CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Rédigé alors que l’enquête de terrain battait son plein, le présent texte vise à présenter et discuter les grandes orientations méthodologiques et conceptuelles d’une recherche sur l’imagerie médicale, en dépit du fait que j’ai été amené pour ma démonstration à rendre compte de résultats forcément incomplets et provisoires. De même, si le style est plutôt raide par endroits et si la réflexion manque parfois de souffle, c’est que la difficulté inhérente à tout travail d’écriture a été accentuée dans ce cas précis par l’effort intense exigé pour essayer de tirer au clair les tenants et aboutissants d’un objet anthropologique relativement neuf, dans la construction duquel le hasard et la nécessité, l’ordre de la raison scientifique et le désordre du monde, ont joué un rôle déterminant.

2En effet, alors que les médecins ont recours de plus en plus fréquemment à l’imagerie médicale [1] pour des indications de plus en plus variées et nombreuses, au point que ces images apparaissent comme des médiations incontournables dans le processus d’élaboration du savoir médical [2], paradoxalement les chercheurs en sciences sociales se sont jusqu’à présent peu intéressé à ce phénomène, tant dans les sociétés industrialisées [Boullier, 1995?; Taylor, 1995], qu’en Afrique où les travaux sur la question sont très rares [Tautz, Jahn et Molokomme, 2000].

3Ce désintérêt pour l’imagerie médicale est d’autant plus étonnant que les innovations technologiques se sont succédé rapidement dans ce domaine depuis une vingtaine d’années, avec l’apparition au côté de l’ancêtre radiographique de techniques d’investigation visuelle comme l’échographie, le scanner et plus récemment l’IRM dont la multiplication pèse d’un poids non négligeable sur les budgets de la santé et oblige les pouvoirs publics à des négociations serrées avec les professionnels concernés comme on l’a vu, par exemple récemment en France, à l’occasion de la mise en place du dépistage systématique du cancer du sein par la mammographie.

4En ce qui concerne l’Afrique, ce désintérêt pour l’imagerie médicale n’est qu’un cas particulier d’une cécité intellectuelle plus large qui a conduit les ethnologues à ignorer, jusqu’à une date récente, les techniques visuelles issues de la modernité occidentale (photographie, télévision, vidéo, cinéma) qui font l’objet d’un usage massif dans les sociétés africaines contemporaines. Et, si dans le champ de la santé, après s’être pendant longtemps focalisés sur les représentations et pratiques populaires relatives à la maladie et au malheur, les chercheurs en sont venus à s’intéresser aux pratiques médicales proprement dites, c’est au détriment de leurs aspects les plus techniques (imagerie médicale mais aussi techniques de laboratoire), une situation à mettre en rapport avec le fait qu’il n’existe pas de questionnement du côté des médecins par rapport à ces techniques d’imagerie qui sont considérées comme des avancées en termes diagnostiques et thérapeutiques et, par voie de conséquence, ne font pas l’objet d’une demande adressée aux chercheurs en sciences sociales.

5Or, et c’est le premier point sur lequel je voudrais insister, cette recherche sur les usages et pratiques de l’imagerie médicale au Sénégal n’a pas été initiée à la demande des professionnels de la santé de ce pays, mais s’inscrit dans le prolongement d’un itinéraire individuel de recherche qui, depuis 1991, m’a conduit à étudier successivement les usages sociaux de différents médias visuels en Afrique de l’Ouest, notamment la photographie [Werner, 2000a] et la télévision [Werner, 2004].

6Ainsi, et c’est le deuxième point sur lequel je voudrais insister, ce n’est pas dans une perspective «?santé?» que j’ai abordé cette construction de l’imagerie médicale en objet d’étude mais davantage en tant que chercheur spécialisé dans l’étude des médias visuels. Dans cette optique, l’imagerie médicale ne représentait, au départ, qu’un aspect particulier d’une problématique plus vaste centrée sur le rôle qu’ont pu jouer les médias visuels dans le changement social et les constructions identitaires dans les sociétés ouest africaines. Conçue de cette manière, l’imagerie médicale apparaît d’emblée comme un objet transversal dont la construction passe par la mobilisation de savoirs extérieurs au champ de la santé proprement dit.

7Ce qui m’amène, et c’est le troisième et dernier point de ce préambule, à souligner tout ce qu’une telle démarche doit à son enracinement dans une discipline, l’anthropologie, qui occupe une place à part dans les sciences sociales du fait de sa capacité authentiquement poïétique à décloisonner les savoirs et à mettre en relation des domaines de l’activité humaine habituellement séparés les uns des autres en raison d’une spécialisation de plus en plus poussée de l’activité scientifique. En effet, quelle autre discipline aurait permis au médecin anthropologue que je suis, de quitter le champ de la santé qui était mon domaine d’activité originel pour étudier pendant une dizaine d’années les médias visuels et y revenir ensuite pour y construire un objet hybride à la fois visuel et médical?? Et quelle autre discipline est mieux placée que l’anthropologie pour s’opposer à l’irrésistible satellisation des sciences sociales autour du paradigme biomédical et mettre en question une relation trop souvent à sens unique entre des professionnels de la santé en position de demandeurs et des sciences sociales en position de prestataires de services??

8On l’aura compris, loin de cet exotisme des représentations et pratiques indigènes dans lequel les médecins entendent trop souvent cantonner l’anthropologie dite médicale ou de la santé, cette recherche vise à aborder la pratique médicale dans ce qu’elle a de plus technique, de plus «?dur?», ce qui implique pour l’anthropologue, du point de vue méthodologique, de pouvoir se déplacer librement entre l’ici et maintenant d’un point de vue local, spécialisé, et une vision panoramique, de type holiste, qui ne s’embarrasse pas des frontières érigées dans le champ de la connaissance par les différents spécialistes du savoir.

