CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Joël Bonnemaison, La Géographie culturelle, Cours de l’université Paris IV-Sorbonne, 1994-1997, établi par Maud Lasseur et Christel Thibault Paris, éditions du CTHS, 2000, 2001, 152 p.

1Il faut remercier Mme Bonnemaison, les étudiants de Joël Bonnemaison, Augustin Berque et Chantal Blanc-Pamard, d’avoir su se mobiliser pour réaliser cet ouvrage. Ils nous livrent ainsi un document précieux : une synthèse de la démarche scientifique de Joël Bonnemaison et une contextualisation de celle-ci dans l’évolution de la pensée géographique, toutes deux réalisées par lui-même dans un cadre très précis : enseigner, rendre accessible aux autres l’essentiel de sa découverte et de l’innovation qu’elle permet. Le lecteur doit donc garder en mémoire qu’il s’agit d’une retranscription la plus exacte possible d’un discours conçu par son auteur pour être exposé oralement.

2En introduction, Joël Bonnemaison nous livre l’identité de ses terrains et nous déclare ainsi leur rôle premier dans la construction de sa pensée. Terrains exotiques de confrontation avec l’Autre, ils le sensibilisent très vite à l’idée de sociétés différentes produisant des espaces différents. Les deux premiers chapitres sont ensuite consacrés à la mise en perspective de la géographie culturelle : ses origines, son évolution, ses pionniers, les concepts successivement mobilisés, ses rapports avec les autres sciences sociales et les autres courants de la géographie humaine. Cet exposé est très intéressant au sens où il éclaire l’esprit sur l’évolution même de la géographie humaine et sur les liens de filiation de la géographie culturelle avec la géographie tropicale et celle des sociétés non occidentales. Enfin, il met en valeur combien le positionnement premier adopté par le géographe vis-à-vis des échelles influe sur la structuration de sa pensée.

3Le système culturel est posé comme objet central de la démarche scientifique propre à la géographie culturelle et sa définition est développée. Un « système culturel » se compose de quatre éléments, des savoirs, des techniques, des croyances et d’un espace. Il se caractérise par une organisation interne particulière, c’est-à-dire par l’intégration d’éléments matériels et spirituels à des niveaux et à des échelles différents, en partant du local pour s’élever au global, des éléments culturels vers les civilisations en passant par les complexes culturels et les cultures. Lorsqu’il y a correspondance entre une culture spécifique et un territoire particulier, on peut parler d’espace culturel. On distingue ainsi des lieux et des foyers culturels, des régions, des aires culturelles, enfin des mondes culturels. Par ailleurs, toute culture est un processus qui peut se décomposer en quatre étapes : la découverte ou l’invention selon le cas, l’innovation, l’évolution et la diffusion. Le territoire se présente alors comme le concept propre à la géographie culturelle pour comprendre la « diversité [des cultures], en étudiant dans le temps et dans l’espace la répartition des cultures et des éléments de culture. Cette branche de la géographie humaine est préoccupée par le rôle que joue la culture dans les grands problèmes géographiques. » Joël Bonnemaison définit le territoire en regard de la notion d’espace ayant succédé, dans les années soixante et chez les géographes, à celle de région. Cet espace est alors conçu comme un système organisé correspondant à une unité de fonctionnement déterminée par l’économie, alors que la région se définissait plus en relation avec le milieu naturel. Ce concept d’espace s’avère, pour Joël Bonnemaison, mal adapté à l’analyse des espaces excentrés et peu connus, des sociétés de l’extrême périphérie, qui n’entrent pas dans cette logique du système-monde organisé par l’économie et la rationalité fonctionnelle. Cet « antimonde » est plutôt organisé par le territoire qui relève plus de la représentation que de la fonction, et de l’analyse culturelle, historique et politique que proprement économique. Le territoire n’est donc pas nécessairement le contraire de l’espace géographique, il en est plutôt l’envers qui le complète, à la fois unité d’enracinement de l’identité dont nul ne peut s’affranchir et, au-delà, enjeu politique. L’espace géographique se situe au confluent de la géographie et de l’économie, le territoire se trouve au confluent de la géographie et de l’anthropologie.

4Confronté à des sociétés où la symbolique de l’espace a un fort pouvoir organisateur, Joël Bonnemaison nous révèle que les structures concrètes et l’organisation matérielle de l’espace, en cet endroit du monde, formalisent un imaginaire géographique collectif, peuplé de symboles, de visions et de rêves.

5Il ne nous propose pas d’appliquer le concept du territoire à l’ensemble de l’espace, et en limite la pertinence interprétative aux marges de l’espace organisé par l’économie-monde. Il parle même de dénaturation de l’idée et de dérives pour qualifier l’utilisation de la notion de territoire dans cet espace qu’il ne structure pas. Sa traduction en termes de territorialisme est une vision primaire de l’humanité, son utilisation en aménagement du territoire ne désigne qu’une unité d’organisation fonctionnelle banale, projection dans l’espace d’une structure sociale, « un canton du systèmemonde ». Le territoire de Joël Bonnemaison est donc clairement une réalité abstraite, consubstantielle de l’Être au monde, au même titre que les représentations que l’homme a de son corps, de son individualité, de sa socialité et de l’Autre. C’est en tant que tel que Joël Bonnemaison nous le propose comme nouveau paradigme répondant à un certain nombre de fonctions géographiques sociales et politiques mais dont les raisons vont au-delà « dans l’univers de la mémoire, des représentations et des valeurs ».

6Deux points importants se dégagent à la lecture : le fait qu’il est apparu nécessaire d’introduire un nouveau concept pour aborder des réalités dont l’explication résiste à l’application du concept précédent ; l’entrée en résonance de cette approche (du local au global, de la diversité, du spirituel, de l’enracinement géographique des identités) avec les préoccupations sociales actuelles (la mondialisation, la montée des mouvements identitaires, la remise en question des notions de progrès et développement).

7Dans le premier point, réside ce qui donne véracité au concept : la réalité de pratiques et d’usages de l’espace, organisés, pensés et collectifs, qui entrent en contradiction avec les qualités physiques du milieu et toute rationalité socioéconomique, oblige à rechercher une autre logique de rapport à l’espace. Joël Bonnemaison nous en découvre une, sa nature et ses fondements, sa puissance, sa relation intrinsèque à un espace et une société donnés et son lien avec une géoreprésentation partagée qu’il nomme territoire. L’application ou la conservation d’une telle logique est-elle souhaitable, est-ce un fait originel ou non, peut-on y voir un composant d’une culture ? Ceci est un autre débat. Le fait crucial est qu’elle existe en un lieu du monde et qu’ainsi dévoilée, elle nous déclare l’existence et le rôle potentiel de formes de rapport à l’espace que nous méconnaissons.

