CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En général, la notion de diaspora est associée, de manière explicite ou implicite, à celle d’exil. Pour Sylvie Chédemail [1998], par exemple, une diaspora naît le plus souvent de la dispersion sous la contrainte d’une population de même origine. Pour notre part, nous avons défini l’exil comme la situation résultante de l’obligation de quitter son pays suite à un contexte de violence politique, et de chercher refuge dans un autre État pendant une période dont on ne peut prévoir la durée [Bolzman, 1996 : 30]. En fait, dans nombre de cas, l’exil est le point de départ qui aboutit à la constitution d’une diaspora.

2Les travaux classiques sur les diasporas soulignent le fait que la genèse de celles-ci est souvent liée à la persécution de groupes nationaux ou ethniques minoritaires par un groupe national ou ethnique dominant. Cette persécution peut se produire suite à la désagrégation d’un empire et à l’émergence de nouveaux États-nations, suite à la crise d’un État-nation ou à l’invasion par un autre État [Bazin, 2000]. Ce sont là des causes que nous avons également identifiées comme productrices d’exil. Toutefois nous avons détecté une cause supplémentaire, rarement répertoriée comme facteur générant des diasporas, à savoir les persécutions idéologiques suite à une situation de guerre civile, de révolution ou de contre-révolution [Bolzman, 1992]. Dans ce cas de figure, l’exode résulte comme dans les autres cas de l’incapacité de l’État à régler des conflits de manière pacifique. La différence principale est que les persécutés n’appartiennent en général pas à une minorité ethnique, mais font partie des opposants « idéologiques » au pouvoir ou d’un groupe social que ceux qui contrôlent l’État cherchent à affaiblir.

3Si le terme de diaspora n’a guère été utilisé pour se référer à ces exilés politiques, c’est probablement parce que, dans son acception traditionnelle, il fait référence aux groupes nationaux ou ethniques qui ont été privés d’un État – tels par exemple les juifs, les Arméniens – ou dont la majorité réside à l’extérieur de leur État d’origine. Or, on utilise de plus en plus ce terme pour faire référence à des groupes, tels les Chypriotes, les Grecs, les Iraniens, voire les Turcs, qui sont certes nombreux à s’être expatriés et qui sont dispersés dans divers pays d’accueil, mais qui ne sont pas majoritaires par rapport à leurs compatriotes résidant dans leur État d’origine [Centlivres, Centlivres-Demont, 2000], On constate donc une tendance à élargir l’utilisation du concept de diaspora, qui recouvrirait ainsi également les migrations résultant d’un exil politique.

4Bien évidemment, tous les exils n’aboutissent pas à l’émergence d’une diaspora, et toutes les diasporas ne résultent pas d’une migration forcée. Pour qualifier une migration politique de diaspora, il faut prendre en considération d’autres éléments : la dispersion du groupe sur différents territoires étatiques, le fait qu’il s’intègre mais ne s’assimile pas aux divers pays d’accueil, préservant le sentiment d’une identité commune liée à la société d’origine ; ce sentiment implique à la fois la préservation de la mémoire du pays d’origine mais également l’investissement de celui-ci comme lieu d’un retour possible ou mythique ; enfin, outre les liens avec le pays d’origine, il est important que les diverses communautés dispersées entretiennent des liens étroits entre elles [Chédemail, 1998] ; ces liens peuvent être de type culturel, politique, économique, etc.

5Certains auteurs, comme Hovanessian [1998], mettent en avant le fait que l’on reconnaît une diaspora à sa capacité à se doter d’un projet identitaire et organisationnel. On reconnaît une diaspora à sa capacité de transformer un déplacement forcé en une « conscience de minoritaire » ; une diaspora arrive à se mobiliser, à se rendre visible sur la scène sociopolitique par un discours et des revendications qui lui sont propres, bref on l’identifie comme telle dès lors qu’elle existe en tant qu’acteur social.

6Pour notre part, en nous inspirant des auteurs cités, nous définirons provisoirement une diaspora par une combinaison des dimensions structurelles et dynamiques. Parmi celles-ci, mentionnons la dispersion de la minorité dans plusieurs États, la préservation des liens concrets et symboliques avec le pays d’origine, actualisés par le mythe du retour ; l’existence des relations régulières entre les communautés dispersées, l’élaboration d’une d’identité et des revendications spécifiques vis-à-vis de la société d’origine et, parfois, vis-à-vis de la société de résidence.

7Dans cet article, nous tenterons de montrer, à partir de l’exemple chilien, en passant en revue les éléments de définition mentionnés ci-dessus, qu’une situation initiale d’exil politique de type « idéologique » peut aboutir progressivement à une situation de diaspora « cristallisée » [Médam, 1993].

8Pour aborder cette problématique, nous avons eu recours à plusieurs méthodes complémentaires. Le contexte général de l’exil et de la diaspora ainsi que son évolution ont été étudiés à partir d’une analyse d’ouvrages et de documents sur le thème, ainsi qu’au moyen d’une analyse secondaire des données statistiques. Les dynamiques communautaires ont été étudiées par le truchement d’entretiens semi-directifs avec des individus et des représentants d’associations de Chiliens en Suisse ; une analyse de contenu menée sur des publications issues des associations de Chiliens dans divers pays et l’observation directe complètent cette étude [1].

La genèse de l’exil : un événement politique traumatisant

9L’émigration chilienne massive, commencée peu après le coup d’État militaire du 11 septembre 1973 qui a mis fin au gouvernement démocratiquement élu de Salvador Allende, constitue un phénomène inédit dans l’histoire du pays. Il s’agit d’une situation sans précédent, tant en ce qui concerne ses facteurs et conditions de départ qu’en ce qui concerne le nombre de personnes touchées, la composition sociale de l’émigration et les lieux de destination.