Du rôle du hasard dans la matérialisation de l’objet

9Si l’existence d’un objet imagerie médicale était contenue en germe, comme on le verra plus loin, dans une approche visant à multiplier les portes d’entrée dans le champ des médias visuels modernes, sa construction effective doit beaucoup au hasard qui sait parfois si bien faire les choses. En l’occurrence, la possibilité qui m’a été offerte de réaliser une étude portant sur un problème concret, le rôle de la radiographie dans la prise en charge de la tuberculose au Sénégal, a été un facteur déterminant dans ce passage à l’acte scientifique [3].

10Le projet de recherche tel qu’il a été rédigé au départ – à partir d’une revue succincte de la littérature existant sur ce thème – envisageait de se pencher sur une technique particulière d’imagerie médicale, la radiographie et d’étudier sa mise en œuvre dans diverses structures de soins sénégalaises en faisant l’hypothèse que cette technique jouait un rôle central dans le processus de diagnostic et de suivi de la tuberculose. En effet, même si les autres méthodes de diagnostic et de suivi (clinique et bactériologique) sont incontournables, les images radiographiques constituent classiquement un élément important du processus de mise en évidence de la tuberculose par leur capacité à fournir des précisions sur la localisation et l’étendue des lésions [Pasveer, 1995].

11Si cette focalisation sur le couple radiographie-tuberculose est à mettre sur le compte des contingences propres à la pratique concrète de la recherche, par contre, dès le départ, j’ai privilégié un point de vue que je qualifierais de relativiste sur l’usage d’une technique d’imagerie capable de produire des images qui seraient dotées – autant par les soignants que par les soignés – d’un «?pouvoir de vérité?» qui occulterait complètement le fait qu’elles sont des représentations, c’est-à-dire le produit d’une série d’actions effectuées par différents acteurs au moyen de dispositifs techniques et institutionnels variés [Boullier, 1995]. Autrement dit, à travers l’étude de cette technique visuelle particulière, c’était bien la «?fabrique du regard médical?» [Sicard, 1998] qui était questionnée dans ses aspects à la fois cognitifs et pratiques, dans un contexte où différentes perceptions de l’image radiographique s’affrontent?: pour le profane celle de la preuve et du tout lisible, pour le spécialiste celle de la trace et des incertitudes liées à son déchiffrement.

12Dans une perspective appliquée, l’objectif principal du projet était de favoriser un meilleur usage de cette technique d’imagerie par des soignants confrontés à une pathologie tuberculeuse encore très présente au Sénégal (le risque annuel d’infection est de 2 pour mille), un taux de dépistage peu élevé (65 % pour l’ensemble du Sénégal) et une proportion non négligeable d’abandons en cours de traitement (18 % en 2002).

Du rôle de la nécessité dans la conception de l’objet

13Certes, le hasard a joué un rôle décisif dans la construction effective d’un objet imagerie médicale, mais seulement dans la mesure où la volonté d’étudier ce phénomène existait déjà en tant que composante d’une stratégie de recherche visant de façon délibérée à multiplier les portes d’entrée dans le monde de l’imagerie matérielle moderne, que ce soit en fonction des différentes techniques utilisées (photographie, cinéma, télévision, vidéo, radiographie) ou des usages sociaux variés que l’on peut en faire (la publicité, la photo de famille, la photographie d’identité, la construction du savoir médical, etc.).

14À ce stade, il est nécessaire de préciser que l’imagerie médicale a en commun avec les autres médias visuels dont il vient d’être fait mention, d’appartenir à une catégorie de signes qu’à la suite de Peirce, j’appellerais «?indice?» par opposition à «?symbole?» et «?icône?». Pour mémoire, dans le cadre de cette typologie, un indice (ou une image indicielle) est défini comme un signe qui entretient ou a entretenu, à un moment donné, une relation de contiguïté physique (de l’ordre d’une empreinte) avec la réalité physique du référent (au moins pendant la fraction de seconde où la surface sensible est exposée aux rayons lumineux) alors qu’une icône (par exemple, une sculpture ou un masque) se définit par une simple relation de ressemblance et qu’un symbole (par exemple, un signe linguistique), entretient avec son référent une relation arbitraire. Cette propriété indicielle, si bien résumée dans la formule lapidaire du «?ça-a-été?» barthésien (Barthes, 1980), confère à ce type d’images une efficacité mimétique exceptionnelle d’où elles tirent leur capacité à s’imposer comme une attestation de l’existence du référent dans un espace-temps donné.

15Une autre caractéristique commune à toutes ces technologies visuelles est qu’elles produisent des images que l’on peut qualifier d’autochtones ou émiques, dans la mesure où, malgré l’existence de contraintes techniques universelles (en termes d’outils, de savoirs et de modalités opératoires) et de codes esthétiques incontournables (issues d’une histoire de la représentation et du regard propre à l’Occident), les facteurs d’ordre culturel et social influent de façon déterminante sur les pratiques et les significations attribuées à ces images dans les sociétés africaines contemporaines. Car le principe de la «?genèse automatique?» qui fonde le statut de la photographie ou de la radiographie comme empreinte, doit être compris comme un simple moment dans l’ensemble du procès technique?: en amont et en aval de ce moment décisif, il y a des gestes, des codes et des processus qui inscrivent l’image dans une forme culturellement et socialement déterminée.

