CAIRN.INFO : Matières à réflexion
La guerre et le couvre-feu sont en train de tuer Yamoussoukro. La gare routière, grouillante de monde de jour mais surtout de nuit avec les passagers des cars en transit ressemble à une mine désaffectée dès 20 heures [...] «Conséquence de la crise : à Yamoussoukro l’économie se meurt »
Fraternité Matin, 8 novembre 2002

1Pour décrire la situation de crise sans précédent que traverse la Côte d’Ivoire dans une ville emblématique qui a prétention à en être la capitale [1], l’attention du journaliste semble d’abord attirée par la situation de sa gare routière... Il y a là de quoi surprendre, d’autant plus que, dans cette actualité ivoirienne tourmentée, la ville de Yamoussoukro se trouve souvent en première ligne : elle est située à quelques dizaines de kilomètres seulement de la ligne de cessez-le-feu imposée par les médiations françaises et ouest-africaines et entérinée par les accords de Marcoussis ; elle est de temps à autre un lieu de rencontre entre acteurs de la crise – la diplomatie est en effet la seule prérogative que les dirigeants d’Abidjan lui concèdent quelquefois – ; elle accueille de nombreux réfugiés venus des régions passées sous le contrôle des « Forces nouvelles » ou situées trop près de la ligne de cessez-le-feu pour être totalement sécurisées, mais aussi, dans un tout autre registre, de nombreux mercenaires.

2Pourtant, derrière la réelle volonté que le journaliste a de rendre compte à travers un exemple concret de l’ambiance yamsoise [2] en ces temps troublés, on a bien là affaire à une information chargée de sensibilité pour une grande partie du lectorat du doyen des quotidiens ivoiriens. La gare routière représente en effet au cœur de la capitale politique de Côte d’Ivoire beaucoup plus qu’un simple point de départ, d’arrivée ou de passage, par lequel transite une grande partie des lignes de cars du pays – ainsi que de très nombreux camions [3]. Connue de tous, fréquentée par beaucoup, elle est aussi un véritable lieu de convivialité et de sociabilité apprécié tant par les passagers en transit ou en partance que par les Yamsois eux-mêmes. Au sein de cette ville mégalomane, elle apparaît même, à bien y regarder, comme étant le seul lieu où apparaît une forme bien réelle d’urbanité. Son extinction n’a donc rien d’anecdotique, et ne peut être seulement considérée comme un indicateur des très grandes difficultés qui affectent la circulation des biens et des personnes sur les routes de Côte d’Ivoire. Les conséquences que l’on peut en attendre n’appartiennent pas toutes au seul registre économique et social de la perte irrécupérable d’activités et de ressources qui, outre les transporteurs, touche les nombreux commerçants, artisans et autres acteurs informels qui exerçaient ici leurs talents.

3Toutefois il ne s’agit pas ici de chercher à rendre compte de la situation actuelle de la gare routière : nous n’en avons pas les moyens. L’étude que nous proposons ici a plutôt pour ambition de chercher à comprendre comment cette gare est née, comment elle s’est développée au point de devenir ce lieu singulier à la fois étranger à Yamoussoukro – la gare est avant tout une étape et un carrefour nationaux – et profondément yamsois [4]. Il y a là matière à réflexion autour de trois thèmes : celui de l’articulation entre des réseaux et un fort ancrage territorial ; celui de l’initiative entrepreneuriale informelle ; celui enfin de la conduite du projet urbain. Le rôle et la place des entreprises et des entrepreneurs appartenant au secteur des transports renvoient bien évidemment à un thème transversal sans lequel il n’est pas de gare routière, comme relais, comme lieu et comme système. Trois parties vont donc suivre : la première s’attachera à décrire la gare en s’intéressant aux conditions de son émergence comme étape et comme lieu central urbain ; la deuxième présentera la grande diversité de ses activités commerciales ; la troisième, enfin, montrera quelles sont les contradictions auxquelles doit faire face un territoire entièrement façonné par l’informel au sein d’une ville obsédée par son image de marque.

Yamoussoukro : ville-étape et ville-carrefour

4La gare routière est donc bien plus à Yamoussoukro qu’une simple gare routière. Il importe de retracer les conditions de son développement, de son insertion dans les réseaux de communications terrestres nationales ivoiriennes et sous-régionales ouest-africaines, afin de saisir comment, du fonctionnement et du croisement de réseaux multiples, est né un tel lieu.

Un carrefour d’envergure nationale

5Pour bien comprendre l’importance de la gare routière de Yamoussoukro, il faut d’abord présenter la situation de cette ville dans la géographie ivoirienne. La ville est située au centre du pays, au débouché sud du « V » baoulé, ce coin de savane qui pénètre dans la zone forestière et qui a joué un rôle essentiel dans la mise en valeur du pays par les planificateurs coloniaux, notamment parce qu’il était relativement aisé d’y faire passer une ligne de chemin de fer desservant, à partir du littoral, les régions enclavées de la Boucle du Niger. Si le rail ne passe pas à Yamoussoukro, la ville est un point de passage important pour toutes les autres communications terrestres, dont l’importance, vue du nord, a été considérablement accrue par la mise en eau du lac de Kossou qui a privé Bouaké, véritable capitale de la Côte d’Ivoire intérieure, de toute prétention hégémonique directe vers l’ouest et le sud-ouest du pays. De simple débouché, de porte d’entrée du sud ivoirien, Yamoussoukro est donc aussi devenue un carrefour important où les flux venant du nord peuvent soit continuer vers le sud et Abidjan, soit obliquer vers le grand ouest, le sud-ouest et ses fronts cacaoyers.

6C’est là une dimension importante de la localisation de Yamoussoukro que d’être finalement une charnière entre un sud-ouest consommateur de main d’œuvre et les terres d’émigration du nord : l’installation, dans cette ville, de la principale compagnie de cars du pays assurant des liaisons vers le Burkina-Faso (la compagnie « Sans frontières ») en est une illustration. Mais, ville charnière entre le nord et les suds, Yamoussoukro occupe aussi une position importante au sein de ces suds, carrefour régional entre ce que l’on pourrait qualifier de « vieux sud » à l’est, où se rencontre la « Boucle du cacao », véritable lieu de naissance de l’économie de plantation ivoirienne, et les terres de l’ouest où cette dernière s’est ensuite étendue et où elle a prospéré. L’étude des variations mensuelles du trafic de passagers et de marchandises à la gare routière de Yamoussoukro montre bien d’ailleurs combien le dynamisme de cette dernière est encore très largement tributaire de la traite café-cacao [Steck, 1997, p. 10-20].

