CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1À partir de l’élection du président Nelson Mandela, en 1994, la coalition, dirigée par l’ANC (African National Congress), met en œuvre sa politique sociale et économique alternative, sur la base d’une réforme constitutionnelle aussi profonde et radicale que le défi du démantèlement de l’apartheid l’exigeait. Le pouvoir public est réparti entre trois sphères de gouvernement de même rang : le gouvernement national, les gouvernements provinciaux, les gouvernements locaux qui administrent, depuis le dernier découpage administratif réalisé en 2000, les 284 municipalités sud africaines.

2Selon les termes de la nouvelle Constitution, l’une des compétences (et obligations) majeures des gouvernements locaux est la fourniture des services publics de base : eau potable et électricité, drainage des eaux usées, etc. Cependant, un service public tel que celui des transports des personnes semblait devoir être durablement cogéré, administré ou régulé par les trois types de gouvernement. Ainsi, co-existent jusqu’à ce jour un ministère en charge des transports tant à l’échelon national qu’à l’échelon provincial, des compagnies municipales de bus, et des compagnies d’économie mixte (parastatals) pour les autres moyens de transports, ferroviaires notamment. Cet arrangement, qui se matérialise par des interventions croisées entre différentes sphères de pouvoirs publics, ne convient plus à l’État central ni aux pouvoirs locaux les plus puissants et influents, ceux des métropoles. Ils le jugent complexe et partiellement inefficient. Les arguments en faveur d’une optimisation de l’efficacité gestionnaire ne peuvent pas être seuls invoqués. Depuis 1996 et l’annonce du GEAR, programme macroéconomique de croissance, d’emploi et de redistribution d’inspiration libérale, l’Afrique du Sud assume son ambition de s’ouvrir à l’économie mondiale, en se conformant à ses principes de fonctionnement édictés par les institutions internationales et les puissances occidentales dominantes. L’État doit donc se désengager des activités de production économique et privatiser les entreprises publiques. Lorsque, notamment en matière de services, le maintien d’une capacité de régulation publique est nécessaire – essentiellement pour des raisons de reconstruction nationale post-apartheid et stabilité politique interne –, il n’est pas exclusif de formes de partenariat privé-public multiples.

3Dans son ensemble, le système sud africain des transports connaît des mutations profondes, à l’image des compagnies aériennes nationales ou encore de Transnet pour le transport terrestre, y compris ferroviaire. Pour ce qui concerne les transports de passagers, c’est-à-dire principalement les compagnies de bus opérant en milieu urbain, les enjeux sont plus complexes et, à tout le moins, autrement plus sensibles politiquement. Les transports publics ont été un outil efficace de l’organisation de la ségrégation durant l’apartheid. Le pouvoir sait qu’il est maintenant de son intérêt d’en user comme outil de dé-ségrégation. Le bus doit permettre aux populations reléguées dans les lointaines périphéries d’entrer dans les cités autrefois interdites. Plus prosaïquement, il doit favoriser les échanges entre zones résidentielles et entre espaces économiques demeurés longtemps disjoints.

4Pour autant, le processus de privatisation des compagnies municipales de bus est engagé. Dans les six grandes métropoles d’Afrique du Sud [1], du fait de leur étendue et de leur poids démographique, économique et politique, la question de la réforme des systèmes de transport public revêt une grande acuité. Une fois encore, Durban (dont le nom est maintenant eThekwini), qui a souvent joué un rôle pionnier et servi de modèle en matière d’aménagement urbain et de gestion municipale en Afrique du Sud, est la première métropole qui expérimente un nouveau type de gestion des transports publics. Son initiative constitue donc un test pour l’Afrique du Sud dans son ensemble.

5Durban, capitale économique du KwaZulu-Natal, premier port de marchandises du continent africain, comprend 3,2 millions d’habitants pour une superficie, immense, de 2 300 km2. Plus des deux tiers de l’aire métropolitaine sont constitués d’espaces dit « semi-ruraux » qui concentrent à peine 10 % de la population. Le gouvernement métropolitain, majoritairement ANC dans une Province qui constitue traditionnellement le fief de l’IFP (Inkatha Freedom Party), dispose d’un budget global de 9,3 milliards de Rands pour l’exercice 2003-2004 [2].

6La compagnie municipale des bus a été privatisée en 2003 ce qui signifie que l’intégralité du transport public durbanite est détenu et exploité par des opérateurs privés. Pour autant, le gouvernement métropolitain ambitionne de mieux réguler l’activité de transport public, son redéploiement éventuel, sa tarification. En contrepoint de la privatisation, est créée une Autorité des Transports (TA : Transport Authority), entité juridiquement indépendante mais placée sous la tutelle de fait du maire et du directeur général de l’administration municipale.

7Partant d’une analyse historique du développement de l’activité de transport public (par route) dans l’agglomération de Durban, l’article tentera de mettre en évidence les éléments qui justifiaient que la privatisation de la compagnie municipale de bus fût concrétisable, du fait notamment de l’existence de repreneurs potentiels. Plutôt que de chercher à défendre la supériorité des thèses « libérales », il est vrai très impopulaires dans les classes défavorisées d’Afrique du Sud comme dans celles de bien d’autres pays, le pouvoir a adroitement mis en avant l’argument du Black Economic Empowerment (BEE) pour justifier la cession de l’entreprise publique à des intérêts privés. Ensuite, une étude des conditions d’émergence de l’Autorité des Transports métropolitaine démontrera que, finalement, c’était la création d’une telle instance qui légitimait la privatisation. L’ensemble du processus correspond à un désengagement du gouvernement central et provincial au profit d’une instance de régulation dont les moyens d’action restent cependant imprécis.

Les leçons de l’Histoire : l’ordre et son contraire

8À Durban, le transport public des passagers s’est développé progressivement au cours de la seconde moitié du xixe. Ce furent des entrepreneurs privés, et singulièrement ceux issus des cohortes d’immigrants indiens, qui, après l’avoir créé, prirent l’initiative de le développer. Néanmoins, la municipalité s’est très tôt intéressée au transport public, rachetant dès 1899 la compagnie de tramways à traction animale, pour la motoriser trois ans plus tard et développer ensuite une flotte de trolley-bus électriques, puis d’autobus diesel.