8Pour le second point, on ne peut que regretter que Joël Bonnemaison n’ait pu continuer à explorer plus avant ce concept du territoire et sa valeur de lien des sociétés avec l’espace, notamment parce que le contexte géopolitique actuel tend à nous le révéler plus comme un instrument idéologique et politique de légitimation dans les conflits d’accès à l’espace trop nombreux, trop violents et sans issue démocratique apparente que comme trait fondateur de civilisation.

9Dominique Couret

F. Dureau, V. Dupont et alii (dir.), Métropoles en mouvement. Une comparaison internationale, Paris, Anthropos, 2000

10Longtemps, l’image que chacun se faisait de la ville a correspondu à celle d’un espace densément construit, innervé par une voirie au maillage serré sur laquelle se pratiquait une très forte activité industrielle et marchande, accompagnée de services publics et aux particuliers exercés en conséquence. Quoique se perpétuant, cette image est désormais insuffisante, sinon déplacée, car en de tels lieux ce sont les habitants qui priment, autant et plus que seulement le cadre physique de leur existence. Ces habitants sont les véritables propriétaires de l’usage des espaces urbains. C’est dire que leur mobilité, dans son expression, ses causes et ses effets, est significative.

11C’est le mérite de Françoise Dureau, Véronique Dupont, Éva Lelièvre, Jean-Pierre Lévy et Thierry Lulle de l’avoir compris et d’avoir su rassembler une quarantaine d’auteurs, chercheurs, enseignants et même urbanistes en charge de planification urbaine, pour nous présenter dix-neuf villes saisies dans leur mouvement : croissance des espaces urbanisés, transformations de leurs structures et de leurs fonctions, résidence de leurs habitants, etc. Toutes ces villes, sauf deux, abritent plus d’un million de personnes (plusieurs millions le plus souvent) qui élaborent et pratiquent des stratégies d’enrichissement, de confort ou simplement de survie, mais aussi individualistes ou de convivialité, de sociabilité ou de loisirs, etc. Ces conduites sont permanentes, parfois se modifient, voire s’apaisent avec l’accès à la propriété d’un logement ou à une situation socialement acceptable, parfois sont relancées au gré des conjonctures. Ainsi, soit directement, soit par le truchement des municipalités qui les représentent, ce sont ces citadins en actes et en devenir qui font leur ville, expression matérielle, hiérarchisé et tangible (édifices, espaces linéaires, places et parcs, infrastructures en tout genre dont notamment les divers réseaux, etc.) d’un espace construit et sans cesse transformé. Les mouvements quotidiens alternants en assurent la cohérence et en ponctuent les rythmes. Nécessairement, tout cela a des causes, des conséquences qui servent une économie complexe, à dimensions collectives, mue par des forces sociales pas toujours immédiatement perceptibles.

12En cet ouvrage, toutes les villes présentées ont une fonction métropolitaine affirmée. Le titre, Métropoles en mouvement, est donc particulièrement bienvenu. Les données rassemblées privilégient surtout les densités, les stratégies citadines, les pratiques résidentielles et, bien sûr, leurs répercussions sur l’occupation, les agencements et l’usage des espaces occupés. Pour des raisons de clarté, ces données sont exposées de manière comparative, selon une grille de lecture commune motivant le découpage en quatre parties imposé par les coordonnateurs à l’origine de cette entreprise. Ainsi, au fil de la lecture et quelle que soit la ville observée, les retrouve-t-on abordées d’une manière très systématiquement organisée qui apporte une dimension pédagogique certaine à l’exposé de chacun des auteurs. C’est bien ce qu’expriment les intitulés des quatre parties de cet ouvrage de 656 pages : l’expansion spatiale et la redistribution des densités ; les stratégies et choix résidentiels ; la ségrégation résidentielle et de la spécialisation fonctionnelle ; les interactions entre pratiques résidentielles et politiques urbaines, leurs effets spatiaux. Chacune de ces parties est en outre introduite par un texte qui en éclaire et facilite la lecture.

13Les aspects les plus spécifiques de cette mobilité aux expressions fortement diversifiées se révèlent alors à travers les multiples contraintes qui s’imposent aux gens qui font les villes de notre époque. Une telle approche appliquée pour cerner autant de villes – dont les fiches techniques, toutes construites sur le même modèle, autre aspect fort intéressant, donnent également des informations chiffrées et commentées, à ceux qui voudraient en faire une autre lecture – est très dynamique. Son caractère globalisant aide à une bonne compréhension du rôle des mobilités urbaines dans la recomposition de l’espace urbanisé.

14Cependant, il semble bien que ce soient l’origine, la qualification et les situations des différents auteurs qui apportent le plus de richesse aux analyses suscitées par leurs descriptions, observations et réflexions, et fondées sur elles. Ils nous servent ainsi un aperçu clairement exposé sur des villes d’Asie, des Amériques, d’Afrique et d’Europe. Il n’y a guère d’interventions qui ne méritent notre attention. Seules quelques présentations un peu hâtives laissent le lecteur sur sa faim. Celui-ci ressent aussi une certaine frustration de ce que l’impasse a été totale sur les aspects juridiques et réglementaires (à peine évoqués à propos de l’habitat) qui permettent et orientent les politiques et la gestion complexe de ces métropoles en mouvement.

15En conclusion, c’est un travail remarquable et un ouvrage précieux, orchestré par deux textes introductifs, l’un de A. Dubresson qui analyse le bien-fondé de la mise en perspective de ces 19 métropoles en mouvement, l’autre d’A. Haumont qui replace les métropoles des pays développés – j’aurais préféré que l’on employât l’expression de pays suréquipés et son contraire, les pays sous-équipés, mais enfin ! – dans « la transition urbaine ». Il informe clairement, en des synthèses de quelques pages sur chaque ville dans chaque partie, ce qui donne finalement une moyenne de quelque 25 pages par ville. On en émerge avec une plus grande intelligence, un regard plus avisé porté sur ces villes métropoles et, à travers elles, sur toutes les villes d’importance que l’on pourra rencontrer quelle que soit la latitude où elles s’étendent et prospèrent.