7Mais, au delà de cette position avantageuse, Yamoussoukro qui n’était d’abord, sur la route du nord, qu’une simple halte, de surcroît secondaire, doit avant tout l’importance actuelle de son carrefour à une évidente volonté politique, et à celle d’un homme. Ville natale de l’ancien président Houphouët-Boigny, et capitale officielle du pays depuis 1983, elle a bénéficié d’investissements colossaux et d’une politique d’aménagement du territoire qui l’a longtemps favorisée : les premières routes à avoir été bitumées en Côte d’Ivoire partaient certes toutes d’abord d’Abidjan, mais ensuite c’est Yamoussoukro qui en a le plus bénéficié, au point qu’il est devenu plus rapide – et plus confortable – de passer par elle pour se rendre d’Abidjan vers l’ouest et le grand ouest du pays (fig. 1).

Fig. 1

Les routes bitumées en Côte d’Ivoire

Fig. 1

Les routes bitumées en Côte d’Ivoire

Yamoussoukro et le développement du transport par cars

8Si, dans un premier temps, la qualité du réseau routier reliant Yamoussoukro à Abidjan, puis rayonnant à partir de Yamoussoukro vers les régions ouest du pays, a valu à la capitale politique d’être considérée comme une étape et un carrefour important, le développement du transport par cars au cours des années 1980, qui a considérablement transformé, simplifié et démocratisé la mobilité des Ivoiriens, a incontestablement renforcé cette situation au point d’apparaître aujourd’hui comme l’un des moteurs du dynamisme du carrefour yamsois autant qu’il a permis le développement de sa gare routière. Le choix de l’escale yamsoise par les compagnies de cars peut en effet s’expliquer par trois raisons principales.

9Tout d’abord, il faut y voir une raison technique : les cars, a fortiori quand ceux-ci sont des véhicules d’importation au châssis relativement bas, sont assez fragiles. Aussi, la qualité de la route devient-elle un élément déterminant de la rentabilité de l’activité de transport, et cela d’autant plus que les cars sont souvent surchargés : les commerçants, qui sont nombreux à utiliser ce mode de transport, voyagent en effet souvent avec leurs achats en soute.

10Ensuite, on doit faire allusion à la situation de carrefour de la capitale : tous les cars qui y passent peuvent a priori y laisser des passagers en transit, et les compagnies de cars apprécient les itinéraires qui multiplient les traversés de villes et de carrefours qui sont autant d’occasions de rentabiliser au maximum le trajet : ainsi, même si un axe plus court a pu être bitumé depuis, il n’est pas exclu que des compagnies de cars continuent de faire le crochet par Yamoussoukro afin d’augmenter potentiellement la rentabilité du voyage – c’est ce que font les cars qui se rendent à Danané et à Man, bien qu’une route plus rapide passant par Gagnoa soit désormais praticable (fig. 1).

11Enfin, l’urbanisme somptuaire de la capitale a aussi conduit les compagnies de cars à choisir d’y faire escale. On a déjà montré combien le bitumage prioritaire des routes desservant la ville natale du Président Houphouët-Boigny avait pu jouer un rôle important dans la mise en valeur d’une situation de carrefour qu’il est par ailleurs difficile de contester. Il faut maintenant aller au-delà et, à une échelle bien plus fine, montrer combien, sans que ce soit aucunement voulu, le projet urbain yamsois a permis lui aussi que soient réunies les conditions nécessaires à l’émergence d’une gare routière de toute première importance : la largeur des rues (deux fois quatre voies au centre) permet aux cars de se garer sans perturber la circulation ; la densité de l’éclairage public fait de Yamoussoukro une escale sûre à trois heures de route d’Abidjan pour les cars qui circulent de nuit ; la largeur des trottoirs rend possible l’installation d’activité de service aux passagers. Ce sont d’autres arguments qui peuvent aussi, comme la fonction de carrefour, expliquer et justifier la pérennité de cette escale.

12Ce qui fait le carrefour yamsois, c’est donc sa gare routière, son trafic, son attractivité et finalement, à bien y regarder, les cars qui y font relâche. L’importance du petit commerce informel qui s’y est installé et développé atteste bien par ailleurs que l’on a affaire à un lieu tout à fait important, bien qu’ignoré des plans d’urbanisme, au cœur même de la capitale politique.

La gare routière principale, un pôle commercial et récréatif dans la ville

13Étape et carrefour de première importance dans la géographie des transports ivoiriens, Yamoussoukro a su aussi répondre à cette situation particulière, et la gare routière apparaît comme une excellente illustration de l’adaptation des entrepreneurs informels locaux à un marché particulièrement porteur : celui du commerce du bord de route et du service d’étape.

Gares et marchés dans la ville

14L’articulation entre transport et activités commerciales n’est en rien originale. On peut au moins distinguer trois types de liens qui les unissent très fortement et qui sont autant de lieux communs pour qui connaît bien le monde des transports, et singulièrement le monde des transports de passagers, en Afrique sub-saharienne :

  • Les commerçants sont d’importants usagers des transports, et la vitalité du commerce informel dans les villes de l’intérieur de la Côte d’Ivoire dépend de la qualité de la desserte par cars vers Abidjan et ses grossistes ;
  • Dans les villes, quelle que soit leur taille, des plus grandes, comme Abidjan, aux plus modestes bourgs semi-ruraux, les gares routières, les marchés et les quartiers commerçants forment presque toujours un même ensemble, associé le cas échéant aux gares routières intra-urbaines [Atlas de Côte d’Ivoire, planches B. 4 b1, b2 et b3 ; Benveniste, 1974, p. 195] ;
  • Le long des routes, à proximité des carrefours et à l’approche des entrées de ville, on rencontre presque toujours sur les bas-côtés de nombreuses activités commerciales de bord de route, offrant du ravitaillement à moindre coût (vente directe du producteur au consommateur) ou proposant, comme au sein des grandes gares routières de départ et d’arrivée, des produits qui renvoient surtout au service d’étape (boisson et nourriture, parfois breloques et babioles).
Nous ne nous attarderons pas ici sur le premier lien, fort intéressant, mais qui a assez peu à voir avec la question qui nous préoccupe. Les deux autres méritent par contre une certaine attention et peuvent être resitués assez précisément dans le contexte urbain yamsois s’il s’agit en effet de rendre compte de la façon dont des réseaux et des flux peuvent participer du fonctionnement de lieux spécifiques, et même en créer. À Yamoussoukro, et bien que l’on n’ait parlé pour l’instant que d’une gare routière (sous-entendue la gare routière principale, appelée aussi gare d’Abidjan – bien que cette dénomination stricte ne concerne qu’un trottoir), on en rencontre en fait plusieurs au sein de la ville : deux, qui sont spécialisées dans les dessertes régionales et locales, la gare des 220 et l’ensemble des gares qui ceinturent le grand marché ; trois qui sont des étapes et des relais, la gare routière, véritable carrefour de Yamoussoukro, mais aussi deux gares privées appartenant à de grandes compagnies de cars, la gare de la STIF [5] et celle de la compagnie « Sans frontières » (fig. 2).

