie sur l’association indienne et ses actions en faveur des lépreux de Jaipur. SMK communique cette demande à l’ONG française et organise une rencontre avec les représentants de la communauté. Sur le modèle des actions conduites par SMK et ses partenaires à Jaipur, la « réhabilitation » de la communauté de Jodhpur devient alors le nouveau projet de cette ONG française.

7C’est donc dans l’action et par l’action que SMK se constitue un réseau de partenaires. L’élaboration de ce réseau est tout autant le fruit de rencontres fortuites que de relations déjà constituées entre associations qui, de par la nature de leurs activités, sont amenées à se côtoyer, en Europe ou en Inde, et à faire se rencontrer. La relation conduit ainsi à une mise en relation guidée par les opportunités, les désirs d’agir et la convergence de sensibilités et d’intérêts. Dans cet agencement entre associations qui se constitue autour de thématiques mais aussi de conceptions et d’idéologies partagées, SMK apparaît chaque fois comme le médiateur qui met en relation ou par lequel passe la relation. Davantage, l’association indienne circonscrit des espaces et des catégories de population bénéficiaires, suggère les axes d’intervention et, comme nous allons le voir, rend possible leur réalisation au sein d’une inscription réticulaire qui en donne la cohérence, l’effectivité et le ton.

8Pour commencer, l’association indienne représente pour chacune des ONG l’unique partenaire local permanent en dehors des présences qu’elles assurent ponctuellement lors de séjours ou de l’envoi de missions. Ensuite, la totalité des fonds que ces ONG recueillent pour la médicalisation, la scolarisation, l’emploi ou la construction de logements, transite par l’association indienne. Les sources de ses financements sont multiples et, dans leurs pays respectifs, chacune des organisations opère à sa manière, selon ses réseaux de relation, son histoire et sa « philosophie » : vide-greniers et organisation de brocantes, vente de l’artisanat fabriqué par les lépreux, demande de subventions auprès d’institutions publiques (Mairie de Paris, Ministère des Affaires étrangères) ou privées (Fondation de France, Raoul Follereau, Rotary Clubs), appels aux dons des particuliers. SMK assure la gestion et la comptabilité de cet argent après avoir convenu, avec ses différents partenaires, de leur utilisation. Quels que soient les projets des ONG européennes (au nombre de cinq depuis que deux ONG allemandes ont rejoint l’association au milieu des années 1990), ils font toujours l’objet de discussions et d’échanges avec leur partenaire local, et plus particulièrement avec le président de l’association. C’est là un troisième élément clé. Suresh Kaul, aujourd’hui âgé d’une cinquantaine d’années, occupe désormais ce poste à la suite du docteur. Si l’ONG compte une vingtaine d’employés permanents (chauffeur, comptable, médecins et assistants paramédicaux, techniciens de laboratoire et secrétaire au siège ; médecins, instituteur et secrétaires pour les différents centres de lépreux), c’est essentiellement sur la personnalité charismatique et le dynamisme de son président que repose la vie de l’association. Celui-ci s’investit dans tous les domaines d’activité dont il supervise et règle le déroulement dans les moindres détails. Les ONG européennes travaillant avec SMK ne s’y trompent pas. Qu’il s’agisse d’élaborer un nouveau projet, d’en définir les contours ou simplement d’obtenir des renseignements ou des conseils, Suresh Kaul représente toujours l’interlocuteur incontournable. Gestionnaire, conseiller et décisionnaire, Suresh Kaul est un homme qui connaît bien sa société, sa manière de fonctionner et qui surtout dispose des relations indispensables à la réalisation des différents projets. En effet, Suresh Kaul n’est pas seulement le président de SMK. Il est aussi un ancien haut fonctionnaire du Ministère des transports du Rajasthan. Il bénéficie à ce titre d’un large réseau de relations composé de personnalités influentes, de politiciens, d’hommes d’affaires et d’industriels qu’il ne manque pas de mobiliser au service de son action sociale en faveur des lépreux. Le support de ce réseau relationnel est essentiel dans la mesure où l’obtention de terrains, de permis de construire, l’accès à l’eau ou à l’électricité, autrement dit des éléments indispensables aux différentes réalisations, nécessite en Inde des appuis constants.

9Aussi la possibilité même de l’action se situe au point de rencontre de réseaux multiples qui puisent dans le monde de l’humanitaire, de la politique et de l’économie (ces deux derniers étant d’ailleurs étroitement liés). Plus précisément, la possibilité d’agir naît de la rencontre de certains des éléments – hommes, argent, idées, valeurs – que véhiculent ces réseaux fondés sur des liens de proximité professionnelle ou amicale, et qui, à un moment donné, sous l’effet notamment de certaines personnalités, convergent et se télescopent. L’action rendue ainsi possible se décline ensuite en une diversité d’initiatives qui diffèrent dans leur nature et leur forme selon les acteurs et leurs aspirations particulières. Mais ces divergences que l’on peut constater (au-delà des similitudes qui ont permis la rencontre et l’entente) ne sont que très rarement la source de conflits. On remarquera à ce propos que l’inscription d’acteurs au sein d’un même réseau d’action configure les relations de partenariat, un partenariat qui d’emblée exclut si ce ne sont les désaccords ponctuels du moins les oppositions : non qu’elles ne peuvent surgir mais leur apparition produit de fait une exclusion du réseau. Aussi, loin d’être problématique, l’hétérogénéité des acteurs et de leurs initiatives se résout dans le compromis et le consensus qui président à la collaboration. Donnons-en quelques exemples.

