CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Marc-Éric Gruénais (éd.) Un système de santé en mutation : le cas du Cameroun Münster : LIT / APAD, Bulletin n? 21, 2002, 177 p.

1Cette livraison du Bulletin de l’APAD (Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement) entièrement consacrée aux travaux d’une équipe d’anthropologues, politologues et chercheurs en santé publique sous la direction de Marc-Eric Gruénais se propose d’explorer suivant différentes approches un même objet : la réforme du système de santé au Cameroun. La multiplicité de regards portés et de niveaux d’analyse confèrent à ce travail un statut relativement éloigné de la classique évaluation d’une politique de santé. En effet, si les descriptions, critiques voire recommandations ne manquent pas, le propos revêt une double caractéristique qui ne se limite pas à ces attendus de toute évaluation rétrospective : tout d’abord, il est porteur d’enseignements sur les écueils que doivent éviter les systèmes de santé dans les pays du sud, dans leur entreprise de décentralisation de l’offre de soins : il a donc valeur d’exemple ; en second lieu, sur le plan scientifique, il véhicule des considérations souvent novatrices en matière d’anthropologie de la santé publique dans les pays en développement.

2M.-E. Gruénais souligne d’emblée l’ambition de l’entreprise de réforme, articulée autour de l’idée maîtresse de décentralisation, de renforcement des échelons locaux de la santé, devant être «?autonomes?» tout en «?dispensant des soins de qualité, organisant [notamment] la référence entre les structures de soins situées à différents niveaux de la pyramide sanitaire […]?» (p. 2). Autonomie et qualité?: ce sont bien ces deux principes que l’organisation et les pratiques réelles ne vont cesser de remettre en cause. L’autonomie suppose tout d’abord une prise de distance avec le pouvoir central et, à tout le moins, une redéfinition des «?relations entre le centre et la périphérie?». Or l’État n’a jamais cessé de conduire la politique de santé, de sa stratégie à son organisation. L’affectation des personnels et des moyens de fonctionnement des structures de santé reste de son pouvoir?; il en est de même d’options sanitaires d’ordre général comme celle visant à intégrer, dans le système de soins national, les formations sanitaires privées et les dispensateurs de soins traditionnels (Gruénais, p. 107). On est donc en présence de tensions entre la promotion officielle du district sanitaire, au niveau «?local?», d’une part, et le maintien d’un fort pouvoir centralisateur, d’autre part. Avec pour conséquence une désorganisation du «?système de référence?», c’est-à-dire de la chaîne de soins dès lors que le plateau technique de qualité et les médicaments en nombre se trouvent dans les centres de santé d’arrondissement et le personnel de santé, lui, dans l’hôpital de référence (Okalla, p. 99-100). Cet exemple montre bien que les critiques adressées à la réforme réelle, et non pas seulement imaginée, ne peuvent se réduire au constat que rien de ce qui a été annoncé n’a été entrepris. Les difficultés découlent bien plutôt de contradictions et d’hésitations dans la mise en œuvre de la réforme. Notamment entre des considérations techniques et politiques. Alors que l’argument de santé publique, technique, recommanderait tel découpage du district sanitaire, des «?dynamiques politiques et administratives locales?» (Gruénais, p. 5) en impulsent d’autres?; alors que la cohérence de l’organisation de l’offre de soins mais aussi son efficacité suggéreraient d’attribuer les fonctions de chef de santé du district et de médecin chef de l’hôpital de district à une seule et même personne, ce sont deux personnes qui les assument (Médard, p. 36?; Gauvrit et Okalla, p. 88).

3Ces incertitudes participent d’un engrenage de la mauvaise qualité des soins (Okalla, Le Vigouroux), qui possède par ailleurs d’autres explications, largement partagées par nombre de systèmes de santé?: manque d’évaluation des compétences, pratiques déontologiques défaillantes, absence de sanction mais aussi d’encouragement des personnels de santé, faiblesse des ressources des structures (Médard, p. 32). Autant de dysfonctionnements qui doivent être replacés au regard de travers plus généraux qui caractérisent l’économie camerounaise dans son ensemble, comme sa mauvaise gestion et son patrimonialisme (ibid, p. 31).

4Face à un tel diagnostic, les solutions développées, notamment par J.-F. Médard, si elles répondent point par point aux failles du système (renforcer la déontologie?; lier la décentralisation géographique et la décentralisation fonctionnelle?; évaluer les compétences des soignants?; les motiver par un système de formation continue et une amélioration de la formation initiale?; créer un «?contre pouvoir du public face au pouvoir médical?»?; faire en sorte que le «?lien entre le revenu et le travail fourni soit réellement perceptible?»?; se soucier de l’effective représentativité des «?représentants de la population?») n’en posent pas moins de considérables problèmes pratiques de mise en œuvre?: peut-on, de façon réaliste, agir conjointement sur tous ces «?leviers?» de la qualité des soins?? Un préalable ne serait-il pas de se soucier de l’absence de volonté politique, comme cela a été noté pour la lutte contre le sida, F. Eboko soulignant bien que cette volonté ne découle pas nécessairement de l’existence d’une «?politique publique?» (p. 67)?? De façon pragmatique, même si cela peut sembler aller à l’encontre d’un projet politique national, ne faut-il pas d’abord et surtout se pencher sur des expériences ponctuelles et donc des personnes précisément identifiées, dont la démarche servirait d’exemple, ceci sans nécessairement vouloir diffuser d’emblée à large échelle et de façon indistincte un ensemble de «?bonnes pratiques?»?? Une volonté politique d’un côté, des pratiques sur lesquelles s’appuyer de l’autre?: cela pourrait permettre, aussi, de remettre en cause un certain nombre de situations contradictoires qui marquent l’offre de soins et la politique la sous-tendant. Contradictions que l’on pourrait résumer par le constat d’une non concordance entre un affichage et une pratique. Ce sera, par exemple, l’affirmation par les associations de quartier de la prise en compte des problèmes de santé de leurs membres, contredite par la «?modicité des sommes?» effectivement consacrées aux malades (Abéga & Yegba, p. 131)?; ce sera aussi, au niveau cette fois-ci de la politique de santé – nous l’avons dit –, l’intégration de l’ensemble de l’offre de soins et des thérapeutes à la politique nationale?; ambition qui révèle, dans les faits, une contradiction lorsque les centres de santé catholiques refusent d’afficher des activités de planning familial (qui constituent pourtant la politique nationale) (Gruénais, p. 113).

5Céder sur ces points, ne pas discuter de telles contradictions, me semble singulièrement compromettre toute entreprise d’«?amélioration de la qualité des soins?». À cet égard, un des mérites de cet ouvrage, d’un point de vue cette fois-ci anthropologique, est bien de montrer, grâce à des études de cas couplées à des analyses plus globales de l’organisation du système de santé et de sa réforme, que les problèmes et donc les solutions envisageables relèvent, de façon indissociable, aussi bien de pratiques individuelles à changer que de stratégies à rendre cohérentes, voire de conceptions de la santé publique à réviser. Parmi celles-ci, l’image des recours de type néo-traditionnels comme présentant des choix plébiscités par les patients est contestée de façon convaincante – quand bien même ils croissent en nombre et en visibilité (Gruénais, p. 145-146). En s’obligeant à repenser des situations que des raisonnements rapides tendent à figer, ce travail est porteur, me semble-t-il, d’un autre enseignement?: celui de la nécessité, avant de se lancer dans des actions portant sur les différents aspects défaillants de la pratique des soignants, d’étudier au plus près les projets, les structures, les actions individuelles qui constituent des réussites. C’est la condition non pas uniquement pour identifier les différents points essentiels à prendre en compte pour améliorer le système de santé – largement connus –, mais bien pour repérer comment ils s’articulent, concrètement, dans les pratiques quotidiennes de dispensation des soins ou dans les échanges des soignants avec les différents niveaux de la pyramide sanitaire.

