CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Un schéma classique veut que les ONGI (Organisations non-gouvernementales internationales) travaillant dans le tiers-monde soient chargées d’exécuter les programmes financés par des bailleurs de fonds étatiques. Malgré leur volonté de rester indépendantes par rapport aux agences d’aide gouvernementales ou multilatérales, celles-ci font ainsi figure de courroies de transmission des préceptes occidentaux de la « bonne gouvernance », particulièrement en matière de défense des droits de l’homme et de promotion (empowerment) des pauvres. Du Kenya au Salvador en passant par le Cambodge ou le Burkina Faso, elles sont mêmes devenues des acteurs incontournables des politiques de coopération avec les pays en développement. Aussi peut-on se demander ce qu’il advient des prescriptions de la « bonne gouvernance » lorsque lesdites ONGI font défaut et que les partenariats étatiques sont corrompus par des régimes autoritaires.

2En pareil cas, il arrive souvent que les bailleurs de fonds du Nord se rabattent sur les ONG du Sud en cherchant à consolider leur assise institutionnelle et financière. Mais le procédé se heurte à la très grande fragilité du milieu associatif dans les pays en développement [Bratton, 1990 ; Baldwin, 1990 ; Sandberg, 1994 ; Bebbington, Thiele 1993]. En effet, les ONG au sens moderne et formel du terme y sont assez récentes et pas toujours très fiables. À la différence des associations d’originaires et des congrégations religieuses, beaucoup plus anciennes, elles sont parfois créées ex nihilo afin de mettre en œuvre un programme ad hoc. Elles s’apparentent alors à de simples coquilles vides ou à des « sous-marins » susceptibles de relayer dans le tiers-monde les intérêts diplomatiques des organisations intergouvernementales et des pays développés.

3Sur un continent qui fut terre de mission par excellence et où les ONG prolifèrent à présent, le Nigeria paraît assez exceptionnel de ce point de vue. Il incarne d’abord l’exemple type de la « mauvaise gouvernance ». Champion toutes catégories de la corruption et des détournements de fonds publics, qui se chiffrent en milliards de dollars, il connaît une violence endémique et vit sous un régime démocratique frauduleux, quand ce n’est pas une dictature militaire. De surcroît, il compte peu d’organisations de solidarité internationale relativement à la richesse de sa vie associative et à la taille de sa population, la plus importante d’Afrique. Enfin, la plupart des ONG nigérianes se financent par elles-mêmes, sans apports en provenance de l’étranger [1]. Il y a donc lieu de s’interroger sur leur capacité à relayer le concept de bonne gouvernance tel que l’entendent les organisations multilatérales d’aide au développement.

4Le propos est là d’analyser des dynamiques endogènes et non d’apprécier la performance des ONGI à l’aune de la gabegie du premier producteur de pétrole en Afrique. Autant l’absence d’intervenants extérieurs n’explique pas la « mauvaise gouvernance » du Nigeria, autant leur omniprésence n’a nullement garanti la démocratie et la stabilité de pays comme le Rwanda, la Somalie ou le Libéria [Uvin, 1999]. Il convient d’évacuer cette question de l’évaluation pour mieux recentrer le débat sur le rôle politique des associations de développement et de plaidoyer au Nigeria. Évidemment, l’importance des ONG locales oblige d’abord à expliquer pourquoi le géant de l’Afrique dépend si peu de l’aide internationale par rapport aux autres États du continent. Une telle caractéristique doit en l’occurrence beaucoup à la manne pétrolière, qui, n’en déplaise aux théoriciens de la dépendance économique, assure de facto la souveraineté politique du Nigeria. Mais elle tient aussi à la profonde méfiance des autorités – civiles comme militaires – à l’égard des interférences de la communauté internationale : une crainte d’ailleurs partagée par les ONGI elles-mêmes, qui ne cachent pas leur réticence vis-à-vis d’un pays réputé pour son extrême violence.

Les raisons d’une désaffection

5A priori, tout prédestinait le Nigeria à devenir un des principaux récipiendaires de l’aide au développement en Afrique, ne serait-ce qu’à cause de sa taille. À l’Indépendance, des signes annonciateurs indiquaient déjà qu’une partie de l’élite au pouvoir était prête à monnayer les grandes orientations diplomatiques du pays en échange d’une assistance de la communauté internationale, chantage auquel allaient exceller nombre de dirigeants africains du temps de la guerre froide. Dès 1963, par exemple, le leader de l’opposition dans la région Ouest, Obafemi Awolowo, réclamait un rééquilibrage de la balance commerciale avec le Japon, sous peine de boycotter ses produits : et le gouvernement Tafawa Balewa, qui mettait la menace à exécution en 1966, obligeait Tokyo à démarrer son premier programme d’aide et de prêts en Afrique subsaharienne [Owoeye, 1986].

6Mais à partir de 1970, l’exploitation des ressources pétrolières à une grande échelle a bouleversé la donne. Le Nigeria est alors devenu un bailleur de fonds, finançant d’autres pays du tiers-monde comme l’île de Grenade ou l’Angola. Avec le deuxième choc pétrolier de 1979 et la crise économique des années 1980, il a ensuite préféré emprunter de l’argent sur les marchés financiers plutôt que de négocier une aide qui, aujourd’hui encore, représente seulement 0,6 % de son produit national brut. Cette réticence, il faut le noter, n’est pas nouvelle. En effet, après avoir rompu ses relations diplomatiques avec la France et mis fin unilatéralement à la coopération militaire britannique en 1962, le Nigeria n’a guère apprécié l’activisme des organisations caritatives et des Églises venues apporter des secours aux insurgés lors de la guerre de sécession du Biafra (1967-1970), une des premières grandes crises africaines à avoir été autant médiatisée. À l’époque, les ONG ont opéré dans la clandestinité et se sont passées de l’autorisation du gouvernement pour aller approvisionner les rebelles, esquissant avec Bernard Kouchner les idéaux du sans-frontiérisme et de l’ingérence humanitaire. En forçant l’accès aux populations encerclées et affamées dans le réduit biafrais, elles ont notamment été accusées par le Nigeria de soutenir les insurgés car leur pont aérien revenait à casser le blocus des troupes fédérales [2].