10La médicalisation, la sensibilisation à l’hygiène, la scolarisation et l’incitation au travail constituent des axes communs aux différentes ONG. Toutefois les projets mis en œuvre répondent parfois à des priorités et des modes d’intervention différents. Concernant l’hygiène par exemple, SMK organise des représentations théâtrales et placarde des affiches à visée pédagogique au sein des communautés tandis que les ONG européennes construisent des douches, des toilettes et des incinérateurs. Si toutes les ONG jugent la scolarisation des enfants de lépreux nécessaire, certaines se contentent de construire une école au sein de la communauté tandis que d’autres cherchent à envoyer les enfants dans des écoles publiques, voire des écoles privées anglophones réputées plus sérieuses, considérant l’éducation comme le seul moyen de changer l’avenir de ces enfants et de leur permettre une véritable « insertion » sociale. Il en va de même pour l’incitation au travail qui, selon les perspectives, passe par l’achat d’outils et de machines à destination individuelle, la création et l’équipement d’ateliers collectifs, ou encore l’octroi de micro-crédits.

11Les modes de présence diffèrent également. Si SMK garde toujours une certaine distance vis-à-vis des populations bénéficiaires, pour nombre d’ONG européennes il s’agit avant tout de vivre une expérience personnelle et enrichissante en partageant le quotidien des populations et en s’établissant au sein des communautés le temps de leur séjour. Dans cette perspective certaines développent les échanges entre l’Europe et l’Inde en organisant des chantiers de jeunes bénévoles. SMK, quant à elle, privilégie le relationnel aux personnalités locales (Gouverneur du Rajasthan, Ministres, Maharaja de Jaipur, Collecteur du district, représentants du parti du Congrès, président de la Bourse de Jaipur ou du Rotary local) qu’elle invite à se rendre au sein d’une communauté le temps d’une cérémonie, pour la pose de la première pierre ou l’inauguration de logements, la mise en activité d’une atelier, lors de célébrations nationales comme le 30 janvier date anniversaire de la mort de Gandhi, ou encore à l’occasion d’un important versement de l’une des ONG. Chaque fois SMK prend soin de convoquer les journalistes sachant bien que la médiatisation n’est pas tant le fait de l’événement que de la qualité des personnes présentes mais sachant également que les retombées lui profitent tout autant qu’à ces personnes. Autrement dit, la condition du déroulement des actions sociales réside aussi dans cette capacité à fournir des scènes d’expression et de visibilité, ce dont témoigne, au-delà de la médiatisation, les nombreuses plaques que l’on trouve un peu partout apposées aux divers bâtiments pour signaler les noms et qualités des bienfaiteurs ainsi que les sommes versées. Les ONG européennes elles-mêmes invitent parfois certains de leurs bailleurs à visiter ce dans quoi ils investissent. Dans tous les cas, il s’agit de retirer de ces espaces d’intervention que sont les communautés de lépreux la possibilité de créer ou de maintenir des liens.

12En guise de conclusion préliminaire on retiendra que la gestion dont font l’objet les différentes communautés de lépreux est le fruit d’acteurs multiples qui opèrent selon des principes, des référents culturels, des modes de présence, des intérêts et des relations aux sphères institutionnelles ou politiques qui leur sont propres. Mais la diversité des formes et des motifs d’intervention ne constitue pas pour autant un frein à l’action. Si cette diversité ne semble pas poser problème, c’est parce que sont présentes en amont des adhésions et des valeurs qui, elles, sont communes et partagées, qui permettent la confiance et qui substantialisent les réseaux. En ce sens, on peut dire que la réticularité possède des vertus unificatrices et adaptatrices. Le maintien d’une certaine hétérogénéité n’est que le signe que chacun des acteurs est pris dans d’autres formations réticulaires et constitue, dans une ramification globale, un nœud de connexion ou d’articulation permettant la liaison d’actions parallèles distinctes. En tant qu’espaces d’autonomie et marges de manœuvre, ces résidus d’hétérogénéité apportent la souplesse nécessaire et suffisante au fonctionnement de l’ensemble et, dans tous les cas, viennent toujours compléter et rendre effective l’action. L’important étant de conserver la possibilité de l’action, une action qui en définitive vaut pour elle-même et en elle-même, au-delà de sa finalité morale.

13Comme nous l’avons dit en introduction, l’ONG indienne n’intervient pas uniquement au sein de ces trois centres de lépreux. Depuis le milieu des années 1990, elle conduit également des campagnes de dépistage et de sensibilisation avec le soutien financier de deux des ONG investies à Galta. Ces campagnes reprennent et appliquent les principes des Survey, Education and Treatment (SET) instaurées par le Gouvernement indien dans le cadre du National Leprosy Eradication Programme (NLEP). Autrement dit, SMK qui est une association non gouvernementale, participe de sa propre initiative au déploiement d’une politique de santé publique. C’est cette inscription d’une part de son action sociale dans le contexte de stratégies nationales et par-delà mondiales que nous aimerions à présent considérer.