16Mais, également, la lecture de Métropoles en mouvement s’achève, pour le lecteur, avec en tête d’autres interrogations qu’il faudra bien traiter un jour. De toute façon, ce qu’il a appris et ces interrogations en suspens l’obligeront, pour l’aider à mieux comprendre ce qui l’entoure, à ajouter dorénavant la dimension de la mobilité à son regard de passant intéressé. Je ne peux donc que me réjouir de la publication de cet excellent et très tonique travail de recherche et d’expérience, fruit d’une remarquable conjonction de regards de professionnels avertis de l’analyse des espaces urbanisés et des comportements des habitants les construisant inlassablement et les vivifiant. À quand la suite ?…

17René de Maximy

En ligne

Chantal Blanc-Pamard et Hervé Rakoto Ramiarantsoa, Le Terroir et son Double Tsarahonenana 1966-1992, Madagascar, IRD, 2000, 254 p.

18Cet ouvrage se présente comme un « retour » sur le terrain d’une monographie de terroir menée à Madagascar dans les années soixante. Trait original par rapport à d’autres entreprises similaires, le retour est le fait non pas de l’auteur de la monographie originelle, Joël Bonnemaison, mais celui de deux autres géographes, Chantal Blanc-Pamard et Hervé Rakoto Ramiarantsoa, qui, pour revisiter le terroir de Tsarahonenana, font appel à la mémoire et à l’aide des enquêteurs et informateurs qui ont participé en 1966 à la première étude. L’auteur de cette dernière intervient lui-même dans l’ouvrage en signant la postface, intitulée « la route circulaire », qui éclaire sur un cheminement intellectuel débuté dans les hautes terres malgaches et très largement développé par la suite au cours de longues recherches dans l’île de Tanna, au Vanuatu.

19D’emblée, cette description de l’ouvrage appelle un commentaire sur les études de terroirs. Outre leur aspect formateur pour des générations de géographes et sociologues de l’Orstom, la vocation initiale de ces études était de permettre de comparer, de l’Afrique du Sahel, des savanes et des forêts à l’insularité de Madagascar, des structures agraires minutieusement rapportées en privilégiant les supports cartographiques. La précision exigée pour ces « monographies de terroir » amenait à opérer à l’échelle de la cellule agraire de base, celle du village ou de la communauté rurale, où l’analyse des structures spatiales et de production pouvait être associée à celle des rouages sociaux. Mais les retours sur les terroirs entamés ces dernières années laissent soupçonner que la vocation documentaire et le comparatisme qui fondaient la philosophie initiale de ces monographies à l’Orstom n’ont pas satisfait entièrement leurs auteurs : certains ont jugé que la diachronie qu’autorisait le retour était indispensable pour que leur tableau acquière véritablement son mouvement – et peut-être, aussi, y a-t-il nostalgie à abandonner définitivement un tel premier « terrain » qui fut souvent le plus exigeant et le plus marquant de tous. Quoi qu’il en soit, le présent travail doit être vu comme un avatar des terroirs : il témoigne pleinement d’une des évolutions de la géographie rurale tropicaliste.

20C’est ainsi que Le Terroir et son Double propose un va-et-vient permanent entre l’étude initiale et l’étude actuelle, les constats de la première servant de repères à partir desquels le changement peut être appréhendé : en appui à cette démarche, la présentation émaille avec bonheur le texte de citations qui reprennent les principales observations du travail originel. Les évocations d’un état antérieur du système agraire ne sont donc là que pour permettre de diagnostiquer les changements survenus, et ce parti pris de la dynamique imprègne l’organisation de tout l’ouvrage. Le cycle de l’évolution agraire observé sur vingtcinq ans rend compte des différents aspects d’une intensification affectant tous les domaines de la production : la densification de l’occupation de l’espace, la saturation de l’emploi du temps, l’intensification des pratiques agricoles répondent à un accroissement démographique que l’émigration circulaire et le départ vers les fronts pionniers des montagnes ne soulagent que partiellement. Si la plupart des thèmes « classiques » des études de terroirs (des productions et stratégies agricoles à l’organisation sociale et territoriale, entre autres) sont abordés, le pari d’une étude globalisante et dynamique est aussi largement tenu ; les auteurs nous convient en outre, à travers l’exemple d’Andranomangamanga, à appréhender la genèse d’un nouveau terroir, au départ annexe du village initial, dessinant de la sorte un processus et un modèle de la construction régionale.

21Abondamment servie par le visuel (la richesse et l’à-propos de l’illustration, cartes, figures et photos, est à signaler), la démonstration s’appuie sur les thèmes préférentiels que constituent les formes d’occupation du temps et de l’espace telles que les infléchit la pression démographique. Cette évolution cernée dans la durée donne accès aux mécanismes et aux directions du changement dans ce terroir du massif de l’Ankarantra. La prise en compte de nouveaux phénomènes, imperceptibles ou impossibles à analyser lors de l’étude initiale (les politiques agricoles, les innovations paysannes), l’approfondissement de thèmes déjà repérés en 1966 comme cruciaux, et notamment l’excellente approche des savoirs paysans, tous ces éléments, mis en relation les uns avec les autres, contribuent à donner une vision en mouvement du terroir. En mettant en relation fait technique et donné social, contraintes de l’environnement et stratégies paysannes, le lecteur saisit, au fil des pages, la logique à laquelle obéit le système de production. Mais si, dans l’ensemble, l’accent est largement mis sur les aspects sociaux et agronomiques qui fournissent les principales clés de cette compréhension, l’ouvrage montre aussi que la logique économique est asservie au « paradigme culturel merina » qui amène inlassablement les groupes humains, y compris à travers leurs innovations, à reproduire le monde et le système agraire des origines, basés sur la riziculture : la « volonté de riz », celle de « refaire le vieux pays » sont au bout du compte les constantes qui ressortent de ce laboratoire de Tsarahonenana.

