CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis son indépendance en 1960, le Nigeria donne l’impression d’une histoire cyclique réduisant l’alternance politique à une simple succession de régimes civils et militaires. L’expérience parlementaire de la Ire République, brutalement interrompue par le coup d’État militaire de 1966, n’a pas été plus probante pendant la IIe République, de 1979 à 1983, et a même été avortée dans l’œuf avec la IIIe République, lorsque l’élection du milliardaire yorouba Moshood Abiola a été annulée par la junte Babangida en juin 1993. Ces échecs à répétition devaient finir par provoquer une certaine lassitude que renforcèrent les similarités observées entre les processus de transition démocratique supervisés, à dix ans d’intervalle, par les généraux Obasanjo, en 1979, puis Babangida, à partir de 1989, et accompagnés, tous deux, de la rédaction d’une nouvelle constitution et de la création d’États supplémentaires [1]. L’heure était à la désillusion quand le général Abacha, qui avait instauré une des plus sinistres dictatures qu’ait connues le Nigeria, mourut en juin 1998, tandis qu’il était en train de préparer des élections présidentielles en forme de plébiscite.

2En réaction à la brutalité des militaires, le retour des civils au pouvoir, en mai 1999, a alors été porteur d’un relatif enthousiasme avec l’élection du président Obasanjo, général à la retraite, « défroqué » pour la bonne cause. La IVe République, en effet, a introduit quelques innovations qui méritent réflexion. Certes, le passé d’Obasanjo laisse a priori sceptique sur le retrait des militaires de la scène politique. D’aucuns se montrent perplexes quant à la fiabilité d’une IVe République qui serait le simple prolongement de la férule prétorienne sous des dehors civils [2]. Fort de sa longévité au pouvoir, de 1985 à 1993, le général Babangida reste très influent et est régulièrement accusé de tirer en sous-main les ficelles de la scène politique. Fin 1993, le coup d’État de son numéro deux, le général Abacha, avait déjà été compris en ce sens ; de même, en 1998, avec le gouvernement de transition du général Abubakar, qui fut un fidèle compagnon d’armes de Babangida et qui est également originaire de la ville de Minna. En 1999, Obasanjo, quant à lui, a été suspecté d’avoir conclu un accord secret avec Babangida, qui y aurait vu une solution de rechange sachant l’impossibilité de soutenir un candidat représentant les intérêts des militaires du Nord, trop compromis dans la dictature Abacha.

3L’arrivée au pouvoir d’Obasanjo ouvre néanmoins des perspectives intéressantes. Au Nigeria, c’est la première fois, d’abord, qu’un chef de l’État issu de l’armée se soumet à l’exercice d’une élection « démocratique ». Le positionnement d’Obasanjo, militaire « civilisé » et chrétien du Sud élu par des musulmans du Nord, offre en outre une plate-forme inédite de négociation et de médiation entre les différentes composantes du pays. Fort de cette originalité, le Nigeria semble s’être engagé sur la voie de la normalisation, notamment auprès de la communauté internationale. Reste à savoir dans quelle mesure il a également renoué avec un semblant de stabilité en se prémunissant contre les risques de putsch.

Les années de plomb de la dictature Abacha

4Une transition démocratique ne se résume pas au passage d’un régime militaire à un gouvernement civil. Ce serait méconnaître l’imbrication des deux genres [3]. Au Nigeria, une telle opposition s’avère particulièrement stérile. Les militaires ont toujours gouverné avec des civils, et inversement. La dichotomie entre les deux types de régimes, qui plus est, s’est progressivement dissoute après 1993, lorsque le général Abacha a brisé deux tabous en ne respectant pas l’immunité de ses prédécesseurs en uniforme, d’une part, et en prétendant se présenter à des élections « civiles », d’autre part.

5Certes, les militaires au pouvoir n’ont jamais hésité à se débarrasser de leurs collègues d’infortune impliqués dans un précédent régime, ceci sans parler de l’exécution des instigateurs de coups d’État avortés. Le général Ironsi avait ainsi placé en détention 32 responsables du putsch de janvier 1966, le premier au Nigeria ; en 1975, le général Mohamed avait également poursuivi en justice, pour corruption, les douze gouverneurs du régime Gowon ; de même le général Buhari, en janvier 1985, avait-il écarté 185 officiers sous prétexte de restrictions budgétaires : trop tard, cependant, pour éviter que son successeur, le général Babangida, arrive au pouvoir par un autre coup d’État, en août de cette année, et place d’office 45 militaires à la retraite. Buhari et son numéro deux, Idiagbon, n’échappèrent pas à la prison. En 1990, l’échec du coup d’État du major Orkar précipita une deuxième vague de départs en retraite qui, cette fois, concerna plus d’une centaine d’officiers supérieurs. Et quand le général Abacha prit le pouvoir fin 1993, on assista de nouveau à une épuration des fidèles du précédent régime.

6La solidarité et l’esprit de corps des militaires, cependant, n’ont jamais été autant mis à l’épreuve que du temps d’Abacha. Des officiers supérieurs furent mis en prison sans autre forme de procès, et pas des moindres puisque Obasanjo ne dut la vie sauve qu’aux pressions de la communauté internationale, tandis qu’un Yar’adua finissait ses jours au fin fond d’un cachot, vraisemblablement empoisonné au cours d’un examen médical bidon. Tous deux au pouvoir entre 1976 et 1979, Obasanjo et Yar’adua faisaient figure d’opposants parce qu’ils s’étaient présentés aux primaires des élections présidentielles en 1992, annulées par la junte Babangida. Proscrit avec les grands ténors de la IIe République, Yar’adua avait alors soutenu la candidature de son frère dans l’État de Katsina pour le compte du SDP, le Social Démocratie Party d’Abiola. Patron d’un petit groupe de presse, le Reporter, Yar’adua s’était imposé dans les milieux progressistes et avait fait une percée remarquée sur la scène politique du Nord musulman, une menace potentielle pour Abacha.

7Après avoir fait le vide autour de lui, ce dernier a alors violé un deuxième interdit militaire en organisant sa propre élection. Les cinq partis autorisés à concourir, moqués par un opposant yorouba comme les « cinq doigts d’une main lépreuse », avaient fini par tous désigner un candidat unique en la personne du général Abacha. Une telle farce électorale jetait un énorme discrédit sur une armée qui, justement, avait toujours justifié ses coups d’État en vantant son esprit de corps et son intégrité par opposition aux déchirements et à la corruption des politiciens. Nul doute que l’armée nigériane aurait perdu son âme si le général Abacha s’était lancé dans la bataille électorale. Certes, quelques officiers à la retraite avaient participé, à titre individuel, aux élections de 1979 et 1983, à commencer par le leader de la sécession biafraise, Ojukwu, qui avait fait une rentrée politique remarquée en 1982. Mais ces personnalités n’avaient pas joué un rôle politique de premier plan, quoiqu’elles aient ensuite renouvelé l’essai avec plus de vigueur au moment des élections de 1992-1993.