Une ONG relais d’une politique de santé publique

14Le National Leprosy Eradication Programme (NLEP) est né en 1983 sous l’impulsion du Premier ministre indien Indira Gandhi, avec pour objectif la disparition complète de la maladie avant la fin du siècle. Un premier programme avait été initié en 1955 : le National Leprosy Control Programme (NLCP). Centré principalement sur le traitement des patients, ce programme résidait dans l’administration d’une monothérapie à base de sulfones (la dapsone), seules molécules alors disponibles pour tenter de stopper la progression de la maladie de Hansen chez les personnes atteintes. Le postulat était le suivant : « en dépistant tous les cas et en assurant de manière continue le traitement d’au moins 90 % d’entre eux au moyen des sulfones, il est possible de diminuer de 80 % la charge d’infection, autrement dit de rendre effectif le contrôle de la maladie » [2]. À la fin des années 1970, la mise au point de nouveaux médicaments plus performants – une combinaison de trois antibiotiques (dapsone, rifampicine et clofazimine) désignée sous le vocable MDT (Multi-Drug Treatment) et recommandée par l’OMS à partir de 1981 – offre la possibilité d’envisager de nouvelles perspectives en ne se limitant plus à un simple « contrôle » de la maladie mais en s’attachant à son élimination totale et définitive. Pour cela, le Ministère de la santé constitue un groupe de travail composé de scientifiques, de spécialistes de la lèpre et de sociologues invités à définir une stratégie adaptée. Celle-ci peut se résumer en quelques points : l’administration systématique de la multithérapie à tous les patients, la production de ces nouveaux traitements sur le territoire national dans un but d’autosuffisance, la sensibilisation des acteurs de santé au problème de la lèpre par le biais d’une diffusion de l’information et si nécessaire un complément de formation, la réalisation de campagnes de dépistage et d’éducation de masse au sein de la population et de manière systématique dans les écoles, la réhabilitation des patients handicapés.

15Ainsi que le suggère sa forme programmatique, le NLEP énonce des actions futures, décrit des opérations à effectuer en vue de résultats et s’incarne dans des dispositifs administratifs déjà existants ou spécifiquement créés à cette fin [3]. Encore faut-il, pour réaliser les différents objectifs ainsi définis et encadrés, mobiliser des ressources techniques, matérielles et humaines en convoquant la participation d’une multiplicité d’acteurs non seulement à l’échelle du territoire (administrateurs, experts scientifiques, professionnels de santé, travailleurs sociaux) mais également au-delà. La mise en place du NLEP est en effet marquée par l’intervention d’agences onusiennes comme l’OMS et l’UNICEF qui, avec le soutien financier d’agences internationales de développement, introduisent la trithérapie (MDT) dans quelques districts de forte endémie. Puis c’est la Banque mondiale qui, en 1993, fait son entrée en accordant au programme un crédit s’élevant à trois milliards de roupies [4]. En contrepartie, le Ministère de la santé s’engage à utiliser cet argent pour étendre l’accessibilité à la multithérapie dans les régions encore non pourvues, renforcer les services déjà existants et la formation du personnel, développer les activités d’éducation sanitaires et pallier aux handicaps des patients, par le biais notamment de la chirurgie réparatrice. Quelques années plus tard, en 1999, est créée la Global Alliance for Elimination of Leprosy (GAEL) dans le but de : « réaliser un effort concerté et coordonné afin d’éliminer la lèpre dans tous les pays avant 2005 ». La GAEL devient le nouveau cadre de formulation du NLEP. Cette Alliance comprend des représentants (Ministres de la santé et/ou Directeurs des services de santé) des douze principaux pays à endémicité lépreuse, de la Fondation japonaise pour la santé, de la Fondation Novartis pour le développement durable, de la Fédération internationale des associations de lutte contre la lèpre (ILEP), de l’Agence danoise pour le développement international (DANIDA), de la Banque mondiale, des membres du Groupe consultatif technique de l’OMS, et des représentants du Siège et des régions de l’OMS. C’est au gouvernement indien qu’en revient la première présidence en 2000.

16Programmer, c’est ici configurer, opérer des assemblages, coordonner, planifier et, curieusement au premier abord, être en mouvement ou plutôt suivre le mouvement : celui des avancées médicales mais surtout celui des crédits octroyés et des consignes d’agences internationales qui, en amont, déterminent les procédures à suivre, les critères d’urgence ou de priorité sanitaires et les échéances à tenir. Car, en définitif, ce sont bien les alliances avec la Banque mondiale, l’OMS ou les grandes agences internationales de développement qui permettent le déploiement des nouvelles possibilités offertes par les avancées médicales. Le programme est ainsi sujet à de perpétuelles redéfinitions et réorientations. C’est là une de ses caractéristiques majeures. Si les ajustements visent une meilleure gestion et une efficacité toujours plus grande, ils témoignent également de certains échecs. L’ambition première – éradiquer la lèpre avant l’an 2000 – est devenue, suite à une résolution en 1991 de l’Assemblée mondiale de la santé (organe décisionnel de l’OMS) : « éliminer la lèpre en tant que problème de santé publique », autrement dit atteindre un taux de prévalence inférieur à un cas pour dix mille habitants, puis : « éliminer la lèpre en tant que problème de santé publique avant 2005 ».

17Au-delà de ces redéfinitions quant aux objectifs et aux stratégies à adopter, la dimension temporelle (que révèle l’importance des échéances et la notion même de « programme ») constitue une part importante de cette politique. Le temps imparti se décline à tous les niveaux : du traitement à l’utilisation des fonds et à la production de résultats. Le rythme du programme repose ainsi sur une idéologie libérale de l’action, sur les notions de coût et de rendement en fonction d’objectifs à atteindre, et ce, dans un temps fixé et toujours calculé au plus juste. Lorsque les projets ne sont pas tenus ou, le cas échéant, ne produisent pas les résultats escomptés, cette déficience est interprétée comme le signe de rechutes mais également d’une mauvaise gestion des moyens mis à disposition. Le constat peut dès lors se traduire par la suppression des financements alloués (c’est une menace que la Banque mondiale fait actuellement peser sur les États du Bihar et du Jharkhand).

18Une des conséquences est que, dans cette perspective, le Gouvernement indien doit faire des choix quant aux rapports coûts/moyens/résultats et s’appuyer sur les différentes structures possibles, des établissements publics aux associations privées comme les ONG. Dans cet agencement, les divisions privé/public, social/politique, individuel/collectif se trouvent donc transcendées par l’existence de priorités et de consignes (ou de pressions) auxquelles il convient de répondre. En d’autres termes, des espaces d’inscription s’ouvrent à des catégories d’acteurs travaillant jusque-là indépendamment de ces politiques.