Le transport au service de l’apartheid

9Étant elle-même un opérateur du secteur des transports, la puissance publique locale a pu, dès le début du xxe siècle, l’organiser progressivement de sorte qu’il serve la politique ségrégationniste mise en œuvre par le pouvoir blanc. À partir de la promulgation du Group Areas Act en 1950, lequel institutionnalisait formellement l’apartheid, l’instrumentalisation des transports au service de la ségrégation raciale et spatiale a été systématique [Maharaj, 1992, p. 74].

10Le Durban Transport Management Board (DTMB) a initialement été créé, en 1953, pour planifier et gérer le transport au profit exclusif des Blancs, dans la seule ville du pays possédant une compagnie de bus municipale, laquelle était d’ailleurs fortement subventionnée. Dans le même temps, l’application inflexible du Group Areas Act s’est traduite par le déplacement forcé de milliers d’Africains, d’Indiens et de Métis dans des townships racialement homogènes et situées dans les périphéries éloignées du cœur de la ville (fig. 1). Ce vaste mouvement de population a, en même temps qu’il s’est appuyé sur elle, induit une réorganisation des transports publics locaux. La plupart de la main-d’œuvre s’est trouvé cantonnée dans des aires résidentielles, distantes de 15 à 30 km du Central Business District (CBD) et des bassins industriels, et a été contrainte à de longues et quotidiennes migrations pendulaires. Afin de ne pas compromettre le dynamisme de l’économie locale, en même temps que le réseau de chemin de fer était réaménagé, le DTMB dut étendre ses services aux townships africaines. Les fondements de l’apartheid n’en furent pas menacés : les mélanges de population ne pouvaient pas se faire, y compris dans les transports en commun. D’ailleurs, le DTMB renforça le cloisonnement du service en dédoublant la compagnie municipale qui, en 1968, devint la Blue Line pour la desserte des quartiers blancs et des aires centrales, et la Green Line pour celle des townships africaines, indiennes et métisses. La tutelle et les systèmes de subvention eux-mêmes étaient distincts. La branche au service des « véritables » citadins, ceux habitant au cœur de la cité blanche, était subventionnée par la municipalité. L’autre branche, dont la création visait avant tout à servir les intérêts supérieurs de l’économie en favorisant une gestion efficace de la main d’œuvre, recevait des financements de l’État central.

L’apartheid, pionnier de la dérégulation des transports

11En première approche, la notion d’apartheid renvoyait à l’ordre et à une conception rigide de l’espace et de la société. Cependant, cette rigueur organisationnelle et la volonté de l’État de veiller à son application avaient, singulièrement en matière de transport des passagers, des limites assez étroites. Ce qui était organisé et régulé par la puissance publique se réduisait, finalement, à la compagnie de bus opérant dans le centre des affaires et la ville blanche. Les lignes conçues pour assurer l’acheminement des travailleurs entre les townships et les bassins industriels connurent vite des problèmes du fait de leur gestion par les autorités locales noires, appointées par le pouvoir blanc, et qui n’avaient donc pas ou peu de légitimité aux yeux des populations concernées. Ces lignes furent assez vite concurrencées par les systèmes de transport de personnel, internes à certains groupes industriels, et par des opérateurs individuels.

12En effet, le pouvoir ayant choisi d’ignorer les besoins de déplacement, hors desserte des bassins économiques, de plus de 85 % de la population, il toléra de fait les initiatives, souvent très informelles, des opérateurs « non-blancs » qui investissaient dans des taxis, minibus et autres cars et dont le nombre a fini par croître de façon exponentielle. Le transport intra-township s’est développé, principalement mais pas exclusivement, à partir de taxis. Dans les zones indiennes de Chatsworth et Phoenix (fig. 1), ainsi que dans d’autres secteurs résidentiels à faibles et moyens revenus, les compagnies d’autobus ont été créées sur une base totalement privée, c’est-à-dire sans bénéficier de subventions d’aucune sorte.

Fig. 1

Les routes des principaux opérateurs de bus et la répartition de la population dans l’aire municipale de Thekwini

Fig. 1

Les routes des principaux opérateurs de bus et la répartition de la population dans l’aire municipale de Thekwini

13Les années quatre-vingt ont été marquées par la cristallisation de plusieurs facteurs. En premier lieu, une pauvreté, endémique en milieu rural, avec son pendant, une croissance rapide des grands centres urbains, dont Durban, qui ne pouvait plus être jugulée par le pouvoir. Dans les townships africaines, les « shacks » ont envahi les arrière-cours alors que les habitations formelles, maisons ou appartements, accueillaient un nombre d’occupants sans cesse plus élevé. Les infrastructures et les services, déjà insuffisamment entretenus, s’avérèrent vite sous-dimensionnés. S’appuyant sur les organisations de résistance à l’apartheid, les populations ont pu s’insurger contre l’inefficacité et la prévarication des autorités locales noires désignées par le régime, et contre la piètre qualité des services dont la tarification n’était pas en rapport avec le pouvoir d’achat des populations. Un boycott généralisé des services publics, dont celui des autobus, a de fait été mis en place à Durban.

14Ainsi, durant les années quatre-vingt, la résistance politique à l’apartheid et l’explosion démographique des townships ont rendu la poursuite de l’application du Group Areas Act impossible. Dès cette période, la ville blanche connut elle-même des bouleversements, avec des résidents migrant dans de nouvelles zones périphériques. L’espace laissé ainsi vacant dans les quartiers centraux a vu émerger un début de mixité résidentielle dont le DTMB a dû prendre acte. Il eut quelque velléité à imaginer un modèle de transports prenant en considération les nouvelles dynamiques urbaines. Toutes les politiques discriminatoires de l’apartheid qui fondaient le système des transports en commun de Durban ont été supprimées le 12 août 1986.