Fig. 2

Les gares routières de Yamoussoukro

Fig. 2

Les gares routières de Yamoussoukro

15Les premières sont assez caractéristiques des gares routières que l’on rencontre partout ailleurs dans les villes de Côte d’Ivoire. Les activités de transports sont très fortement associées au commerce. Les commerçants y ont recours pour s’approvisionner et de fait les grossistes sont très souvent localisés à proximité immédiate des gares routières les plus importantes, comme l’illustre l’exemple extrême d’Adjamé, principale gare et principal quartier commerçant d’Abidjan. Les clients les empruntent : une ligne directe entre le marché et le quartier, ou le village, de résidence et de consommation finale est évidemment un atout. Il est ainsi assez logique que les lignes régionales, mais aussi locales et urbaines soient organisées pour la plupart d’entre elles à Yamoussoukro autour du grand marché. Elles permettent par ailleurs de rendre compte du rayonnement local de la ville sur les espaces ruraux avoisinants. La gare des 220, bien qu’éloignée du grand marché, répond toutefois à une demande assez similaire dans la mesure où les commerces qui s’y sont installés proposent des matériels agricoles, des matériaux de construction et quelques biens alimentaires non-périssables (huile, riz…).

16Les secondes, gares étapes et gares relais, sont la grande originalité de Yamoussoukro : dans toutes les autres villes la distinction entre gares à rayonnement local et gares à rayonnement national, si elle n’est pas toujours absente, n’est jamais aussi marquée qu’ici. C’est en fait une des conséquences de la place tout à fait particulière que Yamoussoukro occupe dans la géographie des mobilités ivoiriennes, et que l’on vient de décrire dans la première partie de cet article. Les activités commerciales que l’on rencontre au sein de ces gares s’apparentent ainsi bien plus à des activités commerciales de bord de route qu’à toute autre forme de commerce… De plus, elles semblent assez peu articulées aux autres commerces de la commune et fonctionnent bien plus en réseau(x) pour leurs approvisionnements : elles profitent davantage des cars de passage qui les mettent en contact avec les grossistes d’Adjamé que des opportunités locales urbaines yamsoises.

Pour le passager en transit d’abord : les activités marchandes de la gare routière

17La gare routière se distingue de toutes les autres gares que l’on rencontre au sein de la commune à la fois par la nature de ses activités commerciales [6] et par la très forte densité de ces dernières, peu comparable avec celles que l’on rencontre ailleurs. Il faut rappeler que c’est une gare de passagers. Pour une bonne trentaine de cars qui quittent chaque jour Yamoussoukro – essentiellement pour Abidjan – près de 200 cars de passage s’arrêtent le long des trottoirs ; par ailleurs les Yamsois sur le départ ne représentent le soir que 12 % des passagers présents sur le site de la gare. Étape et carrefour, lieu de halte unanimement apprécié des passagers, gare de transit et de correspondances, il est tout à fait logique que se soient installées là de nombreuses activités commerciales informelles, appartenant pour la plupart d’entre elles au secteur de la restauration.

18La propension à consommer des Yamsois sur le départ, voyageurs de jour, est certes assez faible : un passager sur deux seulement qui attend son car à la gare de la SOTRANSYA [7], une compagnie locale, consomme quelque chose avant son départ, quelques fruits et un sachet d’eau, rarement plus [Steck, 1997] et ceux de la compagnie YT [8], l’autre compagnie yamsoise, attendent leur départ devant la télévision de la salle d’attente, sans rien consommer ou presque. En revanche la consommation des voyageurs de nuit en transit, est relativement plus importante. Aux 500 FCFA [9] que dépense en moyenne par personne la première catégorie de voyageurs, répondent en effet les quelques 1500 FCFA dépensés, toujours en moyenne, par la seconde catégorie. Il s’agit là d’une somme assez élevée, surtout quand on sait que le prix d’un repas dans un maquis [10] revient à environ 500 FCFA. La plupart de ces passagers en transit disposent de liquidités, qu’ils soient commerçants des villes de l’intérieur se rendant à Abidjan pour s’approvisionner (25 % des passagers recensés) ou de passagers étant en déplacement pour régler des questions financières à leur avantage (15 % des passagers recensés) ou encore de passagers en déplacement professionnel dont beaucoup disposent de « frais de mission » (25 % des passagers recensés). C’est cette catégorie de clientèle en transit qui intéresse d’abord les commerçants informels de la gare routière. Ceci est singulier car dans toutes les autres villes les commerçants des gares routières interurbaines s’adressant soit aux transporteurs, soit aux passagers sur le départ.

19Si l’on ne compte que les boutiques en dur, 60 % d’entre elles sont spécialisées (directement ou indirectement : épiceries, grossistes) dans la restauration, 20 % dans les services d’étape (cabine téléphonique, hôtel…) ou la vente (cassettes audio, breloques…) et 20 % dans les activités liées à l’entretien et à la réparation des véhicules. Nous n’insisterons guère sur cette dernière catégorie, aujourd’hui sur le déclin (elle représentait encore au début des années 1990 un tiers des boutiques en dur de la gare routière [11]). Les causes en sont la dévaluation du FCFA de 1994 qui a considérablement augmenté le prix des pièces et réduit les marges des revendeurs et la profonde mutation de la demande, sectorielle, liée entre autres à la lente disparition des taxis-brousse – les minicars de marque japonaises sont réparés dans des garages – et à l’augmentation de la part des passagers parmi les personnes qui fréquentent la gare routière. La part du secteur de la restauration, déjà dominante, est en fait bien plus importante si on prend en compte les quelque 150 étals qui s’installent le soir sur les trottoirs de la gare routière et dont les deux tiers sont exclusivement consacrés à la restauration (café, thé, omelette, viande braisée…). De plus, les nombreux marchands ambulants, souvent des femmes et des fillettes, qui gravitent autour des cars en stationnement ne proposent aux passagers que de la nourriture (eau, fruits, pains sucrés ou petites brochettes de bœuf…). Sur la quinzaine de commerçants ambulants, en moyenne, qui ceinturent le car dès son arrêt, on ne rencontre au maximum, et encore pas toujours, qu’un seul marchand de breloques.