19Sur l’ensemble du territoire, près de trois cents « organisations de volontaires » indiennes et étrangères « participent » au NLEP [5]. Ces organisations sont considérées comme des partenaires dès lors que leurs actions, du moins pour une part, rejoignent les objectifs définis par le programme. Toutes ces organisations n’agissent pas sur le même plan et la nature de leur intervention dépend pour beaucoup de leur envergure. Bien souvent les organismes les plus conséquents, en termes de taille et de rayonnement, s’emploient à diffuser des informations et du matériel pédagogique élaborés par leurs soins et/ou accordent des financements à d’autres structures plus modestes, davantage localisées et qui se chargent, quant à elles, de conduire certaines des opérations décrites par le programme.

20SMK fait partie de ces dernières : les campagnes de dépistage et de sensibilisation que mènent les équipes de l’association reprennent les principes des Survey, Education and Treatment (SET) instaurées par le Gouvernement pour couvrir les poches d’endémie et assister les infrastructures sanitaires publiques. Les Survey sont des campagnes visant à détecter des cas de lèpre encore non répertoriés. La seconde phase (Treatment) consiste à délivrer gratuitement aux individus dépistés les médicaments que des fondations privées comme la fondation japonaise Sasakawa et depuis 2001 la fondation Novartis donnent à l’OMS qui se charge ensuite de les redistribuer aux différents pays. Le troisième volet (Education) vise à diffuser un savoir médical sur la lèpre et à inculquer « des comportements adaptés » non seulement aux patients et à leur entourage, mais également aux communautés de manière plus générale. Selon les auteurs du programme, si la lèpre représente un problème majeur de santé publique, elle constitue tout autant un problème social de par les représentations qui lui sont associées et dont les conséquences touchent non seulement les individus atteints (victimes de réactions de rejet) mais compliquent également le travail d’éradication (le manque de connaissances étant considéré comme un frein à l’auto-dépistage et au recours médical).

21Dans cette perspective, les équipes de l’association circonscrivent des secteurs d’intervention (parties d’un village ou quartiers urbains) puis se rendent sur place et procèdent à un examen clinique systématique, maison par maison, de chacun des membres du foyer. Il s’agit d’inspecter les corps à la recherche de tâches caractéristiques (dépigmentées et insensibles). Lorsque la présence de la lèpre a été confirmée par des examens physiologiques (prélèvements d’un fragment de peau, analyses d’urine, formulations sanguines), une partie de l’équipe retourne auprès des individus pour leur fournir des médicaments. L’opération se répète selon une périodicité fixe : chaque mois des assistants paramédicaux se rendent chez les patients s’assurer que le traitement est bien suivi et distribuer la quantité de médicaments nécessaire au mois suivant. L’association tient ainsi des registres spécifiant les secteurs passés au crible, le nombre de personnes contrôlées, de cas recensés, de patients en cours de traitement ou déchargés. C’est sur la base de ces renseignements consignés de manière minutieuse que sont élaborés les rapports d’activité de l’association concernant son travail d’éradication. Ces rapports se présentent sous la forme de tableaux reprenant toutes les indications mentionnées plus haut et présentées de manière chiffrée (en nombres absolus et en pourcentages) permettant de déterminer le fameux taux de prévalence. L’association s’emploie également au volet Education. Pour ce faire, elle dispose de matériel pédagogique (affiches, dépliants, bandes dessinées, diapositives ou films) qu’elle présente dans les villages, les quartiers urbains ou les écoles, mais également au sein des communautés de lépreux. Les représentations théâtrales constituent une forme de communication très répandue. Des scénarii sont élaborés par des membres de l’association selon les lieux, les publics et les thématiques abordées, avec toujours pour arrière-fond la lèpre et une sensibilisation à l’hygiène.

22Ces activités répondent parfaitement aux consignes du NLEP : réalisation de campagnes de masse (avec une attention particulière aux populations vivant sous le seuil de pauvreté), dépistages systématiques dans les écoles, administration de la trithérapie et suivi médical, respect des classifications nosologiques établies par l’OMS, production et visibilité des résultats. La prise en charge de ces activités par une organisation non étatique souligne la capacité de l’État à déléguer, pour partie, ce qui caractérise son domaine d’action : le gouvernement des populations. Or c’est là que se joue de manière plus générale la tension entre les administrations étatiques et les ONG, dans la concordance ou non des biopolitiques menées par chacun. Dans notre cas, cette tension est de fait exclue par la position de relais qu’occupe SMK, une position qui est le fait de sa propre volonté.