7Au sortir du conflit, les missionnaires irlandais, qui n’avaient pas caché leurs sympathies pour les catholiques ibo à l’origine de la sécession, ont alors été expulsés du pays. Au pouvoir à Lagos, le colonel Yakubu Gowon Gowon a refusé toute aide à la reconstruction, accusant la communauté internationale de vouloir ainsi s’acquitter d’un « prix du sang » pour racheter ses compromissions avec les rebelles. Tandis que les nouvelles ressources du pétrole lui permettaient de financer le développement du pays, il invitait également son homologue au Pakistan à rejeter toute proposition d’assistance au moment de la sécession du Bangladesh en 1971 [Burnell, 1991]. Depuis, le ressentiment nationaliste des autorités et de la population n’a pas décru. Aujourd’hui encore, des ONG locales sont dénoncées comme des agents de l’impérialisme parce qu’elles reçoivent des fonds de l’étranger et sont souvent dirigées par des Nigérians ayant suivi des études en Occident [Usman, 1999]. Le gouvernement, lui, reste assez méfiant à l’égard des organisations de solidarité internationale, ainsi qu’en témoigne sa discrétion lors du tapage médiatique organisé en Europe et en Amérique à propos de l’application de la sharia (le droit coranique) dans le Nord musulman du pays en 2001 [Kalu, 2003].

8À dire vrai, les ONGI ne sont pas les dernières à partager cette réticence, en l’occurrence à l’égard de l’État en général et des régimes autoritaires en particulier. Sur le continent, les organisations de développement et de secours, laïques comme religieuses, ont plutôt investi des pays comme le Kenya, le Burkina Faso et le Sénégal. En 1992, par exemple, le Nigeria comptait près de trois fois moins de missionnaires protestants américains (487) que le Kenya pour une population quatre fois plus nombreuse [Hearn, 2002]. De même en incluant les organisations séculaires, le Nigeria ne recensait que 51 ONG américaines en 1983, contre 92 au Kenya [Boynes, 1983]. D’une manière générale, le Nigeria fait plutôt figure de terra incognita, à quelques exceptions près.

ONGI et États du Nord : des convergences d’intérêts

9La relative absence d’ONGI y paraît d’autant plus frappante que les besoins ne manquent pas sur le plan humanitaire. Les niveaux de vie se sont effondrés avec la crise économique, tandis que des affrontements à répétition produisent chaque jour leurs contingents de victimes : un récent rapport gouvernemental, publié en 2004, recense ainsi 53 000 morts en trois ans dans la seule région du Plateau, un des 36 États de la fédération nigériane. Mais les organisations de développement ou de secours préfèrent habituellement travailler dans des pays « connus ». Les ONG françaises, notamment, n’ont pas résisté à un fort tropisme en faveur de l’Afrique francophone et la répartition géographique de leurs activités correspond grosso modo aux grandes implantations de la France dans le monde, comme en témoignent les enquêtes de la Cocodev (Commission Coopération Développement du ministère des Affaires étrangères). En 1987, le pourcentage des dépenses des ONG françaises consacrées à l’Afrique subsaharienne (64,1 %) était quasiment identique à celui de l’aide publique au développement (64,7 %) [Commission Coopération Développement, 1988]. Depuis lors, la chute du Mur de Berlin et le redéploiement de la diplomatie française en direction de l’Europe de l’Est ont consacré l’effondrement de cette part, qui est tombée de 46 % en 1991 à 33 % en 1999 et 25 % en 2001 [Commission Coopération Développement, 2003].

10Abstraction faite de quelques « francs-tireurs », une telle perspective laisse évidemment assez sceptique sur la capacité d’innovation d’ONGI censées aller là où les États ne vont pas. Le constat, à peu près identique en ce qui concerne la Grande-Bretagne et les États-Unis, confirme en revanche la convergence d’intérêts entre les associations de solidarité internationale et leur pays de siège. Aujourd’hui, les agences d’aide gouvernementales ou multilatérales ont d’autant plus de facilités à promouvoir leurs présupposés idéologiques par le canal des ONGI que, dorénavant, celles-ci dépendent davantage des subventions publiques [3]. Dans leur budget, la part de financements institutionnels a sensiblement augmenté : elle est passée de 28 % en 1987 à 40 % en 2001 selon les chiffres de la Cocodev en France, et de 2 % en 1971 à 27 % en 1991 à l’échelle de l’ensemble des pays de l’OCDE (Organisation pour la coopération économique et le développement) [Thérien, 1991].

11Mais évidemment, les associations de solidarité internationale ne sont pas les seuls véhicules susceptibles d’exporter des modèles exogènes de bonne gouvernance. Les pays scandinaves et anglo-saxons, en particulier, ont l’habitude de financer directement des partenaires locaux pour relayer leurs vues sur la démocratie, la promotion des femmes ou les droits de l’homme. Le Nigeria propose un panorama assez diversifié à cet égard. Avec 4 028 ONG recensées en 2000 contre 1 350 en 1980, on y retrouve un peu tous les ingrédients du genre : de puissantes associations d’originaires qui supervisent le développement de leur communauté au moment de l’indépendance ; des OQG (Organisations quasi-gouvernementales) qui consacrent la toute puissance autoritaire de l’État providence lors du boom pétrolier des années 1970 ; des ONG financées par leurs homologues occidentaux pendant la dictature militaire des années 1980 ; enfin, des ONGI arrivées en pleine crise économique et politique dans les années 1990.

12Conjuguées à l’hétérogénéité du pays, entre un Nord musulman et un Sud à dominante chrétienne, ces différences de générations empêchent de dresser un portrait type. Moins perméable aux influences occidentales que la côte, le Nord sahélien, par exemple, compte beaucoup de fondations privées et d’organisations caritatives islamiques. Le nombre d’ONG musulmanes d’envergure nationale y a décuplé, passant de 54 en 1980 à 523 en 2000, et représente désormais 13 % des associations du pays, contre 4 % il y a vingt ans [Mohamed Salih, 2004]. Officiellement, l’État de Kano, un des plus dynamiques de la région, enregistrait ainsi quelque 5 300 associations locales en 1991, dont plus de 2 000 dans la seule ville de Kano [Lucas, 1994]. Le Sud, en revanche, est davantage structuré par des regroupements d’originaires, les tribal unions, qui font figure de « proto-ONG » à base communautaire et ethnique.

