CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction : la société civile, nouvel acteur du système mondial

1L’irruption de la société civile transnationale sur la scène mondiale a nourri l’espoir d’une véritable inflexion du cours de la globalisation néolibérale. Désormais, face à la toute puissance du marché mondialisé, de son idéologie (le néolibéralisme), de son lieu de discussion (le Forum économique mondial de Davos) et de ses institutions (le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l’Organisation mondiale du commerce... et les États néolibéraux), les centaines de millions de laissés pour compte de la mondialisation auraient, eux aussi, leur porte-parole et pourraient faire retentir leurs voix dissidentes. À la mondialisation par le haut, satisfaisant les intérêts des élites néolibérales, viendrait enfin répondre la mondialisation d’en bas [Falk, 2000], celle des nouveaux damnés d’une terre devenue globalitaire [Santos, 2000] qui proclament qu’un autre monde est possible.

2Dans cette perspective, la société civile s’impose tel un nouveau Tiers état qui, pour paraphraser Sieyès, n’a eu que peu de poids dans l’ordre économico-politique mondial et veut, désormais, être quelque chose. Elle a d’ailleurs déjà fait sa révolution. La Bataille de Seattle [Barlow, Clarke, 2002], terme désormais consacré pour qualifier les violentes manifestations qui ont entourées la troisième réunion ministérielle de l’OMC en novembre 1999, symbolise aujourd’hui l’acte de naissance de ce troisième pouvoir qui, à côté des Gouvernements et du Marché, entend peser de tout son poids pour changer la face de la mondialisation [Perlas, 2003]. En effet, la reconnaissance de la société civile, comme l’un des piliers de la triarticulation [1] du système mondial, suppose la reconfiguration des relations internationales, souvent analysée en terme de passage du vieux multilatéralisme étatique, ou traditionnel, au nouveau multilatéralisme pluri-acteurs, ou complexe [Higgott, 2000 ; O’Brien, Goetz, Scholte, Williams, 2000], qui se traduit par la redéfinition à la fois des acteurs, des enjeux, des lieux et des modes de négociation et de règlement des différends, voire de résolution des conflits.

3Cependant, aussi séduisant soit-il, il convient de ne pas se laisser emporter trop loin par cet élan d’optimisme. Plusieurs nuages menaçants viennent assombrir l’horizon radieux de cette gouvernance mondiale en gestation. Tout d’abord, depuis les événements du 11 septembre 2001, la propension des États-Unis à emprunter la voie de l’unilatéralisme tend à relativiser grandement l’éventuel passage au multilatéralisme complexe. De plus, en faisant l’hypothèse du caractère conjoncturel de l’aventurisme états-unien, il convient de s’interroger sur l’influence réelle de cette portion de la société civile qui choisit de jouer le jeu de la gouvernance mondiale dans le cadre de ce multilatéralisme complexe. Ce qui, d’un point de vue stratégique par rapport à l’objet spécifique dont nous entendons traiter ici, débouche sur l’interrogation suivante : dans le but de promouvoir une plus grande équité dans le commerce mondial et de mieux partager les fruits du développement, convient-il de confronter les organisations internationales à caractère économique de l’intérieur, ou de l’extérieur ?

4Dans cette perspective, nous aborderons le cas d’une organisation internationale fondamentale dans la régulation néolibérale des sociétés contemporaines [Canet, Duchastel, 2004], notamment du fait du poids qu’elle exerce sur la libéralisation des échanges et des rapports que ses politiques économiques génèrent entre les pays du centre et de la périphérie du système mondial : l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Notre propos visera à voir comment, parallèlement à une ouverture de ses structures institutionnelles et de son mode de fonctionnement à une certaine société civile transnationale, notamment lors de ses Conférences ministérielles, l’OMC en viendra ou non à tenir compte des propositions de ce nouvel acteur dans l’élaboration de ses politiques. En somme, la gouvernance mondiale constitue-t-elle une réelle opportunité de changement des pratiques et de la culture politiques, ou se réduit-elle à une simple idéologie de légitimation d’un système mondial voué à la préservation des intérêts du secteur privé des pays du Nord ?

L’OMC, son histoire, sa mission, son mode de fonctionnement

5Le projet de construction d’un organisme international pour réguler le commerce date de l’après-guerre et s’inscrit dans le contexte de reconstruction et de restauration économique de l’Europe. La Charte de la Havane (1947) énonce alors l’idée selon laquelle il existe un lien entre la libéralisation du commerce et le développement. Quelques années plus tard, le GATT (General Agreement on Trade and Tarification) naîtra dans l’optique d’« assurer la sécurité et la prévisibilité de l’environnement commercial international pour les milieux d’affaires et un processus continu de libéralisation du commerce qui soit propice au développement de l’investissement, à la création d’emplois et à l’expansion des échanges » [Holly, 2002, p. 210].

6Mais la naissance d’une organisation mondiale du commerce est retardée par les conflits et les disputes entre les pays développés et les pays sous développés qui donneront lieu à la formation d’alliances, notamment au sein de la Commission des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Si les années du cycle d’Uruguay (1986-1994) qui ont menées à la création de l’OMC témoignent de la diffusion et de l’adoption des idées néolibérales dans le cadre du GATT, les dernières années (1995-2004) se caractérisent néanmoins par un processus de cristallisation des positions des différents groupes, principalement sur les axes Nord/Sud et États-Unis/Union européenne [Deblock, 2002]. Notamment sur les enjeux de l’agriculture, l’Europe et les États-Unis s’opposent souvent, tout comme le font les pays en développement et les pays développés, particulièrement autour des questions de soutien interne et de dumping. Il est important de comprendre cette dynamique dans la mesure où l’existence de l’OMC repose d’abord sur l’accord et la participation des États et que ce sont les stratégies et les rapports de force entre ces derniers qui « dessinent la physionomie de l’organisation, [de telle sorte que] les inégalités structurelles de l’économie internationale transparaissent au niveau institutionnel » [Abbas, 2002, p. 46].