16Pour revenir à notre sujet, la première mention de l’imagerie médicale comme objet d’étude potentiel a été faite dans le cadre d’un projet collectif intitulé «?Innovations technologiques et changement social en Afrique?: le cas des médias visuels à Korhogo?». Élaboré entre 1998 et 2000, il n’a finalement pu voir le jour en raison de l’instabilité socio-politique en Côte d’Ivoire depuis le coup d’État de décembre 1999 et la rébellion d’une partie des forces armées en septembre 2002 qui a eu pour effet de couper ce pays en deux de façon durable.

17Dans ce projet qui réunissait des chercheurs africains, européens et nord-américains, on se proposait d’étudier, dans une perspective ethno-historique, les transformations sociales et culturelles d’une société urbaine ouest africaine, en l’occurrence la ville de Korhogo, à travers l’étude des images de type indiciel qu’elle produisait et consommait. Nos objectifs principaux étant d’une part de faire avancer les connaissances concernant les modalités d’appropriation de ces technologies visuelles, leurs usages sociaux et leurs rôles dans le procès de modernisation et, d’autre part, de former des jeunes chercheurs africains et européens à travailler sur et par les images dans ce qui devait être un laboratoire d’expérimentation méthodologique à ciel ouvert.

18Le choix de Korhogo avait été motivé par le fait que nous disposions d’un matériel d’étude exceptionnel sous la forme d’un fonds photographique concernant la deuxième moitié du xxe siècle [Werner, 2000b], et aussi que les différents médias visuels que nous nous proposions d’étudier y avaient été introduits depuis relativement peu de temps?: la photographie dans les années cinquante, le cinéma dans les années soixante-dix, la télévision dans les années quatre-vingt, la vidéo dans la décennie suivante et les techniques d’imagerie médicale en même temps que la construction d’un hôpital dans les années quatre-vingt. C’est dans de cadre de ce projet que j’avais envisagé de mon côté d’étudier l’impact des techniques visuelles médicales en usage à Korhogo (radiographie, échographie) sur les représentations de la personne, sur les conceptions du corps, de la santé et de la maladie tant au niveau des usagers que des praticiens.

19Avant d’en finir avec la très succincte présentation de ce projet, et parce que cela a un rapport direct avec mon propos, je voudrais souligner que ces recherches avaient en commun d’appréhender ces diverses techniques visuelles comme des objets d’étude à part entière et non pas seulement des supports de signes, en fonction d’une démarche qui constituait une rupture par rapport au paradigme structuraliste ou, à tout le moins, une relativisation de l’approche sémiologique. En témoignait l’intérêt manifesté par les chercheurs de l’équipe pour la dimension technique des différents processus opératoires mis en œuvre et à leurs évolutions respectives, dans la mesure où nous pensions qu’ils conditionnaient non seulement les usages qui pouvaient être faits de ces images mais aussi les modalités de leur réception [4].

20Cette orientation méthodologique est restée un axe structurant de la recherche sur l’imagerie médicale au Sénégal en association avec une hypothèse de travail directement issue des études que j’ai menées en Côte d’Ivoire sur les usages sociaux du portrait photographique et dont les principaux résultats ont été synthétisés dans un texte paru dans le numéro 24 de cette même revue [Werner, 2002]. Dans l’étude en question, je discutais, entre autres choses, de l’usage public du portrait photographique (photo d’identité) en montrant comment cette instrumentation de la technique photographique par l’appareil d’État ivoirien avait pesé de manière déterminante sur l’acquisition par les populations d’une perception collective de l’image photographique comme d’une image dotée d’un pouvoir de vérité. En rabattant ainsi la photographie sur sa logique indicielle au détriment de sa dimension de représentation, l’État avait imposé de façon autoritaire un régime de vérité photographique qui a perduré jusqu’à nos jours et qui a influencé de manière déterminante la réception des médias visuels introduits par la suite (cinéma, télévision, vidéo et aussi imagerie médicale) qui sont crédités d’un fort pouvoir de vérité par les gens qui les consomment. Mais, envisager la réception de ces images par les populations africaines uniquement sous l’angle de la mimésis serait faire injure à des acteurs sociaux qui, dans l’intimité des studios photographiques, ont appris à jouer avec une grande habileté de la duplicité de ces images – elles sont à la fois des représentations et des empreintes du réel – pour déplacer de manière subtile et ironique les limites entre fiction et réalité [Werner, 2002, p. 40].

21L’existence de ce statut ambivalent attribué aux images issues des technologies modernes a été confirmée par la suite à l’occasion d’une étude menée par mes soins au Sénégal, sur la réception des telenovelas[5] par les femmes. Celle-ci a mis en évidence, entre autres résultats, qu’une majorité de spectateurs considère ces séries télévisées comme des fictions à caractère documentaire, c’est-à-dire des histoires vraies tournées par des acteurs [Werner, 2004]. Dans cette optique, le pouvoir de vérité attribué à ce type particulier de produit télévisuel apparaît jouer un rôle déterminant dans l’impact qu’il peut avoir sur l’évolution des comportements sociaux, y compris dans le domaine de la santé, comme en témoignent ces demandes pour des échographies obstétricales formulées par des femmes ayant observé l’usage de cette technique par des personnages de telenovelas.

Le comment de la recherche sur l’imagerie médicale

22À partir des différentes recherches menées depuis une dizaine d’années sur les médias visuels ouest africains [6] par une poignée de chercheurs, il a été possible de dégager les grands axes d’une stratégie de recherche dont l’objectif a été de prendre en compte les trois dimensions fondamentales de cet objet imagerie médicale?: diachronique, systémique et globale (ou holiste).