Associations d’originaires et développement communautaire

13Dans les années 1950 et 1960, ces dernières construisent en l’occurrence des routes, des écoles, des dispensaires de santé, des puits, des centres culturels, etc. Le domaine éducatif retient beaucoup l’attention. À l’Ouest en pays yorouba, par exemple, l’Egbado Union soutient l’effort des missions chrétiennes en vue de doter la région d’Ibara de ses propres collèges, tandis que l’Ijesha Improvement Society, ou Egbe Atunluse Ile Ijesa, construit une école en 1934 puis un lycée en 1954. À l’Est du Nigeria dans le diocèse de la province de Calabar, l’Ibibio Union, pour sa part, cherche plutôt à s’affranchir du monopole des écoles de missions et parvient à faire démanteler les quartiers de pénitence de l’église catholique. Dès les années 30, l’organisation réussit à financer sur ses fonds propres les études de six lauréats à l’étranger, exploit qui suscite autant l’admiration de la presse nationaliste que des autorités coloniales. La consécration du travail de l’Ibibio Union est l’inauguration, en janvier 1946 à Ikot Ekpene, d’un collège autogéré qui, dix ans plus tard, obtient officiellement un appui gouvernemental et voit son cursus reconnu au niveau national.

14Rétrospectivement, l’engagement des associations d’originaires en faveur du développement de leur communauté apparaît remarquable au regard des pratiques d’un bon nombre d’ONG africaines qui, aujourd’hui, se contentent trop souvent de capter l’argent de l’aide des pays industrialisés [4]. Dans le Sud du Nigeria à l’époque, c’est sur leurs propres fonds que des élites essentiellement urbaines sponsorisent des projets à la campagne. Les premiers fondateurs de l’Ibibio Union, en 1927, sont ainsi des notables de la ville de Calabar qui, l’année suivante, fusionnent leur organisation avec l’Association des Ibibio, montée par des ruraux dans l’arrière-pays. Ils savent parfaitement que les paysans n’ont pas les moyens de s’acquitter d’une cotisation, même facultative. L’adhésion à l’organisation est donc gratuite ; seuls les membres de l’Ibibio Union en dehors de la province ont l’obligation de payer une contribution.

15Les choses se compliquent certes lorsque le colonisateur commence à concéder des prêts aux unions tribales, à la fois pour les surveiller et pour les récompenser de leur fidélité à la Couronne britannique pendant la Seconde Guerre mondiale. Se méfiant des professionnels de la politique, les autorités préfèrent en effet dialoguer avec les associations d’originaires, qu’elles encouragent à choisir les députés nommés au Conseil législatif du Nigeria à Lagos et dont les dirigeants, occidentalisés et éduqués dans les écoles de mission, deviennent des interlocuteurs privilégiés du gouvernement. Mais les rapports avec les Britanniques s’enveniment à mesure que les partis nationalistes en viennent à parler de self-government et que leur discours prend racine dans le pays profond. Le remboursement des dettes contractées par les unions tribales devient alors un moyen de pression pour réfréner les tentations indépendantistes. Les autorités multiplient les obstacles à la collecte de fonds privés et s’agacent de plus en plus des prétentions des associations d’originaires à se substituer au gouvernement en ayant leurs propres établissements « étatiques » [5].

16De fait, les unions tribales, qui avaient fourni les premiers représentants communautaires sur la scène nationale, se laissent prendre dans l’engrenage des luttes partisanes et rompent l’entente cordiale qui avait initialement marqué leurs relations avec les Britanniques. En apparence, aucun lien organique ne les rattache formellement à des formations politiques ; le règlement intérieur de l’Ibibio Union, par exemple, interdit formellement de participer à des élections sans autorisation du conseil d’administration, sous peine de renvoi. Mais l’assise rurale des associations d’originaires représente un formidable enjeu pour les nationalistes établis en ville. En réalité, les unions tribales constituent l’épine dorsale des partis politiques qui se disputent le pouvoir à l’Indépendance en 1960. Le NCNC (National Council for Nigeria and the Cameroons) en pays ibo, l’AG (Action Group) en pays yorouba et le NPC (Northern People’s Congress) en pays haoussa tirent respectivement leurs forces vives de l’Union Ibo (Igbo State Union), de la Société des Descendants d’Oduduwa (Egbe Omo Oduduwa) et du Congrès des Peuples du Nord (Jamiyyar Mutanem Arewa), toutes organisations qui s’officialisent dans les années 1948-1949. À Ibadan, le chef-lieu de la région Ouest, l’AG, qui est dominé par les Ijebu d’Obafemi Awolowo, instrumentalise ainsi la Native Settlers Union pour évincer le NCNC et prendre contrôle du conseil municipal. De même en pays ibo, le NCNC de Nnamdi Azikiwe intègre les unions tribales et compte sur elles pour relayer ses mots d’ordre en milieu rural, ce qui lui évite d’avoir à créer ses propres branches locales [Smock, 1971]. Les organisations ethniques qui tentent de lui résister sont soit combattues ouvertement, soit contournées par des manœuvres de division qui exploitent leurs dissensions internes et réduisent d’autant leur capacité de mobilisation [6].