20Si la gare routière de Yamoussoukro est devenue une étape quasi-obligée pour un grand nombre de lignes de cars du pays, c’est en grande partie à l’importance de son activité nocturne qu’elle le doit – donc aux petits entrepreneurs informels qui en sont à l’origine et qui l’entretiennent. D’abord favorisée par le bitume, puis par sa situation de carrefour, elle l’est aussi aujourd’hui grâce à la densité et à la variété des fonctions récréatives et commerciales (restauration, petit commerce…) qu’elle propose.

Un lieu qui a su combler un vide urbanistique et citadin : les Yamsois et « leur » gare

21Cette importance tout à fait remarquable de la restauration parmi les activités commerciales de la gare routière, conséquence autant que cause de son succès, comme on vient de le voir, a des effets sur la ville de Yamoussoukro elle-même. Elle permet d’expliquer la place tout à fait particulière qu’a pris ce lieu singulier au centre de la capitale politique. Le long des trottoirs de la gare routière, on ne rencontre en effet pas que des passagers en partance, en étape ou en transit, se sustentant en attendant la fin de la halte ou une correspondance à venir, même s’ils sont très largement majoritaires. On y rencontre aussi des Yamsois pour qui une visite à la gare routière est une sortie en soi. La clientèle locale sédentaire permet de comprendre à elle seule une part importante du dynamisme qui règne en ces lieux, singulièrement en fin de semaine. Jusqu’à dix heures du soir, heure à laquelle les premiers cars se présentent, les trottoirs sont envahis presque uniquement par des étudiants de l’Institut National Polytechnique Houphouët-Boigny (INPH, campus de grandes écoles situé à la périphérie nord de la ville) et des fonctionnaires, et c’est seulement à partir de minuit que les passagers sont plus nombreux que les autochtones. À cette division de la clientèle dans le temps (semaine contre fin de semaine, première partie de la nuit contre deuxième partie) s’en ajoute une autre, spatiale, entre les étals de trottoirs dont la principale clientèle visée est – et reste – celle des cars, et les maquis de la gare des « bas-fonds » et les échoppes de fripes qui s’immiscent entre eux et dont les commerçants déclarent avoir pour principale clientèle les étudiants de l’INPH (fig. 3). La réduction des bourses étudiantes qui, en 1997, sont passées de 40 à 20 000 FCFA mensuel, les avait d’ailleurs beaucoup inquiétés car c’était alors la moitié du pouvoir d’achat de leur principale clientèle qui disparaissait : pour qui connaît la fragilité financière des activités informelles, on peut aisément comprendre leurs craintes.

22De lieu de passage, la gare routière principale de Yamoussoukro est donc devenue en quelque sorte la « rue Princesse » locale, du nom de la principale rue festive de Yopougon, quartier périphérique d’Abidjan, et référence absolue en la matière dans tout le pays. Elle est même devenue à l’échelle ivoirienne un lieu festif très réputé où se rendent certains week-ends des étudiants de Bouaké ou, en fin de traite, des planteurs des régions environnantes. Sa réputation, si mauvaise soit-elle (alcoolisme, prostitution, insécurité…), ne semble guère lui avoir causé un grand préjudice. Le Guide du Routard conseillait même à ses lecteurs d’y passer une soirée ! Née d’influences extérieures, donc sans liens avec Yamoussoukro en tant que ville, la gare routière a été peu à peu appropriée par les habitants de cette dernière, en soirée d’abord, dans la journée ensuite. Outre l’affluence nocturne des fins de semaine, la gare est en effet aussi devenue un lieu de rendez-vous diurne, notamment pour les élèves des collèges et lycées de la ville qui trouvent là, à la sortie des cours, un espace récréatif fort apprécié. Certains commerçants de la gare routière, comme l’un des marchands de charbon de bois de la gare – jusqu’alors seulement fournisseur en combustible des maquis et des vendeurs de viandes et de poissons braisés –, ont d’ailleurs investi, avec succès, dans des baby-foot.

23Ce sont donc ces activités et ces petits entrepreneurs informels qui ont permis, sans doute pour beaucoup d’entre eux sans l’avoir voulu, que soit créé enfin à Yamoussoukro un lieu de rencontre, de détente et de sociabilité. L’urbanisme somptuaire et présidentiel de Yamoussoukro, qui ne peut se concevoir sans un plan très ample et très étendu, se caractérise en effet par un certain éclatement urbain et par l’absence de tout lieu central récréatif et convivial, comme on rencontre dans toutes les villes, et singulièrement dans les villes qui, comme elle, sont universitaires. Bien sûr il existe des quartiers plus vivants que d’autres, Dioulakro par exemple, ou encore Habitat… mais aucun d’eux n’a jamais été suffisamment attractif pour attirer à lui des habitants des autres quartiers. Le premier souffre d’une assez mauvaise réputation [Quenot, 1998] tandis que le second est déjà sur-encombré. La gare routière présente à cet égard plusieurs avantages qui lui permettent de combler cette lacune importante. D’abord elle est centrale sans être associée à un quartier en particulier (fig. 2), ce qui est un double avantage : elle est ainsi à même de pouvoir être revendiquée par tous comme étant le centre de la vie nocturne yamsoise. Elle est ensuite un lieu connu de tous et fréquenté par beaucoup, nombre de résidents de Yamoussoukro étant des fonctionnaires venant d’horizons et de régions variés et étant de ce fait des usagers réguliers des lignes de cars. Elle est enfin, n’oublions pas l’essentiel, le seul lieu de la ville où l’on rencontre une telle densité de points de restauration et de vente informels. Toutes les conditions sont donc réunies, grâce aux initiatives commerciales d’entrepreneurs informels, pour qu’émerge là un lieu central et festif urbain de toute première importance… même s’il n’est pas aisément accessible : les gares intra-urbaines qui regroupent les principales lignes de taxis-collectifs de la ville sont en effet situées à proximité du grand marché du quartier Habitat (fig. 2).