10Jusqu’à cette date, en effet, le Chili n’était pas un pays d’émigration. Les Chiliens s’expatriaient rarement et, lorsqu’ils le faisaient, il s’agissait surtout d’une émigration transfrontalière, notamment vers l’Argentine. Rares étaient les Chiliens qui s’aventuraient au-delà de l’Amérique latine pour des séjours de longue durée. En ce qui concerne l’émigration provoquée par des causes politiques, elle fut plutôt rare et n’a touché qu’une fraction restreinte des élites, en particulier dans les années vingt et à la fin des années quarante [Bolzman, 1993],

11L’émigration qui commence en septembre 1973 a, une tout autre dimension. Il s’agit d’une émigration politique massive. Selon les estimations, des dizaines voire des centaines de milliers de personnes quittent le pays en peu de temps et de manière précipitée pour échapper à la violence du nouveau régime militaire. À la différence des migrations politiques précédentes, celle-ci n’est plus seulement le fait des élites mais touche autant les dirigeants des partis que les militants, voire de simples sympathisants et des personnes engagées dans différents mouvements sociaux. De plus, et pour la première fois, un nombre élevé de Chiliens s’expatrient vers d’autres continents, en particulier vers l’Europe mais aussi vers l’Amérique du Nord et l’Australie. Selon l’Institut catholique pour les migrations, un million de Chiliens auraient quitté le pays entre 1973 et 1977 [Chile-América, 1977 : 108], à savoir environ 10 % de la population chilienne de l’époque ; ces chiffres ont également été avancés par le HCR de Santiago. Cependant seuls 40000 exilés auraient obtenu le statut de réfugiés dans les différents pays d’accueil [Jaque-Vidal, 1985],

12L’ampleur de l’exode répond à la brutalité de la rupture du système politique chilien et à l’intensité de la répression à l’égard des opposants au nouveau régime. En effet, le coup d’État militaire est un acte exceptionnel qui représente une cassure radicale du système politique chilien tel qu’il s’était constitué depuis les années vingt. Pour la première fois en quarante ans, les conflits sociaux, de même que les conflits politiques et idéologiques autour d’un modèle de société pour le Chili, ne sont plus gérés au sein de l’ordre constitutionnel existant mais contre lui, par la force des armes [Touraine, 1974]. Les militaires se proposent en effet d’effacer toute trace de la période de réformes et d’élargissement de la participation sociale en imposant un nouveau modèle où les acteurs principaux sont les soldats, les hommes d’affaires et les technocrates [Cassassus-Montero, 1984].

13Pour bien marquer leur volonté de rupture avec l’ordre constitutionnel, le premier acte des militaires est le bombardement d’un des symboles de la démocratie, le palais présidentiel. Par la suite, ils vont s’adonner à une action répressive qui atteint des niveaux de violence inconnus dans l’histoire de la nation. La répression qui se met en place après le putsch est massive et vise tout d’abord à démanteler les partis de gauche, les syndicats, les organisations populaires. Les têtes des dirigeants de ces organisations sont mises à prix, on procède à des perquisitions et à des arrestations à grande échelle, on persécute les étrangers ; des milliers des personnes sont parquées dans les stades, on torture, on crée des camps de concentration, des militants sont déportés ou expulsés du pays, d’autres sont fusillés ou « disparaissent ». Dans le secteur public, on procède à des purges professionnelles : les personnes soupçonnées de sympathies à gauche sont licenciées. Certains quartiers populaires sont littéralement pris d’assaut par l’armée [2].

14Dans ce contexte de répression généralisée, une partie importante des militants et des sympathisants de la gauche craignent pour leur sécurité, ils se sentent menacés dans leur liberté, voire leur existence physique. Pour eux, le départ en exil apparaît comme le seul « choix » possible face aux dangers évidents de la situation. Emigrer devient un comportement socialement acceptable, voire impératif dans ces conditions. Commence alors un exode dont les principales modalités sont tout d’abord l’asile dans les ambassades étrangères à Santiago, la fuite clandestine vers les pays voisins, les départs « légaux » vers des pays plus lointains où l’on demandera l’asile. Plus tard, s’ajouteront aux premiers les expulsés du pays ou les prisonniers politiques qui pourront échanger leur peine contre l’exil ; à ces catégories viendront s’ajouter les interdits d’emploi ainsi que les familles des exilés [Bolzman, 1993].

15Dans un premier temps, une partie importante des exilés reste en Amérique latine, en particulier en Argentine, au Venezuela, au Pérou, au Mexique. Les autres pays d’accueil importants se trouvent en dehors de l’Amérique latine. Il s’agit des pays traditionnels d’immigration (Canada, Australie), de la Suède et des pays latins de l’Europe (France, Espagne, Italie) [Llambias-Wolff, 1993]. Les exilés sont dispersés dans 45 pays différents, constituant ainsi le début d’une diaspora.

16Il n’est pas dans le propos de cet article d’analyser de manière exhaustive les facteurs qui ont internationalisé la question des réfugiés et permis le départ des exilés vers d’autres continents et notamment vers l’Europe. Nous l’avons fait ailleurs [Bolzman, 1993]. Il nous paraît néanmoins important de rappeler brièvement les principaux d’entre eux : le refuge dans les ambassades, la situation politique et économique en Amérique latine, et l’intérêt soulevé en Europe pour le processus politique chilien. Immédiatement après le putsch militaire, de nombreux Latino-Américains résidant au Chili et des sympathisants chiliens du gouvernement Allende cherchèrent protection dans les ambassades, ce qui créa un problème diplomatique pour la junte et interpella directement les États concernés, exigeant de leur part une position rapide et claire [Duhamel, 1974]. Par ailleurs, l’impact médiatique au niveau international de la situation dramatique de milliers de personnes entassées dans ces ambassades fut important. Un deuxième facteur n’est pas à négliger : pour des raisons économiques ou politiques, la plupart des États d’Amérique latine n’acceptèrent qu’un nombre limité de réfugiés du Chili, malgré les tentatives faites par la majorité d’entre eux de rester sur le continent. La crise économique consécutive au choc pétrolier d’octobre 1973 incita plusieurs États à restreindre sévèrement l’immigration ou à ne la tolérer que de manière provisoire. D’autre part, on assista dans la plupart des pays environnants à l’instauration progressive de régimes militaires de droite, très hostiles aux exilés situés politiquement à gauche. En particulier, ceux qui avaient trouvé asile en Argentine durent chercher refuge ailleurs.