17Après l’Indépendance, les liaisons dangereuses des unions tribales avec les partis politiques conduisent finalement les associations d’originaires à leur propre perte. Accusées de tribalisme, elles sont dissoutes par les militaires jacobins qui s’emparent du pouvoir en 1966. La parenthèse de la guerre du Biafra, suivie de la victoire des fédéraux, qui ressoude l’unité du pays, n’empêche certes pas les unions tribales de continuer à mailler le pays profond et de se reformer sous couvert d’associations culturelles. Mais celles-ci n’ont plus l’importance d’antan et leur base géographique se rétrécit à mesure que s’accélère l’exode rural et qu’augmente le nombre de migrants en ville. Les grands regroupements ibo ou yorouba cèdent en l’occurrence la place à des associations de plus en plus fragmentées. Engoncées dans des querelles de clochers, beaucoup d’unions tribales recentrent leurs activités sur des questions purement culturelles, administratives et locales. Aux marches méridionales du pays ibo, par exemple, la Ndoki Development Union milite en faveur d’une inclusion dans l’État d’Imo, tandis que ses adversaires de la Ndoki Welfare Association demandent et obtiennent un rattachement à l’État des Rivers [Nwosu, 1998]. Rares sont les associations d’originaires qui parviennent à maintenir, voire susciter des rassemblements ethniques, à l’instar de la Bwatiye Development Association et de la Gwaha Foundation qui, lancées en 1980 et 1993 respectivement, veulent réunifier les Bachama et les Bata de l’Adamawa autour d’une entité commune appelée Bwatiye [Kastfelt, 2003]. Dans la plupart des cas, les unions tribales se divisent plutôt en une multitude de factions rivales. L’Ibibio Union perd ainsi de son influence après le départ d’une organisation dissidente, l’Annang Welfare Union[7].

18Les réalisations des associations d’originaires en matière de développement sont à l’avenant. Si les unions tribales peuvent toujours compter sur les donations d’une majorité des membres de leurs communautés en vue de construire des hôtels de ville, des salles des fêtes ou des palais pour les chefs coutumiers, elles délaissent quelque peu les domaines de l’éducation et de la santé. Le boom pétrolier des années 1970 puis la crise économique des années 1980 contribuent, il est vrai, à réorienter les efforts vers le commerce et l’industrie. Les clubs egbe, les tontines esusu et les groupements parapo des Yorouba, notamment, se mettent à créer des banques populaires afin de favoriser l’accès au crédit et l’investissement [Trager, 2001].

À l’épreuve de l’État providence autoritaire

19Les gouvernements militaires, pour leur part, ne souhaitent pas vraiment soutenir des associations de développement local qui risquent de mettre en évidence les échecs de leur politique économique, voire de renforcer les capacités de contestation de la société civile. Les juntes qui se succèdent au pouvoir tentent plutôt d’institutionnaliser ou de créer de toutes pièces des organisations inféodées, les « OQG ». Afin de combler le retard éducatif de leur région par rapport au Sud du Nigeria, des officiers musulmans du Nord établissent ainsi un Kano Education Development Trust Fund qui, dès 1969, commence à construire et gérer trois lycées. À l’instar d’autres pays africains, les femmes des chefs d’État ont quant à elles leurs œuvres caritatives, de Maryam Babangida à Stella Obasanjo en passant par Maryam Abacha et Amina Abubakar. En 1987, l’épouse du général Ibrahim Babangida (au pouvoir de 1985 à 1993) lance par exemple le Better Life Programme for Rural Women, qui est directement financé par le gouvernement fédéral [Igbokwe, Oparah, 2004]. Par l’intermédiaire du National Council of Women’s Societies, elle se préoccupe également de contrôler la mouvance des suffragettes yorouba qui, dès avant l’Indépendance, avaient réclamé le droit de voter et monté de puissantes organisations féministes, la Women’s Improvement Society en 1948 puis le Women’s Movement en 1952 [Pereira, 2000].

20Bien entendu, ces associations parapubliques n’ont guère les faveurs de la communauté internationale. Les fondations américaines, en particulier, préfèrent financer les organisations de plaidoyer qui, à partir des années 1980, commencent à s’opposer à la dictature militaire. Les défenseurs des droits de l’homme de la CLO (Civil Liberties Organisation, née en 1987), du CDHR (Committee for the Defence of Human Rights, créé en 1989) ou de ND-HERO (Niger Delta Human and Environmental Rights Organisation, depuis 1995) sont ainsi relayés à l’étranger par les médias occidentaux et des agences spécialisées comme Amnesty International en Grande-Bretagne, Greenpeace en Hollande ou Human Rights Watch aux États-Unis. Le delta du Niger retient particulièrement l’attention car c’est là qu’opèrent les multinationales du pétrole et que la junte du général Sani Abacha (1993-1998) réprime dans le sang la protestation des minorités autochtones, notamment les Ogoni et les Ijaw [Obi, 2001].

21Lancée le 11 janvier 1993 par deux militants de la CLO, un architecte ibibio, Nnimmo Bassey, et un avocat ijaw, Oronto Douglas, ERA (Environmental Rights Action) connaît une évolution significative à cet égard. En effet, ses activités se concentrent bientôt dans la région du delta, quitte à délaisser de précédents programmes concernant un projet de barrage à Yobe dans le Nord et la destruction d’une partie de la réserve forestière d’Okumu pour développer la culture d’hévéa de la plantation Michelin d’Osse River dans l’Ouest. Sous les feux de l’actualité, ERA s’associe en l’occurrence à la lutte des Ogoni contre la pollution des compagnies pétrolières et les exactions des forces de sécurité, qu’elle dénonce dans un rapport publié en 1994 et intitulé Terror in Ogoni Land. Un tel positionnement lui vaut bien entendu l’hostilité de la dictature et, en conséquence, la sollicitude des ONGI. Avec l’écologiste britannique Nichols Ashton-Jones et l’avocat ibo Uche Unyeagocha, Oronto Douglas est ainsi arrêté et battu alors qu’il tentait de localiser le lieu de détention de Ken Saro-Wiwa, le fameux écrivain ogoni adopté comme prisonnier d’opinion par Amnesty International et pendu par la junte militaire en 1995.

22L’habileté de Ken Saro-Wiwa, précisément, avait été de donner une dimension internationale à son combat politique en lui assignant une fonction écologiste susceptible de séduire les lobbies verts en Occident. La trajectoire d’ERA, dont la rhétorique mélange la défense des droits civiques et le respect de l’environnement, correspond bien à cette dynamique. Affranchie de la CLO et devenue une association à part entière, l’organisation s’affilie en 1996 au mouvement des Amis de la Terre (« Friends of the Earth ») plutôt qu’à Greenpeace, dont le fonctionnement paraît trop centralisé. Avec son siège à Benin et des bureaux à Lagos, Port Harcourt et Yenagoa, ERA ambitionne à présent d’ouvrir une représentation internationale à Abuja, la capitale fédérale, et d’étendre ses activités en démarrant un programme de lutte contre la désertification du Sahel dans le Nord haoussa. Pour développer son autonomie financière, l’organisation cherche à solliciter la générosité des milieux d’affaires nigérians. Elle ne continue pas moins de dépendre entièrement des subventions des Amis de la Terre, du British Council et des Fondations Ford et McArthur. Sa structure financière révèle ainsi toute la fragilité des ONG du Sud dont le credo « moderne » répond bien aux attendus de la bonne gouvernance mais dont l’enracinement et la viabilité restent fort limités.