24Chercher à comprendre la gare routière de Yamoussoukro en se contentant de l’analyser par rapport aux seuls transports, et singulièrement aux transports de passagers, c’est prendre le risque de faire un contresens sur la nature de ce lieu particulier et singulier, sans équivalent dans les autres villes de Côte d’Ivoire, d’Abidjan aux plus modestes d’entre elles. Sa localisation et sa gestion renvoient par contre à un modèle assez répandu : celui des espaces urbains où l’informel intervient de façon importante et modèle le projet urbanistique, parfois contre ce dernier.

Un territoire urbain façonné par l’informel

25De fait la gare routière de Yamoussoukro semble bien combler un important vide urbanistique et répondre à un réel besoin citadin. Elle correspond aussi assez bien à la définition de « territoire informel », si l’on fait l’hypothèse que l’informel est d’abord une réponse empirique à un besoin et à un marché urbains non satisfaits par ailleurs et que la localisation de ces activités marchandes dans la ville se traduit par une appropriation de l’espace urbain qui met en jeu des situations de pouvoir [Steck, 2003]. Il faut alors tenter de répondre à deux questions : qui sont les acteurs qui interviennent dans sa gestion, quels sont leurs profils et quels sont leurs pouvoirs ? Comment ce lieu singulier s’insère-t-il dans une ville aussi singulière que Yamoussoukro ? On est bien là au cœur des questionnements sur la capacité des transports à façonner – puis à gérer – des territoires solidement ancrés localement.

Un territoire conflictuel : quels acteurs, quelles gestions, quelles régulations ?

26Si la gare routière apparaît comme un lieu de rencontre et de convivialité urbaine, elle est aussi un espace complexe aux usages variés où se concentrent, où se rencontrent et où quelquefois se confrontent de nombreux acteurs aux statuts divers. On en distingue trois : les acteurs appartenant au secteur des transports, évidemment ; les acteurs appartenant aux activités informelles commerciales, dont l’ensemble de cet article évoque l’importance ; les acteurs institutionnels, très présents dans les discours et les débats à propos de la gare routière, mais en fait assez peu présents sur ses trottoirs. L’installation sur le site de la gare routière des transporteurs et des commerçants se justifie souvent par l’identification réelle, plus souvent par la perception en partie illusoire, d’un marché potentiel susceptible d’assurer la rentabilité d’un investissement. Pour les transporteurs, qu’il s’agisse des compagnies de cars comme des petits propriétaires, c’est logique. Ce l’est aussi pour les mécaniciens et autres vendeurs de pièces détachées.

27On vient de voir, dans la deuxième partie de cet article, ce qui pouvait justifier que d’autres commerçants informels, appartenant au secteur de la restauration ou à celui de la vente, s’y soient également installés, au point d’ailleurs, réputation et attractivité de la gare allant croissantes, de venir parfois d’horizons variés. Ainsi, alors que dans les premières années les entrepreneurs informels qui s’installaient sur ces trottoirs étaient essentiellement des Baoulé [12], des femmes de fonctionnaires ou d’anciens ouvriers ayant participé aux grands chantiers liés à la construction de la capitale politique de la Côte d’Ivoire, les entrepreneurs qui s’y installent actuellement sont pour la plupart d’entre eux des immigrants étrangers. Certaines filières ont même été accaparées par des réseaux informels assez amples, comme les réseaux haoussa qui contrôlent les étals de viande braisée ou les réseaux sénégalais et mourides qui contrôlent la vente de breloques. Cette évolution de l’attractivité de Yamoussoukro auprès des entrepreneurs informels particulièrement nette le long des trottoirs de la gare routière, est bien la preuve que cette dernière comble certes un vide urbanistique mais permet aussi à Yamoussoukro de se hisser au rang des villes perçues de l’extérieur comme des pôles d’immigration rentables.

28Cette diversité des acteurs – transporteurs et commerçants principalement Baoulé, Dioula, Ivoiriens et étrangers – se traduit très concrètement par la diversité des modes d’exploitations du site, lequel n’est pas toujours aisé à gérer, ni à saisir. De fait les sources de conflits ne manquent pas.

29Il y a d’abord la grande opposition entre les transporteurs et les autres usagers marchands de la gare. Les aires de stationnement font en effet l’objet d’une très forte pression. On observe des arrangements à l’amiable : tel maquis accapare, la nuit, l’aire de stationnement de telle compagnie de car avec l’accord de cette dernière. Mais se manifestent aussi des tensions. Le syndicat des transporteurs [13], partout ailleurs unique responsable de l’affectation des terrains, semble ainsi ici n’avoir finalement que très peu de pouvoir. La pression commerciale est telle que l’on peut raisonnablement se demander qui des commerçants ou des transporteurs fait vraiment la gare : n’oublions pas en effet que, si les cars s’arrêtent là, c’est en grande partie grâce à la forte densité commerciale, et nullement grâce à l’action du syndicat des transporteurs qui, officiellement, gère les lieux.

30Mais ce n’est pas là le seul souci du syndicat. Ayant effectivement à gérer une grande gare de passage, de halte et de transit, il ne parvient pas non plus à imposer à la plupart des compagnies de cars (a fortiori quand elles sont importantes) de respecter le monopole local de répartition des lignes et des aires de stationnement. Il ne parvient pas davantage à leur faire respecter le monopole de gestion des chargements et de l’ordre des départs. L’ouverture de cette gare sur une vaste chaussée relevant du domaine public rend par ailleurs assez difficile l’exercice de toute forme de contrôle [14]. La situation de carrefour de la gare routière de Yamoussoukro porte ainsi un réel préjudice aux petits transporteurs locaux dont le marché régional est le principal gagne-pain. Les villes de Tiassalé, Bouaké, Oumé, Toumodi sont en effet aujourd’hui aussi desservies – parfois à moindre coût – par des cars de ligne sans que le syndicat puisse faire grand chose pour défendre les intérêts de ses membres. Il ne lui reste en fait guère que la gestion des lignes régionales desservant des villes et des villages situés à l’écart des grands axes. Il semble d’ailleurs à ce point dépossédé de ses prérogatives qu’il a pris en charge, sans doute afin de ne pas totalement perdre la face, la « pauvre gare » de la ville, distante de quelques centaines de mètres vers Abidjan. Une « pauvre gare » est normalement une gare entièrement informelle, en fait le plus souvent un simple point d’arrêt où les véhicules de passage chargent des passagers en toute illégalité (hors du contrôle des syndicats et des autorités) et à moindre coût. D’habitude, elles sont « gérées » par des jeunes qui touchent un « jeton » (une pièce de monnaie) pour chaque chargement. Pris en étau entre les commerçants et les grands transporteurs, les représentants syndicaux en sont donc réduits à encadrer l’illégal pour s’assurer un maigre débouché et un maigre rendement. Ils sont en fait les représentants souvent impuissants d’un groupe d’acteurs parmi d’autres, et rien de plus.