8Autre rupture, aucun dictateur militaire n’avait, jusqu’à présent, osé défier à ce point la société civile nigériane en organisant un culte de la personnalité susceptible de poser les bases d’une présidence à vie. En 1998, tout indique qu’on s’orientait vers une forme de plébiscite, le charisme d’un Chavez en moins. Abacha, longtemps le fidèle adjoint du général Babangida, avait de qui tenir. Son mentor avait été le premier militaire à s’arroger le titre de président du Nigeria, et pas seulement de chef de l’État. Passé maître dans l’art de manipuler les promotions au sein de la hiérarchie militaire et des gouvernements des États fédérés, Babangida, par ses largesses, avait réussi à personnaliser le pouvoir comme peu d’autres avant lui. La restauration d’un régime parlementaire, maintes fois repoussée et recadrée dans le sens des intérêts de la junte, avait été beaucoup plus longue et autoritaire que du temps du général Obasanjo, en 1979. Désabusée, la population avait fini par ne plus croire à une transition démocratique qui s’éternisait dans le sens d’un maintien des militaires à la tête de l’État [4]. Babangida avait usé de nombreuses manœuvres dilatoires pour ne pas rendre le pouvoir. Il avait successivement interdit les partis politiques autorisés à se reconstituer, imposé deux formations financées et dirigées par la junte, exclu les organisations représentant les « trublions » de la société civile, exécuté quelques-uns de ses opposants, reporté à trois reprises la date du retour des civils à la tête de l’État, mis au pas la magistrature et annulé, d’abord des décisions de justice puis, finalement, le résultat des élections de juin 1993. Loin d’être débordée par les événements, la junte avait sciemment saboté la victoire électorale d’Abiola, avec qui le général Babangida avait d’ailleurs des contentieux économiques et politiques, celui-ci ayant refusé de lui servir de Premier ministre et d’entériner des contrats favorables aux clients de la mouvance présidentielle [5].

9Pour autant, Babangida avait su se retirer à temps. Surnommé Maradona pour son habileté à dribbler entre les écueils de la vie politique nigériane, il n’avait pas poussé l’entêtement jusqu’à contrer de front les pressions de la société civile en faveur d’un changement de régime. Son ancien bras droit, au contraire, s’est montré beaucoup plus brutal et n’a pas pratiqué avec autant de dextérité l’art de manier la carotte et le bâton. Autant Babangida enfermait ses opposants pour mieux les relâcher et les promouvoir après avoir acheté leur silence, autant Abacha les a laissés mourir en prison ou ne les en a sortis que pour les exécuter ! Ken Saro-Wiwa ou Shehu Musa Yar’adua, brièvement emprisonnés par la junte Babangida, y laissèrent leur vie. Moshood Abiola en a également fait les frais parce qu’il refusait de renoncer à son mandat présidentiel. Les licences d’exploitation pétrolière de son groupe furent révoquées, ses créances ne furent plus honorées et ses journaux furent fermés. Un pas fut franchi lorsque la femme d’Abiola, Kudirat, fut assassinée dans les rues de Lagos en juin 1996. Plus rien ne devait arrêter les sbires du régime, comme en témoigne le meurtre d’Alfred Rewane, un vétéran yorouba de la lutte pour l’indépendance et un soutien financier de l’opposition Nadeco, la National Démocratie Coalition.

10Au moment où s’ouvrait le sommet du Commonwealth à Auckland, en novembre 1995, la pendaison du célèbre porte-parole de la minorité ogoni, Ken Saro-Wiwa, a clairement mis en évidence l’insensibilité, le manque de tact et l’absence de diplomatie du régime. Le Nigeria devint bientôt un paria de la communauté internationale. Sur la scène politique intérieure, Abacha ne fit pas mieux et s’en prit aux deux lobbies justement les plus susceptibles de l’appuyer : l’armée et les notables musulmans du Nord. Il n’hésita ainsi pas à destituer la plus haute autorité religieuse du califat de Sokoto, savoir le sultan Ibrahim Dasuki, et ne ménagea pas les militaires de la région ; les arrestations de la prétendue tentative de coup d’État de mars 1995 touchèrent, pour beaucoup, des majors et des colonels de la première division mécanisée de Kaduna, stationnée à Jos. Le cas du lieutenant-colonel Sambo Dasuki et du général Yar’adua a valeur de symbole. Le premier était un fils d’Ibrahim Dasuki ; le second, un haut dignitaire de Katsina, issu d’une famille aristocratique et pourvu du titre de chef tafidan.

11Les excès de la dictature finirent par susciter des objections au sein même de l’armée, avec des hommes comme le capitaine Dan Suleiman ou les colonels Abubakar Umar et Yohanna Madaki. Les explosions qui se produisirent dans l’enceinte des casernes d’Ilorin et d’Ikeja, en avril 1996, démontrèrent d’importantes complicités sur place – à moins qu’il ne s’agisse d’accidents ou de coups montés par les services de sécurité de la junte pour discréditer l’opposition, ce qui est tout aussi probable ! Des militaires organisèrent également la contestation à l’extérieur du pays ; le général David Marks partit se réfugier en Grande-Bretagne dès 1994, suivi du lieutenant-colonel Sambo Dasuki aux Etats-Unis et de l’ancien chef d’état-major Alani Akinrinade, dont la maison fut détruite lors d’un attentat à Lagos en mai 1996.

12C’est d’ailleurs là une nouveauté supplémentaire des années de plomb de la dictature. Alors que le Nigeria reste un des rares pays d’Afrique à n’avoir jamais connu de mouvement de guérilla, la rébellion biafraise ayant démarré sur le mode de la mutinerie militaire, les relais de l’opposition dans la diaspora ont fini par adopter des positions violentes. Des intellectuels, parmi lesquels Wole Soyinka, se sont mis à prôner la lutte armée, tandis que des groupuscules clandestins détournaient des avions ou posaient des bombes. Dans ce contexte, la mort subite du général Abacha, en 1998, a finalement paru assez « naturelle » : logique, en tout cas [6]. Pour combler les vides politiques et barrer la route à toute velléité de prise du pouvoir par la force, un gouvernement de transition s’est alors mis en place sous la houlette du général Abdulsalam Abubakar. Celui-ci, un homme du sérail, a pu sembler ramener l’armée nigériane dans le « droit chemin » en la réhabilitant dans ses fonctions classiques d’arbitrage des rivalités politiques et d’organisation d’élections « civiles ». Mais le « retour en piste » du général Obasanjo, un an après, achevait de démonter le mécanisme désormais déréglé d’une succession répétitive de régimes civils et militaires.