23Vu que l’ONG ne reçoit aucun financement des acteurs de ces politiques, tenue dès lors de trouver des bailleurs dans la sphère du privé, on peut se poser la question des motifs qui la guident. Avant de se lancer dans les SET, SMK concentrait son activité sur les trois regroupements de lépreux (ashram ou colony) qu’elle administrait en matière de soins, de logements, de scolarisation et d’emploi. Dans le même temps, l’élaboration de politiques au niveau national et peut-être plus encore à l’échelle mondiale a déterminé des priorités, mettant l’accent sur la possibilité de traiter facilement la lèpre au moyen de médicaments spécifiques, adaptés et disponibles gratuitement, et sur la nécessité qui en découle d’aller à la rencontre des populations, non seulement pour dépister les individus aux stades les plus précoces mais également pour les informer sur la nature de ce mal et les comportements qu’il convient d’adopter lorsqu’il survient. Un déplacement a donc eu lieu concernant les orientations et les catégories d’individus visés : de la prise en charge des individus lépreux ce sont le dépistage et la prévention des populations de manière générale qui sont devenus les objectifs prioritaires. Ce mouvement n’est d’ailleurs pas spécifique aux mesures concernant la lèpre et caractérise de manière plus générale l’évolution des politiques de la santé ou, pour reprendre les termes de A. Golse, de la maladie à la santé [Golse, 2001]. En se lançant dans les SET, l’ONG a suivi ce mouvement. Pour autant, elle ne s’est pas désinvestie des communautés de lépreux. Elle a juste ajouté à sa panoplie une forme d’intervention qui, si elle renvoie à des perspectives et à des catégories d’individus différentes, reste néanmoins en rapport avec la lèpre. C’est donc assez naturellement, et dans la continuité de ses actions antérieures, que l’association s’est tournée non plus vers les individus victimes de cette maladie mais vers ceux pouvant potentiellement l’être ou dont les représentations sont à l’origine de la situation des premiers. Son expérience au sein des communautés et le réseau de partenaires qui l’encadre réunissaient les conditions favorables à l’élargissement de ses activités. Mais ce qui semble intéressant ici est cette relation qu’entretient l’ONG à son objet, à un domaine particulier d’intervention qu’elle constitue progressivement en champ d’expertise : la lèpre.

24Comme toute ONG qui souhaite se maintenir, qui souhaite assurer sa reconnaissance et sa légitimité, SMK ne doit pas seulement réaliser les objectifs qu’elle se fixe et parvenir aux résultats escomptés (traiter les patients, éviter la survenue de handicaps ou le cas échéant pallier aux difficultés sociales et économiques qui en résultent). Elle doit également conserver la relation à son objet et à son champ d’intervention. D’où l’importance d’agir sur différents plans (dépistage, traitement, formation, éducation, emploi), de manière parallèle ou combinée ; de suivre « l’air du temps » que déterminent entre autres, par leurs préférences et leurs consignes, les politiques de santé ; voire de paraître innovante en devançant les perspectives et les priorités d’action comme l’illustre parfaitement son projet d’un centre de formation réservé aux anciens patients lépreux. Élaboré au début des années 1990 par SMK et son premier partenaire français, ce projet vise à rendre aux corps leur capacité à travailler, entendue comme la condition de leur autonomie. Il incarne ce que SMK définit aujourd’hui comme sa « mission ultime » : « la réintégration au sein de la société des patients lépreux en tant que personnes indépendantes par le biais de projets communautaires dynamiques, respectueux, novateurs et durables ». Ce centre inauguré en 1997 correspond aux orientations les plus récentes en matière d’activité anti-lèpre. En effet, depuis peu la tendance de l’OMS et en conséquence du Gouvernement indien est à l’intégration des différentes mesures du programme (et donc des SET) dans le cadre des structures médicales publiques. Cette intégration conduit à une redéfinition du rôle des ONG, et ce sont les problèmes touchant à la « réinsertion » qui, de plus en plus, sont au cœur des discussions, des forums et des projets, dessinant ainsi les contours de nouveaux champs d’action.

25En participant au déploiement du NLEP et à la réalisation de certains de ses objectifs mais aussi de ses nouvelles orientations, SMK élargit et complète son champ d’action tout en consolidant la relation à son objet et à son espace d’intervention, élaborant ainsi un réel champ d’expertise. Cette inscription d’une part de ses activités dans le cadre de politiques globales s’accompagne de certains avantages d’ordre technique ou relationnel. Ainsi, en tant que partenaire du programme, l’association reçoit des médicaments, du matériel pédagogique, dispose de ressources documentaires et parfois de personnel (des médecins et des agents paramédicaux du secteur public ont récemment été affectés à l’association pour les campagnes de dépistage, à raison de la population couverte). Elle est invitée à participer à de grands rassemblements lui permettant de côtoyer des scientifiques, des administrateurs et des personnalités politiques, des représentants des grandes agences de développement ou d’autres travailleurs sociaux (comme la All India Leprosy Conference organisée chaque année par le Gouvernement). Elle reçoit toutes sortes de lettres, journaux ou bulletins d’information dans lesquels un article lui est parfois consacré. Cette inscription lui permet d’étendre son réseau de partenaires (à des organismes internationaux comme la German Leprosy Relief Association et Raoul Follereau par exemple) ou de le conserver en le mobilisant à d’autres fins. Et c’est bien là ce qu’indique le Gouvernement indien lorsqu’il souligne l’importance des organisations privées dans le domaine de la lèpre et exprime son soutien à leurs activités. Ces déclarations ne signifient pas l’octroi de subventions mais signalent la possibilité, pour ces organisations, d’accéder à des ressources techniques, d’être intégrées à des réseaux et d’estampiller leur action du label de l’OMS, du Ministère de la santé ou d’agences internationales qui, bien souvent, font figure d’autorité et constituent un gage de sérieux auprès des différents partenaires et bailleurs.

26Constitution d’un champ d’expertise, élargissement ou consolidation de réseaux relationnels, visibilité et reconnaissance sur une scène locale ou internationale sont autant d’éléments qui participent de la possibilité d’existence de l’ONG et de sa pérennité. En retour, nous voyons que le principe de délégation évoqué plus haut permet à l’État de s’approprier des actions privées comme formes effectives de son implication. Cette délégation renvoie à un partage de ce qui était jusque là la prérogative de l’État, un partage avec les ONG mais également à un autre niveau avec les institutions internationales, et qui conduit à une redéfinition de cette prérogative : la gestion comptable et la coordination de projets, reléguant la souveraineté disciplinaire à l’administration de contrôle [Foucault, 1997] [6].