6Laurent Vidal

Byron Good Comment faire de l’anthropologie médicale?? Médecine, rationalité et vécu Paris, Éditions Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, coll. «?les empêcheurs de penser en rond?», 1998, 434 p.

7L’ouvrage de Byron Good est composé de sept chapitres. Il peut être scindé en quatre principales parties?: une première présentant quelques concepts anthropologiques se rapportant à l’étude de la médecine, une deuxième axée sur l’analyse de la pratique médicale aux États-Unis. La troisième, quant à elle, livre une approche comparative de la théorie des humeurs et de la biomédecine (Turquie, avec quelques exemples sur l’Iran), et une dernière conclut en apportant une discussion théorique et critique de l’anthropologie médicale et de ses approches.

8L’ouvrage reprend dans ses grands traits une série de conférences à l’occasion des Morgan Lectures. B. Good introduit le débat sur l’anthropologie médicale à partir d’un constat?: le «?modèle médical?» se représente la maladie comme une entité biologique et psychophysiologique. Ainsi, peu de place est laissée au contexte social et culturel. Cette approche réductrice conduit l’auteur à faire la critique de ce qu’il appelle la «?théorie empiriste du savoir médical?» (p. 38), et se propose de «?concevoir une autre façon de penser la médecine et le savoir médical?» (p. 39).

9La médecine fonctionne comme un domaine clos où les notions utilisées ont presque une validité allant de soi. N’est alors conçue comme maladie que ce que le médecin définit comme telle. Pourtant, l’examen de la maladie à travers les différences régionales voire culturelles, montre que cette conception s’accompagne d’un rejet subséquent, de la part de la biomédecine, de tout ce qui n’entre pas dans cette manière de concevoir.

10L’expérience montre ainsi que le rationnel n’est pas la seule donnée présente dans les questions médicales. L’irrationnel a aussi sa place. Aussi, l’opposition entre croyances et connaissances tient difficilement devant les interrogations épistémologiques. L’auteur convie à une prise en compte des dimensions relativistes dans les modes de compréhension et d’interprétation des savoirs d’une culture.

11La disjonction entre «?croyances?» et «?connaissances?» pose un débat de fond quant à la conception du progrès comme forme de rupture avec les représentations «?surannées?» de la sorcellerie que le rationalisme actuel – variable force du désenchantement du monde – ne permet plus de prendre en compte.

12Cette approche introduit une logique relativiste qui permet de prendre en considération d’autres pratiques de soins qu’a priori la médecine moderne, «?rationnelle?», rejette. L’a priori que toute maladie renverrait à un état biologique et psychophysiologique qui peut être appréhendé par le médecin fonde le rejet de tout ce qui n’entre pas dans le lexique du praticien. Ainsi, toutes les sociétés devraient pouvoir se reconnaître dans une unique manière d’aborder l’intervention médicale et donc la posture rationnelle par rapport à la maladie.

13B. Good (p. 70 et suiv.) s’attache alors à décrire les travers de cette approche. Il cite, à ce propos, Benjamin Paul qui affirme?: «?si l’on veut aider une communauté à améliorer sa santé, il faut apprendre à penser comme les personnes qui composent cette communauté?». Il faudrait tout au moins comprendre leurs logiques thérapeutiques.

14Pour mieux cerner les clivages qui existent au sein de l’anthropologie médicale, l’auteur expose ensuite quatre principales approches, en rapport avec les représentations de la maladie?:

15Tout d’abord, celle des «?empiristes?» qui confèrent une large place aux formes d’interprétations langagières des types d’actions rationalisées par les demandeurs de soins. Le langage sert ici à décrire la maladie, à lui donner un contenu sémantique. Il permet de retracer la manière dont l’action est mise en œuvre dans les questions de santé.

16Chez les cognitivistes, le langage porte la structure qui guide l’action. Il est à la fois individuel et collectif. Il organise la perception de l’individu.

17La théorie interprétative, quant à elle, envisage le langage comme une forme de civilisation et d’intersubjectivité, «?comme actif et constituant?» (p. 146) donnant une entrée au sens.

18Les auteurs critiques, quant à eux, considèrent le langage médical comme forme de mystification et outil de manipulation.

19Comme on le voit, le langage offre une entrée par laquelle B. Good analyse les formes d’explications ou de déclinaisons investiguées par les anthropologues qui s’intéressent aux questions médicales.

20Ce qui conduit B. Good à parler du jargon des médecins qui n’est parfois qu’une manière de «?mystifier?» les clients par un langage hermétique. Ils se situent ainsi dans un rapport de pouvoir où ils ont le plus de chance d’imposer leurs vues. Le médecin contrôle ainsi un territoire qu’il maîtrise. Le rapport de pouvoir est disproportionné?: la capacité de réaction des soignés est faible. Cette approche critique permet de voir la médecine sous un autre jour et montre les enjeux dans la pratique quotidienne d’une profession trop souvent conçue comme altruiste et désintéressée.

21Ce travail d’élucidation des référents théorico-pratiques auquel se livre B. Good lui permet-il cependant de proposer une perspective originale??

22Notons qu’il se propose de définir une position à l’intérieur du courant interprétatif qui tienne compte de la théorie critique. Ceci passe par l’utilisation d’une «?phénoménologie critique?», qui permet de fournir une analyse critique du vécu de la maladie. Bref, il propose de réunir l’économie politique et le point de vue interprétatif, «?à intégrer les points de vue historique et planétaire, ainsi qu’une riche analyse culturelle dans nos écrits ethnographiques?» (148). Ceci passe par une vaste entreprise comparative.

23L’originalité du travail de B. Good réside surtout dans la place qu’il donne au discours des étudiants. Cette période de la formation est un moment où est développée la sensibilité à la comparaison avec d’autres expériences vécues antérieurement, mais aussi avec les attentes formulées avant de venir à la faculté de médecine. Leur socialisation est essentielle pour comprendre les mécanismes d’insertion et de rejet donc d’intégration réussie ou non, d’aptitude à la profession médicale.

24La comparaison entre médecine occidentale et islamique présente un aperçu des formes possibles de traduction et d’interprétation entre différentes cultures. L’exemple de la théorie des humeurs dans l’islam montre que les notions de froid et de chaud peuvent difficilement être traduites dans l’approche occidentale. Selon B. Good, seule une stratégie herméneutique classique peut fournir un modèle de compréhension. L’approche empirique partant des textes aux réalités du terrain reste inapte à fournir une explication acceptable. L’approche herméneutique serait donc la plus adaptée en ce qu’elle permet de remonter dans les modes d’interprétation à travers les textes classiques.

25L’exemple du vécu de la maladie et des malades chroniques débouche sur une analyse de l’expérience de la maladie comme dissociation entre un monde intérieur et un autre extérieur chez les malades qui évoluent dans un univers où eux-seuls ont leur place. Ce vécu apparaît comme une expérience bouleversante et singulière, un espace clos dans lequel est enfermé le sujet qui souffre. Cette analyse conduit B. Good à discuter des présupposés méthodologiques des récits ainsi que de la complexité de leur exploitation. Les récits sont souvent situés et datés. Ils procèdent d’une dynamique de construction, de «?cohérentisation?» après coup, du vécu des acteurs. Ceci témoigne de la difficulté de les analyser. L’idée de «?résistances du texte?» en fournit une bonne illustration. Certaines dimensions du discours sont cachées, fuyantes et difficilement interprétables.

26Le dernier chapitre nous paraît essentiellement rhétorique et ne se justifie que par rapport à un désir de réponse à son ancien «?maître?» à qui il affirmait faire un travail sur «?la maladie comme objet esthétique?». Par contre la discussion sur la rationalité instrumentale et les perspectives qu’il dégage sont d’un intérêt certain en même temps qu’elles ouvrent un large champ de recherche à l’anthropologie médicale. Il s’engage, rompant ainsi avec une approche frileuse d’évitement de certaines questions que l’anthropologie peut difficilement contourner.