Le président Obasanjo à la confluence des réseaux militaires et civils

13Obasanjo, en effet, est revenu au pouvoir « par la bande ». À la différence d’un Rawlings au Ghana, qui avait entériné son coup d’État en se faisant élire président et en restaurant un régime parlementaire, Obasanjo avait donné le sentiment d’avoir définitivement quitté la scène politique lorsqu’il avait supervisé l’installation d’un gouvernement civil en 1979. Première au Nigeria, son élection, vingt ans plus tard, s’est faite à la faveur de circonstances assez exceptionnelles et a constitué une véritable rupture relativement au régime précédemment en place. Elle a notamment consacré les prétentions politiques de toute une génération de militaires qui avaient goûté au pouvoir depuis l’indépendance. Le rajeunissement de l’âge des départs en retraite, pour certains grades à partir de 35 ans, a précipité le phénomène et un bon nombre de militaires se sont présentés aux côtés des civils lors des élections de 1999. L’un d’entre eux fut ainsi élu gouverneur du Kwara sous la bannière de l’APP (Ail People’s Party), tandis que cinq autres entraient au Sénat, quatre pour le compte du PDP (People’s Démocratie Party), le dernier pour l’AD (Alliance for Democracy). Sous la IVe République, l’alliance du kaki et de ?agbada devait, plus que jamais, être un mariage de raison.

14Le président Obasanjo dispose de plusieurs atouts à cet égard. À l’instar d’Abiola, qui avait cherché à se placer sous le patronage du « plus célèbre prisonnier politique du monde », à savoir Nelson Mandela, plus de deux années de détention pendant la dictature Abacha ont conféré à Obasanjo une certaine légitimité. Fort des liens qu’il avait tissés avec les États-Unis du temps où il était à la tête d’une junte militaire, Obasanjo a également bénéficié du soutien d’une communauté internationale prompte à oublier la façon dont il avait brutalement nationalisé les avoirs des Occidentaux dans l’industrie pétrolière nigériane à la fin des années soixante-dix. Étrange coïncidence à plus de vingt ans d’intervalle, à chaque fois en période de hausse des cours du pétrole, les seuls présidents américains à avoir visité le Nigeria, Carter et Clinton, ont tous deux été reçus par Obasanjo…

15Sur la scène politique intérieure, ce dernier s’est présenté dans les habits d’un « homme passerelle », à la confluence des réseaux de pouvoir militaires et civils, d’une part, et sudistes et nordistes, d’autre part. Pour gagner la confiance des militaires et des musulmans du Nord, Obasanjo, un chrétien, n’a pu arguer d’une appartenance à l’islam comme l’avait fait Abiola. Il a donc insisté sur son passé politique au sein de la junte du général Murtala Mohammed, grande figure réformatrice du Nord, au pouvoir en 1975. Cela lui a permis de transcender les clivages ethniques alors qu’il était un Yorouba du Sud, en l’occurrence un Egba d’Abéokuta au même titre que des opposants tels qu’Abiola, mort en prison, Shonekan, l’infortuné président intérimaire de 1993, ou Soyinka, le fameux écrivain parti en exil protester contre la dictature Abacha. En voulant confirmer sa stature de leader national, Obasanjo a même paru « trahir » la cause yorouba et devenir un allié indéfectible des musulmans du Nord, qui ont massivement voté pour lui en 1999… peut-être, selon certains, pour « expier » les crimes d’Abacha !

16Ultime consécration du mariage de raison entre civils et militaires, Obasanjo, habillé d’un superbe agbada, la toge traditionnelle des Yorouba, a mené campagne sans renoncer à rappeler le treillis de ses origines, prétendant garantir ainsi un retour définitif des soldats dans les casernes. De fait, l’ancien général a paru satisfaire les conditions requises pour un retrait volontaire des forces armées de la scène politique. « Un désengagement à long terme, explique en effet un spécialiste de la question, repose fondamentalement sur la volonté des militaires de réduire leur champ d’intervention politique. Dans ce processus, un chef militaire qui bénéficie de la confiance de ses concitoyens joue un rôle clé, en étant à la fois un symbole et un agent de recivilisation [7]. »

17Lors de son élection en 1999, Obasanjo, en l’occurrence, s’est engagé à réduire les effectifs militaires de 80000 à 50000 hommes en quatre ans : un objectif que, d’ailleurs, il avait déjà défendu avec son collègue Yar’adua lors de la Conférence constitutionnelle de 1995. La tâche n’est certes pas facile. Les procédures de démobilisation font toujours craindre des troubles et des coups d’État [8]. Et le président Obasanjo, tout à sa hâte de professionnaliser l’institution militaire avec un encadrement américain, s’est heurté à des limites intrinsèques. Du fait de son assignation à résidence, en 1995, et de l’ancienneté de son départ à la retraite, en 1979, il a en effet perdu nombre de ses contacts dans une armée dont la hiérarchie avait été bouleversée par les années Abacha. Sa marge de manœuvre s’est, somme toute, avérée assez réduite relativement à la puissance intacte des réseaux militaires.

L’impunité en guise de compromis

18Le général Abubakar a ainsi été suspecté de trafiquer la constitution de 1999 afin d’exempter les officiers supérieurs d’éventuelles poursuites judiciaires à propos de leur rôle du temps de la dictature. Le seul consensus obtenu en la matière a été de tenter de récupérer les fonds publics détournés à l’étranger et de poursuivre en justice les acolytes les plus sinistres de la junte Abacha, ceux-là mêmes dont les agissements avaient terni la réputation de l’armée. Une commission présidée par un ancien juge de la Cour suprême, Chukwudifu Oputa, a été chargée, en juin 1999, d’enquêter sur les assassinats politiques et les abus commis jusqu’en juin 1998. Initialement, il ne s’agissait que de couvrir les exactions du régime Abacha depuis janvier 1996. Mais la pression de l’opinion publique était telle que les militants des droits de l’homme ont obtenu que la commission fasse débuter ses travaux à la date du premier coup d’État au Nigeria, en janvier 1966, et inclue donc la période pendant laquelle Obasanjo avait dirigé le pays en tant que militaire.