27Dans ce mouvement de participation, l’association n’est pas seule. Elle entraîne dans son sillage des acteurs multiples, des petites ONG européennes investies au sein des communautés aux individus qui interviennent de manière ponctuelle en passant par les personnalités locales, industriels ou politiciens. C’est cet effet d’entraînement et le vaste rassemblement qui en résulte qu’il convient à présent de considérer, sous l’angle de la distribution des rôles et des tâches comme vecteur du partage des responsabilités.

Participation, efficacité et responsabilité : les principes de la « bonne » gouvernance

28Des institutions onusiennes comme l’OMS sont souvent désignées sous le vocable d’« agences multilatérales », supposant ainsi qu’elles sont des dispositifs représentant plusieurs États et au service de ces États. Si cette terminologie renvoie bien au contexte et aux perspectives qui ont présidé à leur création, toutefois leur évolution en a fait des organes autonomes ou du moins qui ne peuvent plus être pensés comme de simples extensions des États dans la mesure où ces institutions agissent selon des modalités, des principes et des alliances qui leur sont propres.

29Le premier élément sur lequel semble s’appuyer cette gouvernance est un certain processus participatif. Considérées de manière distincte, l’administration de centres de lépreux et la gestion de la lèpre en tant que problème de santé publique font chacune appel au concours d’une pluralité d’acteurs dont la mise en relation outrepasse les frontières privé/public ou social/politique. Cette coordination, pour reprendre les termes de M. Lazzarato, « n’est pas un collectif, mais une cartographie de singularités, composée d’une multiplicité de commissions, d’initiatives, de lieux de discussion et d’élaboration, (…) d’une multiplicité de métiers et de professions, de réseaux d’amitiés, d’affinités (…) qui se font et se défont avec des vitesses et des finalités différentes » [2004, p. 108]. Il s’agit donc de processus en mouvement, caractérisés par l’hétérogénéité et la contingence des initiatives. Ces processus en mouvement que sont la gestion de centres de lépreux et celle de la lèpre dans le cadre de politiques nationales et mondiales renvoient à des espaces et des temporalités qui leur sont propres et peuvent, en l’occurrence, être considérés comme des niveaux de réalité distincts. Néanmoins, ils se trouvent parfois connectés et inclus l’un dans l’autre. Une ONG comme SMK constitue en quelque sorte un connecteur par lequel des initiatives partielles, sectorisées et localisées se trouvent réinscrites dans des perspectives plus larges et plus globales, sans pour autant qu’il soit nécessaire que les acteurs concernés en manifestent la volonté ou même en soient conscients. Ainsi, des initiatives diverses et hétéroclites, portant sur des fragments (de territoire, de catégories d’individus, de thématiques), participent d’un ensemble plus large, au-delà des intentions premières ou des inscriptions initiales. C’est, semble-t-il, une des caractéristiques de la participation que d’inclure à la fois la réunion et le dépassement : lorsqu’un individu ou une association participe, il/elle accomplit un acte qui est à la fois le sien (un acte personnel) mais qui, dans le même temps, le dépasse et le transcende (un acte global). L’administration des populations, tant à l’échelle des ONG que des États et des institutions internationales, se nourrit de cette possibilité de dépassement et de réinscription. Concernant l’OMS, on peut dire que cette réinscription des initiatives est au cœur même de son fonctionnement, des initiatives que non seulement elle récupère mais réoriente par la production de directives, non sans incidences idéologiques fortes.

30L’OMS se donne pour tâche « d’amener tous les peuples au niveau de santé le plus élevé possible » [7]. Elle s’appuie ainsi sur un espace moral – le bien-être et la santé des populations – afin de gérer les hommes dans leurs rapports au corps, à la maladie et à tout ce qui en découle (la médicalisation, l’hygiène, l’éducation, etc.). Cette gestion porte sur une totalité – l’ensemble de ces problèmes à l’échelle de la planète – et passe par la construction de savoirs et l’établissement de directives. Dans cette perspective, la position et le travail des ONG (ou des Organisations de la société civile [OSC] pour reprendre la terminologie de l’OMS) se révèle être un élément clé. Pour commencer, c’est sur la base de données chiffrées produites localement par des acteurs comme SMK que l’OMS établit des états des lieux de la santé dans le monde, des chiffres précieux sur lesquels elle s’appuie pour susciter la mobilisation et définir (ou redéfinir) des priorités. Au-delà de ce travail de production et de restitution des résultats que réalisent certaines associations, on peut dire que dans son intégralité le monde des ONG/OSC offre, par la multiplicité de ses pratiques, un espace sans cesse renouvelé d’explorations et d’expérimentations. On a ainsi une grande diversité de formes non institutionnalisées d’intervention, obéissant à des idéologies aux contours bien souvent flous (raison sociale et morale de l’humanitaire, notion hindoue du « service » [seva] ou chrétienne de la charité pour les exemples évoqués ici) et qui se construisent dans l’action, à travers les échanges et les confrontations de point de vue, mais aussi les conditions et la faisabilité sur le terrain. Les ONG sont, par définition, les acteurs de la proximité. Une proximité que l’OMS identifie à la connaissance et l’adaptabilité propres à sa définition de l’efficacité.