7La Conférence ministérielle est l’autorité suprême de l’OMC. Se réunissant à intervalle de deux ans au maximum, la Conférence ministérielle a la responsabilité de prendre des décisions sur toutes les questions liées aux accords multilatéraux de commerce. Au sein de cette instance le système de prise de décision par consensus hérité du GATT reste la règle, bien que des exceptions soient prévues dans certaines circonstances. Entre les périodes de siège de la conférence, c’est le Conseil général qui mène les activités courantes de l’OMC. Le Conseil général, qui compte un représentant de chaque membre, agit simultanément comme Organe de règlement des différends (ORD) et comme Organe d’examen des politiques commerciales.

8Deux logiques président lors des négociations et de l’adoption des règlements à l’OMC. La première est une logique de délibération diplomatique (pression par les pairs) qui existe aussi dans la plupart des organismes internationaux. La deuxième est une logique juridictionnelle, c’est-à-dire d’application de règlements formels. Mais cette dernière n’est pas exclusive, car même au sein de l’ORD, c’est la logique de délibération diplomatique qui prime [Loungnarath, 2002]. Ainsi, même si les rapports officiels au sujet d’une question conflictuelle sont pensés et rédigés par un groupe spécial indépendant et parfois par l’Organe d’appel (OA), il reste que l’adoption des rapports se fait sur le mode diplomatique à l’intérieur de l’ORD.

9Selon Loungnarath, le mécanisme de règlement des différends contribue à l’efficacité, à l’évolution et à l’actualisation du cadre de l’OMC, mais il a aussi pour effet de rendre le droit commercial international de l’OMC indépendant des autres sphères du droit international. D’ailleurs, le chef de la délégation indienne à l’OMC, Srinivasan Narayanan, affirmait en 2000 que l’Organe d’appel de l’OMC « est l’institution la plus puissante du monde, plus puissante encore que le G-8 » [Capdevila, 2000] [2]. Ces considérations sont primordiales pour comprendre l’intérêt qu’ont les Organisations non gouvernementales (ONG) à prendre part au fonctionnement de l’organisation.

La politique d’ouverture de l’OMC au secteur non gouvernemental

10Si le GATT ne contenait aucune disposition prévoyant une quelconque interaction avec la société civile, cette lacune fut comblée lors de la création de l’OMC en 1995. En effet, il est stipulé à l’article V alinéa 2 de l’Accord instituant l’organisation mondiale du commerce que « Le Conseil général pourra conclure des arrangements appropriés aux fins de consultation et de coopération avec les organisations non gouvernementales s’occupant de questions en rapport avec celle dont l’OMC traite » [3].

11Afin de détailler davantage la nature de cette relation nouvelle entre l’OMC et la société civile, le Conseil général de l’organisation a adopté, en juillet 1996, les Lignes directrices pour les arrangements concernant les relations avec les organisations non gouvernementales. Il y est précisé que « les Membres reconnaissent le rôle que les ONG peuvent jouer pour mieux informer le public des activités de l’OMC et conviennent à cet égard d’améliorer la transparence et de développer la communication avec les ONG ». Dans cette perspective, le Conseil recommande que les documents émanant de l’organisation soient rendus publics plus rapidement, notamment par l’utilisation d’une base de donnée électronique. Dans la même veine, il suggère l’organisation de symposiums portant sur des questions spécifiques relatives à l’Organisation auxquels seront conviées les ONG. Enfin, il donne, de manière informelle, la possibilité aux ONG de transmettre des notes d’information aux membres de l’organisation, par le biais de documents déposés à l’attention des délégations auprès du secrétariat.

12Remarquons cependant que, compte tenu du fait que l’OMC est à la fois un traité intergouvernemental juridiquement contraignant qui établit des droits et des obligations entre ses membres (logique juridictionnelle) et une enceinte pour des négociations (logique de délibération diplomatique), il est clairement exprimé au point six de ces Lignes directrices qu’il « ne sera pas possible de faire participer directement les ONG aux travaux de l’OMC ni à ses réunions ».

13En juillet 1998, le Directeur général de l’OMC, Renato Ruggiero, annonce la mise en œuvre d’un plan visant à renforcer la coopération avec les organisations non gouvernementales. Celui-ci se situera dans la droite ligne des mesures précédentes visant à faire des ONG des agents informés de relations publiques de l’OMC. Il consistera en effet essentiellement en l’organisation de réunions d’information sur les travaux des Comités et Groupes de travail de l’OMC, à l’intention des ONG, ainsi qu’à la création, sur le site Internet de l’organisation, d’une section spéciale comprenant l’ensemble des renseignements pertinents pour la société civile (dates des symposiums et réunions, procédures d’accréditations et échéanciers d’inscription…). De plus, afin de formaliser davantage la capacité des ONG à transmettre, elles aussi, des informations aux membres de l’OMC, une liste des notes d’information communiquées par les ONG au Secrétariat est établie chaque mois et distribuée aux délégations pour information. Toujours dans cette même volonté de transparence et de promotion de l’accès aux renseignements, un bulletin d’information mensuel électronique est à la disposition des ONG depuis avril 2000. Finalement, depuis mai 2002, le délai de restriction limitant l’accès aux documents produits par l’organisation a été réduit (de 8 à 9 mois il a été ramené de 6 à 12 semaines).