23La dimension diachronique est au premier plan, dans la mesure où la place de plus en plus importante occupée par l’imagerie dans la pratique médicale au Sénégal est une conséquence directe des innovations techniques qui y ont été introduites successivement au cours des cinquante dernières années. Elles ont fourni aux praticiens des moyens d’investigations plus performants du point de vue diagnostique et moins nocifs en termes d’impact sur la santé des patients, mais dont l’accessibilité financière est variable selon qu’il s’agit, par exemple, d’un examen radiographique ou par scanner ou encore d’une échographie obstétricale, avec pour conséquence une aggravation des inégalités d’accès aux soins et l’apparition d’une médecine «?à plusieurs vitesses?». Au-delà des aspects touchant à l’usage médical de ces techniques, il apparaît important de prendre en considération leurs modalités d’appropriation par le corps médical, dans la mesure où chaque innovation technique est mise en œuvre par des acteurs situés à des niveaux de plus en plus élevés de l’appareil de soins, avec une appropriation des techniques les plus récentes par les médecins spécialistes (ou «?imageurs?») au détriment des techniciens médicaux. Ainsi, par exemple, si la réalisation d’images radiologiques dite conventionnelles (c’est-à-dire en dehors des examens nécessitant l’injection de produits opaques) est entre les mains de manipulateurs, la réalisation des images échographiques et a fortiori leur interprétation est exclusivement entre les mains des médecins, du moins en Afrique de l’Ouest [7].

24Par dimension systémique, je fais référence, d’une part, au fait que toutes les techniques d’imagerie médicale sont mises en œuvre par un même corps de spécialistes (les imageurs) qui ont notamment pour fonction d’en rationaliser l’utilisation en les rendant complémentaires les unes des autres et, d’autre part, à l’hypothèse selon laquelle tous les médias visuels modernes entretiendraient des relations les uns avec les autres dans le cadre d’un imaginaire collectif fortement marqué par l’avènement de la photographie. Ainsi, par exemple, l’image radiographique est souvent comparée par les informateurs à une photographie, ce qui implique, d’une part, que sa réalisation ne présente pas de danger particulier pour le patient (ignorance du risque encouru par l’exposition aux radiations ionisantes) et, d’autre part, qu’elle est capable de révéler, de façon irrécusable, «?ce qui est caché à l’intérieur du corps?».

25Enfin, par dimension globale ou holiste, je fais référence à une approche classique en anthropologie en fonction de laquelle un phénomène donné est mis en rapport avec des phénomènes appartenant à d’autres domaines de la vie sociale. Par exemple, dans le cadre de la recherche en question, il pourrait être pertinent de mettre en rapport l’usage qui est fait de l’imagerie médicale au Sénégal avec les croyances populaires relatives au pouvoir maléfique de l’œil dans cette société (le «?bët?» en wolof) et les procédures de contrôle du regard qui en découlent. De même, dans une perspective élargie, les usages et pratiques de l’imagerie médicale peuvent être considérés comme un cas particulier de cette modification du rapport entre logos et imagerie matérielle en faveur de cette dernière, dont le primum movens a été l’invention de la photographie au xixe siècle [8].

26En ce qui concerne la médecine, l’équilibre qui s’était mis en place à cette même période entre examen clinique et raisonnement intellectuel (tant au niveau diagnostique que thérapeutique) semble actuellement remis en question du fait de la primauté accordée au sens de la vision au point que la question de l’impact de ces technologies visuelles sur la pratique clinique est de plus en plus fréquemment posée. Il s’agit d’une question sensible sur laquelle les spécialistes en imagerie médicale répugnent à se prononcer ouvertement même si, dans le vif de leurs pratiques, ils émettent des jugements et des réflexions très critiques envers ces cliniciens qui prescrivent des examens d’imagerie sans être aller au bout de la démarche clinique. Comme me l’a confié un informateur à propos de l’usage excessif de l’échographie en obstétrique ou en gynécologie?: «?L’échographie, ça rend paresseux?!?».

27Du point de vue méthodologique, des techniques d’enquête ethnographiques classiques (observation, entretiens semi-dirigés, récits de vie) ont été mises en œuvre à différents niveaux de l’appareil de santé avec une focalisation sur les structures de soins publiques, depuis le centre du système de santé (services hospitaliers) jusqu’à sa périphérie (les centres de santé). Après avoir dans un premier temps observé l’organisation et le fonctionnement (équipement technique, interactions entre soignants, interactions entre soignants et soignés) de certaines de ces structures, il a été réalisé, dans un deuxième temps, des entretiens avec des soignants sélectionnés en fonction de leur rôle dans la chaîne opératoire?: médecins spécialistes en imagerie médicale, médecins prescripteurs d’images radiographiques, techniciens en imagerie médicale. Enfin, des entretiens avec des patients se sont attachés à préciser leurs itinéraires thérapeutiques, l’accessibilité à l’imagerie médicale (en termes financiers et culturels), la perception qu’ils ont des images médicales et l’impact de ces dernières sur les représentations qu’ils se font de leur maladie, de leur corps et de son fonctionnement.

28Étant donné le peu de temps dont je disposais pour mener cette enquête, je me suis limité à la région de Dakar en laissant de côté les villes secondaires de l’intérieur du pays et les zones rurales, où l’accès aux techniques d’imagerie médicale est beaucoup plus difficile en raison du sous-équipement des structures de soins locales, de l’éloignement de la capitale où sont concentrées les techniques les plus sophistiquées (par exemple, les scanners) et de la pauvreté d’une grande partie de la population rurale. Il s’agit là sans aucun doute d’un biais méthodologique dont il faudra tenir compte lorsque sera venue l’heure d’interpréter les données recueillies.