Des ONGI au pays de l’or noir

23Parallèlement existent aussi des ONGI qui, elles, ont le soutien des multinationales du pétrole. Au cours des années 1990, les pressions de l’opinion publique internationale et la montée des contestations au Nigeria obligent en effet les compagnies pétrolières à assumer leurs responsabilités sociales et environnementales. D’autres pays en développement connaissent d’ailleurs des évolutions similaires. Au Kazakhstan, par exemple, les compagnies pétrolières soutiennent les départements de santé et d’éducation des gouvernements locaux [8]. En Angola, Chevron Texaco finance pour sa part des programmes de l’agence de coopération américaine USAID (United States Agency for International Development), avec qui elle a signé un accord de partenariat en 2003. Au Nigeria, la particularité est que les compagnies pétrolières préfèrent confier la mise en œuvre de leurs projets de développement à des ONGI comme Pro-Natura ou Africare, et non aux associations locales ou à la NDDC (Niger Delta Development Commission), un organisme étatique à qui elles doivent reverser statutairement 3 % de leur budget annuel.

24Une telle stratégie signale un changement important. Autrefois, les multinationales opérant dans le delta du Niger se contentaient généralement de verser des prébendes à des chefs traditionnels souvent corrompus et peu représentatifs. Mais ce « paternalisme tropical » a vite montré ses limites en termes de développement. En privilégiant les territoires où se trouvaient les sites de production, d’abord, les compagnies pétrolières ont attisé les jalousies et suscité des conflits communautaires. De surcroît, les infrastructures qu’elles finançaient ont rarement abouti et sont restées inutilisées faute de suivi et de concertation avec les bénéficiaires. Écoles sans instituteurs et dispensaires sans docteurs ont caractérisé des localités comme Sangama, où opèrent les Américains de Texaco, les Italiens d’Agip et les Nigérians de Conoil (Consolidated Oil).

25Par contraste, les ONGI, elles, paraissaient plus proches de la population et plus à l’écoute des besoins que les autorités issues de régimes autoritaires et frauduleux. Mieux encore, elles semblaient plus performantes que les instances étatiques de la NDDC et de son prédécesseur, la NDBRA (Niger Delta Basin and Rural Development Authority), dont le projet de riziculture de Peremabiri avait mis dix ans avant de produire la moindre récolte, à des coûts trente fois supérieurs à ceux du marché [Onuoha, 2002]. Pour améliorer leurs relations avec les communautés de la région, les compagnies pétrolières ont donc choisi de diversifier leurs efforts sans renoncer à mener leurs propres programmes de développement dans l’environnement immédiat de leurs unités de travail. Ainsi, les Norvégiens de Statoil, qui exploitent des plates-formes en « deep offshore » au large de Sangoma, près d’Akassa, financent concomitamment des projets locaux, à hauteur de $40 000 en 2003, et, pour un montant bien supérieur, la NDDC et les programmes de Pro-Natura.

26Pour les compagnies pétrolières, un partenaire comme Pro-Natura présente plusieurs avantages. Fondée en 1985 au Brésil et dotée d’un siège international à Paris après la Conférence de Rio en 1992, l’ONG est membre de l’Union mondiale pour la nature et œuvre en faveur du développement durable, ce qui permet de désamorcer les critiques des lobbies écologistes contre la pollution de l’industrie du pétrole. De plus, la Fondation de droit nigérian que Pro-Natura a établie à Akassa en 1997 joue un rôle de catalyseur et a le mérite d’inciter les habitants à s’investir dans les projets qu’ils ont identifiés et qui ont alors plus de chances d’arriver à leur terme, sans rester à l’état de coquilles vides. De ce point de vue, l’ONGI semble bien plus efficace que les multinationales du pétrole, dont le développement n’est pas leur cœur de métier et dont les sous-traitants ont rarement achevé les infrastructures pour la construction desquelles ils avaient reçu de l’argent.

27Autre atout, Pro-Natura paraît très professionnelle. À travers la Fondation d’Akassa, elle agit dans cinq principales directions. Premièrement, elle tente d’améliorer la gestion des ressources naturelles en sensibilisant les communautés locales à la sauvegarde de l’environnement et en poussant le gouvernement à renforcer la législation relative à la protection de la biodiversité. Deuxièmement, elle cherche à développer les systèmes éducatif et sanitaire, par exemple en organisant la formation de sages femmes ou en assurant l’approvisionnement en médicaments des postes de santé. Troisièmement, elle finance la construction de petites infrastructures à échelle humaine plutôt que des grands travaux trop ambitieux pour durer. Quatrièmement, elle veut faciliter l’accès au capital des pêcheurs de la région en garantissant leurs emprunts par le biais de micro-crédits très en vogue chez les bailleurs de fonds occidentaux. Enfin, elle souhaite renforcer les capacités institutionnelles de la communauté, notamment avec la Fondation d’Akassa pour le développement.

28Sur le papier, la démarche s’avère d’autant plus séduisante que ladite Fondation est organisée de façon très démocratique. Avec des comités de type sectoriel (la santé, l’éducation) et corporatiste (les femmes, les jeunes, les Anciens), elle repose sur des petits groupes de base, les « clubs d’épargne » appelés ogbo, qui sont placés sous la coupe d’associations villageoises et, à un niveau supérieur, claniques. L’institution essaie de promouvoir le développement participatif de la communauté et d’étendre son expérience par le biais d’universités « vivantes » où les paysans du delta viennent parler de leurs problèmes. Élu avec un président choisi pour deux ans, son conseil d’administration (board of trustees) a pour fonction d’approuver les projets sélectionnés par la direction ; il comprend dix hommes et dix femmes, ainsi que deux représentants des handicapés de la communauté, un de chaque sexe.