14L’analyse formelle de cette politique d’ouverture suggère donc que les ONG semblent n’être considérées par l’organisation que comme de simples relais d’information auprès de l’opinion publique et non comme des sources de savoirs spécifiques qu’il conviendrait de prendre en compte dans le processus de négociation afin d’aboutir à des décisions plus équitables pour tous. Elles sont pourtant nombreuses ces ONG à cogner à la porte de l’organisation, à vouloir participer aux réunions ministérielles et autres symposiums et à soumettre des documents auprès du secrétariat de l’organisation. Aussi limité soit-il, ce pouvoir d’influence exerce malgré tout un fort pouvoir d’attraction. L’OMC constitue donc un objet de convoitise, mais auprès de qui au juste, et dans quel but ?

Investir un nouveau cadre d’action : représentation et influence des ONG à l’OMC

15Comme nous venons de le voir, l’OMC accorde une place minimale aux acteurs du secteur non gouvernemental dans son processus de fonctionnement. Confinées à un rôle de relais publicitaire, les organisations de la société civile ne peuvent participer directement aux travaux et réunions officielles. Remarquons cependant que l’OMC n’en a pas moins instauré un cadre formel au sein duquel ces organisations peuvent inscrire leurs différentes stratégies d’action, ce qu’elles ne manquent d’ailleurs pas de faire. Dès lors, afin de prendre toute la mesure du rôle que la société civile est amenée à jouer au sein de l’OMC, il convient de développer une analyse à plusieurs niveaux.

16Tout d’abord, en nous plaçant du point de vue de l’Organisation, nous rendrons compte de la manière dont l’OMC se représente le secteur non gouvernemental et surtout les diverses modalités officielles d’action de celui-ci qui vont en découler. Pour cela, une rapide comparaison avec les autres représentations disponibles dans le discours global des organisations internationales s’avère nécessaire afin de rendre compte de la logique sous-jacente à ce genre de reconnaissance. Ensuite, à la lumière de ce type de représentation préconisé à l’OMC, nous dresserons un tableau statistique partiel des différentes organisations qui composent cette nébuleuse d’ONG participant aux Conférences ministérielles de l’OMC. Cela nous permettra de déceler, au-delà de la définition englobante, la nature des différents intérêts en présence et leur poids relatif. Enfin, dans le but de confronter les différentes hypothèses que les analyses sémantique et statistique nous permettront de soulever, nous nous livrerons à une analyse empirique des différentes tractations entourant le dossier du coton lors de la cinquième Conférence ministérielle qui s’est tenue à Cancún (Mexique) en 2003.

Analyse sémantique : une définition en vue de l’action

17S’il apparaît indéniable que le secteur non gouvernemental occupe une place grandissante sur la scène internationale, remarquons cependant que cette reconnaissance croissante va de pair avec une représentation sans cesse plus rationalisée et ordonnancée de ce secteur non gouvernemental par les organisations internationales concernées, et qui débouche sur une configuration particulière de l’espace délibératif transnational.

18Au regard des documents émanant des différentes conférences thématiques internationales organisées sous l’égide de l’ONU depuis le début des années 1990, nous pouvons identifier trois manières de définir le secteur non gouvernemental dans l’espace transnational, chacune impliquant des logiques d’actions différentes. L’usage de l’appellation Organisations non-gouvernementales (ONG) fait partie du vocabulaire classique des organisations internationales depuis la Seconde Guerre mondiale. Il renvoie à un univers composite où de multiples groupes d’intérêts se rassemblent avec pour seul point commun celui d’apparaître comme le versant négatif des acteurs légitimes du système international, soit les organisations gouvernementales. Depuis la fin des années 1990, et notamment la Session spéciale de l’Assemblée Générale sur la Conférence internationale sur la population et le développement (1999), l’appellation de Société civile tend à s’imposer pour caractériser cet univers du non gouvernemental. Ce terme employé, au singulier, semble englober principalement la multitude d’ONG, jusqu’à ce que le terme de secteur privé s’affiche à côté du précédent, à partir de la Session spéciale de l’Assemblée générale sur le Sommet mondial sur le développement social et au-delà (2000), formant ainsi l’un des deux pôles constitutif de la société civile. Finalement, la Conférence internationale sur le financement du développement qui s’est déroulée à Monterrey (Mexique) en mars 2002, consacre l’adoption d’une nouvelle terminologie, celle de Stakeholders. L’emploi de ce terme, issu du jargon de la finance et qui pourrait se traduire par partie prenante ou encore partenaire, conduit à deux importantes conséquences. Tout d’abord, il permet l’autonomisation du secteur privé par rapport à la société civile, conduisant par le fait même à une restriction de la définition de celle-ci et la mise de ces deux entités sur un même pied d’égalité. Ensuite, puisque les Organisations internationales et les États se voient eux aussi reconnaître le statut de Stakeholder (mais à un niveau différent puisqu’eux sont des Stakeholders officiels alors que la société civile et le secteur privé sont des Stakeholders non officiels), cela conduit à estomper la distinction entre les secteurs gouvernemental et non gouvernemental, impliquant ainsi une nouvelle conception des rapports, sous l’angle de la gouvernance, entre ces quatre entités.

19Dès lors, les différentes organisations internationales vont pouvoir puiser dans ce champ sémantique les représentations qui vont le mieux correspondre à leur stratégie de reconnaissance et d’ouverture au secteur non gouvernemental. L’OMC a choisi la voie du conservatisme en continuant de se référer à la notion d’ONG afin de qualifier cet ensemble hétéroclite de nouveaux acteurs. Or, cette évolution du mode de représentation du secteur non gouvernemental n’est pas sans incidence sur les modalités concrètes de sa participation à l’espace délibératif mondial. En effet, alors que les représentations symboliques du secteur non gouvernemental sous la forme d’Univers des ONG ou de Société civile impliquaient le même type de participation de ce secteur conservant sa spécificité, l’apparition du terme Stakeholders, en ce qu’il implique la disparition par fusion de la dichotomie gouvernemental/non gouvernemental, entraîne une modification profonde du mode de participation. Représenter le secteur non gouvernemental sous la forme de la nébuleuse des ONG ou de la société civile conduit à confiner ces acteurs aux modalités classiques d’inclusion, c’est-à-dire au statut d’observateur à participation limitée (orale et écrite). Les organisations n’ont en aucun cas un rôle de négociateur. En revanche, la notion de Stakeholders implique une participation à géométrie variable, se déclinant en trois dimensions : observateur à participation limitée (écrite), consultation ponctuelle (multistakeholders roundtable qui se multiplient en marge du processus officiel) et communication virtuelle en tout temps (par le biais d’Internet). Un tel processus a pour ambition affichée de favoriser le dialogue entre les multiples partenaires, de façon à ce que tous les points de vue soient exposés et qu’une décision, la plus éclairée possible, soit finalement prise par les délégations officielles.