19Faute de moyens et de financements, les résultats, cependant, n’ont pas été à la hauteur des espérances. Des 10000 plaintes reçues, seulement 200 ont été retenues et traitées dans la plus grande précipitation, les auditions publiques ne durant que deux semaines. Aucune compensation n’a été prévue pour les victimes, les témoins n’ont pas bénéficié de protections spéciales et la commission n’a pas été mandatée pour amnistier les coupables ou les remettre à la justice en décidant du caractère politique ou criminel de leurs actes. A la différence de la commission Vérité de Desmond Tutu en Afrique du Sud, les pouvoirs d’enquête de Chukwudifu Oputa se sont limités à la convocation de quelques dignitaires à la barre, pas toujours avec succès, d’ailleurs, puisque les généraux Babangida et Abubakar ont refusé de se soumettre à ses injonctions. Tandis que les avocats du général Babangida entamaient une procédure mettant en cause la légalité de la commission, seules les personnalités les plus compromises du régime Abacha ont finalement fait les frais de poursuites judiciaires. Des inculpations ont notamment été prononcées contre un fils Abacha, Mohammed, ainsi que le responsable de la sécurité personnelle du dictateur, le major Hamza al-Mustapha, et le chef d’état-major de l’époque, le général Ishaya Bamaiyi, tous deux impliqués dans une tentative de meurtre contre l’éditeur du Guardian à Lagos, Alex Ibru.

20Le président Obasanjo lui-même, rappelons-le, n’avait pas particulièrement brillé pour son intégrité et son respect des droits de l’homme la première fois où il avait pris le pouvoir, en 1976. Pendant la guerre du Biafra, entre 1967 et 1970, il s’était déjà révélé être un militaire impitoyable, ordonnant l’exécution sans autre forme de procès des soldats indisciplinés ou déserteurs. Après avoir été pris de court par l’assassinat de Murtala Mohammed, en février 1976, il avait alors créé une redoutable police politique, la NSO (Nigérian Security Organisation), et établi un véritable camp de concentration pour détenir ses opposants sur une île au large de Lagos. D’un point de vue économique, il avait également été à l’origine de la création, toujours en 1976, de la Nigeria National Petroleum Corporation, qui avait été placée sous la supervision du général Mohammed Buhari – autre chantre de la lutte contre la corruption – et qui constitue, encore aujourd’hui, le principal « trou noir » où disparaissent les finances publiques du pays. Avec le retour des civils au pouvoir dans le cadre de la IIe République, la commission Irikife de 1981, chargée d’enquêter à ce sujet, n’avait d’ailleurs jamais abouti car son mandat ne lui avait pas permis de mettre en examen les plus hauts responsables de l’État. Obasanjo ne fut jamais inquiété et, passé maître dans l’art des relations publiques et de la critique verbale des dictatures militaires qui s’ensuivirent, il parvint, au contraire, à devenir membre d’honneur du conseil d’administration de Transparency International, un lobby occidental monté au début des années quatre-vingt-dix contre la corruption.

21En réalité, d’avoir restitué le pouvoir aux civils en 1979 ne fait pas d’Obasanjo un démocrate. La chance du régime parlementaire nigérian, dans ce domaine, repose plutôt sur le discrédit de l’armée au sortir des années de dictature. Vingt ans plus tard, il est devenu très difficile, pour les partisans de l’ordre, de croire sincèrement aux vertus morales et politiques des militaires. Les officiers en mal de coup d’État auront désormais beaucoup de mal à se présenter en sauveurs de la nation. En effet, l’armée s’est révélée ne pas être moins corrompue que les civils. La seule différence est qu’elle a détourné les fonds publics de façon plus discrète, culture du secret oblige. L’intégrité des rares dictateurs militaires ayant conservé une bonne réputation à cet égard tient finalement à la brièveté de leur passage au pouvoir. Tant Murtala Mohammed, en 1975, que Johnson Aguiyi Ironsi, en 1966, n’ont tout simplement pas eu le temps de s’enrichir, ce dernier finissant dans la misère et laissant des dettes à ses héritiers. D’autres ont eu moins de scrupules, à commencer par Babangida et Abacha, qui ont littéralement vidé les caisses de l’État [9]. À lui seul, Abacha aurait accumulé une fortune personnelle de 6 milliards de dollars. Au cours de son bref passage au pouvoir, Abubakar, de son côté, a trouvé le moyen d’épuiser la moitié des réserves en devises du Nigeria ! Le retour des civils aux commandes du pays a mis en évidence l’ampleur des détournements au cœur même de l’institution militaire, dont une partie des soldes allait directement dans la poche de responsables hauts placés [10]

22Dans le fond, l’armée nigériane avait-elle jamais eu vocation à défendre l’intérêt national ? Elle a d’abord hérité d’une organisation au service des desseins impérialistes de la Grande-Bretagne. En fait de pacification du territoire, les armées coloniales ont terrorisé la population [11]. Le métier de soldat, qui plus est, a longtemps été déconsidéré. Les premières recrues étaient des descendants d’esclaves et la carrière militaire n’était guère attrayante pour les « hommes libres ». La sélection ethnique du colonisateur britannique a produit une armée largement dominée par le Haoussa, qui en devint de facto la langue de commandement. Les Yorouba répugnaient à s’engager, tandis que les Ibo en furent délibérément évincés. C’est seulement avec la seconde guerre mondiale qu’apparut la nécessité d’améliorer la condition d’une armée de va-nu-pieds analphabètes : en même temps que les soldats « indigènes » étaient dotés de chaussures, on éleva le niveau d’éducation requis au moment du recrutement, ce qui obligea à incorporer des populations du Sud a priori plus instruites que les musulmans haoussas n’ayant pas suivi la scolarité des écoles missionnaires. A l’indépendance, des quotas informels prévoyaient une répartition des effectifs à hauteur de 50 % pour les populations du Nord et de 25 % chacun pour les régions Ouest et Est.