27L’ouvrage a un souci remarquable du détail dans les expositions des cas étudiés. Il présente les conditions dans lesquelles les entretiens se déroulent. Il croise différents points de vue, triangule les approches. Il interroge en outre les travaux antérieurs sur le domaine et donne des références très utiles sur certains aspects de son argumentation?; bref, il constitue un entrelacement impressionnant de réalités théoriques et empiriques.

28Il a, par ailleurs, le mérite de susciter des interrogations sur notre propre recherche aussi bien du point de vue méthodologique que théorique. Par exemple, l’option de laisser d’autres membres interférer dans la discussion ne nous semble pas une approche aisée à tenir. Pourtant, il est le quotidien de tout chercheur en Afrique. Combien de fois la maîtrise des interférences dans les discours échappe au chercheur?? Si ces interférences posent parfois problème, elles n’en restent pas moins réelles. La question est donc de savoir comment les prendre en compte dans le traitement des entretiens, sachant qu’elles peuvent être difficilement ignorées par exemple dans le cas du discours des accompagnants (concernant des entretiens avec des malades) qui ne vivent pas directement la maladie?? La réflexion sur la douleur fait aussi l’intérêt du propos. L’impossibilité de la mesurer par des appareils diagnostics pose d’importantes questions relatives à son vécu. C’est à une réflexion de taille sur ces questions toujours d’actualité que nous invite à réfléchir B. Good.

29Tidiane Ndoye

Benjamin Rubbers Devenir médecin en République démocratique du Congo. La trajectoire socioprofessionnelle des diplômés en médecine de l’Université de Lumumbashi Tervuren?/?Paris, Institut africain-CEDAF?/?L’Harmattan, 2003, 130 p. (Préf. M.-E. Gruénais)

30Issu d’un mémoire de DEA soutenu à l’EHESS (Marseille) le bref mais dense et fort instructif ouvrage de B. Rubbers investit un champ d’étude jusqu’alors fort peu balisé par les sciences sociales de la santé africanistes [1] en se proposant de «?comprendre comment les jeunes congolais deviennent médecins, les mécanismes sociaux qui orientent leur carrière et la manière par laquelle se construit leur identité professionnelle?» (p. 17). Ceci à partir de séries d’entretiens menés auprès de médecins, diplômés en 1997 et 1998 à Lubumbashi, évoluant donc dans un contexte marqué par un délabrement croissant d’une économie assujettie à des flambées de tensions militaires depuis les années 1970.

31Aussi, d’emblée, l’auteur ne manque de souligner le paradoxe du succès de la formation universitaire alors que les débouchés s’amenuisent considérablement (p. 15). Mais paradoxe en réalité apparent, si l’on s’en tient uniquement aux chiffres, et que l’on ignore la forte valorisation de l’«?intellectuel universitaire?», en général, et du diplômé en médecine, en particulier. Prestige du diplôme qui confère à son détenteur – au moins dans les représentations communes, la réalité, étant, on le verra, bien différente – une «?certaine aisance dans les relations sociales?» (p. 27). L’image du diplômé précisée, l’auteur s’attache à décrire les modalités d’accès aux études de médecine. Le futur étudiant doit alors s’inscrire dans des réseaux de solidarité, dont il sera par la suite, une fois médecin, le débiteur en tant que détenteur d’une «?position stratégique et rémunératrice?» (p. 35). Les soutiens de l’étudiant sont alors naturellement sa famille mais aussi, dans certains cas, des missionnaires. B. Rubbers rappelle ici avec à propos l’essentiel relais qu’a représenté la médecine dans le processus d’implantation du christianisme en Afrique centrale. Empreinte historique de la religion sur la santé parfois incorporée dans les représentations de l’activité du médecin que des diplômés comparent, en effet, à celle du prêtre, tous deux travaillant «?au service de Dieu?». Toujours est-il qu’au-delà de la négociation avec son entourage du type de formation universitaire envisagée, les motivations de l’étudiant pour s’engager dans des études de médecine ressortent principalement de trois registres?: l’aboutissement d’une disposition personnelle à l’assistance?; l’investissement dans un diplôme garantissant un statut socialement valorisé, rentable?; une destinée jugée inexorable (p. 51-53). Naturellement ces motivations ne sont pas exclusives les unes des autres et l’immersion dans le monde universitaire puis l’exercice de la médecine érode singulièrement les prédispositions altruistes de nombre d’étudiants.

32À l’université, les étudiants découvrent un système où, de l’inscription à la réussite aux examens, la corruption et le trafic d’influence, le poids des réseaux, transforment ce parcours en un véritable «?combat?»?: autant de caractéristiques du monde universitaire communes aussi à celui de la pratique médicale [2]. Ajoutant à ce constat le fait que la formation familiarise avec les pathologies tropicales et un environnement technique pauvre, B. Rubbers en déduit que, finalement, ces futurs médecins bénéficient d’un enseignement qui les forme aux situations concrètes qu’ils vont côtoyer en tant que praticiens (64). Mais, et c’est là tout le mérite de l’analyse de B. Rubbers sur un aspect peu étudié de la confrontation entre les représentations et les réalités du métier de médecin, le diplômé doit néanmoins faire face au «?choc de la réalité?»?: non pas celui de la pénurie des structures dans lesquelles il exerce ou de la détresse des malades, mais bien plus exactement celui du caractère aléatoire de la réussite sociale par le diplôme (p. 65). Les revenus dans le service public sont dérisoires et les médecins sont alors contraints d’avoir des activités parallèles. Cas de figure banal en Afrique?? Pas tant que cela, compte tenu du prestige associé au métier de médecin qui lui interdit de se lancer dans le commerce, activité jugée bien trop dévalorisante. Aussi, le médecin doit diversifier ses sources de revenus dans l’espace de la santé et de ses compétences?: consultations dans des cliniques privées, expatriation – notamment en Zambie et en Afrique du sud, mais aussi en Europe et en Amérique du nord –, recrutement par une ONG ou un organisme international, aux salaires autrement plus attractifs. C’est souvent à cette condition que le médecin pourra répondre à l’attente de son entourage, fonder une famille, s’installer dans une nouvelle maison et, in fine, s’insérer dans la «?mécanique de la solidarité entre générations?» (p. 61) qui l’oblige, à son tour, à venir en aide à ses proches, payer les frais de scolarité de ses cadets. Et si, dans cet exercice de solidarité, le diplômé s’autonomise excessivement de son entourage dans la redistribution à laquelle il est tenu, en se substituant aux choix des membres de sa famille élargie, il s’expose alors à une agression sorcellaire.

33Pour pouvoir remplir ce devoir de solidarité, certains médecins optent pour la spécialisation qui ouvre théoriquement les portes des cliniques privées (avec néanmoins le risque d’être licencié). Démarche qui, dans un second temps, doit déboucher sur la mise sur pied de sa propre clinique privée?: entreprise qui devient de plus en plus aléatoire car ce marché se trouve aussi investi par des hommes d’affaire, des entreprises et des Églises. De tels parcours me semblent devoir nuancer l’affirmation d’une «?attente passive envers l’État?» des diplômés qui estiment du devoir de celui-ci d’améliorer leurs conditions de travail et en particulier leur salaire. Pour preuve, les trajectoires de médecins qui considèrent le travail salarié comme une étape vers la spécialisation et celle-ci comme la «?voie royale?» pour se constituer une clientèle aisée que l’on conservera, ultérieurement. Néanmoins, tous les diplômés, loin s’en faut, ne suivent pas de tels parcours et parmi les désillusions qu’ils manifestent, il est important de mentionner celles qui émanent de médecins qui ne sont pas originaires du Katanga (la région de Lubumbashi), notamment les kasaïens, qui s’estiment victimes de discriminations ethniques dans l’accès à un poste (p. 109). Lecture ethniciste de parcours professionnels qui renvoie plus généralement à l’histoire mouvementée de la marginalisation politique du Katanga dans le pays.