Analyse statistique : au-delà du discours englobant, une diversité d’intérêts

20À la lumière de l’analyse sémantique précédente, nous pouvons supposer qu’à l’OMC, outre le fait que l’utilisation du concept d’ONG (et non de Stakholders) en vienne à limiter la capacité formelle d’intervention des acteurs non gouvernementaux, il permet aussi de ne pas faire la distinction entre les organisations qui, au sein de l’univers du non gouvernemental, défendent les intérêts mercantiles du secteur privé et celles plus largement dédiées à la défense d’intérêts collectifs de dimension sociale et que l’on rassemble généralement sous le terme de société civile (organisations environnementalistes, développementalistes, syndicats, associations paysannes, associations de consommateurs…).

21Ainsi, dans le but de mieux cerner les composantes de cette nébuleuse d’ONG qui participe au processus formel de l’OMC, et surtout de mesurer leur poids statistique relatif, nous avons analysé les listes des organisations qui ont été accréditées lors des cinq conférences ministérielles de l’OMC, soit Singapour (9-13 décembre 1996), Genève (18-20 mai 1998), Seattle (30 novembre-3 décembre 1999), Doha (9-14 novembre 2001) et Cancún (10-14 septembre 2003). En croisant les informations disponibles sur les sites Internet de l’OMC et de chacune des organisations répertoriées, nous avons répartis les ONG inscrites selon deux critères de distinction : le premier relatif au pays d’origine de l’ONG, le second au type d’intérêt défendu. Cela nous a donc fourni quatre catégories de classement : les ONG provenant des pays du Nord, puis du Sud, celles dédiées à la défense des intérêts économiques du secteur privé et celle oeuvrant dans le champs des intérêts sociaux et environnementaux de la société civile. Notre étude nous a permis de noter que les ONG issues de pays du Sud ne représentaient que 30 % de l’ensemble des organisations présentes lors de la réunion ministérielle de Singapour (1996). Taux de participation record puisque les niveaux de participation d’ONG provenant des pays du Sud demeureront en deçà pour les quatre réunions suivantes (17 % à Genève, 14 % à Seattle, 23 % à Doha et 26 % à Cancún). Pour ce qui concerne le type d’activité, l’écart est moindre tout en demeurant très significatif. Les organisations dédiées à la promotion des intérêts de la société civile représentaient 56 % des organisations présentes à Singapour (1996), 64 % à Genève (1998), 49 % à Seattle (1999), 53 % à Doha (2001) et 58 % à Cancún (2003). Ainsi, notons qu’en moyenne, trois ONG sur quatre qui participent aux réunions ministérielles de l’OMC sont issues de pays du Nord et pratiquement une sur deux représente les intérêts de la société civile.

22Une importante mise en garde doit être ici formulée. En effet, les chiffres que nous tirons de notre analyse statistique ne visent qu’à déconstruire le mythe de l’homogénéité de l’univers des ONG. D’ailleurs, le choix partial de nos deux critères de classification (origine géographique et intérêt défendu) ne visait qu’a démontrer que les clivages Nord/Sud et intérêts du secteur privé/intérêts de la société civile, qui structurent à la fois le champ de la politique mondiale et les rapports de force à l’OMC, se prolongent au sein même de la nébuleuse des ONG conviées aux conférences ministérielles. Cela ne permet aucunement d’affirmer que, même au sein de l’univers du non gouvernemental qui participe de manière limitée aux processus de l’OMC, c’est l’idéologie néolibérale et la défense de l’ordre économique mondial qui prédominent. Pour cela, il aurait fallu étudier minutieusement les objectifs poursuivis par chacune des quelques deux mille organisations recensées. Ce que nous n’avons pas fait. Beaucoup d’ONG originaires de pays du Nord proposent des alternatives à la mondialisation néolibérale, certaines provenant du Sud font l’éloge des présupposés macroéconomiques du Consensus de Washington, quelques représentants du secteur privé militent pour l’investissement responsable, etc.

23Ainsi, sans pour autant sombrer dans les a priori réducteurs (le « méchant Nord » contre le « bon Sud », « l’avide secteur privé » contre « l’altruiste société civile »), ces chiffres nous permettent simplement de noter que lorsque l’OMC s’affiche comme une organisation inclusive et ouverte à la voix de la société civile, c’est une voix bien particulière qu’elle est prête à entendre.

Une analyse empirique : le cas de l’initiative en faveur du coton à Cancún

24Ainsi, le cadre d’action mis en place par l’OMC afin d’accueillir les revendications des ONG s’avère, de par sa représentation de ce secteur, assez restrictif quant aux potentialités d’influence directe véritable. De plus, l’analyse statistique de la participation à ces processus suggère qu’à l’OMC, les ONG s’avancent plutôt en ordre dispersé, voire antagonique. De là à affirmer que les ONG qui participent au processus de l’OMC n’ont finalement aucun pouvoir, il n’y a qu’un pas que nous nous garderons bien de franchir. En effet, l’analyse empirique de la conférence ministérielle de Cancún, notamment sur le dossier du coton, nous révèle que malgré les puissantes limites imposées par ce cadre d’action, la société civile a réussi à mettre en œuvre des stratégies d’action efficaces.