Des dynamiques exogènes

29S’il correspond parfaitement aux canons de la bonne gouvernance, le dispositif ne semble pas moins plaqué de façon assez artificielle sur un substrat vernaculaire a priori peu réceptif. La dynamique exogène du projet relativise de beaucoup les affirmations de Pro-Natura quant au « succès » de ses programmes et à « l’attrait » d’un modèle qui n’aurait « pas été importé mais généré localement » [9]. En réalité, la Fondation d’Akassa se heurte à quatre principaux obstacles : d’abord, elle n’est pas viable sans la présence, l’encadrement, la logistique et, surtout, les subventions des intervenants extérieurs ; ensuite, elle parvient difficilement à atteindre les populations les plus vulnérables ; au contraire, elle tend à renforcer les hiérarchies sociales existantes ; enfin, elle se substitue à l’État sans avoir les moyens de proposer une alternative crédible.

30De fait, la Fondation d’Akassa n’a aucune autonomie financière. Pour alimenter sa trésorerie, elle a certes tenté de commercialiser certaines de ses activités en proposant des formations professionnelles et des enseignements à des prix inférieurs aux tarifs du marché. Mais ses coûts administratifs restent conséquents car elle doit louer ses bureaux sur place, rémunérer les instituteurs et verser des per diem à ses membres statutaires pour qu’ils assistent aux conseils d’administration. En guise de développement participatif, la contribution volontaire de la communauté consiste, au mieux, à fournir une main d’œuvre gratuite dans le cadre de travaux d’utilité collective. Pour le reste, la Fondation d’Akassa, qui avait un budget d’environ $400 000 en 2003, dépend entièrement des soutiens de Statoil, Chevron, BP, Shell, Agip, l’Union européenne, la Banque mondiale, le Programme des Nations Unies pour le Développement, l’Union mondiale pour la nature, les Fondations Léventis et Mac Arthur et les gouvernements français, autrichien, canadien et irlandais.

31Les résultats sont également mitigés en termes de lutte contre la pauvreté. À l’instar d’un bon nombre d’ONG en milieu rural, les programmes de la Fondation d’Akassa bénéficient en priorité aux classes moyennes. Un tel travers, qui a été constaté en Afrique comme sur le sous-continent indien, tient pour beaucoup à une question d’économie d’échelle : les populations les plus pauvres sont précisément les plus difficiles et les plus coûteuses à atteindre. À montant égal, un projet de développement touchera un bien plus grand nombre de foyers s’il ne cherche pas à atteindre les individus les plus vulnérables. Les ONG qui opèrent dans le delta du Niger n’échappent évidemment pas au problème. En général, leurs efforts se concentrent sur les villages que l’on peut accoster en bateau parce qu’ils disposent déjà d’une jetée. En revanche, ils ignorent les familles isolées et dispersées dans la mangrove, qui ne sont pas insérées dans une économie monétaire. Les retombées de leurs projets de développement sont très indirectes, par exemple lorsque la réhabilitation d’un marché bénéficie par contrecoup aux populations démunies qui viennent troquer les produits d’une pêche de subsistance contre un peu d’huile ou de savon.

32L’autre écueil sur lequel butent les tentatives de promotion de la bonne gouvernance est de confirmer et fortifier les hiérarchies sociales déjà existantes. La Fondation d’Akassa loue ainsi ses bureaux au « roi » de la localité, l’amanyanabo, et son conseil d’administration comprend les notables des environs, les amadabo. Pour approcher la population sans heurter les pouvoirs locaux, il aurait certes été difficile de procéder autrement. Mais la Fondation présente du coup le risque d’affermir la domination des chefs traditionnels et d’introduire une strate de pouvoir supplémentaire qui vient encore compliquer les efforts de développement et l’accès aux populations vulnérables.

33Aussi peut-on légitimement se demander s’il ne vaudrait pas mieux appuyer directement les autorités locales. En dépit ou à cause de la corruption de régimes autoritaires, les ONGI présentent toujours le risque de participer à la déconstruction de l’État et de contribuer activement à la dérégulation de l’économie sociale en concourant à démanteler le service public dans une optique libérale. De fait, elles se substituent à des gouvernements défaillants lorsqu’elles assurent à leur place des fonctions éducatives, agricoles ou médicales. À la pointe la plus méridionale du delta du Niger, la Fondation d’Akassa opère en l’occurrence dans une région qui se situe de facto « en dehors » de l’aire d’influence de l’appareil d’État. Accessible seulement en bateau, l’endroit dépend en principe d’un des 24 centres de développement que le Bayelsa (un des 36 États de la fédération nigériane) a créés en 1999 et dont l’existence, purement honorifique, n’est pas reconnue par le pouvoir central [10]. Concrètement, l’administration n’est pas présente à Akassa et la Fondation que soutient Pro-Natura s’y est développée par défaut d’État, comme un « pis-aller », faute de mieux.

Des limites intrinsèques

34Qu’il s’agisse d’initiatives endogènes ou de dynamiques exogènes, les ONG d’envergure locale ou internationale se révèlent finalement très imparfaites eu égard aux attendus de la bonne gouvernance. À reprendre les différentes catégories étudiées au Nigeria, on s’aperçoit que les associations de développement ou de plaidoyer se heurtent toutes à des limites intrinsèques. Dès avant l’Indépendance, les organisations de base, aussi représentatives soient-elles, s’avèrent incapables de s’affranchir des logiques étriquées de leur terroir électif. Du fait de leur profonde insertion dans les systèmes politiques et culturels du cru, elles ne résistent pas non plus aux pratiques de corruption, aux dérives clientélistes et aux manœuvres de quelques individus peu scrupuleux [11]. Le mode de financement des unions tribales est particulièrement affecté par les interférences des partis nationalistes, par exemple lorsque Nnamdi Azikiwe veut placer les revenus du gouvernement de la région Est sur les comptes d’une banque fondée par ses soins au profit du NCNC et de l’Ibo State Union en 1951. Après l’Indépendance, la confusion des intérêts publics et privés semble encore plus évidente concernant les organisations para-gouvernementales que la junte militaire soutient à l’occasion du boom pétrolier des années 1970, quand l’État providence et autoritaire est au faîte de sa puissance.