15Cette décision n’était cependant pas annonciatrice d’une capacité du pouvoir local à contenir ou s’adapter aux besoins en transport public, fortement évolutifs, de la population durbanite dans son ensemble. Dès la fin des années quatre-vingt, puis après sa disparition en 1993 [3], au fur et à mesure que le système d’apartheid s’assouplissait, la structure urbaine a fortement évolué. À une migration intra-métropolitaine, caractérisée par l’occupation à des fins résidentielles de certaines zones qui correspondaient, auparavant, aux no man’s lands séparant les communautés raciales, continuait de s’ajouter une immigration de ruraux, édifiant ici de vastes bidonvilles, intégrant là des townships déjà saturés et, plus marginalement, une immigration africaine étrangère. Pour autant, les transports publics municipaux ont été très peu réactifs. Certes, les lignes d’autobus « bleue » et « verte » ont re-fusionné le premier juillet 1994 pour former une seule et même compagnie, Aqualine, au sein de DTMB qui devenait Durban Transport (DT), mais l’objectif, avant tout symbolique, n’était en rien l’amorce d’une réforme de structure profonde des transports publics. Les carences de la compagnie municipale de bus laissaient la voie libre aux opérateurs privés, notamment de taxis et mini-bus qui, de toutes les façons, étaient plus à même que les grands bus d’accéder aux zones de peuplement pauvres et peu ou pas équipées en infrastructures routières. Cependant, des compagnies de bus privées se développèrent aussi dans les années quatre-vingt, transgressant progressivement les « frontières » mises en place au plus fort de l’apartheid entre les aires racialement homogènes.

L’état des lieux au commencement du nouveau millénaire

16Les enjeux que représente l’organisation des transports terrestres de passagers à Durban sont, avant la privatisation de la compagnie municipale de bus en 2003, à la mesure de la superficie de la métropole et de la taille de sa population. Compte tenu de la diversité de la topographie du territoire de la circonscription, mais surtout de la structure urbaine héritée de la période de l’apartheid, les besoins exprimés par les usagers sont extrêmement hétérogènes. Pour y répondre, la flotte de véhicules de différentes catégories de transport terrestre se répartissait ainsi en 1999 (source : interview d’un responsable de DT) :

  • 61 trains offrant une capacité de transport journalière de 116 000 passagers ;
  • un peu plus de 1 500 bus pour 14 000 passagers ;
  • entre 6 000 et 10 000 taxis ou mini bus selon les estimations et une capacité de transport à peu près identique à celle des bus.
Sur les 1 500 véhicules composant la flotte de bus métropolitaine, la compagnie municipale, Durban Transport, en détenait 670 jusqu’en 2003, soit environ 45 %. Elle exploitait plus de 550 routes[4] s’étendant sur plus de 15 000 km, soit à peine le tiers du total des routes métropolitaines. DT bénéficiait de l’appui de l’administration des transports municipale (Traffic and Transportation Department). Cela dit, en regard du nouveau cadre constitutionnel, les structures municipales post apartheid qui ont été mises en place en 1995-1996, puis partiellement modifiées à la fin de l’année 2000 [5], n’ont pas les compétences essentielles en matière de planification et contrôle, de financement et d’administration des transports. Ces dernières sont dévolues au gouvernement national et aux gouvernements provinciaux, tous équipés d’un ministère des transports. Ce dispositif complexe a pu parfois se traduire, à Durban ou ailleurs, par un chevauchement d’initiatives quelque peu contradictoires. Néanmoins, la décision de privatiser la compagnie municipale de bus a, semble-t-il, fait l’objet d’un consensus rapide entre les trois sphères de gouvernement.

La privatisation de la compagnie municipale de bus

17Le débat sur la privatisation n’est pas nouveau en Afrique du Sud. En 1987, le National Party, alors au pouvoir, publiait un Livre Blanc sur la Privatisation et la Dérégulation. La principale centrale syndicale, le COSATU, qui allait accéder au pouvoir en 1994, aux côtés de l’ANC et du parti communiste (SACP), fit « feu de tout bois » contre ce projet. Elle impliquait en effet qu’une privatisation signifiant la rétrocession des actifs économiques publics aux intérêts privés blancs, ampute de fait, dans le cas d’une alternance politique tant attendue, le nouveau gouvernement d’un moyen efficace de mettre en œuvre une politique de redistribution alternative.

18Pourtant, deux ans après son accession au pouvoir, la nouvelle coalition adoptait une plate-forme de politique macroéconomique de long terme (GEAR) dont l’une des caractéristiques était la promotion de toute forme d’interaction entre l’État et le secteur privé de l’économie. Ainsi, de nombreuses fonctions ont été externalisées à l’intérieur des administrations et des entreprises publiques ont commencé à être, au moins partiellement, privatisées. Des trois principaux arguments avancés par le gouvernement, deux étaient très conventionnels : assainir les finances publiques et attirer les capitaux étrangers en Afrique du Sud, alors que le troisième était plus spécifique au contexte national : la promotion du BEE.

Les conditions de la privatisation de Durban Transport

19De même que celle de la création d’une Transport Authority (TA), la privatisation de DT semble avoir été prise par le gouvernement local qui était conscient des dysfonctionnements de la compagnie de bus municipale, de la difficulté de la réformer et de lui donner une taille suffisante pour qu’elle réponde aux besoins de mobilité fortement croissants de la population métropolitaine. Selon le discours officiel, la solution optimale était de s’en remettre au savoir-faire des opérateurs privés, ce qui, de surcroît, soulagerait le budget municipal du déficit chronique de la compagnie.

20À la vérité, ce déficit qui était passé, entre 1993 et 1998, d’environ 5 à 40 millions de Rands, pour atteindre une centaine de millions au cours de l’exercice 2002-2003, ne représentait guère plus de 1 % du budget total actuel de la municipalité (fonctionnement + investissement) et était deux fois inférieur à celui de la subvention annuelle d’exploitation, négociée par le groupe repreneur de DT.

21Soucieuse de provoquer le moins possible de remous sociaux et politiques dans la métropole, la municipalité ne souhaitait nullement que ce dossier de la privatisation de la compagnie de bus s’enlisât. Elle réussit à imposer un calendrier serré puisqu’il s’écoula moins de quatre mois entre la publication officielle de l’appel d’offres, le 9 février 2003, et la remise des clés des bus municipaux au repreneur, le premier juin suivant. La municipalité eut la prudence de s’abriter derrière un cabinet d’expertise privé auquel elle avait commandé une étude de faisabilité sur la privatisation. Néanmoins, le rapport final n’ayant pas été rendu public, les citoyens et les analystes ont été privés de la possibilité de comprendre quels sont – au-delà de la position idéologique selon laquelle la puissance publique ne peut et ne doit pas être un opérateur économique – les arguments techniques et gestionnaires qui laissent augurer qu’un transporteur privé fera des bénéfices là où la compagnie municipale n’était pas viable.