17Enfin, le facteur clé qui facilita l’installation des exilés chiliens en Europe fut l’intérêt manifesté dans ce continent pour la situation politique chilienne : l’expérience chilienne fascinait du fait qu’elle posait le problème du changement social dans le cadre d’un système politique qui possédait les mêmes caractéristiques formelles que les systèmes pluralistes d’Europe occidentale. Comme le souligne Garcés [1975], le Chili disposait, malgré sa dépendance économique, d’un système institutionnel fondé sur le présidentialisme, le pluripartisme et la représentation proportionnelle. D’autre part, le processus chilien se situait dans le cadre d’une histoire et d’une culture politique relativement proches de celles des pays européens ; c’était en effet un des rares pays d’Amérique latine à présenter une constellation de forces politiques semblable à celle prévalant dans la majorité des pays européens. En France et en Italie notamment, diverses forces politiques cherchaient à mettre en place des coalitions inspirées de la situation chilienne. Dans ce contexte, le coup d’État eut un retentissement international immédiat. Les réactions de condamnation du putsch furent nombreuses et des comités de solidarité se mirent en place un peu partout dans le monde.

De l’exil à l’émergence progressive d’une diaspora

18Les exilés chiliens qui trouvèrent asile dans divers États font partie de ce que Kunz [1973] définit dans sa typologie comme de majority identified refugees : ils se considèrent comme partie intégrante de leur pays d’origine tout en s’opposant au régime en place ; ils pensent que leurs compatriotes partagent en majorité leurs opinions et s’opposent comme eux aux événements qui ont produit leur départ. Forts du soutien de certains secteurs de la population du pays d’accueil, ils vont très vite s’organiser non seulement dans le cadre de la société d’arrivée, mais également au niveau international, en fonction de leurs affinités idéologiques. Leur objectif est de reconstituer les partis politiques à l’extérieur et de créer des organisations plus larges de solidarité avec leur pays d’origine. Il s’agit de soutenir les opposants de la junte et d’aider les victimes de la répression. Les différents groupements développent des activités d’information et dénoncent la situation politique et les violations des Droits de l’homme au Chili, organisent des campagnes afin d’obtenir la libération des prisonniers politiques et d’empêcher l’exécution des condamnés à mort, récoltent également de l’argent destiné aux organismes de défense des Droits de l’homme et aux organisations de résistance. Pour mener à bien ces objectifs, ils organisent des conférences, des manifestations, des meetings de soutien, des actes de solidarité. Ces activités permettent également de présenter au public local diverses formes d’expression de la culture chilienne et latino-américaine (musique, expositions, spécialités culinaires, etc.), mais celles-ci sont toujours subordonnées à un but politique et solidaire.

19Les premières années d’exil sont caractérisées par un grand activisme. Les exilés veulent contribuer, dans la mesure de leurs moyens, à rendre la situation au pays d’origine réversible au plus vite. La majorité d’entre eux pensent que le régime militaire ne va pas durer et que leur séjour à l’étranger ne constituera qu’une brève parenthèse dans leur vie ; rares sont ceux qui envisagent de rester plus de cinq ans à l’extérieur. Dans cette perspective, ils font du provisoire un véritable mode de vie. Selon l’expression devenue classique, ils « vivent avec les valises prêtes ». En ce sens, ils évitent de prendre des décisions ou des engagements à long terme qui les lieraient à la nouvelle société ; un peu comme la diaspora juive, ils s’imaginent que « l’an prochain, ils seront à Santiago ».

20Cependant, au fur et à mesure que le temps passe, les exilés constatent qu’ils doivent « défaire les valises » et s’installer pour une durée plus longue que prévue dans les différentes sociétés de résidence. En effet, à l’inverse de ce qu’ils prévoyaient, à savoir la dislocation rapide du régime militaire, ce dernier semble s’installer à la fin des années soixante-dix dans le long terme. Ainsi, la perspective du retour au Chili se fait plus lointaine. Même si la grande majorité des exilés refuse encore d’envisager un séjour définitif dans la nouvelle société, il s’agit désormais de se faire à l’idée d’une installation de plusieurs années.

21Confrontés à cette nouvelle perspective, les exilés cessent de vivre exclusivement en fonction de leur pays d’origine et commencent à s’interroger sur leur place et celle de leurs enfants dans la société de résidence. S’ouvre alors une période de reclassement social, chacun cherchant à trouver un statut socioprofessionnel et plus largement une position sociale plus proche de celle qu’il avait connue au Chili [Bolzman, 1994].

22Dans ces circonstances, la communauté, en tant que structure organisée sur une base exclusivement militante, répond de manière imparfaite aux nouveaux besoins auxquels est confrontée une partie importante de ses membres. Dans un contexte de division des partis en exil, de manque d’espoir dans un changement rapide, de diminution du soutien des milieux solidaires des divers pays d’accueil, s’ouvre une période de réflexion et de diminution de l’activisme et aussi de déplacement du sens donné à l’engagement politique. On tente de redéfinir l’action collective de manière à la rapprocher des préoccupations quotidiennes des exilés. Ainsi, on crée, à côté des partis, des associations communautaires « antepolitiques » qui ne se fondent pas uniquement sur un projet idéologique partagé mais qui considèrent aussi les « appartenances concrètes », les expériences partagées ; il s’agit d’espaces qui ouvrent « des possibilités de communication et d’échange qui n’interdisent pas l’accès au politique, mais qui rendent acceptable de l’assumer par des attitudes éventuellement opposées » [Oriol, 1985 : 14]. On crée ainsi, par exemple, des ateliers pour enfants pour leur transmettre la culture du pays, des « centres des rencontres latino-américains », des associations sportives. Ces groupes s’intéressent donc aux problèmes des exilés eux-mêmes et cherchent également à s’ouvrir à des exilés latino-américains d’autres nationalités.

23Dans ces groupes, on retrouve souvent une tension, plus ou moins bien négociée, entre la logique politique et la logique « antepolitique ». Dans le premier cas, la cohésion du groupe résulte d’une idéologie partagée ; dans le deuxième, d’une expérience commune qui sert de support à des liens concrets et au développement des objectifs spécifiques liés à des questions pratiques. Dans la vie communautaire, dans les années quatre-vingt, la prédominance du pôle militant ou du pôle « antepolitique » sera fortement tributaire de l’évolution de la situation politique au Chili. Chaque fois que l’opposition gagne du terrain face à la dictature militaire, les Chiliens de l’extérieur deviennent plus actifs et relancent les activités solidaires. D’une manière générale, les exilés expriment dans leur vie collective, à leur façon et dans leurs conditions concrètes, les changements qui ont lieu dans leur pays. Ainsi, la renaissance au Chili de diverses formes d’organisation collective et des initiatives « à la base » donne une légitimité à leurs propres démarches ; ils peuvent aussi trouver, au Chili même comme interlocuteurs privilégiés, de nouveaux acteurs sociaux : c’est le cas lors des protestas des années 1983-1985 ou de la campagne pour le référendum de 1988 qui aboutit à la défaite électorale de Pinochet. Lorsque l’espoir de changement devient plus ténu, l’activité militante en exil diminue ou disparaît, mais des activités plus centrées sur la sociabilité persistent néanmoins.