34Je voudrai revenir pour conclure sur l’image que certains médecins donnent du caractère «?apostolique?» de leur profession, suivant le constat que «?dans la mesure où le médecin agit au nom de Dieu, (le médecin) considère également que la générosité dont il fait preuve attire sur lui la grâce divine?» (p. 113). B. Rubbers tempère cette image de soi des médecins en remarquant – rejoignant en cela les analyses de Y. Jaffré et J.-P. Olivier de Sardan – que cet apostolat «?cède peu à peu la place à la prédation?» (p. 113). On ne peut alors que s’interroger sur les fondements de cet apostolat «?initial?». Les désillusions de l’étudiant puis du diplômé peuvent certes expliquer – à défaut de la justifier – une telle évolution, un tel hiatus entre l’image du métier, son exercice les premiers temps puis au fil des années. B. Rubbers rapporte à cet égard les propos explicites et amers de ce médecin qui reconnaît reporter sur ses relations avec le malade, les désillusions qu’il a connues dans son parcours professionnel. Ce qui est en question, ici, n’est donc pas la logique de ces transformations mais bien plutôt les raisons de l’inscription dans un référent religieux du choix de cette profession. Faut-il y voir l’imprégnation par son propre sentiment religieux de la représentation que l’individu se forge de la médecine?? Doit-on – non pas à l’inverse mais de façon complémentaire – considérer que cette mission que s’assigne le diplômé est fondamentalement en germe dans l’exercice de la médecine (don de soi, altruisme, générosité, compassion, autant de valeurs aussi chrétiennes)?? En d’autres termes, le religieux est-il exporté dans la pratique médicale, et les représentations qu’elle suscite, par des hommes et des femmes – médecins et croyants – ou leur est-il intrinsèque?? Il y a là un thème de réflexion majeur et encore largement inexploré pour les sciences sociales de la santé en Afrique. Que B. Rubbers n’approfondisse pas ce questionnement qu’il contribue pourtant à faire émerger, n’enlève cependant rien à l’originalité de son objet et à la précision de ses analyses.

35Laurent Vidal

Sylvie Fainzang Médicaments et société?: le patient, le médecin et l’ordonnance Paris, PUF, 2001, 156 p.

36Dans son ouvrage sur les rapports entre patient, ordonnance et médecin, S. Fainzang part d’un ensemble de questionnements sur l’ordonnance pour étudier la manière dont elle est gérée tant sous sa forme de prescription que dans sa matérialité comme papier écrit. Cette étude a été réalisée dans des groupes d’appartenance religieuse diverse (juive, musulmane et protestante) composés de pratiquants et de non pratiquants, résidant dans le sud de la France. Le souci de S. Fainzang est de rechercher des modèles qui intègrent d’autres dimensions aux fondements culturels des pratiques. S. Fainzang essaie de replacer le sujet dans un modèle d’interprétation classique en sciences sociales, c’est-à-dire l’attitude des personnes à l’égard des pathologies et des prescriptions selon leur milieu social, leur statut socio-économique et leur type d’éducation tout en y intégrant la dimension religieuse. Elle vise alors à repérer les traces véhiculées par la culture religieuse et la manière dont ces empreintes sont susceptibles d’influencer le rapport à l’écrit, à l’autorité et au savoir dans le domaine médical. Elle montre, progressivement, comment le patrimoine culturel s’inscrit dans les références identitaires du sujet malade et dans son rapport aux médicaments et au médecin. Pour ce faire, S. Fainzang part de l’hypothèse selon laquelle, «?l’appartenance et?/?ou l’origine religieuse modèle en partie les individus et que cette empreinte se lit sur leurs conduites quotidiennes?» (p. 10). Alors, la question qui se pose est celle de savoir quel lien peut être établi entre l’attitude des individus à l’égard de l’ordonnance médicale et des médicaments, d’une part, et leur origine culturelle religieuse, d’autre part?? Comme le note l’auteur?: «?étudier la place de l’ordonnance dans la vie des individus c’est à la fois étudier celle qu’ils leur accordent dans le processus de guérison et celle qu’ils leur assignent dans l’univers domestique, et examiner leur attitude à l’égard des médicaments prescrits ou non, dans ces divers ensembles culturels?» (p. 10).

37L’attitude des sujets à l’égard de l’ordonnance introduit celle de leurs conduites à l’égard du médecin et le sort de l’ordonnance dépend des rapports avec les prescripteurs. Sylvie Fainzang part de ce qu’est une ordonnance pour dire que les individus sont susceptibles de développer des comportements différents à son égard?; «?l’ordonnance est un morceau de papier. Elle a une matérialité?». Ce qui pose la question de l’attitude des individus face à l’écrit, le statut de l’écriture étant différent dans les diverses cultures religieuses. Le texte de l’ordonnance est rédigé par un personnage bien particulier – le médecin – et contient des informations sur le patient et sa maladie. Pour ces raisons, l’ordonnance condense à la fois le rapport à la maladie et aux médicaments, mais aussi au corps, à l’écriture et au médecin. L’ordonnance se voit ainsi dotée d’une forme de sacralité pouvant induire des attitudes diverses liées au statut accordé à l’écrit et à son auteur, le prescripteur. Le patient s’incline devant son savoir, et ce rapport entre prescripteur et malade induit la question de l’observance.

38La question qui se pose dès lors est celle de savoir quelle est la place de l’ordonnance dans le processus de guérison et dans l’univers domestique?? L’étude de Fainzang montre que l’ordonnance est jetée ou conservée selon les divers usages que l’on en fait. Son sort est variable une fois son contenu acquis. S. Fainzang montre que l’usage du médicament répond à des critères différents et ne peut être réduit à une seule explication économique. Un des aspects qui distinguent les conduites des patients est le souci qu’ils portent à la fonction et à la nature des médicaments prescrits. Une autre dimension est celle de l’utilisation collective et?/?ou individuelle des médicaments. Cependant même si les individus sont soumis au médecin, ils réagissent différemment à l’ordonnance. Ils peuvent discuter, contourner ou refuser l’ordre qui est sous jacent à l’ordonnance. Selon S. Fainzang la soumission au médecin n’est pas soumission à la prescription, elle témoigne une relation différente à l’autorité incarnée par le médecin. Dans les relations entre patients et médecins, l’auteur montre qu’il est pertinent d’étudier le dialogue qui s’instaure et qui détermine les conduites des patients.

39L’ouvrage de S. Fainzang est intéressant à plus d’un titre. L’auteur commence par confirmer l’importance des déterminants classiques en sociologie (variables économiques, culturelles, démographiques) sur les comportements individuels. Ensuite elle montre que les conduites des individus doivent être étudiées en relation avec l’origine religieuse, le système de pensée rattaché à la religion et les valeurs religieuses de leur groupe de référence. De plus, en partant des similitudes et des oppositions de comportements qui se donnent à voir dans les conduites quotidiennes, comme l’étroite parenté de comportement entre les protestants et les juifs, ou encore comme la divergence entre les conduites des catholiques et des protestants, S. Fainzang montre que cette situation induit un brouillage des frontières dans les comportements. Un autre point non moins important est le constat de l’existence d’invariants dans les comportements humains, quels que soient l’appartenance religieuse et le système de croyance. L’analyse faite par S. Fainzang des conduites des patients passe non seulement par l’observation de leurs pratiques, mises en parallèle avec leurs croyances religieuses tout en tenant compte des écarts de conduite suivant que l’individu est plus ou moins pratiquant, mais intègre aussi l’histoire de l’individu et celle du groupe culturel, religieux, auquel il se rattache.