22Les termes de référence de l’appel d’offres stipulaient que seul le matériel roulant était cédé. Les ateliers et dépôts de bus restaient la propriété de la municipalité qui les louerait au repreneur. Deux autres clauses remarquables étaient introduites. L’une rappelant les objectifs de BEE et, surtout, une autre faisant obligation au repreneur de ré-embaucher les employés de DT à hauteur de 75 % des effectifs de la nouvelle entreprise. Par ailleurs, les employés de DT désirant rester dans l’administration municipale pouvaient être réaffectés dans différents services. Cependant, des indemnités substantielles étaient proposées à ceux qui démissionnaient [6].

23Finalement, 17 offres furent proposées par des transporteurs individuels ou associés dans le cadre de consortiums had hoc. Trois, intégrées dans une short list, furent considérées comme répondant à toutes les stipulations de l’appel d’offres. Elles différaient néanmoins sensiblement sur un point majeur, le montant financier de la reprise. Le consortium Remant-Alton mettait 71 millions de Rands (environ 8,6 millions €) sur la table alors que Putco Ltd et South Coast Bus Line, pour les 670 bus de DT, n’offraient respectivement que 39,9 millions et 35,6 millions de Rands. Ces chiffres sont à mettre en relation avec le montant des subventions négocié par le consortium : 1,4 milliards de Rands (170 millions €) sur 7 ans, soit 198 millions de Rands par an (24 millions €), lui seront accordés pour l’exploitation des routes jusqu’alors exploitées par DT. Il est ainsi démontré que la privatisation ne visait nullement à alléger les finances publiques locales ou nationales. À titre de comparaison, au cours de l’exercice comptable 2000-2001, pour exploiter les mêmes routes, le budget total de Durban Transport avait été de 157 millions de Rands, alimenté à hauteur de 65 millions par le gouvernement national (via un transfert à la Province) et de 92 millions par la municipalité (12 millions initiaux plus 80 millions de déficit à éponger).

Les réactions à la privatisation de Durban Transport

24La privatisation de la compagnie municipale de bus de Durban n’a pas donné lieu à une mobilisation massive, bien organisée et durable, de la part des citadins, des organisations d’usagers ou autres civics[7]. Les opposants à toute forme de privatisation, rassemblés au sein de l’aile gauche de la coalition (partis et syndicats) au pouvoir, ont montré, y compris dans leurs propres rangs, leur incapacité à mobiliser efficacement autour de ce projet. Il y eut certes des réactions, par organes de presse interposés, mais elles furent erratiques. Alors que la municipalité de Durban est tenue par l’ANC, les responsables locaux d’organisations alliées, Cosatu et South African Communist Party (SACP), ont protesté énergiquement contre l’absence de consultation de la municipalité [Daily News, 20/05/2003]. Ils exprimèrent fermement leur opposition à la cession de l’entreprise publique au privé, ainsi que l’avait fait le responsable provincial de la Cosatu [Sunday Tribune, 18/05/03]. Quant au secrétaire général du South African Municipal Workers Union (SAMWU) pour le KwaZulu-Natal, il avait dénoncé, dès 2002, « la partie de cache-cache » que jouait la municipalité avec les syndicats en refusant le dialogue à propos de l’avenir du service public [Sunday Tribune, 11/08/02].

25Au sein du conseil municipal, l’opposition, c’est-à-dire principalement le pari libéral de droite de la Democratic Alliance (DA), majoritairement blanc, a quant à elle dénoncé la charge, pour les contribuables, que représentaient les subventions concédées aux transporteurs [Daily News, 13/05/03]. Assez curieusement, l’argument fut partagé par la gauche de la coalition au pouvoir. Le responsable provincial du parti communiste parla de « daylight robbery of the taxpayer » [Daily News, 20/05/2003].

26En fait, la résistance contre la privatisation s’était essentiellement organisée à l’intérieur de DT, de manière indirecte et en partie inefficace, en raison de l’incapacité pour SAMWU et ses 900 adhérents, essentiellement des « cols bleus » noirs, et IMATU (Independent Municipal and Allied Trade Union), constituée de 300 membres majoritairement blancs et « cols blancs », de mettre une sourdine à leurs conflits chroniques. Néanmoins, à force de dénoncer les pratiques de la direction de DT, et notamment son acharnement contre quelque 300 employés militant contre le projet de privatisation, SAMWU avait fini par obtenir, début 2002, que la municipalité donnât son feu vert à la nomination d’une commission d’enquête sur le « racisme, népotisme et corruption » supposés des dirigeants. Finalement, au bout de quelques mois, la commission fut dissoute par décision de justice, au motif qu’elle avait outrepassé ses compétences. Dans l’hypothèse où il aurait pu être prouvé que les accusations portées contre la direction de DT étaient fondées, on peut se demander quelles en auraient été les incidences sur le processus de privatisation ? Quoi qu’il en soit, la municipalité semblait avoir installé des contre feux en dénonçant, y compris dans la presse, la dégradation du service de transport de passagers dont elle imputait explicitement la responsabilité au personnel de DT. Le directeur général de l’administration métropolitaine lui-même monta au créneau et fit état, en 2002, des plaintes récurrentes des usagers à propos de la dégradation du service public et notamment du comportement des chauffeurs de bus. Il mit en exergue que la moyenne globale mensuelle du nombre d’incidents engageant un bus municipal avait grimpé de 18 à 32, que les accidents graves avaient quadruplé, passant de 5 à 19, et que les accidents avec mort d’homme avaient été multipliés par huit (2 au lieu de 0,25 par mois) [Daily News, 15/11/2002].

27Ce type de message a incontestablement contribué à instiller le doute dans l’esprit des citadins, y compris ceux qui étaient les plus enclins à rallier la cause des défenseurs du statut municipal de DT.

Qu’est devenue Durban Transport ?