24Il est important de souligner que, durant toute cette période, les activités de solidarité n’ont pas uniquement une forme ou un contenu local, mais que de nombreux réseaux, voire des institutions, se mettent en place favorisant ainsi la circulation de l’information et les échanges au niveau européen ou à une échelle plus vaste. Parmi les organisations et institutions qui atteignent un rayonnement international, on peut citer par exemple Chile-Democrático à Rome, l’Instituto para el Nuevo Chile et le Centra Salvador Allende à Rotterdam, La Casa de América Latina à Bruxelles, le comité Salvador Allende en Suisse, le Centra de estudios Salvador Allende à Madrid, le Centre de recherche sur l’Amérique latine et le tiers-monde à Paris, le symposium Cultura y situación psicosocial en América Latina à Hambourg, etc. [Montupil, 1993]. Outre des publications régulières, ces instances ainsi que les partis politiques organisent des rencontres de réflexion et de discussion dans divers pays européens.

25Par ailleurs, des exilés agissent comme des véritables « intellectuels organiques », menant une réflexion sur les aspects psychosociaux et identitaires de l’exil [cf. par exemple, Vasquez et Araujo, 1987 ; Colat, 1980]. Il y a également toute une littérature romanesque sur les questions de l’exil, qui exerce une influence sur la manière dont les Chiliens expatriés perçoivent leur situation [3].

Fin de l’exil et découverte des Chiliens de l’extérieur

26Pendant les longues années d’exil, la question du retour a occupé une place centrale dans la vie des exilés. Ceux-ci avaient créé, au cours des années quatre-vingt, dans la plupart des pays européens, des « comités Pro-Retour » afin d’exiger du gouvernement militaire la fin des interdictions d’entrée au Chili et le droit pour chaque Chilien de retourner dans son pays [4]. Ils ont également créé une coordination européenne des comités Pro-Retour, qui a fait un travail de lobby afin de dénoncer cette situation anormale auprès des organisations internationales et des gouvernements européens [Montupil, 1993].

27Après la victoire de Patricio Alwyn, candidat de l’opposition, lors des élections de décembre 1989 et son accession à la présidence de la République en mars 1990, le Chili commence une nouvelle période de « transition vers la démocratie ». Cette évolution entraîne, du point de vue de la problématique qui nous intéresse, la disparition de la violence politique et de la répression systématique à l’origine du départ des exilés. En ce sens, on peut dire que l’on entre dans une nouvelle phase qui marque la fin de l’exil : la grande majorité des Chiliens ne sont plus obligés de vivre à l’extérieur de leur pays pour des raisons politiques. Les exilés sont ainsi confrontés à une situation nouvelle qui les rapproche des autres types de migrants : ils ont la possibilité de retourner dans leur pays, ou du moins de reprendre physiquement contact avec celui-ci. Ils peuvent aussi demeurer dans la société de résidence, mais sur la base d’une autre légitimité que la légitimité politique. Leur situation ne peut plus être définie comme une situation d’exil, bien qu’elle en soit issue.

28Le nouveau gouvernement crée un Office national du retour [5] afin de faciliter le retour de milliers de Chiliens de l’extérieur. Cet office fonctionne entre 1990 et 1994. Par ailleurs, les comités Pro-Retour et leur coordination européenne interviennent auprès des divers gouvernements européens pour que ceux-ci développent des programmes de soutien économique aux réfugiés chiliens qui souhaitent retourner chez eux. Des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Suisse mettent en œuvre des programmes de ce type. Selon l’Office national du retour, parmi le million d’exilés, 160000 seraient retournés au pays, mais seuls 60000 d’entre eux se sont enregistrés auprès de l’Office national du retour (cité par El Mercurio, 6 août 1995 [6]). Ainsi, même si les exilés sont nombreux à rentrer au pays, une majorité découvre, au moment où le retour devient possible, que sa mise en œuvre est loin d’être aisée après plus d’une décennie de résidence à l’étranger. Les obstacles au retour sont en effet nombreux. Nous avons mis en évidence ailleurs les problèmes socioéconomiques (travail, logement, revenu, accès à la santé et à l’éducation), juridiques (nationalité, assurances sociales, diplômes), culturels (difficultés pour la deuxième génération, les femmes, les conjoints étrangers, etc.), psychosociaux (nouveau départ, nouvelles adaptations, rejet des exilés, réouverture des traumas, etc.) qui rendent difficile cette option [Bolzman, 1996 [7]]. En fait, la majorité des exilés restent dans les pays de résidence et s’interrogent sur leur place à la fois dans la société dans laquelle ils vivent et par rapport à leur pays d’origine. Pour la première fois, ils se découvrent « résidents » avec des problèmes spécifiques, au même titre que d’autres communautés étrangères.

29Ainsi par exemple, à Genève, la création en 1990 d’une nouvelle « association des Chiliens résidents » a pratiquement coïncidé avec les changements politiques survenus au Chili. La nouvelle association attire dans son sein de nombreux Chiliens qui avaient, au cours des dernières années d’exil, délaissé toute activité communautaire organisée. Elle se considère comme représentative d’une communauté issue de l’exil, mais s’apprêtant à vivre une situation de post-exil. Tout en faisant son possible pour faciliter le retour de ses membres au pays dans les meilleures conditions, l’association a été créée pour durer et vise aussi à résoudre les problèmes des résidents. En effet, elle part du constat qu’il y aura désormais une présence permanente des Chiliens en Suisse, et que ceux-ci doivent disposer d’un organisme qui les représente aussi bien vis-à-vis de la société suisse que de la société chilienne. Elle continue également à encourager les activités de solidarité avec les Chiliens.