29Autre limite de cette étude, le fait qu’il n’a pas été possible, faute de temps, de réaliser ne serait-ce qu’un complément d’enquête dans le secteur privé où opèrent de nombreux spécialistes offrant toute la gamme des techniques d’investigation visuelle?: imagerie médicale (radiologie, échographie et scanner) et examens endoscopiques. Mais ces professionnels du secteur privé ne jouent qu’un rôle marginal dans le dépistage et la prise en charge de la tuberculose qui est une affection touchant principalement les gens appartenant aux couches sociales les plus pauvres de la population qui ont rarement les moyens de consulter dans le privé.

30En pratique, l’enquête de terrain a débuté par un séjour de deux semaines dans le service d’imagerie médicale d’un grand hôpital dakarois (une structure publique) qui constituait un lieu d’observation privilégié, d’une part parce qu’il offrait la gamme complète des techniques d’imagerie médicale actuellement disponibles au Sénégal (radiologie dite conventionnelle, radiologie spéciale, échographie et le seul scanner en activité dans le secteur public au moment de l’enquête) et, d’autre part, du fait de son intense activité en faveur d’une clientèle issue en grande partie de la fonction publique. Cette enquête a fait fonction également de stage de formation en me donnant l’occasion de rafraîchir et approfondir mes connaissances dans ce domaine et d’acquérir les bases du vocabulaire technique utilisé par les soignants et les techniciens, dont la maîtrise constitue une condition nécessaire à l’établissement d’une communication viable avec ces derniers. Cette prise en compte méthodologique de la dimension technique de l’imagerie médicale s’inscrit dans le fil d’une ethnographie des médias qui met l’accent autant sur la matérialité de l’image que sur son contenu (le message), dans le cadre de ce que les auteurs anglophones appellent the social life of technology [Ginsburg et alii, 2002, p. 19-21].

31Ce premier terrain a été complété par une enquête brève mais intense effectuée dans le centre hospitalier d’une ville-satellite de Dakar qui disposait d’un plateau technique associant un appareil de radiologie conventionnelle servi par un manipulateur peu qualifié et un échographe utilisé par un médecin spécialisé en imagerie médicale. À cette occasion, à la suite d’entretiens réalisés avec des patients, s’est posée la question du recueil de documents radiographiques originaux en tant que matériel d’étude.

32En effet, au-delà de l’analyse extemporanée de clichés radiographiques ou d’images échographiques réalisée au cours d’entretiens ponctuels avec des soignants ou des patients, il est rapidement apparu nécessaire de disposer d’une trace visuelle permanente des images réalisées afin de pouvoir, par exemple, soumettre un même cliché à une interprétation comparative par différents soignants ou encore de disposer de matériel iconographique à des fins de publication ou d’enseignement. Étant donné l’impossibilité dans laquelle j’étais de copier ces clichés radiographiques sur place ou d’en faire l’acquisition auprès des patients, j’ai dû me résoudre, dans un petit nombre de cas considérés comme particulièrement évocateurs du point de vue médical et iconographique, à faire réaliser, avec l’autorisation des patients et à mes frais cela va sans dire, des duplicatas de certaines images. Un procédé qui n’est pas sans poser des problèmes éthiques dans le cas de la radiographie étant donné la nocivité bien connue des radiations ionisantes, même si, d’après les spécialistes, la dose reçue à l’occasion d’une radiographie pulmonaire (soit un milli sievert) peut être considérée comme négligeable compte tenu notamment du fait qu’il s’agit de patients rarement ou même exceptionnellement exposés à ce risque pendant leur durée de vie. En fait, je devais découvrir après coup que la copie des clichés radiographiques est chose facile à condition de disposer d’un appareil photo numérique et d’un négatoscope. Ceci dit, il est important de pouvoir disposer quand même de clichés radiographiques originaux ne serait-ce que parce qu’il existe une physis de l’image radiographique, en termes de format, de consistance, de grain, d’inscriptions manuscrites à même le cliché qui jouent un rôle certain dans sa réception par les patients.

33En fin de compte, je suis rentré dans le vif de mon sujet avec une enquête approfondie réalisée dans un centre de santé dakarois qui présentait la particularité d’être très actif sur le plan du dépistage de la tuberculose (de 400 à 500 nouveaux malades tuberculeux par an) et de disposer par ailleurs d’un appareil de radiologie conventionnelle mis en œuvre par un technicien qualifié. En l’occurrence, il s’agissait d’un représentant de cette vieille garde de manipulateurs radio, formée sur le tas dans les années soixante-dix par des médecins hospitaliers français et qui sont capables non seulement de réaliser des clichés techniquement corrects mais surtout de les interpréter, ce que ne savent plus faire les techniciens formés à l’heure actuelle au Sénégal.

34Après avoir étudié rapidement le fonctionnement de cette structure, j’ai choisi comme poste d’observation privilégié la consultation générale, familièrement dénommée «?tri?» par le personnel, afin de recueillir, en quelque sorte à la source, des informations concernant la prise en charge des patients venus consulter pour une symptomatologie pulmonaire tout en m’efforçant d’identifier les facteurs qui entraient en ligne de compte pour la prescription ou non d’examens radiologiques. En pratique, cette méthode d’enquête s’est révélée plus difficile que prévu à mettre en œuvre lorsque, par exemple, trois infirmières interrogeaient simultanément des patients en passant sans arrêt du wolof au français et vice-versa et que des visiteurs médicaux et/ou des parents des soignants s’immisçaient dans la consultation.

35Pour les patients auxquels était prescrit un examen radiologique qui mettait en évidence des images interprétées comme tuberculeuses par le technicien en question, je recueillais, dans un deuxième temps, des informations concernant les mesures prises par les infirmières en termes d’examens complémentaires (analyses de crachats) et de traitement, avant de procéder à des entretiens avec les patients eux-mêmes, au cours desquels je cherchais à préciser leurs itinéraires thérapeutiques et leurs rapports aux images médicales.

