CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En Somalie du Nord, le voyage, quel qu’en soit le motif ou le but, est en lui-même source d’apprentissage et de sagesse. La personne qui a voyagé (wayo’arag) est tenue pour connaître beaucoup de choses. Cette expérience lui vaut d’autant plus de respect et de considération que les voyages ont été diversifiés et longs. Par opposition, le terme marrdhoof est utilisé pour parler de celui qui en est à son premier voyage, ce qui laisse entendre qu’il a peu d’expérience.

2La migration est souvent perçue comme un phénomène en deux temps : un avant et un après, un départ et une arrivée, ce qui tend à effacer l’entre-deux, le passage, la traversée. En tant que processus de longue durée, elle s’est historiquement définie comme inscrite dans des espaces transitionnels et organisée autour de stratégies spécifiques permettant la survie du migrant au cours du voyage. Toute aventure de migration et d’exode prend une coloration particulière dans le cas des peuples pasteurs chez qui les déplacements géographiques constituent un marqueur identitaire majeur.

3Parallèlement à la tradition nomade et à sa conception du voyage, l’histoire contemporaine de la Somalie a imposé aux flux migratoires des contraintes qui ont remodelé leur parcours et provoqué leur inscription dans de nouveaux espaces-temps. Nous examinerons les stratégies collectives utilisées par les jeunes Somaliens réfugiés dans des pays intermédiaires, pour faire face à l’attente prolongée, au report répété du départ et à cet exode indéfini précédant la migration dans un pays d’accueil plus définitif. Nous nous attacherons à mettre en évidence le lien entre la construction collective du mythe entourant le départ et la mise en acte de l’exode vers une terre d’accueil, en analysant le rôle du « rêver ensemble » chez les jeunes candidats à la migration, qui semble être une stratégie assurant la jonction entre la construction mythique collective et l’histoire personnelle. Nous montrerons combien la dimension collective de cette aventure migratoire des jeunes Somaliens inscrit d’emblée le départ, et ce qui l’accompagne, dans une éthique implicite du don et de la dette qui « enserre » ces jeunes dans des réseaux de réciprocité sur lesquels ils s’appuient, mais qui engendrent en retour des obligations, souvent très lourdes, à l’égard de la famille et du lignage.

Rêver le départ en groupe

4Notre hypothèse est que le rêve et les rites associés au partage au sein du groupe d’âge permettent aux jeunes réfugiés somaliens d’articuler l’espace privé et l’espace public, les projets propres et ceux des autres, en comblant le temps de l’attente, souvent long, problématique et douloureux, de le transformer en un espace-temps significatif chargé du succès des autres, et en une préfiguration de leur départ personnel. La substitution du voyage réel qui n’advient que partiellement par le voyage onirique permet d’aménager l’attente et d’échapper à l’enlisement ; elle comporte cependant des risques de glissements vers une perte de contact avec la réalité, vers l’évasion dans un rêve qui n’en finit pas et qui fait parfois basculer dans la folie. Cette folie, forme extrême du voyage immobile, en vient à être vue comme une dernière façon de mobiliser l’environnement face au départ, une ultime quête.

5Le rêve, dans son sens premier, est une activité qui se produit durant le sommeil. Cependant, comme le remarque Sylvie Poirier [1994], il est possible d’inclure au sein de l’espace-temps onirique la vision, la rêverie et « l’imagination ouverte et évasive ».

6Rêve et mythe ont été généralement présentés comme des phénomènes apparentés. Certains auteurs les ont néanmoins opposés. Selon Tedlock [1994], ils représenteraient, d’un certain point de vue, des processus inverses : le mythe partant, souligne-t-elle, de la forme verbale, de la narration pour suggérer une imagerie sensorielle alors que le récit du rêve se fonde sur une imagerie sensorielle pour en arriver à une forme verbale. Elle suggère ensuite que les récits oniriques peuvent fonctionner comme des représentations culturelles parallèles aux mythes et aux rituels, en ajoutant que même si l’on décrit les rêves comme des expériences privées, fluides par différenciation avec les mythes définis comme des formes linguistiques plutôt statiques, de nombreuses sociétés considèrent que les uns et les autres sont étroitement liés.