30Le rétablissement d’un gouvernement démocratiquement élu implique aussi que désormais les Chiliens de l’extérieur peuvent avoir un contact direct avec les autorités de leur pays à travers les missions diplomatiques. C’est un phénomène nouveau, impensable dans la période d’exil, au cours de laquelle les communautés se sont constituées de manière complètement indépendante de l’État d’origine. Comme d’autres émigrés, les Chiliens découvrent l’existence des institutions représentatives du pays d’origine, avec lesquelles la communication est possible et nécessaire. Auparavant, l’identité communautaire se construisait sur la base presque exclusive de l’imaginaire collectif produit par la communauté elle-même. Dans cette nouvelle période, l’identité se construit aussi dans l’échange avec les représentants de l’État chilien. Par exemple, dans la plupart des pays de résidence, les Chiliens célèbrent le jour de la fête nationale en coopération avec les missions diplomatiques chiliennes. Dès lors, la question qui se pose dans cette phase est celle de la « bonne distance » entre les communautés et celles-ci.

Caractéristiques et fonctions de la diaspora chilienne

31Il n’y a pas de recensement précis des Chiliens résidant actuellement à l’extérieur. Le ministère des Affaires étrangères du Chili estime leur nombre entre 800 000 (El Mercurio, 7 janvier 2001) et 1 000 000 (El Mercurio, 16 avril 2001), répartis dans plus de 80 pays.

32La diaspora chilienne est répartie autour de quatre grands pôles géographiques : l’Amérique latine, l’Amérique du Nord, l’Europe, l’Australie. En termes de nombre, l’Amérique latine représente le pôle principal : l’Argentine seule accueillerait sur son sol 320 000 Chiliens, le Brésil 80 000. Le Canada et les États-Unis attirent un nombre croissant de Chiliens, entre 80 000 et 100 000 : parmi eux, on dénombre une proportion élevée d’universitaires et hommes d’affaires. C’est en Europe que l’on trouve la proportion la plus importante d’anciens exilés ; ils résident principalement en Suède (40 000), en Espagne (40 000) et en France (20 000), mais on trouve des communautés chiliennes moins nombreuses dans presque tous les États d’Europe occidentale ; en tout, entre 20 0000 et 250 000 Chiliens résideraient sur le vieux continent. Enfin, l’Australie a également attiré quelques milliers de Chiliens [8].

33Une enquête récente, menée auprès de 3050 Chiliens résidant à l’extérieur, à l’initiative du site internet CasaChile.cl avec le soutien du gouvernement chilien, montre que même si l’émigration a fortement diminué ces dernières années, les Chiliens continuent à s’expatrier pour des raisons économiques, de formation ou familiales [9], élargissant ainsi l’éventail sociologique des Chiliens de la diaspora. En fait, une des caractéristiques de la diaspora chilienne est la grande hétérogénéité sociale de ses membres : on trouve des personnes issues de tous les milieux sociaux, avec des niveaux d’instruction fort variés. L’enquête récente de CasaChile relève une proportion élevée de personnes de formation universitaire (41 %) ou technique (20 %). On sait cependant que les personnes munies d’un niveau d’instruction plus faible sont réticentes à répondre aux enquêtes.

34À la différence de certaines autres diasporas, les Chiliens n’occupent pas des niches économiques dans les sociétés où ils résident. Tout au plus avons-nous pu constater dans notre recherche en Suisse leur surreprésentation dans des métiers de « l’humain » (travail social, santé, coopération au développement, sciences humaines, etc.), expression de l’intérêt accordé à la dimension sociale de l’existence [Bolzman, 1996].

35Les Chiliens de l’extérieur sont porteurs d’une culture associative ; dans la grande majorité des pays de résidence, ils ont tendance à constituer des associations. Selon la même enquête, un tiers des Chiliens consultés participe à une organisation communautaire et 44 % d’entre eux souhaiteraient le faire. Outre les associations qui tentent de regrouper l’ensemble des Chiliens résidents, on trouve une grande variété d’associations politiques, sportives, culturelles, éducatives, régionales, religieuses, professionnelles, humanitaires, de défense des Droits de l’homme, etc.

36Il n’y a guère d’études sur l’apport économique des communautés chiliennes de l’extérieur à leur pays d’origine. On peut pourtant penser qu’elles contribuent de manière significative aux flux financiers en faveur de leur pays. Ainsi, d’après l’enquête mentionnée ci-dessus, 33 % des répondants prévoyaient d’envoyer de l’argent au Chili, 27 % d’acheter une maison au pays et 78 % d’y voyager. Si l’on prend en compte le chiffre de 33 %, on peut considérer qu’environ 330000 Chiliens transfèrent de l’argent vers leur pays. En estimant modestement qu’en moyenne chacun envoie mille dollars par année, on atteint le chiffre de 330 millions de dollars, ce qui constitue une rentrée de devises non négligeable pour le Chili.

37Aux envois individuels d’argent, il faut ajouter les nombreux projets de coopération financés par les communautés chiliennes de l’extérieur : aides aux régions périphériques, aux communautés indigènes, aux écoles publiques, aux hôpitaux, aux bibliothèques, aux personnes âgées, aux petits producteurs et aux coopératives, aux projets culturels, etc [10]. Cet apport est d’autant plus intéressant que le Chili est considéré comme un pays émergent et n’a donc plus droit à l’aide internationale pour des projets de développement. Ce sont ainsi les communautés qui contribuent par leur solidarité à l’amélioration de certaines situations que l’État chilien n’arrive pas à assumer à court terme.

38Du point de vue économique, les Chiliens de l’extérieur jouent également un rôle important en tant que consommateurs de produits chiliens, et surtout en tant que diffuseurs de ces produits. On peut citer les exemples du tourisme, du vin, de la littérature, de la musique. Plus largement, ils contribuent au renforcement de l’intérêt pour l’Amérique latine dans les pays où ils résident. L’industrie du tourisme par exemple croît à un rythme de 10 % par année depuis 1994 ; en 1997, le revenu généré par le tourisme a été de 1080 millions de dollars US, avec un nombre croissant d’« anciens » Chiliens parmi les visiteurs [La Tercera, 8 mars 1998].

39Pour des raisons historiques liées à son exil, la diaspora chilienne jouit également d’une certaine capacité de lobbying sur le plan politique et social dans les divers pays où elle est présente. En effet, au cours des années, ses représentants ont tissé des liens avec des représentants des partis proches sur le plan idéologique, avec des syndicats, des organisations humanitaires, des Églises, des personnalités, etc. Nous avons vu que cette influence a facilité l’élaboration de programmes d’aide au retour de la part de certains États européens après l’élection d’un gouvernement démocratique au Chili. Elle a permis également la signature rapide d’accords bilatéraux de sécurité sociale entre le Chili et divers États européens ; dans le cas de la Suisse, par exemple, l’accord bilatéral est le seul qui existe entre ce pays et un pays du « tiers-monde ». La participation officieuse des experts représentant la communauté chilienne aux négociations a permis d’obtenir un accord qui tenait compte des acquis d’autres communautés immigrées en Suisse et des besoins spécifiques des ressortissants chiliens. Enfin, cette influence se manifeste également s’agissant des questions liées à la défense des Droits de l’homme, que nous abordons en détail ci-dessous.