Les premiers résultats?: un système d’imagerie médicale en pleine évolution

36L’enquête de terrain étant toujours en cours, je me contenterai de dégager les lignes de force qui structurent le développement de l’imagerie médicale au Sénégal.

37Ce dernier est sous-tendu par l’introduction dans le pays de nouvelles techniques d’investigation visuelle qui ont complété un appareillage limité jusqu’au début des années quatre-vingt à la radiographie. Celle-ci a été introduite au Sénégal à la fin des années cinquante soit près de soixante ans après son invention par Roentgen et une trentaine d’années après sa diffusion dans les sociétés industrialisées du Nord. Si la radiographie est encore la technique reine pour tout ce qui concerne l’appareil pulmonaire et le squelette, elle a vu son champ d’application se rétrécir dans d’autres domaines de la pathologie?: ainsi, par exemple, pour toutes les affections de l’appareil digestif, elle a été supplantée par l’échographie (introduite au Sénégal au début des années quatre-vingt) et surtout par les techniques endoscopiques qui ont connu une diffusion rapide depuis une dizaine d’années. Par ailleurs, la technologie tomodensitométrique (scanner) a été introduite au Sénégal au milieu des années quatre-vingt-dix et il y avait, en 2003, huit scanners installés à Dakar dont trois dans le public.

38À l’heure actuelle, la tendance dans le domaine de la radiologie est à la diffusion de petits équipements dans les centres de santé qui en étaient jusqu’ici dépourvus (il y en aurait une quinzaine en activité à l’échelle du Sénégal et une dizaine en cours d’installation dans le cadre d’un projet de la Banque Mondiale) alors même que les jeunes techniciens en radiologie qui sortent de l’ENDSS de Dakar (École Nationale de Développement Sanitaire et Social) n’ont pas été formés, à la différence de leurs aînés, pour interpréter les clichés. Cette contradiction entre une diffusion élargie de la technique radiologique et une qualification professionnelle réduite des techniciens nouvellement formés – dont la plupart seront affectés dans les régions et travailleront dans un relatif isolement professionnel – risque à terme de créer des problèmes au niveau de l’utilisation de ces images, puisque les seules personnes à même de les interpréter seront des médecins dont la formation dans ce domaine laisse à désirer, à leurs dires.

La place controversée de la radiographie dans la prise en charge de la tuberculose

39Les directives officielles du Programme National de lutte contre la Tuberculose au Sénégal (PNT) ne font pas mention de l’usage de la radiographie dans le diagnostic de la tuberculose, la priorité étant donnée à la clinique (recueil des signes par l’interrogatoire) et aux examens de laboratoire (analyse de crachats). En fait, l’usage de la radiographie en première intention est non seulement considéré comme inutile par les responsables du Programme qui considèrent qu’il n’existe pas de preuve visuelle de l’existence de la maladie mais encore néfaste dans la mesure où cela rend plus coûteuse la démarche diagnostique et pourrait empêcher certains patients d’accéder au traitement (qui est gratuit, soulignons-le).

40Selon eux, le diagnostic et le suivi de l’évolution de la maladie sous traitement devraient reposer uniquement sur la clinique et l’examen des crachats avec la mise en évidence ou non de bacilles tuberculeux. Dans cette optique, l’usage de la radiographie pulmonaire est indiqué seulement dans les cas de tuberculose dite à microscopie négative (c’est-à-dire avec des examens de crachats négatifs) lorsque, après la mise en route d’un traitement présomptif au vu des seuls signes cliniques, on ne constate pas une amélioration de l’état de santé du patient [9] et aussi chez les patients tuberculeux VIH+ en raison du fait que 50 % d’entre eux présentent des localisations extra pulmonaires.

41Or les observations effectuées sur le terrain montrent qu’en pratique, les soignants appelés en prendre en charge les patients tuberculeux (ce sont le plus souvent des infirmiers et infirmières qui assurent les consultations de tri dans les Centres de santé) prescrivent fréquemment une radio pulmonaire en première intention devant une symptomatologie associant toux, fièvre et altération de l’état général. Le plus souvent, l’analyse des crachats est demandée seulement après que le patient est revenu du service de radio avec une image évoquant une atteinte tuberculeuse pulmonaire. Il faut dire que, dans le cas étudié, l’existence d’un service de radiologie performant situé à proximité immédiate et qui permet d’obtenir des clichés dans l’heure qui suit la consultation facilite grandement le recours à la radiologie.

42Mais il existe d’autres raisons à cela. En effet, ces infirmières ont l’habitude de recourir à la radio plutôt qu’à la clinique pour faire le partage entre pathologie tuberculeuse (dite spécifique) et tout ce qui relève de la pathologie broncho-pulmonaire (dite non spécifique). Ce comportement s’explique par le fait que ces soignant(e)s qui, de toute façon, ont peu de temps pour ausculter les patients dans le cours de consultations chargées, ne maîtrisent que de façon imparfaite la technique d’auscultation pulmonaire même s’ils la mettent en œuvre de temps en temps (en cas d’une symptomatologie évoquant une pathologie asthmatique, par exemple). Enfin, une image radiographique permet de fournir un élément de comparaison avec les résultats de l’analyse des crachats qui peuvent se révéler, à leurs dires, négatifs alors même que l’existence d’une tuberculose est cliniquement et visuellement avérée. Plus largement, il s’agit pour elles de se prémunir contre une défaillance toujours possible, en fonction de leur expérience, de l’une ou l’autre de ces deux techniques en les utilisant simultanément ou successivement.