7À partir d’observations dans les sociétés australiennes, Poirier [1994] interroge plus particulièrement la fonction sociale du rêve ou l’usage qu’en fait le groupe. Contre l’idée qu’il appartient au privé et au domaine asocial, elle suggère que le rêve personnel joue un rôle de médiation entre l’ordre ancestral et la vie d’aujourd’hui, comme si les ancêtres utilisaient ce médium pour communiquer de nouvelles connaissances à leurs descendants et leur permettre de survivre dans les nouvelles conditions de vie. Cet auteur signale que plusieurs rituels récemment « inventés » chez les Aborigènes australiens ont été préalablement rêvés par des hommes ou des femmes qui en ont communiqué le contenu à leurs parents, à des proches, à des étrangers, le message reçu s’étendant progressivement jusqu’aux frontières du pays [2].

Méthodologie

Les données présentées ont été recueillies dans divers contextes, lors de rencontres d’informateurs clés et d’entretiens libres et semi-structurés avec de jeunes réfugiés somaliens. Entre le printemps 1993 et l’hiver 1995, nous avons procédé à une série d’entretiens à Montréal et Toronto, puis à une seconde série avec neuf jeunes vivant dans la corne de l’Afrique, principalement à Addis Abeba, Dire Dawa (Éthiopie) et à Hargeisa (Somaliland). Certaines personnes du milieu communautaire ont aussi été consultées à Montréal dans les premiers temps de la recherche. Les entretiens ont été recueillis en somalien, quelques-uns se sont déroulés en français et en anglais [*].
À Addis Abeba, nos rencontres avec les jeunes réfugiés se sont organisées autour d’un important lieu de passage et d’exil pour les Somaliens, connu de tous les taxis de la ville sous le nom amharique de Somale taraa (« quartier des Somalis »). Il s’agit de quatre unités domestiques fondées par la famille Diriye qui, depuis les années quarante, a offert l’hospitalité à nombre de Somaliens dans la capitale éthiopienne.
Nous avons centré nos observations sur les jeunes célibataires de 18 à 30 ans, originaires du nord de la Somalie. Ces derniers constituent, depuis trois ou quatre décennies, un groupe très mobile d’une part en raison de leur rôle traditionnel dans la société pastorale, des parrainages coutumiers qui ont mené plusieurs d’entre eux à la ville pour fréquenter l’école, et d’autre part, en raison de la guerre de l’Ogaden et plus récemment de la crise dans le nord du pays qui ont entraîné tantôt une migration vers Djibouti ou l’étranger, tantôt des migrations de main-d’œuvre vers les pays du Golfe.
L’agropastoralisme est pratiqué dans l’ensemble du pays, avec une prédominance du passtoralisme dans le Nord ou Somaliland, lequel est occupé en majorité par les membres du clan Isaaq. Avec l’arrivée au pouvoir de Siad Barre en 1969, le Nord, jouissant d’une relative prospérité, ne tarda pas à souffrir de la concentration des investissements dans le Sud et d’une violente période de répression qui se termina dans l’horreur, avec la guerre civile de 1988. La grande instabilité qu’a connue la région sous le régime de Barre, et ce, dès la guerre de l’Ogaden en 1977, a amené les Isaaq à développer des réseaux de migrants considérables en Occident, dans les pays de la corne, ainsi que dans les pays arabes.
Au cours de cette période, la tradition migratoire au sein de cette société s’est perpétuée tout en se modifiant, conservant les attentes spécifiques à l’égard de ses jeunes hommes, liées tantôt au contexte pastoral, tantôt au contexte de crise puis de guerre civile qui a fait d’eux des cibles de choix, étant donné leur rôle potentiel au sein de la guérilla ou leur statut d’étudiants [**].