31A contrario, la gestion de l’espace marchand de la gare routière par les commerçants qui y sont installés atteste bien que ce sont aujourd’hui eux les principaux acteurs sur ce territoire original. Les commerçants des boutiques en dur, qui sont là toute l’année et, pour certains d’entre eux, depuis longtemps, exercent en effet un pouvoir important, notamment vis-à-vis des étals temporaires qui s’installent devant eux et qui sont sous leur dépendance directe du fait d’un accaparement par les premiers occupants du foncier public. Les territoires du petit commerce sont ainsi bien délimités et dessinent même sur les trottoirs de la gare d’Abidjan, entre les différents étals, les limites d’influence des petits boutiquiers, bailleurs informels chez qui les « locataires » sont dans la plupart des cas tenus de s’approvisionner (fig. 3). Ce dynamisme commercial et cette localisation au sein de la gare routière, avec tout ce qu’elle suppose de dynamisme économique, n’ont pas échappé à certains grossistes qui ont installé là leurs entrepôts et ajouté ainsi un échelon supplémentaire à la hiérarchie commerciale déjà en place : tel ce « Libanais » (en fait un Palestinien) de Toumodi spécialisé dans la vente en gros et semi-gros de boissons.

Fig. 3

La gare routière principale, trottoir «Abidjan»

Fig. 3

La gare routière principale, trottoir «Abidjan»

32Si, par ses types de commerces et sa structure, la gare routière ressemble bien, par certains aspects, aux hameaux commerciaux de bord de route, elle s’en rapproche également par sa gestion du territoire qui échappe donc presque totalement au syndicat de transporteurs, mais aussi aux autorités municipales. La mairie, en effet, n’arrive guère à contrôler, ne serait-ce qu’a minima, l’activité commerciale qui se développe et qui fonctionne ici. Elle laisse finalement en partie la gestion des trottoirs de la gare routière à ses propres utilisateurs, se contentant de prélever chaque jour et chaque soir des taxes de marché. Ainsi, seul le collecteur est là pour marquer la présence des autorités. Il intervient parfois pour gérer des conflits entre ces usagers un peu particuliers du domaine public, voire pour proposer de nouveaux emplacements quand on le lui demande, mais c’est bien plus souvent à titre individuel, en une sorte d’informalisation de sa charge. Son influence est de toute façon limitée face au pouvoir qu’ont, sur les trottoirs, les commerçants des boutiques en dur. Cette absence de politique et de présence gestionnaire municipale sont des plus dommageables. Elle se traduit par une totale absence de régulation au sein des limites de ce territoire, la somme des initiatives et des positions de pouvoirs informels qu’on y rencontre n’étant nullement garante d’un fonctionnement équitable.

À Yamoussoukro plus qu’ailleurs, le poids des enjeux politiques

33Les questions de la conduite du projet urbain, de la gestion quotidienne de la ville et de sa régulation renvoient toutes à la fois au politique et à la politique. Il faut se rappeler que Yamoussoukro a vocation à être un jour capitale effective du pays, et qu’elle se doit d’en être « digne », pour reprendre un mot qui est là-bas sur toutes les lèvres [Chaléard et Dubresson, 1993]. Il faut aussi rappeler le poids déterminant du PDCI-RDA [15], ancien parti unique, ainsi que celui des réseaux clientélistes de l’ancien président Houphouët-Boigny [Jaglin, 1993].

34Toutes ces remarques méritent qu’on leur accorde d’autant plus d’attention que le site sur lequel s’étend la gare routière est occupé de façon illégale. Sur le plan directeur, la gare officielle est en effet située sur la rocade ouest qui contourne la ville, à plus de dix kilomètres de sa localisation actuelle

35Il est évident qu’une gare routière illégale, située en plein centre de la ville, n’a que très peu de chance de trouver grâce aux yeux des planificateurs. Elle est d’ailleurs une source d’opposition entre la mairie qui la tolère et le Ministre résident en charge du District autonome de Yamoussoukro. Dès son installation en 1996, il a fait du déguerpissement de la gare routière un de ses objectifs. Il a depuis lors été remplacé, en septembre 2002, par une nouvelle structure administrative aussi appelée « District ». Derrière l’opposition entre la mairie, chargée de la gestion quotidienne de la ville et qui est le véritable interlocuteur des Yamsois, et le ministère, percevant plus Yamoussoukro à travers un plan directeur somptueux que comme une ville fonctionnant aussi en l’état, se profile aussi un véritable conflit entre personnalités politiques du PDCI-RDA. Ces tensions, qui participent du projet politique comme de la politique, sont un des éléments essentiels à la compréhension de la place qu’occupe la gare routière dans les débats urbanistiques yamsois. Mais, de 1996 à 2002, rien n’avait vraiment bougé, et la gare était restée, plus importante que jamais, au centre de la ville. Le site que prévoit le plan directeur est, il faut le souligner, aberrant : en pleine brousse, associé qui plus est à une rocade que personne n’emprunte [16], il est peu probable que la gare y déménage un jour, tant son succès est d’abord lié à sa situation au cœur de la ville. Le cas de Yamoussoukro n’est pas isolé. À Abidjan, les autorités ne parviennent pas à délocaliser la gare d’Adjamé vers un site pourtant tout proche du site actuel et encore assez central. A Bouaké, cela fait dix ans que la gare dite des « gros porteurs », située au nord de l’agglomération, est déserte et que les camions continuent à décharger leurs marchandises aux abords du marché central de la ville [Paulais et Wilhelm, 2000, p. 125 et 130-131]. Les autorités yamsoises sont assez conscientes du problème et, malgré leur désir de voir la gare routière disparaître de son emplacement actuel, elles interviennent très rarement et ponctuellement : ainsi, en 1997, la gare des poids-lourds fut déguerpie afin de céder la place à la caravane du Rallye du Bandama, mais rien ne fut fait pour empêcher les petites activités et les transporteurs d’y retourner dès le lendemain.