35Financées par des bailleurs de fonds occidentaux, les ONG nigérianes qui émergent dans les années 1980 paraissent alors plus légitimes, plus professionnelles et plus « modernes » que les tribal unions qui, insidieusement, se sont reconstituées sous couvert d’organisations culturelles. À défaut d’être élues, elles disent représenter les intérêts de la société civile et séduisent donc les adeptes de la bonne gouvernance. Pour autant, elles se révèlent pleines d’ambiguïtés et ne convainquent pas toujours la population. La presse nigériane, notamment, dénonce l’opportunisme des affairistes qui s’enrichissent de la misère des autres, en particulier sur le dos des victimes du sida. Certains journalistes demandent également que les Églises ne bénéficient plus d’exemptions d’impôts puisque leurs services sont payants et que leurs écoles, leurs biens immobiliers et leur portefeuille sont gérés comme de véritables entreprises à but lucratif. Les œuvres religieuses, arguent-ils, devraient payer des taxes et rendre des comptes au même titre que les compagnies commerciales [12].

36Emblèmes de la bonne gouvernance, les ONG de défense des droits de l’homme n’échappent pas non plus à certains travers, quitte à tromper leur monde [13]. À l’instar de leurs homologues occidentaux, elles se focalisent en effet sur la répression des forces de sécurité de l’État et documentent très peu les exactions des groupements issus de la société civile. Au lieu de les condamner, la CLO, par exemple, s’oppose à l’interdiction des milices qui, répondant à la demande populaire, suppléent les carences de la police et exécutent les voleurs pris en flagrant délit ; le Dr. Beko Ransome-Kuti, fondateur du CDHR, est même le trésorier de l’Oodua People’s Congress, un groupe d’autodéfense yorouba xénophobe et violent dont le célèbre avocat Gani Fawehinmi défend pendant un moment la faction la plus extrémiste. De tels comportements soulèvent évidemment de nombreuses interrogations quant à l’impact des ONG « droits de l’hommistes » en matière de bonne gouvernance…

37Le débat renvoie en l’occurrence aux questionnements sur l’influence des associations du Nord comme du Sud, d’une part, et sur les mérites de la société civile, d’autre part. Depuis la restauration d’un régime parlementaire, les pressions des organisations de défense des droits de l’homme ont sans doute plus de chances d’aboutir car le président Olusegun Obasanjo, élu en 1999, se montre davantage sensible à son image de marque que le général Sani Abacha (1993-1998), qui n’a jamais vraiment craint l’application des sanctions illusoires dont le menaçait la communauté internationale. Mais l’endettement du pays, qui oblige les autorités à composer avec leurs créanciers, demeure le principal levier des bailleurs pour « inciter » le Nigeria à plus de bonne gouvernance et de transparence [Diamond, Kirk-Greene, Oyediran, 1997]. De ce point de vue, les pressions diplomatiques et économiques des États paraissent beaucoup plus efficaces que les efforts du milieu associatif. Les ONGI qui tentent d’exporter de la « bonne gouvernance » suscitent des critiques à la fois de la part des autorités, qui se méfient de la « subversion » occidentale, et des ONG locales, qui leur reprochent de « parler à leur place » et de capter l’essentiel des financements de la communauté internationale.

38Plus fondamentalement encore, il n’est pas évident que le renforcement des capacités de la société civile par l’intermédiaire d’ONG produise de la démocratie, surtout à l’échelle d’un pays gigantesque comme le Nigeria. Dans les régimes autoritaires, le citoyen ne se contente pas d’être une victime passive. Il est lui-même à l’origine de dysfonctionnements importants, qu’il s’agisse de xénophobie, de tribalisme ou de rébellions armées. Or les ONG locales ne sont pas imperméables aux dérives communautaires vers la violence, qu’elles peuvent cautionner ou faciliter. Il convient donc de revoir les modèles de bonne gouvernance qui, trop souvent, reposent sur l’hypothèse d’une dichotomie entre sociétés civiles et États autoritaires, alors que les uns ne sont jamais que le reflet des autres, et vice-versa.