23Mais le premier coup d’État militaire de 1966 a irrémédiablement politisé une armée dont l’esprit de corps n’a pas échappé aux tensions ethniques de la société civile. Entre putschs et révolutions de palais, les juntes qui se sont succédé à la tête de l’État ont été incapables d’assurer la stabilité qu’elles avaient promis de rétablir. L’usage de la force est devenu, pour les militaires, ce que la fraude électorale était aux civils : un moyen de prendre le pouvoir ou de s’y maintenir. Des observateurs ont fini par comparer le Nigeria à la Bolivie, « un pays où une simple brigade de pompiers avait des chances de s’emparer du pouvoir [12] » ! Abacha, en particulier, a achevé de casser la discipline de l’armée en court-circuitant sa hiérarchie pour promouvoir des hommes de main par opposition à des généraux dont la loyauté était suspecte. Il a ainsi permis au major al-Mustapha, le responsable des services de sécurité, de venir prendre ses ordres directement à la présidence sans en référer au chef d’état-major, le général Ishaya Bamaiyi. L’armée nigériane s’est retrouvée dans un état de délabrement qu’elle n’avait jamais connu auparavant [13].

Des élections sans saveur : une démocratisation en trompe-l’œil ?

24A priori, une telle déliquescence de l’institution militaire paraît, par défaut, jouer en faveur d’un régime parlementaire. Le problème est que des élections ne font pas en soi de « la bonne gouvernance ». Engagé sous la supervision du général Abubakar, le processus de restitution du pouvoir aux civils a été décevant à plus d’un titre. Certes, le système de vote à main levée, ou open ballot, a été abandonné ; des isoloirs ont été introduits de façon à laisser les électeurs apposer plus discrètement leur empreinte sur le bulletin du candidat de leur choix. Issus des cercles les plus radicaux de l’opposition à la dictature militaire, notamment la Nadeco, les militants de l’AD ont quant à eux été autorisés in extremis à concourir grâce à une « session de rattrapage » qui leur a permis d’outrepasser les règles de la Commission électorale en matière d’implantation nationale. Mais le jeu électoral a été restreint aux seuls membres des trois partis finalement retenus par ladite Commission, ce qui a pénalisé les organisations d’intérêt local et le principe de représentation proportionnelle. Ont été exclus les lobbies ethniques, les petits collectifs politiques et les associations d’originaires dont les masses avaient pris l’initiative et gardé le contrôle. De ce point de vue, la compétition a été quelque peu tronquée face à « des Parlements et des partis porteurs des logiques de l’État, de l’accumulation, voire de l’aliénation ». En effet, rappelle J.-F. Bayart, « les expériences de démocratie représentative et pluraliste [en Afrique] valent sans doute moins par leur façade électorale que par la créativité sociale qu’elles autorisent [14] ».

25Les élections locales de décembre 1998 et législatives de février 1999 au Nigeria n’ont d’ailleurs pas empêché les votes régionalistes en dépit des critères de sélection et d’implantation nationale que la Commission électorale avait exigés des partis en lice. Des organisations culturelles comme Arewa pour les Haoussa du Nord, Ohaneze pour les Ibo du Sud-est et Afenifere pour les Yorouba du SudOuest ont, chacune, réinvesti les partis politiques autorisés à concourir. Le phénomène, à dire vrai, avait déjà été observé pendant la IIIe République, lorsque le président Babangida avait prétendu, en imposant le bipartisme, casser le poids des trois principaux groupes ethniques du pays [15]. En 1993, le Sud avait fourni 62 % des votes du SDP alors que le Nord représentait 56 % des suffrages en faveur de la NRC (National Republican Convention). Certes, la candidature d’Abiola, pour le compte du SDP, avait semblé emporter l’adhésion du Nord comme du Sud. Sa percée dans le Nord, cependant, avait beaucoup dû aux alliances conclues avec les notables en la place. Elle avait également résulté de la défection de ses opposants ; Abiola avait par exemple remporté plus de 52 % des voix à Kano, État d’où était originaire son rival, Bashir Othman Tofa, mais où le taux d’abstention avait dépassé les 87 %, reflétant l’échec de la NRC à mobiliser ses supporters [16]. À l’inverse, la NRC avait obtenu ses meilleurs scores dans un État du Sud, celui des Rivers, qui votait traditionnellement en faveur des partis du Nord pour protester contre la marginalisation des minorités de la côte par les élites lagosiennes.

26De telles « anomalies ethniques » se sont répétées lors des élections de 1999, confirmant les orientations régionalistes du vote. Si Obasanjo a réalisé ses plus mauvais scores dans le Sud-Ouest, c’est justement qu’il était perçu comme un « traître » en pays yorouba. Placée sous l’influence de l’association pan-yorouba Afenifere, l’AD, en particulier, a clairement revendiqué l’héritage de l’Action Group, lui-même un parti très régionaliste à l’indépendance [17]. Malgré des alliances politiques en direction des régions centrales, avec le Middle Belt Forum, et du pays ibo, avec l’Eastem Mandate Forum d’Arthur Nwankwo, l’AD n’est pas parvenue à dépasser son implantation régionale. Olu Falae, son candidat, n’a fait le plein de voix que dans les six États yorouba. Sa victoire dans deux États du Nord, Sokoto et Zamfara, a directement été due à l’influence de son colistier, un notable du cru, en l’occurrence Umaru Shinkafi.

27Dans ces élections, les candidats en lice se sont surtout positionnés au gré des coalitions du moment, pas toujours en fonction de leurs affiliations ethniques, d’ailleurs. Sachant que les plus grandes figures politiques du pays appuyaient la candidature d’Obasanjo, la victoire du PDP, rebaptisé Pre-determined Party, ne faisait pas de doute. L’opposition, elle, s’est avérée incapable de présenter une alternative crédible. En témoigne l’alliance contre nature de l’AD et de l’APP pour désigner un candidat commun aux présidentielles. Tout opposait ces deux partis qui, pour le premier, avait combattu la dictature et, pour le second, avait rassemblé les principaux soutiens du régime honni, à tel point qu’il avait été surnommé Abacha People’s Party ! L’élection, en pays ibo, du sénateur Arthur Nzeribe n’est pas plus ragoûtante à cet égard. Favorable au maintien des militaires au pouvoir, ce richissime homme d’affaires ibo avait fait fortune en vendant des armes aux fédéraux pendant la guerre du Biafra. Mais en 1999, sa puissance financière l’a emporté sur un passé aussi douteux.

De la vénalité des compétitions politiques

28Les pratiques déplorables de la IIe puis IIIe Républiques n’ont ainsi pas tardé à refaire surface : promesses non tenues, achats de votes, affairisme effréné. Une fois élus, les parlementaires se sont empressés de s’attribuer des privilèges exorbitants et n’ont pas hésité à retarder jusqu’en mai 2000 le vote du budget de l’année en cours, ceci afin de faire passer en force des allocations spéciales que le gouvernement n’avait nullement prévu de leur attribuer. Ces législateurs de peccadille, ainsi que les appellent leurs détracteurs, ont bientôt fait figure de legislooters, « les pilleurs au nom de la loi » ! L’électorat n’a pas été dupe, assimilant les politiciens à de vieilles voitures dont le démarreur avait rendu l’âme : ils demandaient à ce qu’on les pousse, mais aussitôt le moteur parti, s’en allaient sans remercier.