43Enfin, en ce qui concerne le problème que pourrait poser le coût d’une radiographie pulmonaire (dans les structures publiques, il varie entre 3?000 et 5?000 francs CFA, soit environ 4,5 et 8,5 euros) les observations montrent, en tenant compte des limites d’une enquête effectuée en milieu urbain, que la plupart des patients n’éprouvent pas de difficultés particulières pour mobiliser les ressources financières nécessaires à la réalisation d’un examen qui, à leurs yeux, va apporter une certitude diagnostique. Car, le recours fréquent à la radiographie par les soignants est déterminé également par l’existence d’une demande forte de la part de patients qui ont en commun avec les soignants une même croyance dans le pouvoir d’élucidation de l’image radiographique. Du côté des patients, l’image radiographique, qui est souvent comparée à «?une photographie de l’intérieur du corps humain?», constitue une preuve indubitable de l’existence ou de l’inexistence d’une pathologie. C’est la raison pour laquelle ils disent qu’elle les «?rassure?» davantage que les explications orales que peuvent donner les soignants à partir du seul examen clinique. Cette perception de l’image comme étant plus fiable que la clinique se retrouve également dans l’usage qui est fait de l’échographie pour la surveillance de la grossesse?: de façon générale, les patientes accordent plus de crédit à l’image qu’aux dires des sages-femmes et des médecins quand ils sont fondés uniquement sur des constatations cliniques.

En guise de conclusion

44Avant même que cette enquête exploratoire soit terminée, elle a permis de mettre en évidence un problème grave posé par l’usage des appareils de radio que ce soit dans les structures périphériques comme dans les centres hospitaliers. Il s’agit de la méconnaissance du danger que présente l’exposition aux radiations ionisantes par les techniciens qui ne respectent pas, ou pas suffisamment, les consignes de sécurité aussi bien vis-à-vis d’eux-mêmes (port d’un tablier de plomb, port de dosimètres, se mettre à l’abri derrière des cloisons de protection pendant la prise de vue) et a fortiori vis-à-vis des patient(e)s et surtout de leurs accompagnants qui s’avèrent être souvent des femmes en âge de procréer, à l’instar de ces trois femmes, restées dans la salle pendant l’examen radiographique d’une parente âgée, et auxquelles le technicien a simplement conseillé de se tourner face contre le mur.

45En ce qui concerne l’usage hétérodoxe, par rapport aux directives du PNT, de la radiographie dans le dépistage de la tuberculose par des soignants situés à la base du système de santé, le problème est complexe au sens où il semble difficile de modifier des pratiques qui sont profondément ancrées dans un imaginaire collectif au sein duquel les images radiographiques sont dotées d’un fort pouvoir de vérité. Éventuellement, on pourrait recommander aux responsables du PNT de «?tailler selon le fil du bois?» plutôt que de nager à contre-courant puisque, de toute façon, la diffusion d’équipements radiologiques dans les régions va accentuer le recours à la technique radiologique. Peut-être même faudrait-il se poser la question des aspects éventuellement positifs de l’usage de la radiographie dans la mesure où il faciliterait la prescription de l’analyse de crachats et favoriserait la discussion quand il y a discordance entre les résultats de l’examen radiologique et ceux de l’examen bactériologique. À ce propos, il faut signaler la tendance manifeste de la part des manipulateurs radio à surinterpréter les clichés en faveur de la tuberculose de telle sorte qu’il y aurait en définitive davantage de faux positifs que de faux négatifs. Par ailleurs, on peut se demander si l’usage de la radiographie n’a pas un impact positif sur l’observance du traitement anti-tuberculeux dans le sens où l’existence d’une image qui apporte au patient la preuve visuelle de sa maladie au moment du dépistage puis, dans un deuxième temps, celle de la persistance des lésions malgré la disparition des signes cliniques sous traitement, ne pourrait pas inciter le patient à poursuivre un traitement long et astreignant. C’est une hypothèse qui va être testée dans le cadre d’une enquête épidémiologique actuellement en cours au Sénégal sur les modalités de prise en charge des patients tuberculeux dans un certain nombre de structures de santé [10].

46Quant aux choix théoriques et méthodologiques qui ont sous-tendu la construction de l’objet imagerie médicale et notamment la conception holiste selon laquelle imagerie médicale et médias visuels de masse appartiendraient à un tronc commun en ce qui concerne la façon dont ils sont perçus et utilisés par les Africains, ils méritent d’être revus et corrigés au vu des premiers résultats de cette enquête. Car, s’il est possible, comme je l’ai montré, de mettre en évidence un certain nombre de convergences et de correspondances entre les différents médias visuels en usage dans les sociétés africaines contemporaines, il existe aussi des divergences manifestes qui s’enracinent dans une irréductible spécificité de l’imagerie médicale.

47Ainsi, par exemple, si le «?pouvoir de vérité?» des images radiographiques apparaît comme quelque chose de profondément ancré dans l’imaginaire des patients comme dans celui d’une majorité de soignants, il n’a pas été conforté et légitimé par l’État, à l’instar de ce qui s’est passé avec la photographie d’identité, mais davantage par des dispositifs scientifiques et institutionnels (l’hôpital) qui ont ancré fermement ces images du côté de la mimesis, en les assujettissant aux savoirs médicaux relatifs à l’anatomie et à la physiologie. Malgré tout, il n’est pas certain que les images médicales échappent complètement à cette ambiguïté consubstantielle à l’image indicielle (Où finit le réel?? Où commence la fiction??) sur laquelle un media visuel de masse comme la télévision a fondé son pouvoir de séduction. Car comment expliquer, par exemple, qu’il y ait de «?belles images?» médicales, sinon par le fait qu’elles partagent avec la photographie de reportage ou le cinéma documentaire, cette faculté d’esthétiser le réel qui s’enracine dans la capacité des médias visuels à modifier la perception du regardant, invité «?à entretenir avec le monde une relation de collectionneur qui nourrit la conscience esthétique et encourage le détachement émotionnel?» [Sontag, 1983, p. 137]??