Notes

  • [*]
    Chercheur en sciences politiques, IRD, Institut de recherche pour le développement, Centre de recherche d’Ile-de-France, 32, avenue Henri Varagnert, 93143 Bondy cedex (Marc-Antoine.Perouse@bondy.ird.fr).
  • [1]
    D’après un sondage, par exemple, moins de 12 % des organisations nigérianes de développement communautaire dépendaient de financements de la communauté internationale à la fin des années 1980. Voir Fisher [1993].
  • [2]
    Edgell [1975] ; Forsyth [1982]. Sur le rôle des Églises et de Caritas en particulier, voir Byrne, Tony [1997]. Pour les aspects techniques du pont aérien à destination de l’enclave biafraise, voir Drapper [1999].
  • [3]
    Du côté des bailleurs privés, les fondations américaines exportent également leurs valeurs libérales en finançant des ONG et en formant une élite acquise aux principes démocratiques et économiques des États-Unis. Voir Berman [1983].
  • [4]
    D’une certaine manière, le débat sur le syndrome de dépendance des bénéficiaires de l’aide renvoie aux controverses sur la « culture de mendicité » des Africains. Des auteurs considèrent ainsi que la tradition d’ostentation et de munificence des Yorouba de l’Ouest du Nigeria a encouragé la mendicité. Insistant sur les influences islamiques du Nord musulman du pays avant la colonisation, d’autres arguent cependant que l’aumône en pays yorouba était d’abord et avant tout un sacrifice aux dieux. Pour les tenants des deux thèses, voir Iliffe [1987] ; Peel [1990].
  • [5]
    Ainsi, le gouvernement avait d’abord soutenu l’Ibibio Union en subventionnant le départ de ses meilleurs étudiants en Grande-Bretagne et en autorisant exceptionnellement la levée d’un impôt spécial à Eket afin d’accorder une bourse supplémentaire pour le clan des Oron, qui se plaignait de discrimination. L’association a ensuite été chargée de représenter sa circonscription à Lagos, en l’occurrence avec son premier président, l’obong Nyong Essien. Mais en 1941, les Britanniques ont choisi de nommer à ce poste un « outsider » de Calabar, un certain Gage Odwyer, car l’Ibibio Union avait refusé d’endosser la candidature du député sortant, trop compromis avec les autorités coloniales, et lui avait préféré Bassey Udo Adiaha Attah, un de ses boursiers revenu triomphalement au pays après avoir suivi des études aux États-Unis. Après la Seconde Guerre mondiale, l’ambition de l’organisation paraît sans limites quand, en 1948, elle prend le nom d’Ibibio State Union, se dote d’une Constitution et dépose officiellement ses statuts à Enugu, le chef-lieu de la région Est. Les autorités l’obligent alors à renoncer à la publication de son Ibibio Magazine à Lagos et remettent en question le maintien de liens organiques avec les branches de l’association dans le reste du pays. Voir Udoma [1987].
  • [6]
    Les menées du NCNC contre l’Ibibio Union sont significatives à cet égard. Succédant à James Udo Affia en 1947, le président de l’Ibibio Union, Udo Udoma, avait en effet lancé une petite formation locale, l’UNIP (United National Independence Party), et soutenu avec succès des candidats indépendants aux élections régionales de 1951. En réaction, le NCNC a procédé au charcutage des circonscriptions en attisant les rivalités des Ibibio avec les Efik de Calabar, où ses députés, Eyo Ita et Eniang Essien, avaient été élus contre les partisans d’Udo Udoma en 1951, et avec les Annang, un sous-groupe pour qui il a obtenu la création d’une nouvelle province suite aux conclusions d’une commission d’enquête britannique sur le sort des minorités ethniques au Nigeria en 1958. Après avoir rallié les six députés ibibio élus en 1951 à la Chambre des représentants à Lagos, le parti de Nnamdi Azikiwe a également lancé un courant réformateur, l’Ibibio State Union Dynamic Wing, qui visait clairement à miner l’Ibibio Union et à entretenir une confusion de noms propre à tromper l’électeur. Aux élections de 1959, Udo Udoma échouait dans la circonscription d’Opobo et se décidait finalement à saborder l’UNIP, qui venait pourtant de rafler tous les sièges de la province de Calabar en envoyant notamment le secrétaire général de l’Ibibio Union, Inyang Akpan Brown, siéger à Lagos…
  • [7]
    Soutenue par le NCNC, l’Annang Welfare Union d’Efiong Okon Eyo avait initialement été créée pour revendiquer la gestion du lycée établi par l’Ibibio Union à Ikot Ekpene. L’organisation considérait que le bâtiment se trouvait sur ses terres et voulait le rebaptiser Annang and Ibibio State College. Elle s’était notamment opposée au renvoi du directeur du lycée, un Annang du nom d’Ibanga Udo Akpabio à qui l’Ibibio Union reprochait de cumuler des sièges de députés à l’Assemblée régionale d’Enugu et à la Chambre des représentants à Lagos.
  • [8]
    D’après certains auteurs, des multinationales comme ChevronTexaco dans le district d’Atyran sont très appréciées par la population car elles fournissent les services publics qu’un État défaillant n’assure plus. Voir Jones Luong et alii [1999] ; Weinthal, Luong [2002].
  • [9]
    La lettre de Pro-Natura, mai 2002, p. 3.
  • [10]
    Officiellement, la localité est gérée depuis Brass, une des huit collectivités locales de l’État, et Yenagoa, le chef-lieu de Bayelsa, d’où les Akassa « importent » tous les biens de première nécessité avec un surcoût important, l’essence coûtant par exemple trois fois plus cher que sur la terre ferme.
  • [11]
    L’Ibibio Union, par exemple, entame des poursuites judiciaires contre le directeur du collège autogéré d’Ikot Ekpene, accusé d’avoir détourné à son profit les frais d’inscription des écoliers. Un expert colonial estime quant à lui que les sociétés coopératives et les tontines qui précèdent la mode du « micro-crédit » sont fondamentalement « frauduleuses et mal gérées ». Voir Strickland [1934].
  • [12]
    The Week, 5-07-2004 ; Tell, 19-07-2004.
  • [13]
    Dans un ouvrage sur les associations de défense des droits de l’homme en Afrique, on s’étonne ainsi de trouver un chapitre consacré au MOSOP (Movement for the Survival of Ogoni People) de l’écrivain Ken Saro-Wiwa, dont les partisans ont organisé le sabotage des pipelines de pétrole et dérivé vers la violence. Dans ce même ouvrage, l’auteur inclut également des mouvements de lutte armée comme l’OLF (Oromo Liberation Front) en Éthiopie et le MFDC (Mouvement des forces démocratiques de Casamance) au Sénégal ! Voir Welch [1995].
Français

Résumé

Véritable cas d’école de la mauvaise gouvernance, le Nigeria est régulièrement classé parmi les États les plus corrompus et les plus violents du monde. Autre caractéristique exceptionnelle en Afrique, il compte très peu d’ONG du Nord et ne dépend quasiment pas de l’aide publique au développement grâce à la puissance financière et politique que lui garantissent ses ressources pétrolières. De ce fait, il se démarque nettement du reste du continent et échappe davantage aux prescriptions normatives des adeptes de la « bonne gouvernance ». S’appuyant sur une société civile dont la vitalité n’est plus à démontrer, les ONG locales ne jouent pas moins un rôle important. À partir d’exemples concrets, l’article analyse ainsi leur genèse et leur développement dans une perspective historique, de l’Indépendance jusqu’à nos jours. Par la même occasion sont étudiées les fragilités intrinsèques d’un milieu associatif qui, à l’épreuve du politique, s’avère ne pas correspondre aux canons occidentaux de la bonne gouvernance, quitte à relativiser d’autant les espoirs placés dans la société civile en matière de démocratisation.

Mots-clés

  • Nigeria
  • ONG
  • pétrole
  • corruption
  • gouvernance
  • Associations d’originaires
  • développement communautaire

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Marc-Antoine Pérouse de Montclos [*]
  • [*]
    Chercheur en sciences politiques, IRD, Institut de recherche pour le développement, Centre de recherche d’Ile-de-France, 32, avenue Henri Varagnert, 93143 Bondy cedex (Marc-Antoine.Perouse@bondy.ird.fr).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2011
https://doi.org/10.3917/autr.035.0127
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