40Ceci étant, les conclusions de l’auteur sur les liens entre écriture sainte et attitude devant l’ordonnance de même que le rapport à Dieu et le rapport au médecin paraissent hâtives étant entendu que dans le groupe d’étude existent des non pratiquants. De même, dans les représentations sur la maladie proposées par la plupart des religions, la souffrance est une «?épreuve?» divine que le croyant doit accepter. C’est la résignation ou la fatalité qui fondent le comportement des croyants, et cette attitude de soumission devant le médecin ou l’ordonnance est différente de leur rapport à Dieu et aux écritures saintes. Les comportements face à une prescription répondent ainsi davantage à la nécessité de trouver une explication à une souffrance et à la quête de guérison qu’à un rapport aux textes sacrés. Dès lors, le médecin n’est pas assimilable à Dieu?: il est plutôt perçu comme celui qui détient la solution à la maladie. À cela s’ajoute le fait que l’image de plus en plus dévalorisée de certains médecins, comme les généralistes, amoindrit la portée de ce type de comparaison.

41Fatoumata Hane

Yannick Jaffré et Jean-Pierre Olivier de Sardan (dir.) Une médecine inhospitalière. Les difficiles relations entre soignants et soignés dans cinq capitales d’Afrique de l’Ouest Paris, APAD-Karthala, 2003, 464 p.

42Fruit d’une recherche anthropologique largement comparative, menée en 1999 et 2000, cet ouvrage remarquable – qui fera date dans la description et la lecture du fonctionnement «?réel?» des pratiques médicales du secteur public en Afrique – s’apparente, au moins dans ses deux premières parties, à une inexorable «?descente aux enfers?». Le mot ni trop fort ni convenu pour évoquer des faits, attestés par nombre d’observations et d’entretiens effectués tant auprès de soignants, de malades que de leurs accompagnants, et fortement communs aux cinq villes en question, qui tous convergent – nonobstant des exceptions sur lesquelles je reviendrai – pour dresser le tableau sans concession mais incontestable de pratiques médicales infantilisantes et déshumanisantes, où l’indifférence côtoie la violence des attitudes individuelles, des gestes médicaux et des paroles. Mais les auteurs ne se contentent pas de constats – appuyés sur de fines descriptions où des parcours de malades dans les centres de santé tout aussi bien que des journées de «?travail?» de soignants sont minutieusement rapportés – objets de la seconde partie et des annexes, ils en extraient des analyses (1re partie) mais, aussi, des éléments d’explication et des propositions visant à «?réformer?» l’existant (3e partie). Nous avons là une structuration originale du propos qui ne se contente pas d’enchaîner descriptions, analyses et recommandations, même si cela conduit parfois à retrouver dans les études centrées sur une ville ou un centre de santé des exemples déjà cités dans les analyses.

43En positionnant leurs instruments de collecte de données, puis d’analyse, sur ce qu’ils appellent la «?ligne de front?» que constituent, dans les structures de soins, les relations entre soignants et soignés, le collectif de chercheurs animé par Y. Jaffré et J.-P. Olivier de Sardan ayant travaillé dans cinq grandes villes d’Afrique de l’Ouest (Abidjan, Bamako, Conakry, Dakar, Niamey) est alors en mesure de répertorier l’ensemble des dysfonctionnements qui sont la règle du quotidien de la délivrance des soins dans le secteur public de la santé. Quels sont-ils?? Tout d’abord, la corruption et le racket pour avoir accès à la structure, pour attendre moins longtemps, pour espérer obtenir les médicaments prescrits?: ce qui fait dire que l’on est passé d’un «?système de gratuité avec médicaments garantis (fin 1960), puis de gratuité sans médicament (60-90), à la non gratuité d’aujourd’hui?» (p. 148). Non gratuité qui se double de gestes d’impolitesse et d’incivilité à l’encontre des malades ou de leurs accompagnants, mais aussi de pratiques de passe-droits et de violences verbales, et parfois même physiques, dont sont notamment victimes, dans les maternités, les parturientes dont le travail est long. Dans ce contexte, la communication avec les malades que ce soit dans les séances abusivement intitulées d’«?éducation pour la santé?» (qui ne durent que quelques minutes, sans éveiller le moindre intérêt chez des patients contraints d’y assister) ou dans le temps de la consultation (le soignant ne parle pas toujours la langue de son patient ou réduit le dialogue à l’échange de quelques mots). Les patients les plus démunis sont naturellement les plus exposés aux contraintes et brutalités de ces contacts avec le monde médical, eux qui sont, plus que tout autre, dans l’impossibilité de «?sortir de l’anonymat?» dans laquelle les confine leur simple apparence vestimentaire?: ils savent par ailleurs que «?connaître quelqu’un?» dans le service est indispensable pour être traité avec plus d’égards, ceci au point que certains développent des «?stratégies d’adaptation qui s’appuient sur un sens aigu d’observation du comportement et de la psychologie des agents de santé?» (p. 210). Si la qualité de l’accueil du malade – incluant les déficits en matière d’hygiène des locaux – laisse, on l’aura compris, largement à désirer, des nuances existent néanmoins?: cet accueil peut être différent à chacune des étapes du parcours du patient dans la structure, mais un seul accroc peut compromettre son appréciation générale. On reste malgré tout dans le registre de l’exception. Il en est de même de l’appréciation globale posée sur les structures de santé en Afrique de l’Ouest?: celles dont le fonctionnement échappe à ce complexe de dysfonctionnements le doivent «?plus à la personnalité de tel ou tel qu’à des effets de système?» (p. 85).

44Il serait trop long de détailler l’ensemble des comportements médicaux relevant du quotidien des structures de santé et qui s’inscrivent en porte-à-faux avec ce que le patient est en droit d’attendre de soignants. Je m’attarderai sur quelques constats généraux qui, tous, relèvent de manques. Le «?manque social?» des professionnels de santé, tout d’abord, qui, bien qu’issus du milieu de leurs patients, «?s’écartent des normes partagées […] par eux?» (p. 152), en particulier en matière d’accueil, d’échange avec autrui, d’où sont très souvent absentes bienveillance et compassion. Manque d’éthique professionnelle, aussi, dont les pratiques de corruption sont un juste exemple mais qui n’est pourtant considérée par les soignants eux-mêmes comme n’étant «?ni du vol, ni un manque de conscience professionnelle mais simplement comme la recherche de conditions de vie meilleures?» (p. 258). Manque, enfin, de sanctions dans un cadre de lecture de la faute professionnelle qui la limite à l’erreur thérapeutique, excluant de fait précisément l’ensemble des pratiques d’accueil, de communication avec le malade qui se caractérisent globalement par un mépris de ce dernier. Le poids des réseaux personnels dans la construction de la carrière du soignant [3] est, ici, de toute évidence un facteur explicatif de l’impossibilité de mener à son terme toute entreprise de sanction. Un des mérites de cet ouvrage est alors de confronter ces descriptions aux arguments des soignants, à leurs justifications de ces attitudes. Revient alors la position suivant laquelle ils estiment être payés «?pour être présents sur le lieu de travail, pas pour le travail à accomplir?» (p. 242). Simple présence qui s’exerce au détriment du patient et qui donne lieu à des stratégies de captation d’argent, dont la structure est aussi victime.