22Insistons enfin sur la diachronie induite par des observations menées à deux décennies d’intervalle. Du « système agraire immobile » diagnostiqué par l’observation ponctuelle d’une monographie de terroir, on accède, avec le recul, à la vision d’une communauté en perpétuel changement, capable d’exploiter ses savoirs capitalisés au fil du temps tout en innovant au plan des techniques, des productions, des activités, des organisations ou de l’aménagement de l’espace. La réussite de la démonstration suffit à souligner, si besoin était encore, l’importance de la longue durée dans l’analyse des sociétés et de leurs espaces. La temporalité induite par les moments distincts de l’observation – et non pas par une approche diachronique en elle-même – permet aussi de discuter, a posteriori, les prospectives et les hypothèses élaborées initialement. Qui plus est, au-delà d’un enseignement sur la dynamique du système de production, cette approche ouvre un regard sur la recherche elle-même. Dans la postface, Joël Bonnemaison ne se prive pas d’un tel exercice, et le changement dans le terroir est aussi le prétexte pour analyser le changement dans le chercheur ; Tsarahonenana est alors revisitée avec les yeux de Tanna, et c’est tout naturellement que la notion de « route », élaborée et affinée en d’autres terres austronésiennes, est mobilisée pour qualifier la territorialité des gens de l’Ankaratra. L’ouvrage se clôt sur cette mise en abîme, qui acquiert un sens particulier après la disparition de Joël Bonnemaison. La grande aventure que lui fut entretemps Tanna donne une profondeur particulière à son regard « de retour » à Madagascar, sur un terrain désigné, explicitement, comme la matrice de tous ceux qui ont suivi.

23Dominique Guillaud

Françoise Dureau et Carmen Elisa Flórez, Aguaitacaminos. Las transformaciones de las ciudades de Yopal, Aguazul et Tauramena durante la explotaci?n petrolera de Cusiana-Cupiagua, Bogotá, TM Editores, Ediciones Uniandes/Cede, IRD/UMR Regards, 2000, 343 p.

24Le titre de l’ouvrage de Françoise Dureau et Carmen Elisa Fl?rez, Aguaitacaminos, est le nom d’un petit oiseau nocturne de la région des llanos qui se déplace ici et là. Il nous renseigne d’emblée sur l’entrée privilégiée par les auteurs – la mobilité – pour analyser les transformations des villes pétrolières du Casanare, durant les années du boom pétrolier colombien (1993-1996). En effet, à partir des années quatre-vingt-dix, la découverte des immenses gisements de Casiana et Cupiaga situés dans le piémont oriental des Andes (département du Casanare) ouvre la voie à la migration massive vers les petites villes de Yopal, Aguazul et Tauramena. Ces mouvements de population attirés par les hauts salaires pétroliers et la forte demande de main-d’œuvre ont vidé les campagnes d’une région enclavée, en voie de colonisation agraire, et entraîné une croissance brutale des « villes-champignons ». En trois ans (1993-1996), la ville pétrolière de Tauramena augmente de 150%. Mais, le boom-town s’est accompagné de son lot de problèmes : pénurie d’équipements et de logements, croissance des inégalités et de la pauvreté.

25Il va sans dire que l’étude des mobilités est sous-tendue par la problématique de l’enclave. L’économie d’enclave a une longue histoire en Amérique latine. Elle a représenté une modalité d’exploitation des ressources naturelles largement répandue, expression spatiale en quelque sorte de la dépendance vis-à-vis du centre. La question qui se pose ici comme ailleurs (Mexique, Venezuela) est comment « semer le pétrole » ? Comment ne pas répéter les expériences du passé, laissant des régions exsangues lorsque la richesse s’épuise (cf. la région de l’Arauca) ? Mais, à la différence du passé, les lois de décentralisation de 1991 ont changé la donne. Elles ont eu pour effet d’injecter localement, dans un laps de temps très court, des sommes considérables dans un espace périphérique très faiblement peuplé. Cette question en appelle une autre : « Qui sont les bénéficiaires du développement régional », pour reprendre le titre du livre écrit par David Barkin, dans le Mexique pétrolier des années soixante-dix ?

26Pour y répondre, un programme de recherche pluridisciplinaire (1996-1998), fruit d’une coopération féconde entre l’Orstom/IRD et l’université de Los Andes, a rassemblé démographes, géographes, sociologues et anthropologues, croisant différentes méthodes d’approche. Toutefois, la synthèse de l’ensemble de ces travaux ici présentés est charpentée par une lourde enquête réalisée en 1996. Elle porte sur un échantillon de 2 057 unités familiales des trois villes concernées et constitue l’apport central de cette recherche qui témoigne d’une remarquable maîtrise des méthodes d’enquête. La méthode retenue a été celle des biographies migratoires, dans le droit fil des travaux de Courgeau et Lelièvre. Ce travail est ainsi venu combler la faiblesse des données du recensement, permettant d’approcher dans toute leur complexité les phénomènes migratoires, leur ampleur, leur origine géographique ainsi que les pratiques résidentielles, les mobilités intra-urbaines, l’insertion des populations dans le marché du travail, les changements dans les modèles migratoires. en fonction des différents temps du cycle pétrolier, etc. Après une première partie de présentation de la problématique et du contexte local, cette énorme production de données d’une très grande richesse est organisée autour de trois thèmes : les transformations intra-urbaines, les processus migratoires et l’insertion des populations dans le marché du travail. Mises en correspondance de manière rigoureuse, ces données permettent de dépasser le simple constat des faibles retombées économiques locales et d’avancer dans la compréhension des effets ambivalents de la bonanza.

27L’idée que la prospérité pétrolière est un miroir aux alouettes, que la bonanza est passagère, conditionne les modes de vie des migrants, leur faible projection dans le futur et l’ancrage précaire de ces « intermittents du pétrole », que sont les malleros qui vont et viennent dans le sillage des compagnies pétrolières. L’analyse souligne avec pertinence la force des représentations dans la construction de ces « territoires à éclipses ». Les migrants – et plus largement la nouvelle société – ont intériorisé les expériences du passé. L’enquête permet de mesurer l’importance de la population flottante ainsi que celle du phénomène de double résidence, des migrations circulatoires et des ménages « confédérés », car les déplacements sont fonction avant tout des opportunités de travail.

28Aussi, la structuration du marché du travail, caractérisée par la présence d’un noyau dur formé par le personnel lié à l’entreprise, autour duquel s’articule une nébuleuse de travailleurs temporaires à contrat de courte durée, est-elle une des clés de lecture majeures des mobilités. Les migrations de travail sont pour l’essentiel alimentées par les régions proches (Casanare et Bocaya), confirmant l’existence, en Colombie, de bassins migratoires bien circonscrits qui participent au cloisonnement de l’espace national, mais également par des mouvements de plus longue distance, pour les cadres et les ingénieurs venus pour beaucoup de la capitale (cf. carte p. 111). Ici comme dans les régions du Golfe pétrolier mexicain, pour des raisons d’ailleurs peu explicitées, et en dépit de la création de bourses du travail après un accord passé entre la compagnie BP et les autorités locales, on observe la faible insertion des populations locales exclues des réseaux professionnels et/ou clientélistes qui permettent d’obtenir un emploi (p. 261).