29Les Nigérians n’entretenaient sans doute pas beaucoup d’illusions sur la capacité de la IVe République à régénérer la scène politique et à entreprendre de grands projets de réforme économique et sociale. L’objectif des élections présidentielles de février 1999 était d’abord et avant tout de tirer un trait sur la dictature Abacha. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la remontée du taux de participation électorale, autour de 48 % officiellement, contre 40 % en 1992 et 25 % à 35 % aux législatives et aux présidentielles de 1979. Pour le reste, la campagne électorale de 1999 a été marquée par l’absence de débat politique et l’indigence du programme des partis en lice. Peu de chose a distingué les trois formations en concurrence, si ce n’est des rivalités de personnes. Les clivages politiques n’ont guère été structurés par des idéologies, notamment socialistes.

30De fait, le Nigeria est souvent perçu comme la terre d’excellence d’une certaine forme de « capitalisme sauvage ». A la différence de l’Afrique du Sud ou du Soudan, il n’a jamais connu de véritable parti communiste [18]. À l’indépendance, les mots d’ordre socialistes de l’Action Group d’Awolowo ou du NCNC (National Council for Nigeria and the Cameroons) d’Azikiwe n’ont jamais été que l’excroissance de discours fondamentalement nationalistes. Les milieux progressistes ont vite été marginalisés. S’exprimant à travers des journaux comme le Dawn à Calabar ou le West African Pilot et le Daily Comet à Lagos, les « zikistes » à l’avant-garde du NCNC, par exemple, ont été écartés des cercles du pouvoir dès avant l’indépendance [19]. Quant à l’Action Group, il a été rejeté dans l’opposition et n’a pas réussi à étendre son audience au-delà d’une base ethnique yorouba. Les seuls à défendre un programme se réclamant plus ou moins du socialisme ont bientôt été de minuscules groupuscules comme le Nigérian Dynamic Party de Chike Obi ou le Socialist Workers and Farmers Party du syndicaliste Wahab Goodluck, insignifiants sur la scène nationale, voire clandestins dans le cas de l’éphémère parti communiste biafrais.

31C’est en fait dans le Nord musulman du pays que devaient se développer les organisations politiques les mieux structurées en termes de lutte des classes. A priori, cela peut sembler surprenant car le Nord est un fief des conservateurs et paraît moins politisé que le Sud, ainsi qu’en témoignent des taux d’abstention électorale généralement supérieurs. Mais les sociétés du Nord se prêtent justement à des confrontations de classes car elles sont beaucoup plus stratifiées que dans le Sud, avec l’aristocratie sarakuna et le tiers-état talakawa des Haoussa, par exemple, ou la noblesse gtsuzhi, les religieux Manzh.i, les bourgeois ewodechizi et la roture talazakhi des Noupé [20]. A défaut d’une industrialisation conséquente dans la région, une telle organisation a facilité les mobilisations populaires contre les nantis, en l’occurrence à travers la NEPU (Northern Eléments Progressive Union) à l’indépendance, puis son successeur le PRP (People’s Redemption Party) dans les années soixante-dix [21]. Pour autant, les revendications sociales du Nord n’ont pas débouché sur la création d’un bloc progressiste à l’échelle nationale. Tandis que le PRP se scindait en deux factions, l’UPN (Unity Party of Nigeria), héritier de l’Action Group, connaissait les mêmes travers qu’à l’indépendance. Recentré sur une base ethnique yorouba, il a notamment nié l’existence de véritables capitalistes au Nigeria, ainsi que le faisait remarquer un de ses détracteurs ensuite « racheté » par la junte militaire à la fin des années quatre-vingt [22].

Des attentes déçues

32Les élections de 1999 ont alors occulté les problèmes économiques qui préoccupaient les Nigérians dans la vie de tous les jours. Malgré une augmentation tendancielle des cours du pétrole qui alimentent les caisses de l’État, le gouvernement Obasanjo n’a pas satisfait ceux qui attendaient des « dividendes de la démocratie » une amélioration des conditions sociales. Lors du scrutin de 2003, un plus grand nombre de formations politiques ont certes été autorisées à concourir. Mais, entaché de fraudes massives et de violences à répétitions, le processus a simplement conduit à la réélection sans surprise d’Obasanjo et de son parti, le PDP. Pour les présidentielles, qui plus est, la compétition a mis en lice d’autres anciens militaires, à commencer par Ojukwu, le leader de la sécession biafraise, et Buhari, un musulman du Nord au pouvoir entre 1984 et 1985. Plus proche challenger d’Obasanjo, ce dernier a contesté les résultats du scrutin et n’a pas hésité à faire appel à l’islam pour mobiliser les foules, quitte à promouvoir la sharia et à creuser davantage les clivages de la société nigériane. Les événements ont ainsi entériné l’entrée des militaires dans l’arène électorale et confirmé leur « mariage de raison » avec les civils sans pour autant écarter la menace d’un coup d’État.

33Tout aussi inquiétant, le retour du Nigeria à un régime parlementaire n’a pas calmé les demandes en faveur de la tenue d’une conférence nationale souveraine. L’Assemblée constituante mise en place par Abacha en 1994 avait été une mascarade. Sur 369 délégués, 96 avaient été nommés par la junte, qui s’était ainsi arrogé une minorité de blocage, tandis que les autres avaient été élus au cours d’un scrutin très largement boudé par une population désabusée : à peine 380000 électeurs s’étaient déplacés pour déposer un bulletin dans une urne, ce qui donne une haute idée de la représentativité d’une Assemblée censée débattre du sort d’un pays d’environ 100 millions d’habitants. Le projet de constitution de 1995 ne fut de toute façon jamais ratifié et les élus de la IVe République, en 1999, préférèrent revenir aux textes de 1979 et 1989 pour approuver à la va-vite une constitution inachevée et rédigée par le gouvernement Abubakar.