25La dynamique qui a conduit à l’initiative africaine sur le coton [OMCa, 2003] est intéressante à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle plaide pour l’application des règles de l’OMC et des principes de la libéralisation du commerce, et non pour leur limitation. Dans ce cas, les protagonistes africains n’ont pas pris le parti de l’exception en demandant un traitement préférentiel, mais plutôt celui de l’intégration en proposant l’abolition des distorsions dans le commerce. Ensuite, ce cas démontre – et c’est là l’hypothèse que nous suivrons dans cette section – que les acteurs de la société civile peuvent, d’une part, contribuer activement au processus d’élaboration et de rédaction des initiatives portées à l’OMC et, d’autre part, participer indirectement aux négociations grâce aux discussions informelles avec les délégations gouvernementales qui se tiennent entre les séances officielles.

26Afin de confirmer cette hypothèse, penchons-nous d’abord sur la stratégie adoptée par les pays ouest africains soumissionnaires de l’initiative en faveur du coton [4]. Bien que ces derniers argumentent contre les subventions américaines dans le secteur du coton – qualifiant ces dernières d’illégales selon le droit de l’OMC [Diouf, 2003] –, la stratégie adoptée à Cancún n’a pas été celle de la confrontation ni du contentieux. L’affrontement devant l’ORD a plutôt été porté par le Brésil, puissance régionale du continent Sud-américain et protagoniste d’un groupe de pays à forte production agricole alignés sur le renouvellement de l’Accord sur l’agriculture[5]. Pour la plupart des pays africains, l’affrontement avec les États-Unis n’est pas envisageable. Il fallait donc à Cancún miser sur une autre stratégie : la négociation. Dans le cas qui nous intéresse, la démarche de négociation à dès le début été inscrite dans les procédures prévues par les règlements de l’OMC, c’est-à-dire par l’ajout d’une proposition à l’ordre du jour de la Conférence ministérielle.

27Or, le choix de la négociation, tout comme celui de la confrontation, exige de considérables et onéreuses expertises des rouages complexes de l’OMC. Contrairement au Brésil, les pays les moins avancés d’Afrique de l’Ouest disposent de peu de ces moyens. D’autres acteurs, toutefois, constituent de véritables foyers de compétence, notamment en ce qui concerne la structure et la terminologie juridique des accords et des processus de l’OMC. C’est le cas de l’ONG genevoise IDEAS Centre[6] qui se présente comme « une organisation indépendante à but non lucratif dédiée à aider les pays à faibles revenus à intégrer le système commercial mondial […] » [IDEAS Centre, 2005]. L’ONG accomplie cette mission en faisant bénéficier les pays en développement de son expertise. Par ce transfert de capacité, IDEAS Centre permet à ces pays d’exploiter les possibilités inhérentes aux mécanismes légaux et procéduraux que procure le statut de membre à l’OMC. L’objectif de l’intégration des pays en développement dans le multilatéralisme correspond donc à l’esprit de la position africaine véhiculé par l’Initiative en faveur du coton qui assume que, suite à la mise en œuvre de ses modalités, « les subventions au coton seraient entièrement éliminées et le libre marché rétabli pour le commerce international du coton » [OMC, 2003a]. En ce sens, le Make Trade Fair d’OXFAM résonne comme un appel à la mobilisation des pays en développement contre les subventions et autres formes de distorsions des termes de l’échange que l’on observe dans le commerce mondial.

28Comme le souligne IDEAS Centre sur son site Internet, l’organisation a participé à la mise sur pied et à la défense de la proposition africaine sur le coton, ce qui démontre déjà un premier niveau d’intégration des acteurs de la société civile dans les procédures de l’OMC. Mais qu’en est-il de l’influence de ces acteurs lors des rencontres ministérielles où sont débattues les propositions ? Le récit des événements de Cancún permet d’entrevoir une dynamique de négociation où les rencontres informelles ont été mises à profit par les ONG [7].

29Mise tardivement à l’ordre du jour de la conférence, la proposition africaine sur le coton fera l’objet de débats dès la première journée de la rencontre ministérielle, le 10 septembre 2003. Le lendemain, le ton des discussions est donné : malgré l’enthousiasme manifeste du Directeur général de l’OMC, nommé facilitateur du groupe de travail créé sur ce sujet, l’accueil froid réservé à la proposition par les représentants états-uniens annonçait son échec probable. Tout au long des négociations, nous assisterons à un durcissement des positions des pays impliqués dans la problématique cotonnière. Le projet de déclaration « de rechange », rédigé la veille de la clôture de la conférence sous la direction du Président et hôte de la conférence, le ministre mexicain des affaires étrangères – M. Luis Ernesto Derbez – ne reflétait que la position américaine. Cela n’a finalement conduit qu’à accentuer la frustration et a mené à une déclaration finale d’échec ne faisant même pas mention de l’initiative africaine, malgré la tentative ultime de reformulation de la proposition effectuée par les quatre pays soumissionnaires.

30Les commentaires figurant dans les médias suite à la conférence signalent que dès la troisième journée, la dynamique des négociations sur le coton évoluait vers un repli et un renforcement des positions de départ des groupes opposés. Nombreux sont les officiels, les experts et les représentants de la société civile qui ont attribué à l’alliance pays en développement/ONG la responsabilité de l’échec des négociations [The Nation, 2003 ; OXFAM, 2005 ; Reuters, 2003 ; Raghavan, 2003b]. S’il est vrai que bien d’autres explications doivent compléter le tableau de l’échec de Cancún, il n’en demeure pas moins que les ONG présentes dans l’enceinte de la conférence ont bénéficié de l’écoute des pays en développement et notamment des pays soumissionnaires de l’Initiative sur le coton. À cet effet, Carlo Trojan, ambassadeur de la Commission européenne, déclarait lors d’une session plénière sur le bilan de la 5e Ministérielle de l’OMC [8] que les négociations de Cancún ont été marquée par une nouvelle dynamique dans laquelle les membres de l’OMC ont développé « une trop grande tendance à se référer et à consulter leur groupe régionaux [et qu’il y avait] clairement une influence exercée par des ONG dans certains de ces groupes régionaux » [Raghavan, 2003a]. Notons que plusieurs ONG proches des gouvernements africains soumissionnaires de la proposition étaient sur place, comme le montre le registre des ONG accréditées pour la conférence [OMC, 2003b] [9].