28Le premier juin 2003, DT a finalement été cédée au consortium Remont-Alton dont chacune des deux parties fait référence à des sociétés détenues et dirigées par des hommes d’affaires indiens. Cependant le consortium qui a remporté l’appel d’offres n’est pas réduit à ces deux entités. Si ces dernières en détiennent 60 % du capital, il existe deux autres porteurs de parts : Taxi Co, créé par cinq associations de taxis collectifs de Durban (12 % du capital), et Staff Co, créé par d’anciens cadres de DT (28 % du capital). On devine l’importance stratégique de ce montage pour Remont-Alton qui fait alliance, d’une part, avec des opérateurs de taxis collectifs qui sont souvent des concurrents redoutables pour l’exploitation de nombre de routes et, d’autre part, avec des ex-membres du sérail municipal qui garderont leurs réseaux de relations dans l’administration publique locale ainsi qu’au sein du ministère des transports provincial.

29Avant même qu’elle ait repris DT, cette coalition d’intérêts a dû affronter une campagne de presse peu amène à son endroit. C’est surtout le cœur, Remont-Alton, qui a été visé. Il a été rappelé que l’un des partenaires, ex-trésorier régional de l’ANC, est un ami et compagnon de lutte du ministre provincial des transports, S’bu Ndebele, et du maire de Durban. Plus grave, le jour même de la prise de possession effective de DT, la presse a noté que l’un des partenaires avait été condamné pour corruption de fonctionnaire municipal en 1997 et qu’une enquête, à propos des conditions d’obtention ou d’utilisation par des compagnies de transport lui appartenant, venait d’être ouverte [Sunday Tribune, 01/06/2003].

Les conséquences immédiates de la privatisation sur l’organisation du transport

30Durant une période transitoire initialement prévue pour deux mois et finalement étendue à quatre, le repreneur, Remont / Alton, était tenu de garder inchangés le schéma d’exploitation des routes et les tableaux horaires. En contrepartie, il a reçu des subventions complémentaires du gouvernement local. C’est donc au début du mois d’octobre 2003 seulement que les usagers ont vu les premiers changements induits par la privatisation de DT. Tout en conservant le tracé des routes, Remont / Alton a réaménagé les tables horaires, supprimant tous les passages aux plages pour lesquelles le taux de remplissage des bus était inférieur à 50 %. Environ 25 % des trajets hebdomadaires ont été abandonnés par le nouvel opérateur. En considérant l’organisation du transport de passagers par bus (tab. 1), il est possible de se demander dans quelle mesure la privatisation de DT n’a pas abouti à la constitution d’un grand groupe privé qui aura progressivement la possibilité d’opérer en situation de quasi-monopole.

Tab. 1

La répartition des routes entre les compagnies de bus de Durban

Tab. 1
% du nb total de routes Nb de routes Opérateurs Longueur totale des routes (km) Longueur moyenne des routes (km) 32,4 597 Remont / Alton 15 946 26,7 4,3 80 4 autres opérateurs subventionnés 2 509 31,4 36,8 677 Les 5 opérateurs subventionnés 18 455 27,3 9,8 180 Ensemble des 19 compagnies recensées non subventionnées 3 791 21,1 53,5 985 Ensemble de 170 opérateurs indépendants non subventionnés Inconnu Inconnu 63,2 1 165 Total des opérateurs non subventionnés Inconnu Inconnu 100 1 842 TOTAL Inconnu Inconnu

La répartition des routes entre les compagnies de bus de Durban

31En effet, Remont / Alton capte l’essentiel de la manne des subventions publiques. La compagnie n’exploite que des routes subventionnées, soit presque 90 % du total des routes intra-métropolitaines subventionnées. Les 10 % des routes subventionnées restants sont exploités par quatre autres compagnies. Par conséquent, les deux tiers des routes de la métropole ne sont pas subventionnées et sont exploitées par 189 opérateurs dont la majorité est constituée de petits transporteurs possédant 1 ou 2 bus.

32La quasi-totalité de l’aire métropolitaine de Durban est desservie par les compagnies de bus (fig. 1). Néanmoins, les différents opérateurs de bus ne bénéficient certainement pas des mêmes conditions de rentabilité. Les aires les mieux desservies ne sont pas celles ayant les plus fortes concentrations de population. Le tracé des routes est largement hérité du modèle d’organisation spatiale de l’apartheid et est en partie polarisé par l’activité économique. Le centre-ville, les quartiers blancs de densité moyenne et les bassins d’emplois, tels que les zones jouxtant le port ou le corridor industriel situé au sud du CBD, sont infiniment mieux desservis que les aires périphériques surpeuplées d’Umlazi ou Inanda. Une analyse détaillée du schéma d’ensemble des lignes mettrait en évidence une forte hétérogénéité des situations selon les quartiers et susciterait nombre de questions concernant la logique des tracés antérieurs et celle de l’octroi de subventions. Par exemple, les anciennes townships de Chatsworth et Verulam n’étaient pas ou peu desservies par DT. Est-ce dû au fait que l’ancien régime puis le gouvernement local post-apartheid avaient pris acte du savoir-faire des Indiens en matière de transport et de leur capacité à organiser eux-mêmes le service, se dispensant de surcroît de subventions ?

33À l’opposé, si l’on observe certaines aires africaines qui n’étaient pas ou peu desservies par l’ancien DT, on relève qu’elles n’étaient guère plus investies par les autres opérateurs de bus. Or, ces aires correspondent à des foyers importants de population. Ce sont les taxis ou mini bus qui, sans contrôle véritable de l’autorité publique, s’y sont implantés. Il en est de même des 170 petits opérateurs de bus qui, à l’instar des compagnies de taxis collectifs, doivent posséder une licence. Il est très difficile d’acquérir des informations fiables sur leur fonctionnement, leurs routes et horaires ; les responsables du gouvernement local et de la Province eux-mêmes ne semblent pas être en mesure de les obtenir. Cette difficulté à identifier les acteurs et l’emprise spatiale de leur activité met en évidence que la régulation des transports à Durban s’exerce en grande partie en dehors de la sphère du pouvoir public. Néanmoins, le gouvernement local affirme son ambition de « reprendre la main ».

La régulation du transport public

34Le constat qui vient d’être dressé n’est pas contradictoire avec le fait que, depuis 1994, les politiques relatives à l’organisation et à la régulation des transports ont bénéficié d’une considération particulière de la part du gouvernement sud-africain. Il a bien compris le rôle essentiel qu’elles devaient pouvoir jouer dans l’édification d’une société post-apartheid. Le Livre Blanc sur la politique nationale des transports, publié en 1996, annonce clairement que cette politique doit être un outil au service du grand programme de reconstruction et de développement (RDP) (RSA, 1996).