29Enfin, ces travaux permettent d’appréhender de manière fine les transformations de la géographie de la région, soulignant la plus forte prégnance du modèle company town à Tauramena, encore proche du camp pétrolier, alors que Yopal, capitale administrative du département du Casanare, aux activités plus différenciées, joue le rôle de place centrale (p. 209).

30Nous avons dit que, depuis 1991, la décentralisation et le transfert d’une partie des royalties ont donné des moyens accrus au département et, dans une moindre mesure, aux municipes pétroliers. Ces sommes considérables ont permis, certes, la construction d’infrastructures d’écoles, de centres de santé dans une région qui en était largement dépourvue. Mais ces améliorations se sont accompagnées, dans le même temps, d’une augmentation de la pauvreté mesurée en termes de NBI (nécessités de base insatisfaites), en raison du très fort déficit de logement (subdivision en pièces des habitations existantes), la faiblesse des politiques publiques locales et du caractère erratique de l’activité pétrolière. Car si l’économie locale a été dopée par « la fièvre du pétrole », la faible diversification des activités soumet la région aux aléas de la conjoncture. À ces incertitudes s’ajoute l’abandon de l’activité agricole liée à la concurrence des salaires dans les pétroliers mais aussi aux tensions croissantes dans les campagnes environnantes, où la guérilla gagne du terrain. Dans les années quatre-vingt-dix, les FARC et ELN ont déplacé leur front dans les zones minières et pétrolières, faisant entrer à son tour la région du Casanare dans la spirale de la violence. On mesure là la faible consistance de ces territoires périphériques et leur très grande vulnérabilité, renvoyés à eux-mêmes lorsque la prospérité s’éloigne et que l’État s’affaiblit.

31L’ouvrage de Françoise Dureau et Carmen Elisa Fl?rez s’achève par une présentation en annexe des concepts ou notions utilisés ainsi que des méthodes adoptées. En ce sens, ce livre ne se contente pas d’analyser les effets du boom pétrolier dans le Casanare, mais donne au lecteur une méthode et des outils pour comprendre les mobilités et repenser le phénomène d’enclave, dans un contexte renouvelé où les collectivités locales ont vu leurs pouvoirs renforcés par les lois de décentralisation.

32Marie-France Prévôt Schapira

Jean Chesneaux, L’Art du voyage Un regard (plutôt…) politique sur l’autre et l’ailleurs, Paris, Bayard éditions, 1999, 277 p. Jean Chesneaux, Carnets de Chine, Paris, La Quinzaine littéraire/Louis Vuitton, 1999, coll. Voyager avec, 268 p.

33Professeur émérite d’histoire à l’université de Paris-VII, Jean Chesneaux s’est spécialisé dans l’étude de l’Extrême-Orient et du Pacifique. Il est aussi un voyageur infatigable qui s’intéresse à l’évolution des sociétés contemporaines et sillonne le monde en s’efforçant de faire le lien entre la singularité des lieux, des situations et des gens et l’universalité de la condition humaine. Dans son dernier livre, L’Art du voyage, il expose son approche du voyage qu’il appréhende comme une pratique sociale inscrite dans un contexte politique, ce qui le conduit notamment à s’intéresser aux individus et à leurs systèmes de représentations derrière les structures et les institutions en place.

34L’Art du voyage, qui précise en sous-titre qu’il s’agit d’un regard (plutôt…) politique porté sur l’autre et l’ailleurs, est paru en même temps que les Carnets de Chine, où Jean Chesneaux relate ses déplacements successifs en Chine qui l’ont fait passer de l’empire du Milieu à l’aventure maoïste et à la révolution néolibérale. Il relie ses voyages les uns aux autres et les met en perspective, ce qui leur donne plus d’épaisseur et de portée. Il y livre ses impressions et se réfère aux sources d’information dont il a pu disposer sans oublier de les situer dans leur contexte, qu’il s’agisse des paysages traversés, des personnes rencontrées ou des bouleversements politiques dont il a été le témoin. Les Carnets de Chine renvoient à L’Art du voyage, qui a obtenu le prix Ptolémée au 10e festival international de géographie de Saint-Dié. Les deux livres témoignent d’un cheminement parallèle et prolongent la réflexion qui formait la trame de Habiter le temps, une réflexion philosophique adossée à l’histoire où s’expriment un humanisme et un idéal démocratique doublés d’un engagement politique et d’une ouverture sur l’extérieur (cf. compte rendu dans Autrepart, 4, 1997).

35Tout cela explique que L’Art du voyage n’est pas une diversion littéraire ou un mode d’emploi sur la façon la plus appropriée de se rendre ailleurs. Le voyage n’y est pas considéré comme une manière d’échapper au stress de la vie quotidienne, comme une fuite individualiste et narcissique hors du temps et, encore moins, comme une dérive aléatoire, une façon de se perdre et de perdre son temps.

36Il est envisagé, au contraire, comme le fruit d’une démarche dynamique et exigeante, comme un cheminement qui nécessite du temps et comme une entreprise qui fait sens et permet de mieux se connaître au contact de l’autre. Il implique un va-et-vient dialectique entre soi et les autres, entre nature et culture, entre espaces et sociétés, entre l’ici et l’ailleurs.

37L’ouvrage est structuré en plusieurs chapitres et l’auteur y aborde successivement le voyage comme un cheminement, une entrée dans le temps local, un rappel de l’histoire et une ouverture sur le monde à travers des moments privilégiés ou des lieux évocateurs, chargés de passé, comme le stade de Nuremberg ou le musée militaire de Guadalcanal, aux îles Salomon.

38Le voyage se présente en définitive comme une expérience limitée dans le temps qui vient rompre le train-train de la vie quotidienne et permet de s’affranchir de ses propres limites. C’est pour cela qu’il est source de questionnement et alimente une réflexion qui se prolonge en raisonnement philosophique et débouche sur l’universel. Il conduit à s’interroger sur les rapports entre la société d’accueil et celle dont on est issu, entre les représentations a priori qui entourent le départ et l’expérience cognitive acquise sur place, entre la diversité des pays visités et leur commune appartenance à la condition humaine et, finalement, entre les exigences contradictoires des universaux qui structurent la pensée humaine.