31Multitude et proximité constituent ainsi deux caractéristiques au cœur de la gouvernance : c’est dans cet espace aux pratiques multiples que puise l’OMS pour élaborer les modalités mais aussi les normes et les valeurs devant présider à l’action. Un espace qu’elle prend pour objet de réflexion et dont elle analyse les pratiques et les discours, dans le but constant de parfaire les modalités d’action et de viser une efficacité toujours plus grande, plus rapide, plus ciblée. Le mouvement est donc double : il s’agit d’une part d’évaluer et de discriminer cet ensemble hétérogène afin d’élaborer des modèles, et d’autre part de faire de ces modèles une norme pour de nouvelles pratiques. En d’autres termes, si les ONG sont dans l’action et l’idéologie de l’action, les institutions internationales, quant à elles, en récupèrent le contenu pour en faire des consignes et des standards, autrement dit le cadre pour d’autres types d’action. Ce processus de normalisation nous renvoie à un autre élément caractéristique de la gouvernance : la diffusion et la circulation des idées, des mots, des hommes et des produits, et à la hiérarchie de leur agencement.

32Tous les acteurs impliqués d’une manière ou d’une autre dans la gestion de la lèpre ou des lépreux reprennent un point de vue médico-social pour définir la lèpre : une maladie causée par un bacille, associée à l’insalubrité des corps et des lieux, relativement peu contagieuse mais génératrice de séquelles à la fois physiques (les « incapacités » selon les termes de l’OMS) et sociales (ostracisme, exclusion). Considérée comme une maladie de la pauvreté, perçue comme un fléau d’un autre temps, la présence aujourd’hui encore de la lèpre s’accorde mal avec les représentations de la modernité et du progrès socio-économique que défendent aussi bien les agences internationales que les États et les travailleurs sociaux, chacun à leur niveau et parfois chacun à leur manière. La « réhabilitation » et la « réinsertion » par exemple sont des concepts relevant de cette modernité, comme les valeurs et les idéologies qui les sous-tendent : la santé, l’intégrité et la dignité des corps, l’éducation et la force de production. Ces points de vue et ces perceptions se diffusent. La circulation passe par des rencontres, des forums, des publications ainsi que par la définition d’instructions et d’impératifs. Il s’agit donc d’une circulation qui est orientée, depuis les membres des instances décisionnelles qui établissent les mesures à suivre aux différents acteurs locaux. Elle génère et consolide un partage à la fois de conceptions, de valeurs et d’objectifs, déterminant un espace moral et donc légitime d’action, qui est également un espace d’évaluation avec pour standards l’expertise et la rationalité scientifique, autrement dit un espace de vérité pour l’action.

33S’il y a parfois des divergences d’opinion, l’expression d’influences et d’autorités ou l’exercice de pressions, la gouvernance des institutions internationales repose avant tout sur des ententes techniques et des conventions qui orchestrent les actions et repartissent les différents acteurs selon une parfaite complémentarité. Cette complémentarité des acteurs n’efface cependant pas les dépendances hiérarchiques qui font souvent des ONG, pour reprendre l’expression de M. Agier, « la main gauche de l’Empire », c’est-à-dire des collaborateurs essentiels à une société globale de contrôle [Agier, 2003, p. 68]. Loin de créer des oppositions, la distribution des rôles entre les différents partenaires du NLEP s’inscrit dans une éthique (libérale) de la responsabilité et de l’aptitude, allant des patients jusqu’aux acteurs des programmes qui se doivent de montrer à tous les niveaux leur capacité effective. Cette éthique se double de valeurs humanitaires, d’exigence morale et rationnelle à vertu justificatrice. Il ne faut pas les chercher exclusivement du côté des acteurs de la société civile (ou de l’humanitaire) : c’est l’ensemble des acteurs qui y puisent le sens de leurs actes. Comme le note P. Rabinow, l’éthique, les droits ou la vérité ne sont pas des forces extérieures au capitalisme ou à la domination, à l’exploitation ou à l’assujettissement [2005, p. 48-50]. Au contraire, ces forces se trouvent déployées en leur sein par l’intermédiaire des différents acteurs et institutions collaborant.

34De manière concrète et pratique, les différents partenaires partagent les moyens de contrôle et d’information ainsi que les conceptions et les valeurs sous-jacentes. Si les différents acteurs définissent dans leurs relations aux autres leur fonction spécifique, leur autonomie et leur dépendance, la cohésion de leur rassemblement n’est pas le fait d’une chaîne hiérarchique de décisions mais, au-delà des tensions fonctionnelles, d’un séquençage (et non d’une division) des responsabilités par l’obligation pour chacun de produire un résultat. En d’autres termes, chacun devient responsable au degré de son action. Il semble ainsi que la « bonne gouvernance » introduise non pas tant une opposition entre les acteurs qu’une délimitation fonctionnelle des tâches. Ce qu’introduit la « bonne gouvernance » au-delà d’une participation, chacun à son niveau, à la diffusion des valeurs qui lui sont sous-jacentes (la responsabilité et l’efficacité dans leur entendement libéral), c’est la fin du paradigme administratif reposant sur l’évanescence, ou si l’on préfère, la fin de la dilution de la responsabilité. En cela l’« égalité » de l’ensemble des acteurs au détriment d’une prédominance de l’État fait de la « bonne gouvernance » un principe non pas tant de réduction du pouvoir de l’État que de réorientation de ses fonctions d’administration. À l’échelle d’un programme comme celui que nous venons de voir, la délégation du pouvoir ne signifie pas pour l’État la perte de son autorité économique, politique ou administrative. Seulement l’autorité n’est plus disciplinaire mais de contrôle. Et c’est dans la reproduction de la délégation sur une multitude de projets les plus divers et non sur un seul que se perd la souveraineté de l’État, ou plus exactement sa capacité à refuser l’orientation donnée au contrôle.