31Ainsi, le cas de la proposition des pays africains sur le coton tend à démontrer que la société civile peut intervenir dans la mécanique de l’OMC en dehors des conférences ministérielles grâce à des stratégies d’appui technique aux pays en développement, et au sein même de ces conférences en profitant des réunions informelles pour se faire entendre de ces mêmes pays. Comme en témoignent aussi les documents de la campagne promotionnelle d’OXFAM, une proposition se retrouvant à l’ordre du jour d’une conférence ministérielle peut, par la suite, être portée et diffusée par la société civile. C’est ce qu’entendait d’ailleurs l’ONG IDEAS Centre en écrivant dans une note d’information faisant suite à la conférence de Cancún qu’« une forte pression devrait être maintenue à tous les niveaux, notamment par l’intermédiaire des ONG et de la presse » [IDEAS Centre, 2003].

De la gouvernance à l’OMC : entreprise de relation publique ou inflexion des négociations?

32L’impact des ONG qui répondent à la politique d’ouverture de l’OMC sur les résultats des négociations commerciales ne se laisse pas mesurer facilement. D’une part, nous pouvons attribuer cette difficulté au fait que les négociations au sein de l’OMC restent en grande partie privées et confidentielles. D’autre part, les événements et polémiques impliquant la participation des ONG à l’OMC lors des cinq dernières années laissent entrevoir des dynamiques contradictoires où cette opération d’ouverture peut être considérée, soit comme une simple entreprise de relation publique de la part de l’organisation de régulation du commerce, soit comme une intrusion des acteurs non gouvernementaux dans l’équilibre (ou le déséquilibre) des forces et intérêts en jeu au sein des négociations.

33L’analyse du cadre formel mis en place par l’OMC nous a révélé que les ONG semblent réduites au rôle de courroie de transmission de l’information émanant de l’OMC et adressée à l’opinion publique. Elles se trouvent insérées dans une relation asymétrique de communication où toutes sortes de mécanismes publicitaires sont mis en place pour les tenir informées des activités de l’organisation, sans pour autant qu’elles aient, en retour, une même latitude d’expression. C’est en tout cas ce que tend à montrer le récit du forum public et officiel de dialogue entre ONG et représentants de l’OMC qui fut organisé par ces derniers dans les jours précédents l’ouverture de la conférence de Seattle (1999). Qualifié d’exercice de relation publique autant par les protagonistes de la société civile que par des représentants officiels de certains membres de l’OMC, l’objectif de ce forum n’était pas de prendre en compte les inquiétudes et les critiques des ONG, affirmait Charlene Barshefsky, représentante officielle des États-Unis, mais de leur laisser la chance de s’exprimer : « l’essence de la démocratie est d’inclure chaque parti à la discussion et les laisser s’exprimer, ce qui ne veut pas dire qu’il faut être d’accord avec eux » [Zoll, 1999] [10]. Nous retrouvons cette même attitude dans les activités de préparation de la réunion ministérielle de Cancún en 2003. La volonté officielle de dialogue avec les groupes non gouvernementaux qu’exprimait à cette époque le directeur de l’organisation, Supachai Panitchpakdi, s’est traduite par la tentative de création d’un groupe consultatif d’ONG auprès du directeur général. Toutefois, les ONG impliquées ont vite constaté que cette initiative n’allait pas changer le « fonctionnement informel non transparent et non inclusif de la rédaction des documents et des prises de décision lors du processus devant mener à Cancún et lors de la ministérielle de Cancún en tant que telle » [Raghavan, 2003b] [11]. Ainsi, confinées aux antichambres des salles de réunion et exclues des séances de travail, les ONG ont certes la liberté de manifester leurs positions, par écrit, sans pour autant que qui que ce soit ne soit obligé de les écouter, si ce n’est des oreilles complaisantes. À quoi bon la transparence si, une fois informées, les ONG n’ont aucune possibilité de peser sur le cours des négociations ?

34Pourtant, d’autres indices puisés dans la pratique des acteurs en présence semblent dessiner un tout autre tableau. L’un des aspects les plus appréciables des suites de l’inclusion des ONG au sein des forums de l’OMC, tant limitée soit-elle, est peut-être justement le raffinement de la critique fondamentale qui est adressée à cette organisation : son manque de transparence. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les ONG ont utilisé la stratégie d’ouverture de l’OMC afin de mettre en évidence son opacité. Plutôt que de se transformer en agent de communication sur les bonne pratiques de l’organisation auprès de l’opinion publique, les ONG ont redoublé leur critiques, devenues d’autant plus légitimes qu’elles sont désormais formulées de l’intérieur de l’organisation, notamment concernant les effets pervers, pour les pays les plus défavorisés, du fonctionnement de l’organisation et de son mode de prise de décision.