Les revendications de la diaspora chilienne : reconnaissance de leur existence et défense des Droits de l’homme

40Deux grands axes définissent les principaux sujets de préoccupation et de mobilisation de la diaspora. Le premier concerne la pleine reconnaissance des Chiliens de l’extérieur par l’État d’origine. Le second, qui a un lien plus direct avec l’exil, touche la problématique du respect des Droits de l’homme au Chili, le travail de mémoire historique et l’application de la justice à l’encontre des coupables de violation des Droits de l’homme.

La reconnaissance des Chiliens de l’extérieur

41Depuis le début des années quatre-vingt-dix, les organisations chiliennes de l’extérieur se rendent compte que bon nombre de compatriotes demeureront définitivement à l’étranger. En conséquence, elles demandent à l’État chilien d’élaborer une véritable politique qui tienne compte de leur situation spécifique. Parmi leurs demandes, la question de la nationalité est centrale. Les associations de la diaspora exigent que la double nationalité soit reconnue, que les enfants des Chiliens nés à l’étranger obtiennent automatiquement la nationalité chilienne au lieu de devoir séjourner une année au Chili pour pouvoir l’obtenir ; elles demandent également que les Chiliens privés de nationalité pendant les années de la dictature puissent la récupérer. Elles revendiquent enfin le droit de vote des Chiliens de l’extérieur lors des élections parlementaires et présidentielles.

42Ainsi, en 1993, la Coordination européenne des comités Pro-Retour édite un livre collectif qui présente à la fois un bilan des années d’exil et un certain nombre des perspectives pour l’avenir. Cette publication est diffusée parmi les communautés chiliennes des divers pays européens et présentée à la presse et aux autorités chiliennes. Dans sa conclusion, on peut lire :

43

« Comme jamais dans son histoire, le Chili a des milliers de citoyens dispersés dans toute l’Europe et le monde, qui souhaitent maintenir une relation étroite avec la patrie. Pour cette raison, il devient indispensable d’élaborer une politique migratoire destinée à l’ensemble des compatriotes, sans exclusion. Cette politique devra considérer chaque compatriote et sa famille résidant à l’étranger comme des membres à part entière de la société chilienne et, en conséquence, l’État devra assumer certaines fonctions en leur faveur […]. Un aspect spécifique qui demande une solution rapide est le problème des enfants de Chiliens nés à l’étranger. Pour eux, on devrait éliminer la condition d’apatride qui prévaut actuellement et leur octroyer automatiquement la nationalité. De même, il faut créer les mécanismes légaux adéquats pour permettre la double nationalité ».
[Montupil, 1993 : 185]

44Quatre ans plus tard, la Coordination des Chiliens résidents en Suisse publie un document sous le titre Nationalité et Droits civiques des Chiliens de l’extérieur. Éléments de réflexion pour une politique d’État. Après avoir décrit la situation de la diaspora chilienne et montré que divers États acceptent la double nationalité et encouragent le maintien de liens avec leurs communautés établies à l’étranger, le document revendique la double nationalité, l’acquisition automatique de la nationalité pour les enfants de Chiliens nés à l’étranger, le droit de vote pour les Chiliens de l’extérieur [Coordinatión…, 1997]. Ce document fut diffusé aux Chiliens de l’extérieur, sous forme de brochure d’abord, ensuite via l’internet ; il fut aussi largement diffusé aux membres du parlement chilien [11]. Il est intéressant de constater que ces revendications s’inspirent de l’expérience d’autres migrations : espagnole, italienne, voire suisse.

45Vers la fin de l’année 1994, les Chiliens résidant aux États-Unis créent un Centre civique chilien, dont le but est de permettre aux Chiliens résidant à l’extérieur de garder leur nationalité même s’ils acquièrent la nationalité du pays de résidence. Selon ce Centre, il y aurait 350000 « anciens » Chiliens dans le monde (Las Ultimas Noticias, 8 février 2001). Ces chiffres coïncident avec les résultats de l’enquête de CasaChile : un tiers des répondants disent avoir perdu leur nationalité d’origine. Dans le but de promouvoir cette revendication, ce Centre civique chilien a organisé, en 1997, la « Première convention des Chiliens de l’extérieur », puis en 2001, une deuxième rencontre des Chiliens de l’extérieur.

46Tenant compte de ces revendications, le gouvernement actuel du président Lagos envoya au Congrès en janvier 2001 un projet de réforme constitutionnelle en matière de nationalité [Mensaje, n° 117-343] qui répond aux demandes des Chiliens de l’extérieur. Ce projet est actuellement à l’étude au congrès et, d’après divers experts, les chances qu’il soit approuvé sont élevées, même si cette approbation peut prendre encore un certain temps. En revanche, les partis de droite sont opposés au droit de vote des Chiliens de l’extérieur, craignant qu’ils ne votent en majorité pour les partis de gauche [12].

47En général, la perception par l’État chilien des Chiliens de l’extérieur tend à évoluer. Pour les deux premiers gouvernements postmilitaires, les liens avec la diaspora constituaient un thème plutôt marginal dans l’agenda politique ; ils percevaient principalement les communautés de Chiliens comme demandeurs de soutien. Le troisième gouvernement, actuellement au pouvoir, a une politique plus compréhensive à l’égard des leurs revendications symboliques ; ainsi, la ministre des Affaires étrangères s’est référée récemment aux Chiliens de l’extérieur comme ceux de la « XIVe région » (El Mercurio, 16 avril 2001, le Chili en a 13). Sur le plan concret, le ministère a créé récemment une Direction pour les communautés chiliennes de l’extérieur (Dicoex), qui reflète un intérêt plus systématique pour la diaspora. Par ailleurs, on évoque la possibilité d’inclure les Chiliens de l’extérieur dans le recensement de la population de 2002.