48Cette évolution de l’imagerie médicale vers une perception de plus en plus détachée et esthétisante du corps humain est encore plus évidente dans le contexte de la révolution numérique qui est en train de bouleverser le rapport qui existait autrefois entre le référent et son empreinte. Aujourd’hui, grâce à l’informatique qui joue un rôle central dans la construction des images médicales (notamment scanner et IRM), il est possible d’obtenir des images en trois dimensions, dites «?reconstruites?», qui sont des images inventées.

49Une autre différence majeure entre médias visuels de masse et imagerie médicale réside dans le fait que l’usage de cette dernière est étroitement contrôlé par des spécialistes qui sont les seuls capables de décoder et interpréter les images qu’ils construisent, alors que les premiers (photographie, télévision, cinéma, vidéo) font à présent sens pour l’immense majorité des êtres humains, du fait que les compétences nécessaires à leur perception et à leur interprétation font désormais partie intégrante d’une culture visuelle répandue à l’échelle planétaire.

50En bref, il ressort de ces premières observations que l’imagerie médicale possède une spécificité bien marquée par rapport aux autres médias visuels, qui s’enracine également dans la relation très étroite qui unit industriels, ingénieurs et médecins dans la fabrication et la construction de ces objets hybrides, dans lesquels sont indissociablement liés techniques visuelles et savoirs médicaux. Dans cette perspective, la stratégie de recherche initiale mérite d’être modifiée et infléchie dans un sens plus étroit afin de prendre en considération l’existence de ce que j’appellerai une culture visuelle spécifique à la profession médicale.

Notes

  • [*]
    Anthropologue, IRD, UR «?socioanthropologie de la santé?», jean-francois.werner@ird.fr.
  • [1]
    Par imagerie médicale, il faut entendre (1) l’ensemble des dispositifs techniques et scientifiques permettant de fabriquer des images du corps humain, (2) les images produites par ces dispositifs ainsi que (3) les savoirs et les acteurs mobilisés par leur interprétation. A priori, les techniques d’investigation endoscopiques n’en font pas partie, à moins qu’elles ne débouchent sur la réalisation d’images fixes ou animées. Sont donc concernées les technologies suivantes?: photographie médicale, radiographie, échographie, tomodensitométrie et IRM.
  • [2]
    Le recours de plus en plus fréquent aux images dans la construction du savoir biomédical n’est qu’un cas particulier d’un phénomène qui concerne nombre de disciplines scientifiques comme en témoigne, par exemple, la place centrale prise par l’image satellitaire dans la construction et la diffusion du savoir géographique.
  • [3]
    Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’un projet collectif sur «?L’expérience des professions médicales face au paludisme et à la tuberculose en Côte d’Ivoire et au Sénégal?» [Vidal, 2001].
  • [4]
    C’est l’option méthodologique privilégiée à l’heure actuelle par les anthropologues spécialistes des médias visuels. Voir par exemple l’introduction à l’ouvrage collectif Media Worlds [Ginsburg et alii, 2002].
  • [5]
    Les telenovelas sont des séries télévisées d’origine latino-américaine (Brésil, Mexique), proches du modèle du soap-opera nord-américain. Elles sont diffusées dans un grand nombre de pays à travers le monde et notamment en Afrique de l’Ouest francophone.
  • [6]
    Pour une bibliographie succincte des travaux dans le domaine, voir Werner, 2000a.
  • [7]
    Dans certains pays asiatiques, l’échographie a pu être mise en œuvre par des techniciens à l’occasion de campagnes massives de dépistage.
  • [8]
    Parmi les orientations de lecture sur ce sujet vaste et complexe, deux références?: Debray, 1992 et Crary, 1992.
  • [9]
    La tuberculose à microscopie négative n’est pas considérée comme un problème de santé publique, dans la mesure où les patients ne sont pas contagieux et où ils sont peu nombreux?: sur une période de dix ans (1991-2000) le taux maximum a été de 18,6 % et pour 2001 de 13,7 % (communication orale M. Ndir, responsable du PNT sénégalais).
  • [10]
    Enquête dirigée par les Dr. Thiam et Lienhardt, dans le cadre d’une collaboration entre l’IRD et le Programme National de lutte contre la Tuberculose du Sénégal.
Français

Résumé

En prenant comme prétexte une recherche ethnographique menée récemment au Sénégal sur l’usage de la radiographie dans le dépistage des patients tuberculeux, l’auteur explicite les raisons qui l’ont poussé à étudier l’imagerie médicale à partir d’un questionnement d’ordre général sur le rôle que jouent les médias visuels dans le changement social et les dynamiques identitaires à l’œuvre dans les sociétés africaines contemporaines. Les premiers résultats de cette étude montrent que le recours à la radiographie est fréquent de la part de soignants qui partagent avec les soignés une même croyance dans le pouvoir de vérité de l’imagerie médicale alors même que cette pratique est considérée comme inutile voire néfaste par les professionnels de santé publique impliqués dans la lutte contre la tuberculose. À partir d’une première analyse de ses données, l’auteur discute du bien-fondé de sa démarche initiale et met en évidence les similitudes et les différences qui existent entre les technologies visuelles à usage médical et celles, comme la télévision ou la photographie, qui donnent lieu à une consommation de masse.

Mots-clés

  • radiographie
  • tuberculose
  • image
  • Sénégal
  • risque
  • formation

Bibliographie

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Jean-François Werner [*]
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/autr.029.0065
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