45Dans le registre de l’explication, fruit cette fois-ci plus nettement de l’interprétation des données par les auteurs, il y a le constat que dans des perspectives de carrière individuelle, les soignants ne veulent pas s’investir en temps dans la délivrance de soins, pas plus que dans l’accueil des malades, ou la communication avec ces derniers?: leur objectif est au contraire d’être «?visibles à l’extérieur?», dans les séminaires et formations auxquels ils sont conviés, ceci dans l’espoir de décrocher un poste autrement plus lucratif dans une ONG ou dans un projet international. Repérer dans cette stratégie, comme le font les auteurs, un «?effet pervers des politiques de santé publique qui vident les structures de santé de leurs personnels les plus honnêtes et les qualifiés?» (p. 89) me paraît toutefois quelque peu rapide?: ces professionnels ne sont-ils pas surtout les plus habiles et ceux disposant des réseaux de soutien les plus efficaces pour composer avec la demande de la santé publique et d’expertise sans pour autant être ni les meilleurs, ni les plus honnêtes??

46Avant d’en venir aux pistes de solution à ces problèmes ouvertes dans la dernière partie du livre, les difficultés rencontrées par les soignants sont explicitées. Difficultés dont l’exposé n’est pas d’atténuer l’ampleur des manquements à la pratique médicale attendue de ces professionnels mais bien plutôt de mieux situer les contextes d’exercice de la médecine. Nous avons ainsi le dénuement matériel des structures de santé qui ouvre à des bricolages thérapeutiques vécus par les soignants, notamment ceux d’entre eux ayant suivi de longues études, comme une «?déchéance statutaire?» (p. 301). La réaction des soignants se lit dans la relation avec le malade caractérisée par une absence d’implication affective, en d’autres termes une «?difficile construction de l’altruisme?» (p. 301). Situation dont souffrent nombre de professionnels de santé qui, face au dénuement de leurs malades – faisant incidemment écho au leur –, doivent choisir entre payer avec leurs propres deniers les soins de leur patient ou contredire leur engagement déontologique, en ne faisant rien. Pour autant, les auteurs se gardent bien d’expliquer l’ensemble des dysfonctionnements repérés par le seul dénuement des soignants.

47Ils développent à cet effet leur réflexion suivant deux directions, l’une relative à la culture bureaucratique générale en Afrique, et l’autre à la culture professionnelle propre à la santé, toutes deux portant les éléments d’intelligibilité des situations décrites. Les auteurs estiment à cet égard que «?les bureaucraties africaines d’interface sont restées prisonnières d’un modèle colonial que les innovations post-coloniales ont contribué à empirer (du point de vue du rapport à l’usager)?» (p. 282). Modèle colonial fondé sur le mépris de l’usager, l’instauration d’un système de privilèges qui associe «?formalisme rhétorique?» et «?accommodements oraux?» (p. 279). S’ajoute à cela le profond décalage existant entre les formations universitaires, très scolaires, et les conditions d’exercice effectives. Dans l’optique, que l’on ne peut que partager, d’expliquer le fonctionnement interne des structures par des situations externes, on regrettera néanmoins quelque peu l’absence de parcours biographiques de soignants, susceptibles, précisément, de situer leurs pratiques, non seulement au regard du contenu de leur formation académique (critiquée mais de fait guère décrite dans ses contenus précis), mais aussi de leur cheminement personnel vers le métier de soignant?: qu’est-ce qui les a motivés pour suivre ces études?? quel rôle a joué leur entourage familial?? Cette remarque me semble par ailleurs tout à fait compatible avec la philosophie générale des solutions proposées par les auteurs, consistant à «?réformer par le bas?» les pratiques des professionnels de santé. Dans l’entreprise, délicate pour l’anthropologue qui n’est ni un gestionnaire de santé publique, ni un médecin, de proposer des améliorations de l’existant, Y. Jaffré et J.-P. Olivier de Sardan avancent une série de propositions, parmi lesquelles?: l’instauration de groupes de paroles, pour permettre aux soignants d’échanger sur leurs difficultés?; la promotion d’une «?déontologie du service public?»?; la nécessité d’agir sur «?les normes pratiques?» de soins?; ou encore la mise en place d’une «?culture d’entreprise qui fasse exister le malade?», de façon à combattre le «?désinvestissement relationnel?» du soignant (p. 322) et l’anonymat dans lequel il plonge alors le malade qui pénètre dans l’espace de soins.

48Tout en étant convaincantes au regard des descriptions faites, ces suggestions d’interventions pour améliorer l’existant me paraissent, parfois, ne pas prendre l’entière mesure des problèmes posés. D’une façon générale, peut-on agir «?par le bas?» sans se pencher sur les problèmes structurels de la santé. Je prendrai un exemple, qui renvoie à la structuration de la santé publique par ailleurs évoquée dans l’ouvrage (autour de l’illusoire efficacité des séances d’«?éducation pour la santé?»)?: ne faudrait-il pas étudier au plus près les textes que produisent et les actions que mènent les responsables de programmes nationaux ou de projets «?santé?» des coopérations bi ou multilatérales, afin de comprendre comment ils sont reçus (s’ils le sont…) et interprétés par les soignants?? Concrètement cela signifie ne pas porter l’effort d’amélioration uniquement sur les «?normes pratiques?» mais aussi sur leurs liens avec les «?normes officielles?» (de diagnostic, de traitement)?: elles existent, sont censées être diffusées mais peuvent ne pas être comprises ou ignorées, tout autant que connues mais non appliquées par les soignants. Dans l’étude de ces mécanismes de non prise en compte des normes officielles c’est, aussi, le rapport à la hiérarchie médicale et la défense de son autonomie de praticien qui se trouvent en jeu. Or, on peut émettre l’hypothèse qu’une tension dans ce rapport aux normes officielles n’est pas sans effet, en aval, sur le type de relation établie avec le malade. De même, une attention précise au contenu des enseignements de médecine – par exemple – compléterait utilement les appréciations des médecins sur l’inadéquation de leur formation à «?la culture professionnelle locale?» qu’ils rencontrent dans les structures de santé?: le lien serait ainsi fait entre les propositions de réforme «?par le bas?» et celles «?par le haut?» ou «?en amont?» des pratiques quotidiennes.

49Laurent Vidal

Bernard Hours (dir.) Systèmes et politiques de santé. De la santé publique à l’anthropologie Paris, Karthala, coll. «?Médecines du Monde?», 2001, 358 p.