39L’auteur insiste sur le fait que le voyage n’approfondit le rapport au moi que parce « qu’il permet d’accéder au nous à travers le eux ». Cela le conduit à égratigner au passage les partisans d’un exotisme teinté de dandysme qui, dans leur quête de la différence, loin de se référer à l’autre et à l’histoire, cultivent le dépaysement et s’abandonnant aux émotions esthétisantes de leur ego. De ce fait, ils restent imperméables à ce qui, pour lui, consiste l’essence du voyage, le « passage du je au nous à travers l’autre ».

40Il est aussi sévère pour le processus de mondialisation qui transforme tout en marchandise, substitue un exotisme de pacotille à ce qui est authentique et va jusqu’à transformer des populations isolées en artefacts cantonnés dans des enclaves.

41Mais, si l’auteur s’insurge contre un tourisme grégaire de plus en plus envahissant, il ne se laisse pas aller au pessimisme et y voit une raison de plus de s’interroger sur notre temps et sur les situations de conformité et d’intégration que suscite un mouvement de globalisation qui tend à gommer l’ailleurs et l’authentique.

42Finalement, il ressort du livre que le voyage est une aventure personnelle qui ne prend une dimension universelle que par son ouverture aux autres. Mais, pour devenir pleinement signifiante, elle doit aussi être transmise à autrui, ce qui suppose un talent de communication propre à l’écrivain.

43Jean Chesneaux a ce talent. Il a aussi la lucidité de reconnaître le danger permanent d’ethnocentrisme qui guette le voyageur. Pour ne pas se perdre et donner sens à son entreprise, celui-ci doit, en effet, partir avec son savoir, ses a-priori et ses certitudes. Mais, chemin faisant pour être à l’écoute des autres, il doit à tout moment les remettre en question, au risque d’être manipulé ou pris au piège des apparences.

44En refermant le livre, on se dit que l’art du voyage que nous propose l’auteur est aussi stimulant que difficile à mettre en œuvre. Il reste une sorte d’ascèse et l’apanage d’une minorité d’individus qui combinent savoir et reconnaissance sociale, ouverture d’esprit et soif de découverte, acuité du regard et chaleur humaine. Ils doivent aussi être disponibles et pouvoir se rendre au moment opportun dans les endroits stratégiques où se déroulent des événements marquants où dans ces « lieuxsas » où surgit l’inattendu.

45S’il ne doit pas être trop bref, le voyage ne doit pas non plus être trop long. S’il Test, on court le risque de s’installer dans une nouvelle routine, dans une familiarité avec l’inconnu qui fait qu’on n’est plus capable de jeter un regard neuf sur ce qu’on découvre, qui fait aussi que les contrastes s’estompent et les interrogations se tarissent.

46Mais, c’est là une autre histoire et, pour tous ceux que leurs fonctions ou centres d’intérêt amènent moins à voyager qu’à séjourner dans des territoires et pays étrangers, un ouvrage, de la même veine que L’Art du voyage et consacré à l’art de vivre ailleurs, serait le bienvenu.

47Gilles Blanchet

Patrice Vimard et Benjamin Zanou, Politiques démographiques et transition de la fécondité en Afrique, Paris, L’Harmattan, collection Populations, 2000, 297 p.

48Au début des années quatre-vingt, tandis que l’Amérique latine et l’Asie connaissaient déjà, depuis vingt ans, des réductions accélérées de leur fécondité et que la plupart des pays avaient adopté des programmes pour infléchir la croissance démographique, en Afrique subsaharienne les niveaux élevés de fécondité ne semblaient pas beaucoup évoluer, si ce n’est à la hausse, et la plupart des gouvernements semblaient plutôt réticents face au contrôle des naissances. La situation a complètement changé depuis la dernière décennie. Non seulement des signes tangibles de début d’une baisse de la fécondité ont été observés dans certains pays, mais la plupart ont officiellement adopté des politiques de population.

49Ces changements ont été analysés lors d’un séminaire qui a eu lieu à l’Ensea d’Abidjan avec le concours de l’IRD, dont est issu cet ouvrage, après un long travail d’édition et d’homogénéisation par les éditeurs. Les onze articles, écrits par 16 auteurs dont seulement deux Français, manifestent la grande richesse des recherches qui ont lieu dans les institutions nationales et internationales africaines. On y trouve aussi bien des études sur des zones étendues : l’Afrique francophone et anglophone, le Maghreb, que des études de pays : Burkina Faso, Côte-d’Ivoire, Kenya, Ouganda, Sénégal, Togo. Les articles portent tant sur l’évolution des politiques de population et de développement, que sur la mise en œuvre des programmes de planification familiale et leur impact sur la fécondité.

50Comme le note Sala-Diankada, alors qu’en 1974 la planification familiale était rejetée par les gouvernements africains, dont 25 trouvaient leur fécondité satisfaisante – dont 17 pays francophones – en 1994, 31 pays jugeaient leur fécondité trop élevée et le débat portait désormais sur l’acceptabilité de l’avortemcnt. En 1995, 26 pays avaient des politiques explicites de réduction de la fécondité et 15 en élaboraient. Ces programmes ont une approche globale et intégrée et pas strictement malthusienne comme trop souvent en Asie et ils ne souffrent pas d’une opposition unifiée des Églises, comme en Amérique latine, mais d’une forte crise économique. Vimard oppose ainsi les politiques mises en œuvre en tant qu’élément associé aux politiques de développement et celles qui ont été impulsées par les crises et récessions économiques. Cependant, Thérèse Locoh et Yara Makdessi insistent sur le rôle joué par les donateurs et les institutions de coopération bi et multilatérale qui ont exigé la mise en œuvre de programmes de planification familiale comme condition de l’aide. Les programmes ont souvent un air de parenté parce qu’ils ont été proposés, voire écrits, par les organisations internationales : comme le Cerpod pour les pays du Sahel. Les lenteurs administratives peuvent alors être perçues comme l’expression des réticences des administrations locales. Ainsi, le Kenya, qui a opté pour une politique de population en 1966, a mis fort longtemps à la mettre en œuvre : ainsi, en 1980, seul le quart de la population rurale vivait à moins de trois heures d’un centre de planification familiale, pourcentage passé à 89% neuf ans plus tard. De plus, comment mettre en œuvre une politique lorsque les fonctionnaires ne sont pas payés ? Au Maghreb, les politiques de population ont été prises à des moments divers et selon des modalités différentes : celle de la Tunisie, appuyée sur des réformes du statut féminin, étant la plus ancrée dans la réalité locale. Néanmoins, un silence s’abat actuellement sur elles, à cause des conflits politiques et religieux.