48Du côté des communautés, qui se sont constituées sans aucune aide étatique et en marge de l’État, il existe une certaine méfiance à l’égard des institutions chiliennes. Pourtant, en même temps, elles expriment une forte demande d’être reconnues en tant que composantes à part entière de la société chilienne. Les Chiliens de l’extérieur souhaitent, sans beaucoup d’espoir de voir ce vœu concrétisé, que l’on tienne compte de leurs ressources et des atouts qu’ils peuvent représenter pour la société chilienne [13]. Il est certain que les potentialités de la diaspora ont été jusqu’à présent fortement sous-estimées. Ceci est paradoxal dans la mesure où le Chili a fortement misé sur un modèle de développement basé sur l’ouverture économique vers l’extérieur.

La question des Droits de l’homme

49Avec le retour à un gouvernement démocratique, les exilés, qui avaient souffert de la répression et s’étaient sentis complètement mis à l’écart par le régime militaire, avaient l’espoir que la vérité serait faite sur les violations des Droits de l’homme pendant la période de la dictature et que les coupables seraient traduits en justice. Un premier rapport de la « Commission vérité et réconciliation » nommée par le gouvernement a été établi, plus connu sous le nom de rapport Rettig. Cependant, pendant la première moitié des années quatre-vingt-dix, les responsables de diverses atteintes aux Droits de l’homme paraissaient intouchables. La situation changea radicalement avec l’arrestation du général Pinochet en octobre 1998 à Londres suite à la demande du juge espagnol Garzon. Dans presque tous les pays d’Europe, avec l’appui d’une large frange de l’opinion publique de ces pays, les Chiliens ont organisé des manifestations pendant les dix-sept mois que dura son arrestation, afin d’exprimer leur soutien au juge espagnol. Les communautés d’anciens exilés rejoignaient ainsi un courant d’opinion international favorable à la création d’une cour pénale internationale pour les crimes contre l’humanité, en s’opposant à l’attitude « souverainiste » du gouvernement chilien qui soutenait qu’il revient à chaque État de juger ses ressortissants. Les Chiliens de Londres créèrent, pendant cette période, le groupement « El Piquete », qui manifestait tous les jours devant la maison où Pinochet était détenu. Ils comptaient sur le soutien moral et matériel des autres communautés chiliennes d’Europe. Certaines d’entre elles organisèrent le week-end des voyages à Londres pour soutenir l’action de « El Piquete [14] ». Par ailleurs, les communautés se mobilisèrent afin que d’autres pays exigent l’extradition de Pinochet au cas où Londres n’aurait pas accepté de le juger. En conséquence, des actions ont été intentées contre lui en Belgique, France, en Italie et en Suisse. Grâce à l’internet, les informations sur l’évolution de la situation ont circulé de manière très rapide entre Chiliens des différentes communautés. Dans divers pays, des comités contre l’impunité ont vu le jour.

50Les actions entreprises lors de l’arrestation de Pinochet à Londres ont constitué l’aspect le plus visible de la mobilisation de tout un secteur de la diaspora, qui œuvre en faveur de la récupération de la mémoire historique, du respect des Droits de l’homme et dans le but d’obtenir le jugement des coupables d’atteintes à ces droits. On peut citer, à titre d’exemple, l’ouverture de souscriptions pour financer la construction des monuments aux disparus dans plusieurs régions du Chili, l’invitation en Europe de personnalités chiliennes œuvrant pour la défense des Droits de l’homme, l’appel à des témoignages d’exilés ayant été victimes des tortures dans le but de lancer une action en justice contre les responsables de ces sévices, l’appui financier à l’édition d’un manuel scolaire sur les Droits de l’homme par une ONG chilienne, etc.

51Comme beaucoup d’autres diasporas, la diaspora chilienne est le résultat d’un événement traumatisant : le coup d’État militaire de 1973. Même si, aujourd’hui, le Chili bénéficie à nouveau d’un gouvernement démocratique, les séquelles du putsch continuent à se faire sentir au sein de la société chilienne et parmi les Chiliens de l’extérieur. Les traumatismes générés par la répression des années militaires continuent à peser sur le présent, en particulier sur la relation entre la diaspora et l’État chilien. Si de larges secteurs de la société chilienne sont prêts à « oublier » le passé au nom de l’avenir, pour une partie importante de la diaspora, la construction d’un avenir serein passe par la capacité à affronter le passé, comme l’exprime ce texte :

52

« Nous sommes peut-être des Chiliens de l’extérieur, mais en aucun cas nous ne sommes des Chiliens du passé. Il y a une espèce d’insolence insupportable dans la manière dont on nous traite parfois depuis le Chili, comme si nous étions des restes archéologiques, capables uniquement de ruminer les douleurs du passé et de critiquer de manière destructive ou irréaliste ce qui se fait au Chili […]. Nous avons le devoir d’adapter les expériences du passé afin de les insérer dans la réalité du Chili actuel […], en soutenant et en participant depuis l’extérieur à de nouvelles formes d’actualisation des pratiques démocratiques [15]. »

53Pour de nombreux Chiliens qui ont vécu l’exil, un travail de mémoire, mais également de justice, peut seul donner un sens à leur présence à l’étranger et leur accorder une place légitime comme citoyens et interlocuteurs de leur État d’origine.

54*

55À travers ces lignes, nous avons tenté de mettre en évidence la transformation d’un exil en diaspora. L’analyse de cette transformation permet de comprendre les principales différences entre ces deux situations. Dans le cas étudié, on constate notamment que la situation d’exil se caractérise par un fort espoir de réversibilité : la présence d’une communauté à l’étranger est perçue comme anormale, et on espère revenir à la normalité par une transformation de la situation politique du pays d’origine qui permettra le retour. Dans la situation de diaspora, on tolère en revanche une certaine irréversibilité : la présence d’une communauté à l’extérieur du pays d’origine est acceptée comme un fait normal ; il s’agit plutôt de trouver avec ce pays des formes de régulation des relations qui manifestent la reconnaissance par celui-ci de la communauté de l’étranger.

56La situation d’exil est, pour les acteurs concernés, une situation de forte hétéronomie. Il s’agit d’un équilibre instable qui peut être rompu à tout moment par des facteurs qui échappent au contrôle des individus ; le retour en particulier ne dépend que de manière limitée des individus. En revanche, la situation de diaspora est marquée par une plus grande autonomie individuelle en ce qui concerne la décision du retour. Celle-ci devient une question personnelle et n’est plus l’affaire de toute une communauté.