50L’ouvrage est issu d’un colloque organisé par l’association AMADES (Anthropologie Médicale Appliquée au Développement et à la Santé) à Paris en janvier 1999?: «?Anthropologie des systèmes et des politiques de santé?». Pour autant, le livre publié sous la direction Bernard Hours présente des contributions qui intègrent et dépassent le cadre du colloque en lui-même. En effet, l’ouvrage ne reprend pas toutes les contributions du colloque, d’une part, et les auteurs ont mis à profit leurs échanges pendant et après cette réunion pour nous livrer un document original, d’autre part. Le premier grand avantage de l’ouvrage est géographique?: les contributions portent sur l’Afrique, l’Amérique du Nord, l’Amérique latine l’Asie, et l’Europe de l’Ouest. De plus, la réflexion s’ouvre sur une introduction d’anthropologie critique (B. Hours) puis sur une courte première partie «?Politiques de santé publique et systèmes de santé?» (D. Fassin, puis R. Massé) qui concernent autant le Sud que le Nord de la planète. Au-delà de cette ouverture géographique, pas si courante en anthropologie où les aires «?culturelles?» ont par le passé construit des identités professionnelles étanches, l’ouvrage présente une grande diversité de situations. La cohérence de l’ensemble est tenue par le projet même du livre?: interpeller «?l’espace public de la santé?». Les chapitres sont articulés autour de quatre thèmes?: politiques de santé publique et systèmes de santé?; anciens et nouveaux acteurs?; rapports sociaux dans les institutions de santé?; et, enfin, logiques et pratiques de la maladie. D’inégale densité, chacune de ces parties informe finalement de l’évolution de l’anthropologie de la santé, notamment dans les années 1990 où l’«?anthropologie de la maladie?» a cédé du terrain à l’étude des acteurs. Ceux-ci ne sont plus seulement vus comme des réceptacles de représentations étiologiques, au regard de l’anthropologie, mais aussi et surtout comme portés par la volonté d’agir sur et dans des systèmes de pratiques en mouvement. D’où le fait sans doute que la seconde partie concernant les «?anciens et nouveaux acteurs?» concentre à elle seule, sept chapitres et porte exclusivement sur les pays du Sud (Afrique, Amérique latine et Asie). Le monde change, certes, mais c’est aussi et surtout le regard des anthropologues qui a connu une nette évolution, surtout à partir des études menées dans le champ de la santé. De même, la vision que l’anthropologie a d’elle-même devient résolument critique, comme l’atteste la verve de B. Hours en introduction?: «?parce que la maladie n’est plus seulement l’occurrence du malheur mais la réalisation d’un risque virtuel passé à l’acte, l’anthropologie doit produire de nouveaux outils d’analyse qui dépassent les banalités liées au constat que “tout est dans tout et rien n’est neuf” ou les litotes d’un culturalisme qui érige la culture en réservoir unique du sens des pratiques. Les hommes, comme les sociétés, inventent quotidiennement leurs usages et le sens de leurs pratiques?» (p. 16). Réflexion importante à deux niveaux différents. D’abord parce que le propos est incisif, critique et pertinent. Mais aussi et surtout parce que Michel Leiris, par exemple, écrivait déjà à peu près la même chose il y a très longtemps sur la même anthropologie?: à savoir que le simple fait que des hommes naissent et meurent dans une société faisait déjà changer automatiquement cette dernière. Manifestement, il a été davantage salué qu’écouté. Ce qui veut dire que la critique de l’anthropologie ne change rien à l’anthropologie?? Pourquoi l’anthropologie est-elle obligée de rappeler, de manière récurrente de tels truismes?? Dans quelle autre discipline est-il pertinent de dire que les sociétés changent?? Peut-être que la réponse est encore plus simple, à savoir que les années 1980-1990 ont inauguré, enfin, le passage de l’ethnologie à l’anthropologie, l’évolution du discours sur le «?particulier?» vers des interrogations sur les universaux chers à C. Lévi Strauss. Allons encore un peu plus loin avec B. Hours. Il semble que la transformation de l’anthropologie soit justement liée à sa proximité et aux désagréments d’avec la biomédecine qui, selon lui, «?réduit l’anthropologie à un alibi permanent et les anthropologues au statut de “porteurs de valises” vides?» (p. 17). En effet, peu de domaines de ladite anthropologie ont évolué comme «?l’anthropologie de la santé?», notamment avec l’épidémie à VIH. N’est-ce pas lié à une saine réaction d’orgueil dans la confrontation et l’instrumentalisation de cette discipline par la santé publique globalisée et la biomédecine occidentalisée?? Reste que, cette introduction de B. Hours mérite d’être soumise au regard de tous les étudiants qui commencent un cycle d’anthropologie. L’authenticité de la démarche scientifique de B. Hours réside dans la constance de ses interrogations. Personne ne pourra le soupçonner de céder à un effet de mode puisqu’il fut sans doute parmi les premiers, si ce n’est le premier, à considérer la réappropriation cognitive de l’État comme un objet anthropologique (L’État sorcier au Cameroun, Paris, Karthala, 1986).

51Les parties et chapitres suivants du livre montrent que la «?globalisation?» est au cœur de la réflexion anthropologique contemporaine et qu’elle «?n’a de sens que si elle est comprise comme un processus asymétrique, inégalitaire et différencié?» (D. Fassin, p. 31). Raymond Massé n’est pas moins dubitatif quant à la nature et à la fausse neutralité scientifique de «?la santé publique?» imposée par les institutions sanitaires?: «?l’anthropologie doit aussi travailler à la reconnaissance de l’influence de la culture même dans les sphères d’action consacrées de la scientificité et ce, en faisant une analyse des valeurs sous-jacentes, imbriquées à la forme comme au contenu des programmes de prévention?» (p. 59).

52La vertu des trois dernières parties de l’ouvrage réside dans le fait qu’elles appréhendent «?les systèmes?» de manière inductive, à savoir à partir des acteurs et des faits dans le champ de la santé et l’univers de la maladie. Ici la «?culture?» n’est pas (plus) une prescription immuable de… l’anthropologie ou de l’histoire, mais un objet construit par les membres d’un groupe ou d’une société, en contact avec des influences multiples qui vont du global au local et inversement. C’est un juste retour vers la mission de l’anthropologie telle qu’elle a été définie par Lévi Strauss qui disait, par ailleurs, qu’elle est la «?science sociale de l’observé?».

53Les deux dernières parties de l’ouvrage en témoignent et confirment en partant «?du bas?» le regard critique des deux premières parties. La conclusion de Jean Benoist est une ode à l’apaisement entre les différentes disciplines (anthropologie et santé publique), dans la forme comme dans le fond. Aux antipodes de la verve introductive de B. Hours, J. Benoist prône une reconnaissance des difficultés de l’interdisciplinarité, pour les dépasser sans les nier?: «?sans doute la compréhension la plus équilibrée des faits n’appartient-elle ni à l’anthropologie ni à la santé publique, mais à leur collaboration dans cette dialectique de l’idéel et du matériel qui préside à toutes les décisions et à toutes les conduites?» (p. 353). Il n’est pas sûr que cette dialectique de «?l’idéel?» et du «?matériel?», cette collaboration ne soit pas ce que B. Hours a stigmatisé en introduction comme étant du portage de «?valises vides?». Il n’est pas dit non plus, qu’entre l’idéel et le matériel, le pragmatisme poétique et philosophique de la conclusion de J. Benoist ne soit pas compatible avec la virulence critique et salutaire de B. Hours?: pour preuve, l’un introduit, l’autre conclut.

54Fred Eboko

Philippe Msellati, Laurent Vidal, Jean-Paul Moati (dir.) L’accès aux traitements du VIH?/sida en Côte d’Ivoire. Évaluation de l’Initiative Onusida?/?ministère ivoirien de la Santé publique. Aspects économiques, sociaux et comportementaux Paris, Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS), coll. «?Sciences sociales et sida?», 2001, 327 p.

55L’accès aux médicaments de lutte contre le sida dans les pays du Sud, en particulier en Afrique subsaharienne, recouvre des enjeux capitaux?: économiques, politiques, sociaux et, bien entendu, sanitaires. L’ouvrage, publié en 2001 avec la contribution d’une vingtaine d’auteurs, est un rapport d’une extraordinaire densité (du quantitatif au qualitatif) qui pose les jalons de la problématique de l’accès aux traitements contre le VIH?/sida dans un des premiers pays africains (avec l’Ouganda) à avoir signé des accords avec des partenaires internationaux pour une accessibilité contrôlée aux antirétroviraux, via l’Onusida. L’ambition de cette évaluation ivoirienne est d’emblée multidisciplinaire et multidimensionnelle (de l’épidémiologie à l’économie, en passant par l’anthropologie)?: faire le point sur les deux premières années effectives (1998-2000) de cette initiative Onusida?/?ministère ivoirien de la Santé publique. Un arrière-plan chronologique permet de comprendre, depuis 1996 et la création du Programme inter-agences de l’ONU sur le sida (ONUSIDA), les déterminants épidémiologiques, sanitaires, sociaux, économiques et politiques qui expliquent le choix d’Abidjan et de ses partenaires internationaux de briser la dynamique de la fatalité économique liée aux contraintes de l’accès aux ARV. C’est justement une conjonction de facteurs, locaux et internationaux, qui a permis cette Initiative. D’abord, la Côte d’Ivoire est le pays d’Afrique de l’Ouest le plus touché par l’épidémie à VIH avec près de 11 % de séroprévalence et, au moment du lancement de ce programme pour l’accès aux médicaments, ce pays était en Afrique francophone celui qui payait le plus lourd tribut à cette maladie.