34À défaut d’une conférence nationale, les sessions parlementaires de la IVe République ont donc ressassé des problèmes qui ressurgissent régulièrement dans la vie politique du pays : la forme fédérale du gouvernement, la redistribution de la manne pétrolière, l’application du droit musulman (la sharia), etc. Certains ont critiqué le centralisme de la constitution de 1999, qui laissait l’exécutif nommer les juges au niveau des États fédérés. D’autres ont débattu du système de rotation de la présidence entre les différentes régions du pays [23]. L’idéal démocratique du Nigeria s’est finalement réduit au principe du zoning, c’est-à-dire du partage des postes de responsabilités. La rotation de la présidence entre le Nord et le Sud a pris valeur d’alternance politique. Mais ces controverses sur l’organisation de l’État ont éclipsé les réels enjeux du pays : le développement, la reconstruction des infrastructures, l’élévation du niveau de vie, le versement des salaires de l’administration, la restauration du service public, l’accès aux soins de santé, à l’éducation, à l’électricité, à l’eau courante, etc. En glosant indéfiniment sur les subtilités d’une structure fédérale, les élites au pouvoir n’ont pas tenté de réformer leurs pratiques politiques. Or l’essentiel était là, car le fond importe plus que la forme du pouvoir, que celui-ci soit fédéral ou centralisé, civil militaire…

Notes

  • [*]
    Politologue à l’Institut de recherche pour le développement.
  • [1]
    Emmanuel Ezeani Onyebuchi [1994], « Transition to Civil Rule Programme in Nigeria : a Comparison of Murtala Mohammed/Olusegun Obasanjo and Ibrahim Babangida Regimes », in Omo Omoruyi, Dirk Berg-Schlosser, Adesina Sambo, Aka Okwuosa (eds), Démocratisation in Africa : Nigérian perspectives, Abuja, Centre for Démocratie Studies, 1 : 79-99.
  • [2]
    Kunle Amuwo [2000], « Waiting for Godot. Will there be a Fourth Nigérian Republic ? », in CEAN (éd.), LAfrique politique 1999, Paris, Karthala : 85-106 ; William Reno [1999], « Crisis and (No) Reform in Nigeria’s Politics », African Studies Review, 42 ( 1 ), avril : 105-24.
  • [3]
    Joseph Achille Mbembe [19901, « Pouvoir, violence et accumulation », Politique africaine, 39, septembre : 19.
  • [4]
    Peter Lewis [1999], « Nigeria : an End to the Permanent Transition ? », in Larry Diamond, Marc F. Plattner (eds), Démocratisation in Africa, Baltimore, Johns Hopkins University Press : 228-44.
  • [5]
    Bola A. Akinterinwa [1997], « The 1993 Presidential Election Imbroglio », in Larry Jay Diamond, Anthony Kirk-Greene, Oyeley Oyediran (eds), Transition Without End : Nigeria Po/itics and Civil Society Under Babangida, Boulder. L. Rienner : 258, 274.
  • [6]
    Les diverses interprétations de l’événement, notons-le, ont été significatives de la personnalisation des rapports de pouvoir structurant la vie politique du pays. Sur le plan ethnique, beaucoup y ont vu la main des militaires haoussa et des notables musulmans du Nord, ou, au contraire, d’opposants yorouba du Sud, dont le poison était traditionnellement une arme favorite. Une autre version, plus populaire, en a fait une affaire triviale, puisque le général Abacha serait mort d’un excès de Viagra entre les bras de deux prostituées indiennes ! La variante shakespearienne, elle, voulait que la veuve du dictateur, Maryam, ait empoisonné son mari en lui préparant sa nourriture, et ce pour venger Ibrahim, fils issu d’un premier mariage et tué lors d’un mystérieux accident d’avion en janvier 1996. L’hostilité d’Abacha à l’égard de son rival, le général Yar’adua, avait ainsi été décryptée à travers un tel prisme, car Maryam avait d’abord refusé d’épouser le dictateur et convolé en premières noces avec un oncle de Yar’adua, qui l’avait ensuite répudiée et qui serait le père dudit Ibrahim.
  • [7]
    Claude Jr. Welch [1986], « Military Disengagement from Politics ? Incentives and Obstacles in Political Change », in Simon Baynham (éd.), Military Power and politics in Black Africa, Londres, Croom Helm : 17.
  • [8]
    A la fin de la seconde guerre mondiale, la reconversion brutale à la vie civile d’une bonne partie des 121000 Nigérians revenus des fronts d’Afrique de l’Est, du Moyen-Orient et d’Asie avait ainsi suscité nombre de protestations. En 1951, une association de vétérans ibo, par exemple, s’était emparée de la ville d’Umuahia, qui était restée paralysée pendant quelques jours. Et le problème resurgit lors du conflit biafrais, qui gonfla de nouveau les effectifs de l’armée nigériane, cette fois jusqu’à 250000 hommes. L’aprèsguerre fut marqué par l’explosion d’un banditisme armé qui, pour beaucoup, était le fait d’anciens soldats fédéraux ou biafrais. Le général Gowon, au pouvoir à l’époque, hésita à entamer une démobilisation qui l’aurait rendu impopulaire. Ce furent le général Murtala Mohamed et son second, Obasanjo, qui commencèrent véritablement à dégraisser les effectifs de l’armée : 50000 hommes furent renvoyés à leurs foyers entre 1975 et 1979. Menée par des soldats mécontents de ces procédures expéditives, la tentative de putsch de février 1976, pendant laquelle Murtala Mohamed trouva la mort, servit cependant d’avertissement à Obasanjo. L’arrivée des civils au pouvoir, en octobre 1979, marqua un coup d’arrêt à cet égard. Les départs à la retraite de 38 officiers supérieurs, dont le général Obasanjo, avaient été organisés par les militaires eux-mêmes, dès juillet 1979, et avec leur accord. Il fallut attendre Babangida pour que l’armée passe de 140000 hommes à moins de 100000, avec un objectif affiché de 60000 soldats.
  • [9]
    Arthur A. Nwankwo [1999], Nigeria : the Stolen Billions, Enugu, Fourth Dimension, 326 p.
  • [10]
    Fin 2000, 5000 officiers « fantômes » étaient rayés des cadres de l’armée, tandis que les pensions de retraites cessaient d’être versées à 12000 vétérans non identifiés. Cf. Guardian, 13 octobre 2000, Lagos.
  • [11]
    Les rapports de l’époque mentionnent déjà des abus de pouvoir, ainsi qu’un certain glissement vers la délinquance et le pillage. Cf. S. C. Ukpabi [1996], « British Military Establishments in Nigeria, 19001960 », in J. Isawa Elaigwu, G. N. Uzoigwe (éd.), Foundations of Nigérian Federalism : 1900-1960, Abuja, National Council on Intergovernmental Relations, 2 : 60-86.