57En exil, les relations avec le pays d’origine relèvent principalement de l’imaginaire collectif et individuel ; il n’y a pas d’interlocuteur officiel dans le pays de départ. Dans la diaspora, les relations avec les institutions du pays d’origine font partie du fonctionnement communautaire et individuel. Le problème est celui de la reconnaissance officielle à travers le temps du lien privilégié avec une société dans laquelle on ne réside plus.

58En exil, les liens entre les différentes communautés dispersées se construisent principalement autour des affinités idéologiques et d’un projet politique commun : il s’agit de mettre un terme aux conditions politiques qui ont provoqué le départ. Dans la situation de diaspora, les réseaux qui se construisent ont également des revendications, en tant que communautés de l’extérieur, vis-à-vis de la société d’origine : ils exigent d’être reconnus comme interlocuteurs par l’État d’origine. On assiste ainsi à l’émergence de projets organisationnels et identitaires nouveaux par rapport à la période d’exil. Les acteurs collectifs posent la question de la citoyenneté à distance, où la place et la participation de la diaspora font partie intégrante du devenir de la nation.

59En conséquence, si dans le cas analysé les situations d’exil et de diaspora présentent de nombreuses similitudes – dispersion du groupe dans plusieurs États, préservation des liens concrets et symboliques avec le pays d’origine, rêve du retour, existence de relations régulières entre les membres du groupe résidant dans différents pays, organisation du groupe dans le but d’influencer la dynamique de la société d’origine –, il n’en demeure pas moins que l’on peut observer quelques différences importantes. Celles-ci concernent principalement le rapport au temps et à l’espace : dans la situation de diaspora étudiée, une communauté assume la durée de son installation hors du territoire d’origine, développe sa propre dynamique sociohistorique tout en cherchant à préserver une place en tant que partie constitutive da la nation. L’exil en revanche est caractéristique des diasporas embryonnaires, « encore fluides, mouvantes, flottantes » [Médam, 1993], disposant de moins de maîtrise de leur destinée.

60Si les Chiliens de l’extérieur ont pu progressivement se stabiliser, c’est d’abord parce que la situation politique s’est modifiée dans leur État d’origine, mais également parce qu’ils disposaient des ressources collectives et individuelles qui leur ont permis d’avoir une place reconnue dans leurs sociétés de résidence respectives. Aujourd’hui, le défi qu’ils cherchent à relever est celui de leur légitimité et de leur pérennité en tant que diaspora vis-à-vis de la société chilienne. Comme d’autres diasporas, les Chiliens de l’extérieur visent à être reconnus comme étant simultanément d’ici et de là-bas [Tarrius, 2000]. Ils invitent les États à reconnaître la réalité des mobilités dans le monde contemporain et la complexité des identités qui en découlent.

Notes

  • [*]
    Professeur, Institut d’études sociales, Genève.
  • [1]
    Cette méthodologie s’inspire d’une recherche longitudinale sur l’exil effectuée précédemment par l’auteur [Bolzman, 1996].
  • [2]
    On commence à connaître aujourd’hui avec plus de précision l’ampleur et la brutalité de ces exactions, que ce soit par le biais de procès en cours ou à travers les publications de journalistes et de chercheurs.
  • [3]
    Parmi les auteurs les plus connus, on peut citer Isabel Allende, Luis Sepúlveda, José Donoso.
  • [4]
    Ainsi par exemple, en 1985, 3821 interdictions d’entrée sur le territoire chilien sont prononcées par les autorités (SOS Torture, 1986).
  • [5]
    Cet office a été créé par la loi n° 18.994 publiée dans le Journal officiel du 20 août 1990. Le budget de cet office provenait principalement des apports internationaux.
  • [6]
    Nous utiliserons souvent des informations provenant de ce journal qui est le plus important du Chili.
  • [7]
    Sur la problématique du retour, voir également Gaillard [1997].
  • [8]
    Nos estimations à partir de diverses sources. Il est très difficile de connaître le nombre exact des Chiliens résidant dans ces pays, vu que la grande majorité y a acquis la nationalité.
  • [9]
    Un quart des répondants à l’enquête résident à l’extérieur du Chili depuis moins de cinq ans. On ne connaît pas le niveau de représentativité de l’échantillon, mais il est fort probable que ces personnes sont surreprésentées.
  • [10]
    Un recensement de tous ces projets serait extrêmement intéressant.
  • [11]
    Les mêmes thèmes ont été abordés lors d’une rencontre de l’Association européenne des travailleurs chiliens résidant en Europe, qui s’est tenue au Danemark en 1997, ainsi que lors d’un séminaire européen sur « les 25 ans de l’exil chilien » organisé par l’Association chiléno-suédoise d’amitié et CasaChile Suède en 1998.
  • [12]
    Pourtant, lors des dernières élections parlementaires du 17 décembre 2001, les Chiliens de l’extérieur qui ont participé à un vote symbolique par la voie de l’internet ont donné les mêmes préférences partisanes que les Chiliens de l’intérieur (CasaChile.cl).
  • [13]
    Il est intéressant de constater que des ouvrages récents sur l’identité chilienne ignorent complètement le phénomène de l’émigration massive et de son impact sur cette problématique [cf. par exemple Larrain, 2001].
  • [14]
    L’existence d’agences des voyages « ethniques » permit d’offrir aux participants des billets d’avion à des prix très modiques.
  • [15]
    Extrait du Bulletin du comité Memoria y justicia : Chile – Suiza – América Latina, Genève, 1, 13 octobre 2000.
Français

Résumé

Cet article porte sur la relation entre exil et diaspora. À travers l’exemple de la migration chilienne, il explore les similitudes et les différences entre ces deux notions, mais également les conditions qui permettent la transformation d’un exil en diaspora dans le cadre d’une migration résultante d’une violence politique de type idéologique. Un facteur majeur qui permet le passage de la première à la deuxième situation est la modification du contexte politique dans le pays d’origine : dans ces nouvelles circonstances, le rapport au temps, à l’espace, au retour, à l’État d’origine, ainsi que la définition identitaire des communautés émigrées subissent des changements importants. Mais les circonstances traumatisantes qui ont généré l’exil continuent à influencer, en situation de diaspora, les dynamiques communautaires.

Mots-clés

  • exil
  • diaspora
  • retour
  • identité collective
  • Chiliens
  • communauté politique

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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.022.0091
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