51Trois articles étudient en détail la mise en œuvre des programmes de planification familiale au Togo, en Côte-d’Ivoire et au Burkina Faso. Au Togo, selon Gbenyon et Têttêkpoe, les services de planification familiale sont peu utilisés malgré une forte demande potentielle parce que le tiers des personnes en sont insatisfaites : l’attente est trop longue, le personnel insuffisant, le choix de méthodes offertes est faible, l’information – notamment sur les effets secondaires – limitée, le matériel d’information-éducation-communication inexistant. En Côte-d’Ivoire, selon N’Guessan, Sika et Anoh, la politique de santé reproductive et de planification familiale élaborée en 1991 a permis la multiplication des centres de santé offrant des services de planification familiale. Cependant, leur étude à Aboisso, où 16% des femmes ont eu un avortement provoqué, montre que l’approvisionnement en méthodes contraceptives a été interrompu pendant un ou deux mois dans la plupart des centres. De plus, les programmes des deux pays ciblent souvent les femmes mariées auxquelles les services demandent l’autorisation du conjoint, même si cette exigence a été abolie par les parlements : or, si dans l’enquête togolaise 70% des femmes étaient en faveur de la contraception, le tiers pensaient que leur mari s’y opposeraient. De plus, 40% des femmes célibataires ont des rapports sexuels en Afrique anglophone et 50% au Sénégal. Au Togo, 74% des jeunes femmes célibataires enceintes ne voulaient pas de cette grossesse. Il paraît donc urgent d’élargir les programmes aux célibataires, hommes et femmes. Au Burkina Faso, d’après Kobiane, le programme de planification familiale est intégré officiellement au système de protection maternoinfantile mais il n’est en fait offert que dans la moitié des formations sanitaires. Il se heurte de plus à une forte opposition de la population pour qui les enfants sont dans le ventre de la femme dès sa naissance. Les programmes seraient dus à l’égoïsme occidental.

52Ce développement des programmes explique-t-il le début de la baisse de la fécondité au Burkina Faso, au Kenya, au Zimbabwé et au Ghana – dont la réalité est avérée grâce à des fines analyses des déterminants proches de la fécondité –, mais aussi plus généralement dans toutes les couches urbaines et éduquées ? Comme souvent, les chercheurs ne sont pas unanimes. Ainsi, pour Sembajwe, les données des enquêtes démographiques et de santé (EDS) du Kenya et de l’Ouganda indiquent que les programmes d’information-éducation-communication sont plus importants que la résidence, l’emploi ou le niveau d’études, parce que l’essentiel est la discussion au sein du couple, mais celle-ci n’est-elle pas liée à un souhait antérieur à la discussion de limiter ou espacer les naissances ? À partir des mêmes sources, Mboup montre que la baisse de la fécondité au Bostwana, au Kenya et au Zimbabwé s’explique par des programmes de planification familiale en milieu rural, mais surtout par le développement de l’éducation des femmes, la baisse de la mortalité infantile ainsi que le niveau de développement humain, liés à des politiques de développement rural. En Afrique francophone, selon Rwenge, ces programmes n’ont pas eu d’impact, à la différence de la scolarisation et de la baisse de la mortalité. En Afrique francophone, selon Bangha, la prévalence des méthodes contraceptives modernes reste faible, malgré parfois une bonne connaissance, alors que la contraception traditionnelle est parfois élevée. Valérie Delaunay montre, pour la zone de Niakhar au Sénégal, où la descendance finale reste proche de dix, que la reproduction reste contrôlée familialement et socialement. La faible demande de contraception est différenciée selon le sexe : les hommes veulent empêcher des conceptions prénuptiales et les femmes des grossesses tardives.

53Malgré cette richesse des analyses, on peut regretter que la plupart se situent dans le cadre de la théorie de la modernisation et se fondent surtout comme variables explicatives sur le rôle de l’éducation et de la résidence, sauf Mboup qui réactualise le schéma classique de la transition démographique, plus ancien mais plus complexe, puisqu’il évoque aussi le changement de rôle des enfants. Les spécificités de la situation africaine – « enfant du lignage », faible développement technologique – sont parfois rappelées mais sont peu présentes dans l’analyse, alors même qu’une enquête détaillée à Aboisso, en Côte-d’Ivoire, note que 41% des familles partagent la charge des enfants.

54Ariette Gautier

Robert Vuarin, Un système africain de protection sociale au temps de la mondialisation – ou « Venez m’aider à tuer mon lion », Paris, L’Harmattan, coll. Villes et entreprises, 2000, 252 p.

55Parallèlement aux institutions publiques de sécurité ou d’aide sociale, principalement développées dans les pays du Nord (et actuellement remises en cause), existent partout des logiques culturelles de prise en charge diffuses dans la société. Pour l’auteur, ces institutions et ces logiques représentent respectivement les aspects manifeste (institutions) et latent (logiques diffuses) d’une « fonction sociale de protection » universelle. On peut donc mettre en perspective divers « systèmes de protection sociale », compris comme autant de configurations particulières de différents pôles de prise en charge collective des individus, entre État et société civile, ordres économiques ou religieux.

56Ce livre s’appuie d’abord sur une analyse du « système de protection » repérable à Bamako (capitale du Mali), système essentiellement « diffus », puisqu’en Afrique la protection centralisée, introduite par la colonisation, n’intègre qu’environ 5% de la population. L’analyse s’inscrit plus largement dans une démarche comparatiste et tente in fine de définir une politique de renforcement du système de protection local en y repérant les fondements d’une transition possible à des institutions de protection plus « générales ».