35Les motifs de condamnation des processus de préparation devant mener aux conférences et aux consensus exigés par le fonctionnement de l’OMC réfèrent généralement au fait qu’ils sont l’œuvre d’un groupe restreint de membres puissants et influents. Dans une lettre rédigées par une dizaine de grandes ONG internationales à l’attention du personnel de direction de l’OMC et des ministres du commerce des pays membres quelques mois avant la rencontre de Cancún, on lit en vingt-trois points les déficits en matière de transparence et de participation que les signataires attribuaient au système de négociation de l’organisation [12]. Dans les grandes lignes, les ONG s’y inquiètent de quatre problèmes principaux. Il s’agit, premièrement, des iniquités produites par le système du consensus, notamment l’existence de deux poids deux mesures parmi les acteurs des consensus (l’accord des pays du Nord étant considéré comme la condition de base de tout consensus alors que l’accord des pays du Sud est perçu comme un élément à rallier au consensus). Deuxièmement, l’agenda est considéré comme trop chargé et les réunions trop fréquentes, ce qui handicape les pays en développement bénéficiant de moins de ressources en terme d’outil et de personnel de négociation. Troisièmement, des pressions politiques sont effectuées à l’endroit des pays du Sud récalcitrants, pressions qui peuvent s’appuyer sur des leviers de développement indépendant de l’OMC (aides au développement du FMI et de la Banque mondiale, ententes bilatérales, etc.). Quatrièmement, l’impossibilité de changer les règles de fonctionnement de l’OMC et de modifier les accords déjà signés à cause du principe de la décision par consensus est aussi critiquée.

36Ainsi, en concentrant leur énergie sur la dénonciation de la marginalisation structurelle de certains membres de l’OMC dans les processus de négociation, les ONG ont su tirer leur épingle du jeu en influençant les positions de certains pays. En effet, l’échec des négociations de Cancún suggère que la position des ONG a trouvé une oreille attentive du côté des pays les moins avancés et des membres du G-20. On peut émettre l’hypothèse que, s’inspirant des méthodes plutôt informelles que suppose le processus de délibération diplomatique sur lequel se construisent les consensus à l’OMC, les ONG ont vite compris l’importance des rencontres privées et ponctuelles et ont développé une stratégie de sensibilisation des délégations des pays les plus défavorisés aux conséquences globales du processus de libéralisation du commerce ainsi qu’au modalités déficientes de prise de décision au sein de l’OMC. Il semble d’ailleurs que plusieurs pays en développement aient si bien intégré le discours des ONG qu’ils en ont eux-mêmes adopté le langage. Il peut être parfois très utile de demeurer dans les antichambres et de hanter les couloirs des lieux de négociation…

Conclusion : Société civile et gouvernance mondiale

37Même si, du fait de leur caractère sensationnel, ce sont les manifestations de rue et les forums alternatifs qui occupent le plus souvent le champ médiatique, il n’en demeure pas moins que le pouvoir grandissant de la société civile sur la scène mondiale se mesure aussi par sa capacité progressive à pénétrer les instances internationales. Une telle reconnaissance officielle ne fait cependant pas l’unanimité au sein de cet univers profondément hétérogène. Plusieurs peuvent condamner ce qu’ils considèrent comme une forme de récupération. Dans cette perspective, c’est sur sa capacité à provoquer une réelle inflexion de la mondialisation néolibérale dans le sens d’une plus grande équité, par le biais de sa participation aux structures de gouvernance mondiale, que la frange réformiste de la société civile mondiale pourra légitimer son parti pris. L’étude de la participation des ONG au sein du processus de l’OMC nous permet de tirer trois conclusions en la matière, qui prennent la forme d’un présupposé, d’un défi et d’une note d’espoir.

38Remarquons tout d’abord que l’OMC ne s’est pour l’instant que très timidement avancée sur le chemin menant à l’instauration de réelles structures de gouvernance construites autour de l’idée de dialogue multi-acteurs et de processus large et inclusif de négociation. En ne considérant les ONG que comme des relais d’information auprès de l’opinion publique, l’OMC n’a pas véritablement instauré un climat de relation symétrique entre ces nouveaux acteurs du système mondial. Les rapports de méfiance et d’antagonisme se sont perpétués, conduisant les ONG à poursuivre, de l’intérieur, leur lutte contre l’organisation, plutôt que d’adopter une démarche constructive de travail collaboratif, comme la prône l’idéologie de la gouvernance. Dans cette perspective, comme le démontrent les exemples de Seattle et Cancún, les victoires de la société civile sont synonymes d’échec des négociations et de l’OMC. Il est difficile, dans un tel contexte, de penser que l’OMC fonctionne selon le schéma idéal de la gouvernance mondiale. Ce n’est pas par l’instrumentalisation de la société civile à des fins publicitaires que l’OMC pourra répondre au manque de transparence dont elle est accusée, tout comme les autres institutions internationales à vocation économique. Ainsi, le présupposé de départ pour une action réellement efficace des partisans de la gouvernance mondiale, c’est que les organisations internationales, détentrices par délégation du pouvoir souverain, acceptent de jouer le jeu d’une réelle ouverture aux nouveaux acteurs du système mondial.

39Ensuite, notons que ce phénomène d’ouverture de la sphère délibérative mondiale n’est pas dénué d’ambiguïtés, et peut même apparaître comme une arme à double tranchant. En effet, faire une place au secteur non gouvernemental au sein des instances internationales, c’est certes permettre à la société civile d’exprimer ses multiples revendications dans une perspective de bien commun, mais c’est aussi donner la parole au secteur privé et à la promotion de ses intérêts mercantiles. En somme, la gouvernance mondiale est aussi une boîte de Pandore qui, sous prétexte de favoriser une plus grande démocratisation de la régulation mondiale, viendrait renforcer la capacité de lobbying du secteur privé. Le défi de la société civile réformiste consiste ainsi à surmonter la concurrence du secteur privé afin de mettre la gouvernance mondiale au service du plus grand nombre.