Conclusion

35On peut ici parler d’un véritable « assemblage » autour du NLEP, selon le sens que A. Ong et S.J. Collier donnent à ce terme : « an assemblage is the product of multiple determinations that are not reducible to a single logic », voire d’un assemblage global dans la mesure où : « global implies broadly encompassing, seamless, and mobile ; assemblage implies heterogeneous, contingent, unstable, partial, and situated » [2005, p. 12]. Avec néanmoins des hiérarchies qui prévalent au rassemblement des acteurs. Ces hiérarchies ne sont pas le fait d’une imposition mais au contraire d’une inscription tacite de l’ensemble des acteurs qui distribuent l’aide et prodiguent assistance dans une idéologie de la responsabilité comme exigence de soi et attente de l’Autre, et selon une complémentarité dont l’efficacité serait l’objet. Dans cette perspective, les oppositions ou les résistances aux politiques ne peuvent s’exprimer puisque les dispensateurs privés de l’aide ne représentent nullement la société civile. Leur inscription du côté des politiques de santé leur ôte le statut de représentants des bénéficiaires qui, eux seuls, se voient appliquer de manière disciplinaire les devoirs de la responsabilité, dans leur corps et le rapport qu’ils y entretiennent. Peut-être est-ce à partir de là qu’il faut comprendre la distinction faite en Inde entre ONG et activistes. Si les premières sont considérées comme des auxiliaires de l’État par les seconds, cette distinction relève aussi de la nature de la relation aux bénéficiaires et du type de hiérarchie qui en découle : une relation d’extériorité concernant les ONG qui, à travers l’aide et l’assistance prodiguées, sont en situation de domination, à la différence des groupes d’activistes réunis par une inscription politique commune où la hiérarchie est de fonctionnement interne.

Notes

  • [*]
    Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative. UMR 7535, Université Paris X, fabmartin92@hotmail.com.
  • [1]
    Les données présentées ici ont été rassemblées lors d’enquêtes réalisées entre 1998 et 2004 dans le cadre d’une thèse d’ethnologie. L’objet d’étude, une communauté de lépreux basée à Jodhpur, nécessitait de s’intéresser aux différents acteurs impliqués dans le devenir de ses résidents, à commencer par les deux ONG – française et indienne – investies au sein de cet espace. C’est dans cette perspective que nous sommes entrés en contact avec l’ONG indienne qui nous a permis, au cours de ces années, d’accéder librement à l’ensemble de ses actions sur le terrain, de ses archives et de ses relations, ce dont nous lui savons gré.
  • [2]
    National Leprosy Eradication Programme, National Institute of Health and Family Welfare, New Delhi, 1988, p. 15.
  • [3]
    On trouve d’abord une commission nationale dépendante du Ministère de la santé et chargée de définir la politique et les grandes orientations du programme (la National Leprosy Eradication Commission). De cette commission dépend un comité responsable de la coordination de l’ensemble des activités (le National Leprosy Eradication Board). Viennent ensuite les conseils de santé propres à chacun des États ou des territoires d’Union (Directorates of Health Services). Chacun de ces conseils est doté d’un service consacré à la lèpre (Leprosy Bureau) qui se décline en bureaux au niveau du district (Leprosy Office). De là dépendent les infrastructures comme les unités de contrôle de la lèpre, les centres de dépistage, d’éducation et de traitement (SET centres), les centres urbains anti-lèpre et les hôpitaux. La structure du programme reprend ainsi le découpage administratif indien dont on retrouve les trois niveaux : centre, états, districts.
  • [4]
    Ce financement accordé pour la période 1995-2000 correspond à la première phase du soutien de la Banque mondiale qui fut ensuite reconduit pour une période de cinq ans.
  • [5]
    Sous le vocable « organisation de volontaires » sont regroupées des organisations missionnaires, des organisations hindoues, des ONG locales et des ONG internationales. Parmi les organisations indiennes les plus connues on peut mentionner la Hind Kusht Nivaran Sangh (New Delhi), la Gandhi Memorial Leprosy Foundation (Wardha), la Hindu Mission (Madras) ou encore la Kashi Kusht Seva Sangh (Varnasi). Parmi les organisations internationales citons The Leprosy Mission, German Leprosy Relief Association, Emmaus Suisse, La Fondation Damien, Raoul Follereau, Italien Leprosy Association. C’était déjà sur l’intervention de certains de ces organismes que reposait pour beaucoup le NLCP.
  • [6]
    Ce décalage rompt littéralement avec les politiques d’indépendance qui façonnaient jusqu’à la fin de la dynastie des Nehru la souveraineté de l’État en Inde.
  • [7]
    Ainsi qu’il est stipulé sur la page de présentation de son site www.who.int/about/fr.
Français

Résumé

Cet article se donne pour objet de réflexion la notion de « bonne gouvernance » à travers l’analyse des articulations entre ONG, État et institutions internationales. À partir de l’exemple d’une ONG active dans le domaine de la lèpre en Inde et dont nous considérons les champs et les modalités d’intervention, nous montrons comment se met en place un vaste processus participatif marqué par la délimitation fonctionnelle des tâches et le séquençage des responsabilités. Ainsi peut-on dire que la « bonne gouvernance » introduit, au-delà d’une participation chacun à son niveau à la diffusion des valeurs qui lui sont sous-jacentes, la fin du paradigme administratif reposant sur la dilution de la responsabilité. En cela l’« égalité » de l’ensemble des acteurs au détriment d’une prédominance de l’État fait de la « bonne gouvernance » un principe non pas tant de réduction du pouvoir de l’État que de réorientation de ses fonctions d’administration.

Mots-clés

  • ONG
  • Inde
  • lèpre
  • politiques de santé publique
  • participation
  • responsabilité
  • gouvernance

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Fabienne Martin [*]
  • [*]
    Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative. UMR 7535, Université Paris X, fabmartin92@hotmail.com.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2011
https://doi.org/10.3917/autr.035.0097
Pour citer cet article
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