Le retour au local

35Aux termes de la Constitution de 1996, les transports publics sont une compétence partagée du gouvernement national et des gouvernements provinciaux. On s’étonnera alors que le gouvernement local, au-delà de la gestion de compagnies municipales de bus héritées du régime passé, soit concerné par la conception et la mise en œuvre d’une politique globale de contrôle, planification ou tarification des transports. Il est ici nécessaire de revenir à l’esprit de la nouvelle constitution et des institutions sud-africaines qui, sur la base d’un découpage de l’État en trois sphères de gouvernement de même rang, préconise, au nom de la démocratie, de rechercher le niveau de décision politique le plus adapté aux enjeux. De fait, au nom de ce principe de subsidiarité, le gouvernement national ou les gouvernements provinciaux peuvent transférer une partie de leurs prérogatives aux gouvernements locaux. C’est précisément ce qui s’est passé à Durban lorsque la création d’une Autorité des transports (TA) a été envisagée. La municipalité devrait exercer un contrôle politique direct et total sur un organe de régulation du transport terrestre de passagers, et pourrait ainsi intégrer pleinement les transports comme outil à part entière de sa politique de développement métropolitain, alors que le gouvernement national n’interviendrait plus qu’à travers les transferts budgétaires, destinés à subventionner les lignes déficitaires mais socialement et politiquement stratégiques [8].

36On notera que la reprise en main des transports n’est pas l’apanage de Durban, même si elle est la seule des métropoles sud-africaines à avoir concrétisé ses objectifs. Pour cela, son expérience est considérée comme un modèle dont on ne sait pas encore s’il est optimal et adaptable en l’état dans les autres métropoles. Dès 1997-1998, la mise à l’étude des conditions de faisabilité d’une TA a été lancée à Pretoria (Tshwane), East Rand (Ekhuruleni) et Port Elizabeth (Nelson Mandela Metropolitan Municipality). Au Cap, l’approche est sensiblement différente et ne semble pas placer la TA au centre du grand débat sur les transports. Celui-ci vient d’être engagé sur la base du constat, partagé avec les autres métropoles, des carences du transport ferroviaire (obsolète, sale, irrégulier, caractérisé par une forte criminalité,…) et du transport par route (taxis et bus en mauvais état, chauffeurs imprudents, lignes insuffisantes, etc.). Pour ces raisons, la part de transport par voiture individuelle est passée à 49 %, occasionnant la congestion de nombreux axes vitaux et une perte de temps pour les usagers qui ne cesse de croître. Il faudrait inverser la tendance et, selon les experts locaux, atteindre un ratio de 20 % de transport individuel pour 80 % de transport collectif. C’est dans ce but que le gouvernement du Western Cape a esquissé un programme de cinq ans visant à réformer le transport public de passagers, en s’attelant en priorité à la conception d’un réseau de cars rapides connecté, à travers les nœuds et corridors stratégiques, aux lignes de minibus et au chemin de fer. Dans son ensemble, il s’agit d’un « programme intégré » qui s’articule autour de 22 projets et qui a déjà donné lieu, le 11 avril 2003, à la signature d’un memorandum entre le gouvernement provincial et le gouvernement local (City of Cape Town). Il est prématuré d’avancer que le choix qui sera fait au Cap sera de transférer les prérogatives en matière de transport, assumées à l’échelon provincial et métropolitain, au sein d’une entité nouvelle et distincte, c’est-à-dire une TA.

37Cette notion d’Autorité des transports n’est pas vraiment nouvelle puisqu’elle a émergé, il y a plus de trente ans déjà, à Hambourg et que de nombreux pays l’ont expérimentée. En Amérique Latine, des villes comme Sao Paulo ou Buenos Aires ont réaménagé l’administration de leurs transports publics sur cette base. Une analyse détaillée de ces expériences montrerait que la structure et les capacités de l’autorité des transports varient sensiblement selon les contextes politiques et économiques.

38Les TA peuvent prendre la forme d’un comité de coordination régional consultatif, composé d’élus, sans véritables pouvoirs exécutifs. Elles peuvent être aussi des autorités de coordination régionales, constituées de représentants politiques, qui s’appuient sur des agences d’exécution pour mettre en œuvre leurs politiques. Ces autorités régionales peuvent être mixtes et intégrer, directement en leur sein, des élus et des représentants des agences d’exécution, et même des opérateurs de transport. Il s’agit aussi parfois de deux entités distinctes, l’une politique, l’autre opérationnelle, qui fonctionnent dans le cadre d’un contrat très formel ou encore d’une autorité des transports statutairement (et politiquement) indépendante, dirigée par un conseil largement représentatif de l’ensemble des parties concernées (Banque Mondiale, 2001).

Le contour politique et juridique de la « Transport Authority » en Afrique du Sud

39En Afrique du Sud, la nature et les fonctions de la TA sont formellement définies dans le National Land Transport Transition Act (NLTTA). Cette loi, promulguée en 2000 à des fins d’équité, d’optimisation de l’accès aux ressources et de développement en général, concerne tous les aspects de la « transformation et de la restructuration du transport terrestre de la République » [RSA, 2000]. Conformément au NLTTA, les TA doivent respecter six principes fondamentaux :

  • couvrir des territoires « fonctionnels ». Il est à noter que le découpage municipal, réalisé avant les dernières élections locales de décembre 2000, avait précisément pour objet de constituer de tels espaces ;
  • être perçues comme « objectives et équitables » dans leur approche des problèmes et la manière de les traiter ;
  • être légalement responsables. C’est pourquoi elles sont dotées d’une personnalité juridique qui leur permet d’engager des actions de justice, de passer des contrats ou de gérer leur budget ;
  • ne pas être engagées dans une activité économique, en tant qu’opérateur de transports par exemple ;
  • être en mesure de rendre des comptes devant les citoyens et leurs représentations politiques ;
  • avoir les capacités matérielles et institutionnelles d’exercer leurs fonctions.
Les TA sont officiellement créées dans le cadre d’un agrément signé entre le ministère provincial des Transports et le gouvernement local. Ce sont des conseillers municipaux qui dirigent les TA, ce qui n’est nullement contradictoire avec le fait que les TA sont des entités juridiques distinctes du Conseil municipal ou de l’administration locale. Pour le travail pratique de gestion, d’administration et de planification, les TA s’appuient sur les services techniques de la municipalité qui officient en tant que Transport Executive.