56Ensuite, les réponses institutionnelles ivoiriennes, entre 1992 et 1997 notamment, dans la mobilisation pour les traitements. Par exemple, de la création en 1995 du programme national de lutte contre le sida, les MST et la tuberculose – PNLS?/MST?/TUB – jusqu’à la Xe Cisma d’Abidjan en 1997 qui a permis d’annoncer l’Initiative dite «?Onusida?» en Côte d’Ivoire, il s’est agi d’un processus continu d’institutionnalisation. Médiatisé et internationalisé lors de cette conférence, ce mécanisme est essentiel pour saisir la place de l’engagement formel des autorités ivoiriennes. Une fois que les institutions prennent le pari des accords internationaux pour un recours accru aux soins, le travail ne fait que commencer, certes, mais il peut commencer. Ainsi, les questions essentielles liées à l’organisation du programme sont multiples et le livre s’attache à les déconstruire, autant à travers les difficultés que dans les ressources mobilisées et celles qui restent à mouvoir (recommandations). Les modalités de l’inclusion des patients, tant du point de vue clinique que socio-économique, représentent des contraintes et un défi que la situation de crise économique ivoirienne des années 1980-1990 propulsait au premier plan. Les protocoles thérapeutiques ont été choisis pour être les moins discriminants possibles du côté des critères cliniques, tandis qu’un souci «?d’équité?» et de «?justice distributive?» a présidé aux critères d’éligibilité sociale des patients.

57La mise en œuvre de tout le programme a été «?plus lente que prévue?» et les raisons de ce retard ont concerné autant l’organisation des réseaux thérapeutiques («?centres accrédités?» à prescrire et «?centres de suivi?» des patients) et de la diffusion des algorithmes de traitement que la formation des personnels, qui n’a pu commencer qu’en 1998. Le système de subvention accordée par l’État ivoirien, dans cette optique, montre encore une fois que l’engagement politique et le soutien économique de l’État représentent une condition nécessaire mais pas suffisante. Se posent ensuite les questions épineuses de la sélection, puis du suivi des bénéficiaires de ces subventions. Ainsi, au niveau des patients, les membres d’association constituent des «?catégories prioritaires?» de l’Initiative et ont pu à ce titre obtenir une subvention qui est passée de 75 à 95 % grâce au Fonds de solidarité thérapeutique internationale (la FSTI lancé par B. Kouchner). Le second groupe de patients est constitué de ceux que l’on appelle les «?démunis?», à savoir les personnes qui «?sont dans l’incapacité de prendre en charge un traitement à plein tarif?». Les auteurs soulignent que cette définition reste très imprécise, au sein d’un «?dispositif complexe d’examen des demandes?». Trop «?lourd?» et trop «?lent?» ce dispositif représente une des explications du retard dans l’inclusion des patients telle qu’elle était prévue au départ. En 2000, sur 2?144 patients ayant effectué un bilan initial dans l’Initiative, seuls 222 (10,4 %) étaient sous traitement. D’autres explications sont prises en compte par les auteurs et permettent de jauger l’interface entre les critères socio-économiques formels et les réalités budgétaires domestiques. Celles-ci peuvent anéantir le suivi de certains patients salariés mais dont le poste budgétaire lié à leur santé personnel cède sous le poids d’autres impératifs familiaux. A contrario, on peut constater que le redéploiement ou la création de certains appuis «?familiaux et communautaires?» permet à certains patients de soutenir le rythme des prescriptions. Ce qui pose la question de la reformulation du lien social dans le contexte de l’épidémie à VIH et donc stimule la réflexion sur la place des relais créés par la lutte contre le sida en Afrique (conseillers, associations).

58Les questions relatives à la capacité des patients à suivre ces traitements, autant que les relations soignants?/?soignés reviennent de manière récurrente dans les débats. Le livre les pose et les expose avec le mérite de la concision, de la clarté et des données empiriques.

59L’enjeu scientifique ici est capital dans la mesure où l’un des argumentaires des «?mauvaises langues?» qui se sont opposées à l’accès aux ARV en Afrique a consisté à avancer l’argument du déficit de formation des médecins africains. Un des apports de cet ouvrage consiste justement, à remettre en place ce qui relève des connaissances en matière d’ARV chez les médecins de tous les continents et ce qui serait «?spécifique?» aux pays africains?: «?la diversité des attitudes thérapeutiques est assez générale dans les maladies graves et il n’est donc guère surprenant de retrouver une telle variabilité dans le domaine du sida où l’évolution rapide des connaissances impose leur actualisation intensive, tant au niveau des instances d’expertises qu’au plan individuel pour la formation des praticiens?» (chap. 5.2, p. 198).

60De fait, ce qui est «?particulier?» ici concerne l’urgence à laquelle l’impact épidémiologique soumet les pays africains, en l’occurrence la Côte d’Ivoire et non la «?compétence?» des médecins. Sans concession et sans tabou, le livre propose d’en «?finir avec les prophéties autoréalisatrices?» (chap. 7.2, p. 317), c’est-à-dire avec les discours performatifs sur «?les arguments hostiles?» à la diffusion des ARV en Afrique et les attitudes téléologiques sur les carences rédhibitoires du continent.

61Fred Eboko

Notes

  • [1]
    Notons ici que dans son point sur les études consacrées aux professionnels de santé, B. Rubbers omet de mentionner l’ouvrage d’I. Gobatto qui se penche sur les représentations que les médecins burkinabé développent de leurs parcours et activités professionnels (Être médecin au Burkina Faso. Dissection sociologique d’une transplantation professionnelle, Paris, L’Harmattan, 1999, 303 p.)
  • [2]
    Pour d’amples descriptions et analyses de ces pratiques, on se reportera à l’ouvrage dirigé par Y. Jaffré et J.-P. Olivier de Sardan, recensé dans ce volume.
  • [3]
    On se reportera sur cette question à l’ouvrage de B. Rubbers, recensé dans ce numéro.
  1. Marc-Éric Gruénais (éd.) Un système de santé en mutation : le cas du Cameroun Münster : LIT / APAD, Bulletin n? 21, 2002, 177 p.
  2. Byron Good Comment faire de l’anthropologie médicale?? Médecine, rationalité et vécu Paris, Éditions Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, coll. «?les empêcheurs de penser en rond?», 1998, 434 p.
  3. Benjamin Rubbers Devenir médecin en République démocratique du Congo. La trajectoire socioprofessionnelle des diplômés en médecine de l’Université de Lumumbashi Tervuren?/?Paris, Institut africain-CEDAF?/?L’Harmattan, 2003, 130 p. (Préf. M.-E. Gruénais)
  4. Sylvie Fainzang Médicaments et société?: le patient, le médecin et l’ordonnance Paris, PUF, 2001, 156 p.
  5. Yannick Jaffré et Jean-Pierre Olivier de Sardan (dir.) Une médecine inhospitalière. Les difficiles relations entre soignants et soignés dans cinq capitales d’Afrique de l’Ouest Paris, APAD-Karthala, 2003, 464 p.
  6. Bernard Hours (dir.) Systèmes et politiques de santé. De la santé publique à l’anthropologie Paris, Karthala, coll. «?Médecines du Monde?», 2001, 358 p.
  7. Philippe Msellati, Laurent Vidal, Jean-Paul Moati (dir.) L’accès aux traitements du VIH?/sida en Côte d’Ivoire. Évaluation de l’Initiative Onusida?/?ministère ivoirien de la Santé publique. Aspects économiques, sociaux et comportementaux Paris, Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS), coll. «?Sciences sociales et sida?», 2001, 327 p.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/autr.029.0145
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