36Le politique, du strict respect du projet urbain à la gestion par la municipalité d’un espace relevant du domaine public, semble donc peiner à s’imposer sur le site de la gare routière. Par contre, les enjeux politiques et politiciens ne semblent pas absents et se traduisent concrètement par une instrumentalisation des règles d’urbanisme, parfois à des fins commerciales déloyales, et par une interprétation tendancieuse de ce que doit être la dignité yamsoise. Toutefois cette intrusion du clientélisme politique sur le site de la gare routière ne concerne pas toutes les activités qu’on y rencontre : elle concerne les transporteurs et les compagnies de car, les commerçants s’en tenant, pour la plupart d’entre eux, à des petits arrangements gestionnaires.

37Un exemple suffira à l’illustrer. Deux principales compagnies de cars yamsoises se partagent les lignes Yamoussoukro-Abidjan. L’une, la SOTRANSYA, créée en 1984 alors que le transport par cars commençait à se développer, appartient à un collectif de transporteurs selon un modèle coopératif, classique chez les entrepreneurs dioula [Harre, 1993, p. 253-254]. Ses actionnaires sont assez proches du RDR [17]. L’autre, YT, créée en 1993, est la propriété d’un jeune entrepreneur dioula dont la famille appartenait aux anciens cercles présidentiels, membre actif du PDCI-RDA, élu municipal et évergète, dont le portrait correspond parfaitement au type de l’entrepreneur dioula tel qu’il est décrit par E. Grégoire et P. Labazée [Grégoire et Labazée, 1993, p. 23-28]. Cette dernière compagnie bénéficie assez logiquement – eu égard à ce qui vient d’être dit – d’un soutien sans faille de la part de la mairie : le journal municipal lui consacre des articles élogieux à presque chaque livraison, le félicitant notamment (Ville de Yamoussoukro, novembre 1996) de l’achat de cars modernes et confortables (donc « dignes de… »). Mais il y a plus : la gare de la SOTRANSYA, installée depuis le début au même endroit a été brutalement déguerpie en 1996 pour des « raisons de sécurité » et recasée – à ses frais – sur un site d’arrière-cours bien moins visible et pratique que celui qu’elle occupait jusqu’alors au bord de la chaussée (fig. 3). Il est significatif que la mairie qui n’intervient jamais dans la gestion de la gare routière soit intervenue à cette occasion. Il est vrai que les jeux clientélistes n’apparaissent vraiment que lorsque les entrepreneurs et leurs activités ont une certaine importance… et de fortes ambitions.

Conclusion : gare singulière, gare exemplaire

38L’apparition et le développement des compagnies de cars de ligne ont considérablement bouleversé la physionomie du transport interurbain de voyageurs, ainsi que son marché en permettant à une part de plus en plus importante de la population d’avoir accès à la mobilité spatiale. De plus, toute une série d’activités informelles, principalement spécialisées dans la restauration et la vente de babioles, a pu bénéficier de cette importante mutation dans le monde des transports routiers pour se développer aux abords des gares routières de l’ensemble du pays. Plus qu’un indicateur permettant de rendre compte du pouvoir d’attraction des villes et des régions qu’elles relient entre elles, les compagnies de cars, à l’instar des routes, sont aussi facteurs de développement en elles-mêmes, permettant à elles seules d’expliquer le dynamisme de tel ou tel tronçon de route ou de tel ou tel quartier de ville.

39Le cas de la gare routière de Yamoussoukro est à cet égard éloquent. Fruit d’une situation remarquable au cœur du territoire ivoirien, cette dernière est en effet surtout une réponse locale à l’exploitation économique d’une importante manne apportée par les cars : les voyageurs en transit. L’intégration de cet ensemble à la ville a été finalement la suite logique d’un processus de développement amorcé grâce aux cars. Ce processus, en quelques années, a fait de la gare routière un lieu festif réputé à travers tout le pays et le véritable centre de Yamoussoukro, lieu de récréation mais aussi source de revenus pour une part importante de la population locale, tout du moins hors des fonctionnaires, très nombreux ici. D’une gare routière dont le développement est né d’influences extérieures et d’une clientèle de passage, on est peu à peu passé à une gare routière devenue, grâce à son animation nocturne, le centre de la vie yamsoise. D’un lieu destiné à une clientèle en cours de déplacement, on est passé à un lieu ouvert à une clientèle urbaine et locale dont la gare est le but du déplacement. La gare routière de Yamoussoukro, où le développement du commerce de la restauration n’avait finalement rien de très original par rapport à d’autres gares – et que l’on songe aussi à l’importance du commerce de bord de routes –, est devenue un cas unique en Côte d’Ivoire parce que située dans une ville sans centre, et offrant à ses habitants, enfin, un lieu de rencontre. Cette mutation importante, essentielle même, ne semble pourtant guère avoir été prise en compte définitivement par toutes les autorités qui ont en charge la conduite du projet urbain « capitale » et la gare routière pose toujours d’importants problèmes gestionnaires, problèmes dont on a dit ci-dessus combien ils pouvaient en partie être imputables à la multiplicité des acteurs y intervenant, parfois de façon contradictoire et conflictuelle, sans aucune régulation institutionnelle.

40La très grave crise actuelle, dont on a vu en ouverture quelles conséquences anesthésiantes elle avait sur le fonctionnement de cette gare routière, souligne, quant à elle, l’importance qu’une conjoncture exceptionnelle peut avoir sur un système complexe dont le fonctionnement dépend en fait d’abord de sa rentabi-lité, laquelle repose sur toute une série de mobilités croisées (interurbaines et intra-urbaines) que la guerre civile a bien évidemment rendues très difficiles. La gare routière de Yamoussoukro, de singulière, en devient ainsi exemplaire. Sa situation actuelle apparaît en effet comme étant le résultat direct de deux conséquences de la crise ivoirienne dont la presse nationale a rendu compte, et qui intéressent tout autant le monde des transports que celui de la convivialité urbaine :

  • les très grandes difficultés que rencontrent, jusqu’à la faillite, les compagnies de cars et les petits transporteurs indépendants face à l’effondrement de la mobilité des Ivoiriens et aux contraintes que la guerre civile impose au moindre déplacement (outre la coupure nord-sud, les innombrables barrages des comités d’autodéfense – et de racket) ;
  • la fin de toute vie nocturne et festive urbaine, autant du fait des impératifs de l’état d’urgence (dont le couvre feu qui a duré du 19 septembre 2002 au 11 mai 2003) qu’à cause d’un contexte économique des plus dégradés et social des plus tendus.
Additionnés, ces éléments se traduisent concrètement par d’importantes modifications des comportements des populations urbaines, à Yamoussoukro, où la gare routière en subit évidemment les conséquences, comme partout ailleurs dans les autres villes du pays. Mais, même fermée au trafic et désertée par les commerçants, elle reste un lieu important de la géographie yamsoise : lors des violentes manifestations « patriotiques » qui ont suivi, le 6 novembre 2004, la destruction par l’armée française des appareils ivoiriens qui avaient participé aux bombardements de Bouaké, c’est là que selon la presse ivoirienne de nombreux manifestants se sont regroupés.