40Enfin, constatons que, malgré les limites imposées par le cadre d’action formel, la société civile réformiste évoluant au sein de l’OMC a su tirer son épingle du jeu et démontrer une capacité d’influence réelle sur le cours des négociations. En sensibilisant aux causes qu’elle défend certains membres de l’organisation, notamment dans les rangs des pays du Sud, la société civile a pu contribuer à faire échouer certains accords inéquitables pour les pays en développement. La tâche est immense et la lutte s’avère longue, mais ce pouvoir d’action, aussi réduit soit-il, permet de nourrir l’espoir de véritables changements de fond. Le déroulement de la prochaine conférence ministérielle de l’OMC qui aura lieu à Hong Kong en décembre 2005 nous permettra de juger des avancées de la gouvernance mondiale.

Notes

  • [*]
    Groupe interdisciplinaire de recherche sur les Amériques (GIRA)-INRS-UCS (Montréal) et Chaire MCD-UQAM. L’auteur tient à remercier Guillaume Jacques pour sa contribution à la recherche, ainsi que le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour son soutien financier.
  • [**]
    Chaire de recherche du Canada en Mondialisation, Citoyenneté et Démocratie, Université du Québec à Montréal.
  • [1]
    Selon Nicanor Perlas, suite à la prise de conscience de Seattle en 1999, la société civile a pris « sa place à côté des Gouvernements et des instances du Marché, dans le cénacle des institutions clé qui déterminent aujourd’hui l’orientation et la nature de la mondialisation » [Perlas, 2003, p. 31]. Elle incarne le pouvoir culturel qui doit désormais prendre place aux côtés des pouvoirs politique et économique.
  • [2]
    Notre traduction.
  • [3]
    Pour accéder à l’ensemble des documents cités, consulter le site Internet de l’OMC à l’adresse suivante : http://www.wto.org.
  • [4]
    Il s’agit du Bénin, du Burkina Faso, du Mali et du Tchad. L’Initiative sectorielle en faveur du coton fut également appuyée par leurs alliées des pays les moins avancés (PMA), des pays de l’ensemble ACP (Afrique, Caraïbe et Pacifique) et les membres de l’Union Africaine.
  • [5]
    La plainte déposée en 2002 par le Brésil devant l’Organe de règlement des différends fut portée en appel par les États-Unis suite à la décision de l’ORD de condamner les subventions états-uniennes. Dans son jugement final « L’Organe d’appel recommande que l’Organe de règlement des différends demande aux États-Unis de rendre leurs mesures, dont il a été constaté dans le présent rapport et dans le rapport du Groupe spécial, modifié par le présent rapport, qu’elles étaient incompatibles avec l’Accord sur l’agriculture et l’Accord SMC, conformes à leurs obligations au titre de ces accords » [OMC, 2005].
  • [6]
    IDEAS Centre est présidée par Arthur Dunkel, ancien directeur général du GATT, et gérée par Nicolas Imboden, ex-diplomate et négociateur Suisse chargé de la coopération économique avec les pays en développement.
  • [7]
    Les informations concernant cette reconstitution du déroulement de la conférence de Cancún ont été tirées d’une analyse des communiqués de l’OMC ainsi que d’une revue de presse.
  • [8]
    Cette plénière se tenait dans le cadre de la 50e session du Trade and Development Board de la CNUCED, à Genève, du 6 au 17 octobre 2003. Le compte-rendu des discussions est disponible en ligne : http://www.unctad.org/Templates/meeting.asp?intItemID=1942&lang=1&m=5993.
  • [9]
    En plus de IDEAS Centre, des associations africaines de producteurs de coton ou de paysans ont sans doute pu être impliquées dans les discussions informelles, notamment l’Association des cotonculteurs africains (ACA), l’Union nationale des producteurs du Burkina Faso (UNPBF), le Réseau des organisations paysannes et des producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA) et l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture du Mali.
  • [10]
    Notre traduction.
  • [11]
    Notre traduction.
  • [12]
    Lettre intitulée « Memorandum on the need to improve internal transparency and participation in the WTO », datée du 13 juillet 2003 et signée par The Third World Network, Oxfam International, WWF International, The Center for International Environmental Law, Focus on the Global South, The Institute for Agriculture and Trade Policy, The Africa Trade Network, The Tebtebba International Centre for Indigenous Peoples’ Rights. En ligne : http://www.twnside.org.sg/trade_10.htm.
Français

Résumé

La société civile occupe une place grandissante sur la scène internationale. En intégrant des organisations internationales fondamentales dans la régulation néolibérale des sociétés contemporaines comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la société civile réformiste entend infléchir le cours de la mondialisation néolibérale dans une perspective plus équitable, notamment à l’égard des revendications des pays du Sud et des secteurs défavorisés des sociétés concernées. Notre propos vise à comprendre dans quelle mesure le cadre d’action résultant de l’ouverture des structures institutionnelles et du mode de fonctionnement de l’OMC, notamment lors des Conférences ministérielles, permet de tenir compte des propositions de ce nouvel acteur dans l’élaboration des politiques commerciales. En somme, la gouvernance mondiale constitue-t-elle une réelle opportunité de changement des pratiques et de la culture politiques, ou se réduit-elle à une simple idéologie de légitimation d’un système mondial voué à la préservation des intérêts du secteur privé des pays du Nord ?

Mots-clés

  • société civile
  • OMC
  • ONG
  • gouvernance mondiale
  • Cancún
  • négociation
  • Stakeholder
  • commerce
  • développement
  • mondialisation

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Raphaël Canet [*]
  • [*]
    Groupe interdisciplinaire de recherche sur les Amériques (GIRA)-INRS-UCS (Montréal) et Chaire MCD-UQAM. L’auteur tient à remercier Guillaume Jacques pour sa contribution à la recherche, ainsi que le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour son soutien financier.
René Audet [**]
  • [**]
    Chaire de recherche du Canada en Mondialisation, Citoyenneté et Démocratie, Université du Québec à Montréal.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2011
https://doi.org/10.3917/autr.035.0161
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