57L’analyse des logiques de protection bamakoises témoigne d’une connaissance socio-anthropologique très fine de ce monde local. On s’y interroge sur les modulations de la « relation élémentaire de protection » qui articule donateurs (individuels ou collectifs) et bénéficiaires, en apposant notamment pour ce faire deux quartiers de la capitale qui s’opposent du triple point de vue de l’ancienneté, de la localisation (central/périphérique) et des modes d’urbanisation. Examinant le croisement complexe entre solidarités familiales (filiation, alliance) et extrafamiliales (sociabilité résidentielle et élective), l’auteur constate l’étaiement des secondes sur les premières. La solidarité familiale « verticale » (la « voie des parents ») fonde et lègue les conditions des solidarités « horizontales » (la « voie des amis »), ce qui explique que les réseaux relationnels électifs plus hétérogènes du quartier périphérique sont aussi – de façon contre-intuitive – moins denses et moins efficaces que ceux du quartier central, adossés à de grands lignages solidaires. L’examen détaillé des modalités du recours aux autres distingue des formes d’entraide ritualisées (à l’occasion des baptêmes, des mariages) et d’autres formes codifiées dans des groupes contractuels, grins d’hommes (groupes de convivialité électifs assis sur une base résidentielle) ou tontines de femmes (associations rotatives d’épargne et de crédit). Mais ces logiques d’entraide, passant par des échanges complexes où l’économique et le social sont étroitement imbriqués, n’ont rien de mécanique. Elles opèrent à travers des systèmes évolutifs de droits et de devoirs réciproques où les individus réajustent et négocient en permanence leur position, euphémisant ou renforçant, au cours des aléas de leur histoire personnelle, tel ou tel pan de sociabilité. Même au sein du lignage, en effet, les solidarités – de plus ou moins grandes profondeur et extension – doivent être entretenues sous peine de s’estomper et de disparaître, et à tous les niveaux le principe de l’échange égal (ou équivalent) fait que les partenaires défaillants sont évacués du (des) systèmes d’entraide : on ne vient aider à « tuer son lion » que celui qui l’a déjà fermement saisi par la tête, dénuement économique et dénuement relationnel se déterminent mutuellement et s’additionnent pour les exclus. La demande d’aide, qui s’inspire pour sa part d’un principe d’échange inégal, peut alors prendre le relais de la pratique de l’entraide. Adressée aux hommes de fort statut (lignager, économique, politique), faisant appel à leur devoir de redistribution, elle fait également l’objet de négociations souples, sur la base des reformulations contemporaines complexes des hiérarchies économiques et sociales ; s’inscrivant dans une logique clienté-liste et néopatrimoniale, elle implique également l’exploitation d’un capital relationnel d’intercesseurs.

58Mais dans le contexte actuel de paupérisation, la demande d’aide, qui se renforce au détriment de l’entraide, est largement supérieure à l’offre, et c’est la peur de la honte (déjà présente dans l’auto-éviction des systèmes d’entraide) qui va apparaître comme le principe modérateur évitant une demande d’aide permanente et généralisée. La clef de voûte du système local de protection apparaît ainsi être un code social de l’honneur, puisque l’enjeu consiste à maximiser la satisfaction tout en minimisant la honte. Dans et au carrefour des négociations relationnelles, s’opère donc une construction sociale de l’intériorité, d’un « indice individuel de puissance personnelle » et d’honneur. En cas d’échec grave, l’exclusion sociale (économique et relationnelle) déjà évoquée s’accomplira donc dans l’exclusion morale. On entre alors dans les logiques de la mendicité et de la charité, dont l’auteur montre les complexités – au carrefour de deux univers religieux – et l’ambivalence.

59Résultant de pratiques à la fois très hiérarchisées et très négociées, cette « logique populaire de protection sociale » (aide/entraide) exclut, on le voit, autant qu’elle inclut (et pour les mêmes raisons) : les transferts des riches aux pauvres y sont réduits, et elle ne contribue nullement à diluer les inégalités sociales. C’est à ce niveau que le discours de l’auteur devient prospectif. Si ces formes locales de sociabilité et de solidarité, remarque-t-il, excluent de fait un certain nombre de « perdants », elles n’excluent personne en principe et reposent sur des valeurs généralement partagées. Elles ne correspondent donc pas à l’exigence d’unité des systèmes de protection modernes, puisque la « couverture » obtenue est proportionnelle aux ressources de celui qui l’obtient, mais elles correspondent à leur exigence d’universalité. En l’absence d’une volonté et d’une capacité étatique à étendre la protection, mais au vu de signes positifs de changement, comme le transfert partiel de la protection vers le pôle économique dans l’explosion associative suscitée par la démocratisation, l’auteur propose donc deux voies pour « renforcer » et « unifier » ces systèmes de protection. La première s’inspirerait du mutualisme ouvrier du XIXe siècle, expérience dont l’auteur montre qu’elle a avorté en Occident du fait du déplacement de la protection vers le pôle étatique, mais qui lui paraît pouvoir faire modèle dans le contexte malien actuel ; la seconde consisterait à effectuer des prélèvements à taux fixes sur les richesses en circulation dans le système d’entraide populaire, à lui faire ainsi financer en quelque sorte une justice redistributive parallèle et « moderne ». Conscient des « obstacles culturels » locaux potentiels à ces solutions, conscient également du paradoxe qu’elles peuvent constituer à l’époque d’une attaque « mondialisée » contre les systèmes européens de protection, distinguant soigneusement ses propositions des idéologies indépendantistes populistes de la « solidarité », R. Vuarin inscrit finalement ses propositions dans le souhait explicitement militant d’une aspiration populaire – et résistante – à la justice.

60On peut trouver parfois exagérément fonctionnaliste la mise en œuvre du concept unificateur de « système de protection sociale », et rester quelque peu sceptique devant la perspective militante présentée en conclusion : et si les réalités sociales décrites étaient finalement beaucoup plus proches, dans leurs logiques et dans leur esprit, d’une protection par capitalisation que d’une protection par répartition ? Mais ces critiques mêmes sont directement induites par les analyses de l’auteur, qui met systématiquement à plat les contradictions possibles de sa démarche. Ce livre présente incontestablement une remarquable analyse anthropologique sur les logiques populaires d’aide et d’entraide à Bamako (dont l’étude de la construction sociale de l’intériorité par un code de l’honneur est un point fort), ainsi que de très éclairants développements sur l’histoire et les réalités contrastées de la protection en Europe, sur l’origine et les contradictions de la sécurité sociale en Afrique de la colonisation à nos jours, sur les reformulations postcoloniales des idéologies de la « solidarité », sur les modulations étatico-religieuses des pratiques et légitimations de la charité dans divers pays africains auxquels la place me manque ici pour rendre justice. Outre aux spécialistes du Mali et de la protection, il sera fort utile à ceux qui travaillent sur les thèmes des mutations sociales urbaines et des reformulations de l’individuation ou de l’individualité dans l’Afrique contemporaine.

61Claude Fay

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.021.0179
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