Notes

  • [*]
    PRAG en géographie (colinsteck@wanadoo.fr), Laboratoire «Géotropiques», Université de Paris XNanterre, 200 av. de la République, F-92001 Nanterre Cedex, http://www.geotropiques.net.
  • [1]
    Dans les faits Abidjan reste la capitale politique du pays, le seul qualificatif « économique » que tout le monde lui attribue est en fait très en deçà de ce que la métropole lagunaire représente effectivement en Côte d’Ivoire.
  • [2]
    Yamsois(e)(es) : adjectif correspondant à Yamoussoukro.
  • [3]
    Par manque de place, nous n’évoquerons pas ces derniers dans cet article : leur rôle est d’ailleurs assez secondaire – sauf ponctuellement – dans la problématique qui nous intéresse ici.
  • [4]
    Cet article reprend, synthétise et actualise les principaux résultats d’un travail d’enquête de trois mois conduit à Yamoussoukro et à Abidjan fin 1996 et début 1997 [Steck, 1997]. Des enquêtes semi-directives avaient alors été conduites sur le site de la gare routière de Yamoussoukro auprès des transporteurs (grandes compagnies de cars, petits transporteurs et syndicats), des commerçants (boutiques en dur ou en planches, commerçants semi-sédentaires et ambulants) et des usagers de la gare (passagers et Yamsois). Une gare routière étant un espace assez précisément délimité, les enquêtes se sont toutes faites – passagers et Yamsois exclus, évidemment – sur la base d’un échantillonnage représentant au moins 50 % des effectifs totaux. Par ailleurs toutes les autorités ayant en charge la gestion de la ville et la conduite du projet urbain avaient été rencontrées, ainsi que les services centraux du ministère des transports chargés de la délivrance des autorisations de transports. La mise en perspective et l’actualisation de certaines informations dans le contexte de la crise ivoirienne reposent quant à elles sur une lecture quotidienne des principaux titres de la presse ivoirienne (voir références en bibliographie). C’est l’article de Fraternité Matin, proposé en exergue, qui a suscité l’envie d’écrire cet article dont la rédaction a été achevée début décembre 2003.
  • [5]
    Société de transport Inza frères : l’une des grandes compagnies de cars du pays, fondée par un transporteur de Daloa mais desservant à partir d’une gare moderne située à Adjamé (Abidjan) plusieurs grandes villes ivoiriennes, ainsi que quelques capitales voisines (Accra, Lomé, Cotonou).
  • [6]
    Nous ne nous intéresserons pas ici aux activités commerciales que l’on rencontre autour de la gare « Sans frontières » (restauration et breloques en tous genres qui sont autant de cadeaux destinés aux familles burkinabè) ou au sein de la propriété privée et fermée de la STIF (restauration rapide, vendeurs ambulants).
  • [7]
    Société des transporteurs de Yamoussoukro.
  • [8]
    8. Yamoussoukro transport
  • [9]
    100 FCFA valent 0,15 euro.
  • [10]
    Petit restaurant populaire ivoirien (sur les maquis abidjanais, voir Leimdorfer, 1998).
  • [11]
    Chiffres de juillet 1992 (source : A. Dubresson, enquête non publiée).
  • [12]
    Yamoussoukro est située en pays baoulé.
  • [13]
    Malgré l’émergence de nouveaux syndicats au cours des années 1990, le syndicat national des transporteurs de marchandises et de voyageurs de Côte d’Ivoire (SNTMVCI) reste omniprésent. C’est lui qui gère la gare routière de Yamoussoukro.
  • [14]
    Contrôle impossible quand certaines compagnies, comme la STIF, ont construit leur propre gare routière sur un terrain qui leur appartient en pleine propriété – ou dont elles sont officiellement locataires – et est situé à l’écart de la gare (fig. 2).
  • [15]
    Parti démocratique de Côte d’Ivoire-Rassemblement démocratique africain
  • [16]
    Avant de déménager les gares routières (passagers et poids-lourds), il faudrait d’abord dévier les trafics routiers sud-nord et nord-sud qui traversent Yamoussoukro – c’est bien plus rapide – au lieu d’emprunter cette rocade.
  • [17]
    Rassemblement des Républicains, parti libéral né d’une scission avec le PDCI-RDA et assimilé depuis à un parti « nordiste ».
Français

Résumé

La gare routière de Yamoussoukro, dont il faudra préciser dans quel contexte et selon quels processus elle s’est développée, représente beaucoup plus qu’un simple point de départ, d’arrivée ou de passage, par lequel transite la majeure partie des lignes de cars du pays. Elle offre aussi, grâce à l’animation nocturne de ses maquis-trottoir, kiosques et autres étals commerciaux, une réponse « par le bas » aux lacunes de l’urbanisme somptuaire yamsois en terme de convivialité urbaine. Cette relative réussite d’intégration urbaine d’un territoire né d’influences extérieures et presque entièrement façonné par l’informel ne doit toutefois pas masquer la très grande fragilité structurelle dont il souffre. Celle-ci repose d’abord sur la faiblesse économique de l’ensemble des activités qu’on y rencontre, mais aussi sur de multiples conflits d’intérêts que cet article propose de décrypter. La crise actuelle a bien évidemment donné un coup d’arrêt au fonctionnement de cet ensemble original.

Mots-clés

  • Côte-d’Ivoire
  • Yamoussoukro
  • gare routière
  • transports interurbains de passagers
  • transporteurs
  • informel
  • construction et gestion territoriales
  • insertion urbaine
  • urbanité
  • politique
  • conflits

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  • La presse ivoirienne, et notamment le quotidien gouvernemental Fraternité Matin (http://www.fratmat.co.ci), consacre d’assez nombreux articles à Yamoussoukro et aux difficultés que rencontre la ville pour s’imposer comme capitale effective du pays. Un portail spécialisé (http://www.abidjan.net) propose, outre une revue de presse actualisée en permanence, des liens vers les sites de l’ensemble des titres de la presse ivoirienne.
Jean-Fabien Steck [*]
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/autr.032.0095
Pour citer cet article
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