  • [12]
    Viktor Kalu [1986], Cimilicy as a New Form of Government for Nigérian : lts Socialist Implications, Enugu, 4th Dimension : 10.
  • [13]
    D’après les audits de la Military Professional Resources Incorporated, une société américaine spécialisée dans la sécurité, les trois quarts de ses équipements ne fonctionnaient plus. La marine comptait six fois plus d’amiraux que de navires en état de naviguer et l’armée de l’air recensait 10000 hommes pour moins de vingt avions opérationnels.
  • [14]
    Jean-François Bayart, Achille Mbembe, Comi Toulabor [1992], Le Politique par le bas en Afrique noire. Contributions à une problématique de la démocratie, Paris, Karthala : 82.
  • [15]
    Alex Gboyega [1997], « Nigeria : Conflict Unresolved », in Ira William Zartman (éd.), Governance as Conflict Management : Politics and Violence in West Africa. Washington, Brookings Institution : 149-96.
  • [16]
    Bola A. Akinterinwa [1997], « The 1993 Presidential Election Imbroglio », in Larry Jay Diamond, Anthony Kirk-Greene, Oyeley Oyediran (eds), Transition Without End : Nigeria Politics and Civil Society Vnder Babangida, Boulder, L. Rienner : 267.
  • [17]
    Béatrice Humarau [2000], « D’une transition à l’autre : classe politique et régimes militaires au Nigeria », in CEAN (éd.), L’Afrique politique 1999, Paris, Karthala : 79.
  • [18]
    Le colonisateur britannique, déjà, n’avait aucune considération pour les motivations profondes des socialistes nigérians. Le dépouillement des archives coloniales a montré le peu de cas que les pourfendeurs de l’Internationale communiste faisaient des leaders nationalistes accusés d’émarger à Moscou. Les renseignements généraux s’inquiétaient certes de l’usage de la violence en politique mais ramenaient le vernis progressiste des indépendantistes à un opportunisme de circonstance. Cf. Richard Rathbone [1992], « Political Intelligence and Policing in Ghana in the Late 1940s and 1950s », in David Anderson, David Killingray (eds.), Policing and Décolonisation : Politics, Nationalism and the Police, 1917-65, Manchester, Manchester University Press : 84-104.
  • [19]
    G. O. Olusanya [1966], « The Zikist Movement : a Study in Political Radicalism, 1945-50 », Journal of Modem African Studies, 4 : 323-333.
  • [20]
    Z. Khan [1989-1994], « Nupe Cultural Vignette, Social Hierarchy and Greetings from a Socio-Linguistic Perspective », Kano Studies New Sériés, 3 (2) : 211-15.
  • [21]
    La première conférence des socialistes nigérians de tout bord s’est ainsi tenue en 1977 à Zaria, ville universitaire du Nord. A cette époque, le retour programmé des civils au pouvoir et la tolérance de l’Etat fédéral – au vu des soutiens que le bloc soviétique lui avait apporté, dix ans plus tôt, lors de la guerre du Biafra – ont également favorisé la floraison d’associations progressistes telles que le People’s Progressive Party, le Socialist Party of Workers, Youths and Farmers, le Movement for a Progressive Nigeria, le Marxist-Leninist Movement of Nigeria, le Nigérian Démocratie Movement, l’Alliance for Progress, l’African Anti-Apartheid Youth Front, la Youth Solidarity on Southern Africa, le Council for National Awareness, etc. Mais aucune ne fut autorisée à concourir aux élections de 1979 et ce bourgeonnement d’idées resta confiné à d’étroits cercles intellectuels. Cf. Tajudeen Abdulraheem, Adebayo Olukoshi [1986], « The Left in Nigérian Politics and the Struggle for Socialism, 1945-1985 », Review of African Political Economy, 37, décembre : 64-80.
  • [22]
    Eddie Madunagu [1982], Problems of Socialism, the Nigérian Challenge, Londres, Zed Press : 84-9.
  • [23]
    L’Assemblée constituante de 1995, en l’occurrence, avait envisagé une répartition du pouvoir en six zones, auxquelles avaient d’ailleurs correspondu chacun des nouveaux États créés à l’époque : Zamfara dans le nord-ouest, Gombe dans le nord-est, Nasarawa dans la Middle Belt, Ekiti dans le sud-ouest, Ebonyi dans le sud-est et Bayelsa dans le « sud-sud ». Il n’y avait là, à dire vrai, rien de bien original, une telle structure évoquant le projet d’Arthur Nwankwo sur le modèle soviétique des républiques ethniques, avec une fédération de 24 États centrés, également, autour de six « nationalités », à savoir les Haoussa-Fulani, les Igbo, les Yorouba, les Kanouri, les minorités de la côte et les peuples de la Middle Belt… Cf. Anthony A. Akinola [1996], Rotational Presidency, Ibadan, Spectrum, 79 p. ; Rotimi Suberu [2000], « States Création and the Political Economy of Nigérian Federalism », in Kunle Amuwo, Adigun Agbaje, Georges Hérault, Rotimi Suberu (eds), Federalism and Political Restructuring in Nigeria, Ibadan, Spectrum : 276-95. ; Arthur Nwankwo [1987], The Military Option to Democracy : Class, Power and Violence in Nigérian Politics, Enugu, 4th Dimension : 182.
Français

Résumé

Depuis le premier coup d’État du Nigeria en janvier 1966, les militaires ont toujours entretenu des relations étroites avec les civils : les premiers n’ont jamais gouverné sans les seconds, et vice-versa. Les élections de 1999, qui ont consacré le retour de l’armée dans les casernes, ont ainsi porté au pouvoir un général à la retraite, Olusegun Obasanjo, qui symbolise bien ce « mariage de raison » entre civils et militaires. La restauration d’un régime parlementaire n’a pas pour autant calmé l’agitation populaire à propos de l’application de la loi coranique, de la redistribution de la manne pétrolière, du partage du pouvoir fédéral ou de la réunion d’une assemblée souveraine et nationale. La transition démocratique du Nigeria s’avère longue et difficile ; dans tous les cas, elle ne se résume sûrement pas à une simple alternance d’une dictature vers un régime parlementaire.

Mots-clés

  • Nigeria
  • élections
  • armée
  • démobilisation
  • partis politiques
  • ethnies
Marc-Antoine Pérouse de Montclos [*]
  • [*]
    Politologue à l’Institut de recherche pour le développement.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2011
https://doi.org/10.3917/autr.027.0061
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...