L’avènement d’une TA à Durban

40Les autorités locales durbanites n’ont pas eu à subir les pressions du gouvernement national ou provincial pour envisager la création d’une instance de régulation du transport public terrestre dans leur métropole. Au contraire, c’est le conseil municipal lui-même qui, en octobre 1999, avait pris l’initiative de voter une résolution mettant à l’étude la faisabilité d’une TA. Cette initiative fut favorablement reçue par les autres sphères de gouvernement qui s’associèrent à la municipalité de Durban pour mettre en place une instance provisoire, l’ eThekwini Transport Authority Project, et lui donner mandat d’explorer les conditions de réalisation d’une telle TA qui régulerait l’ensemble du transport terrestre de passagers, qu’il se fasse par rail ou par route (taxis, mini-bus et bus).

41Que la municipalité fût à l’initiative d’un tel processus était parfaitement conforme à sa volonté de s’imposer comme le maître d’ouvrage des politiques de développement local [Lootvoet et Khan, 2002a ; Lootvoet et Guyot, 2002b]. Elle avait conscience qu’une absence d’emprise sur les transports publics compromettait a priori toute autre politique d’envergure. Le transport par train s’est précarisé et la violence est devenue omniprésente au sein de l’industrie des taxis collectifs où les règlements de comptes pour le contrôle des routes, entre organisations rivales de propriétaires de taxis qui sont constituées en véritables gangs mafieux, se sont traduits ces dernières années par des dizaines de morts. Nombre de transporteurs opèrent dans l’illégalité, sans licence, avec des flottes de véhicules non conformes aux règles élémentaires de sécurité routière. Cette dérégulation sauvage du transport public appelle donc une réaction du gouvernement local dès lors qu’il prétend garder ou accroître sa capacité à édifier sa grande métropole post-apartheid.

42C’est incontestablement la volonté de mieux comprendre les stratégies des acteurs du transport, notamment par l’envoi de messages concernant la volonté de promouvoir une véritable régulation publique de l’activité, qui a conduit le comité de direction du projet de TA à constituer, à côté du groupe technique, un autre groupe de réflexion rassemblant toutes les parties prenantes du transport public, c’est-à-dire les propriétaires de bus et de taxis, les syndicats, les milieux d’affaires, les usagers. Sur la base du rapport présenté par le projet, le conseil municipal vota le 31 juillet 2002 une résolution visant à accélérer le processus de création de l’eThekwini Transport Authority (ETA), laquelle devrait s’atteler, dans les meilleurs délais, à la mise en place d’un schéma des routes plus approprié aux demandes des populations, d’un système intégré de tarification et de vente des tickets de transport, de nouvelles stratégies de développement des infrastructures, ainsi qu’à l’amélioration de la qualité du service ou encore à une meilleure intégration de l’ensemble des moyens de transport.

43L’ETA devait officiellement entrer en fonction le premier juillet 2003. Son comité de direction a déjà été constitué. Il est formé de 3 conseillers municipaux et non des moindres : le maire de Durban, Obed Mlaba, le maire adjoint, Logie Naidoo, et le président de la commission municipale du contentieux, Mr Gumede. Le directeur général de l’administration municipale et son adjoint siègeront à leurs côtés sans droit de vote. La présence des plus hautes figures politiques du gouvernement local et de son administration illustre l’importance qui est donnée à cette ETA qui, à court terme, est censée se voir attribuer toutes les fonctions exercées en matière de transport par le ministère provincial, y compris l’octroi de licences aux opérateurs et la négociation pleine et entière des contrats de subventions des routes. Pour cela, l’ETA se reposera sur les compétences élargies de l’actuel service municipal de la circulation et des transports qui deviendra de fait l’eThekwini Transport Executive (ETE).

44Néanmoins, le pouvoir local exige d’avoir les moyens de son action et a refusé l’installation officielle de l’ETA à la date prévue, au motif que cette dernière ne veut pas se voir confier un mandat non financé (unfunded mandat). Certes, le financement du budget de fonctionnement (hors subventions) du premier exercice financier (1er juillet 2003, 20 juin 2004) semblait acquis : 95 millions de Rands dont 65 provenant du budget municipal, 18 millions (dont 10 débloqués en début d’exercice) versés par l’État central et 12 millions (dont 8 débloqués sans délai) par la Province. Cependant, le dossier des subventions est loin d’être clos. Pour ne considérer que la seule masse annuelle destinée au consortium Remant / Alton, 100 millions de Rands sont proposés par la Province et 54 par la municipalité. Il reste donc un solde de 44 millions qui fait l’objet d’un bras de fer entre l’État et le conseil municipal de Durban, aucune des deux institutions ne voulant le prendre en charge. Au-delà, Durban attend des assurances de la part du gouvernement national en matière de financement à moyen et long termes. Elle ne veut pas, et sans doute ne peut pas s’engager à financer seule la politique de subvention du transport public. Elle a par ailleurs prévu que sa politique de régulation du secteur des transports dans son ensemble demandera des moyens de fonctionnement accrus, notamment en matière de police. Cette dimension ne peut être négligée quand il s’agit d’imposer la Loi commune à une grande partie des transporteurs privés, lesquels sont habitués à fonctionner à l’extrême marge du cadre légal.

Conclusion

45Il est improbable que le conflit entre l’État central et la municipalité de Durban ne soit pas dénoué dans un délai proche. L’enjeu d’une meilleure régulation du système des transports publics est une priorité pour l’une et l’autre sphère de gouvernement. Elles savent que leurs politiques d’aménagement du territoire, et de développement économique et social en général, seront de plus en plus compromises au fur et à mesure que d’autres modes de régulation privés, particuliers, contradictoires, conflictuels, parfois très violents, se multiplieront dans ce secteur vital de l’économie.

46Au premier juin 2003, avec l’aval du gouvernement provincial et du gouvernement national, la municipalité a cédé DT, abandonnant ainsi l’intégralité du transport public par route au secteur privé. Certes, la compagnie municipale était déficitaire mais le motif de la privatisation n’était aucunement de relâcher la pression sur les finances publiques. Il semble même que les engagements en matière de subventions des routes, contractés avec le repreneur privé, grèveront autant, si ce n’est davantage, le budget municipal et celui de l’État que ne l’aurait fait le maintien à flots de la compagnie municipale. La privatisation procède à l’évidence d’une autre logique. Le gouvernement local ne pouvait prétendre réorganiser l’ensemble de l’activité de transport sur la base d’une restructuration, fût-elle en profondeur, de la compagnie publique. Il a donc décidé de saisir l’opportunité qu’offrait l’évolution du cadre constitutionnel et législatif de l’Afrique du Sud post-apartheid : celle de la création d’une entité juridique nouvelle, appelée Transport Authority. Placée sous le contrôle politique exclusif du gouvernement local, cette instance est, à l’échelle du territoire municipal, investie (par voie de dévolution) de l’ensemble des fonctions et prérogatives en matière de régulation du transport du ministère national et du ministère provincial. Puisque, condition sine qua non, une telle Autorité ne peut être créée si la municipalité est elle-même un opérateur, le sacrifice de Durban Transport était inévitable, mais bien modeste au regard de la contrepartie escomptée.

47La municipalité saura-t-elle faire bon usage de cet instrument, l’Autorité des transports, difficile à manier compte tenu des caractéristiques du transport public durbanite ? La TA aura-t-elle la capacité de s’imposer face au consortium Remant-Alton qui pourrait, du fait de sa taille et parce que ses principaux actionnaires et dirigeants sont proches de responsables politiques influents, être enclin à développer une stratégie quasi monopolistique ? L’Autorité saura-t-elle se faire entendre et respecter par les centaines d’autres exploitants de bus, mini-bus ou taxis privés qui ont pris l’habitude d’exercer leur activité selon des logiques ou stratégies qui ne sont pas toujours aisément conciliables avec les desseins d’une politique publique d’ensemble ?

48Ce dessein politique, le gouvernement local doit encore lui donner des contours clairs. Il lui faut montrer qu’il est capable de remettre à plat, à l’échelle de la région métropolitaine, l’ensemble du tracé des routes et la politique de subvention nécessaire au rééquilibrage de l’offre de services de transport, en fonction des besoins des populations et, notamment pour les plus défavorisés, de leur capacité à payer. Il lui faut tout bonnement montrer comment sa politique de régulation des transports s’articulera aux politiques de développement des services de base (eau, électricité, etc.), de promotion de l’habitat et de rééquilibrage des zones d’activité. Les autres métropoles d’Afrique du sud sont attentives à l’expérience de Durban car leur service de transport a bien des similarités avec celui de la capitale économique du KwaZulu-Natal.

Notes

  • [*]
    Senior lecturer en Sciences Juridiques, School of Law, University of KwaZulu-Natal, Howard College Campus, Glenwood, Durban 4041, South Africa.
  • [**]
    Senior lecturer en Sociologie, Department of Sociology, University of KwaZulu-Natal, Westville Campus, P.B. X 54001, Durban 4000, South Africa.
  • [***]
    Économiste, UR 023, IRD, 213 rue La Fayette, 75480 Paris Cedex 10.
  • [****]
    Géographe doctorant, UR 023, IRD et University of KwaZulu-Natal, Durban.
  • [1]
    Durban (eThekwini Metropolan Municipality), East-Rand (Ekurhuleni Metropolitan Municipality), Johannesbourg (City of Johannesburg), Le Cap (City of Cape Town), Port Elisabeth (Nelson Mandela Metropolitan Municipality), Pretoria (City of Tshwane).
  • [2]
    Budget de fonctionnement plus budget d’investissement. Le budget global est équivalent à 1,2 milliard d’euros (taux de change septembre 2003)
  • [3]
    Lorsque fut promulguée la Constitution Intérimaire.
  • [4]
    La notion de «?route?» (terme anglais) ne peut être traduite par le mot français «?ligne?». Ainsi, selon les heures ou les jours, les mêmes bus empruntent des trajets différents pour se rendre d’un terminus A à un terminus B ou l’inverse. Il y a autant de routes, identifiées par un numéro différent, que de parcours possibles.
  • [5]
    Lors des premières et secondes élections municipales.
  • [6]
    Le chiffre de 300?000 Rands (36?500 €) en moyenne par personne a été avancé par plusieurs interviewés.
  • [7]
    Les civics sont des organisations citoyennes qui visent généralement à défendre des intérêts communautaires à l’échelle de quartiers ou d’ensemble de quartiers.
  • [8]
    8. Il est en effet impossible qu’un gouvernement local puisse du jour au lendemain mobiliser les ressources budgétaires nécessaires à l’exercice de nouvelles prérogative
Français

Résumé

Durban, à l’image des autres métropoles sud-africaines, est confrontée à l’urgente nécessité de mettre en œuvre une politique des transports qui contribue efficacement au processus de déségrégation socio-spatiale des cités post-apartheid. Le pari qui a été fait par la municipalité a consisté à céder au secteur privé sa compagnie de bus afin d’avoir la possibilité de créer une instance de régulation de l’ensemble du secteur de transport local : l’eThekwini Transport Authority. Sur la base d’une présentation historique des transports à Durban, l’article explorera les conditions de la privatisation du service municipal et celles de la conception puis de la mise en place de l’Autorité des transports.

Mots-clés

  • Durban
  • Afrique du Sud
  • transport
  • régulation
  • développement local

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Adrian Bellengère [*]
  • [*]
    Senior lecturer en Sciences Juridiques, School of Law, University of KwaZulu-Natal, Howard College Campus, Glenwood, Durban 4041, South Africa.
Sultan Khan [**]
  • [**]
    Senior lecturer en Sociologie, Department of Sociology, University of KwaZulu-Natal, Westville Campus, P.B. X 54001, Durban 4000, South Africa.
Benoît Lootvoet [***]
  • [***]
    Économiste, UR 023, IRD, 213 rue La Fayette, 75480 Paris Cedex 10.
Stéphane Vermeulin [****]
  • [****]
    Géographe doctorant, UR 023, IRD et University of KwaZulu-Natal, Durban.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/autr.032.0075
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