8C’est en nous fondant sur ces prémisses empruntées à Tedlock et à Poirier – le lien entre le mythe et le rêve, et la nécessaire fonction sociale du rêve – que nous abordons la question du rêve chez les jeunes Somaliens engagés dans un processus de migration. Ce rêve partagé, stratégie collective d’apprivoisement du mythe, leur permet en effet de faire face à la longue attente imposée par les contraintes administratives, familiales et d’autre nature, associées à toute migration. Cependant, dans cette expérience, la puissance d’évocation intellectuelle et affective est telle que le rêve collectif que l’on construit ensemble dans le partage des récits peut conduire certains à perdre le contact avec la réalité et à présenter des problèmes psychiques.

9Par ailleurs, les anthropologues notent que les notions de rêve et de voyage sont assez universellement liées [Roseman, 1994]. Chez les Zunis, le rêve est accompli par un segment de soi qui voyage en dehors du corps et qui fait des expériences dans des lieux et événements passés, distants ou futurs [Tedlock, 1994]. Gillison [1994] indique que le processus onirique permet de prendre congé de soi, de se rassembler à nouveau, de recréer la vie comme une entité hors du temps. Le dernier voyage serait la mort, une espèce de rêve permanent, d’où l’esprit ne revient pas. Rêve, voyage et maîtrise du temps seraient donc associés, allant parfois jusqu’à se fondre dans le désir collectif d’immortalité comme le suggère Mauss [1950].

Tradition migratoire et mythe de départ

10Le mythe de départ chez les jeunes Somaliens du Nord se fonde sur plusieurs piliers dont trois méritent un examen plus approfondi. Le premier s’organise autour de la place et du rôle que le voyage a toujours représenté dans cette société. Comme nous l’avons évoqué, au niveau personnel le voyage est vu comme une source irremplaçable d’expérience et de maturité, une forme de rite de passage offrant, momentanément, la possibilité d’accéder à un groupe d’âge plus vieux :

11

« Quand un jeune revient d’un grand voyage, on lui fait l’honneur de mâcher le qaad[3] avec les plus âgés malgré son statut. On lui donne un laissez-passer occasionnel, le temps d’échanger sur les réalités d’ailleurs, puis, après deux ou trois jours, il va retrouver ses amis [4]. »

12Sur le plan collectif, le voyage fournit les informations et les perspectives qui permettent le développement économique de la communauté : du repérage des points d’eau et des pâturages, à la connaissance des pays d’accueil les plus susceptibles de fournir éducation et conditions socioéconomiques favorables. Celui qui voyage est porteur d’attentes importantes, à la mesure de ce qui a été investi par l’entourage dans son voyage. L’exploration hier des territoires pastoraux et aujourd’hui de pays étrangers est associée à la débrouillardise. Selon la tradition et tel que le prévoit la pratique du sahan (voyage de reconnaissance précédant la transhumance), on part pour revenir avec quelque chose : pâturages en réserve, provisions, argent aussi bien que diplômes en main. Celui qui effectue le safar (voyage), pour s’approvisionner à la ville, comme à l’étranger, doit distribuer ce qu’il rapporte à ses proches. Revenir les mains vides n’est pas concevable.

13Le deuxième pilier du mythe de départ se met en place autour du projet collectif d’un même qeyr [Gagné, 1997]. Ce terme arabe d’usage commun désigne un ensemble d’individus d’un groupe d’âge, qui partagent les mêmes aspirations, dans un contexte précis. Il correspond plus ou moins au terme génération, mais l’intervalle de temps entre chaque qeyr est plus court [5]. Le qeyr (ou fil, en somali) est composé d’individus se regroupant en petites cellules de relations entre pairs, globalement structurées sur l’âge. On utilise le terme filsan, pour parler de celui dont la maturité, l’âge structurel, est conforme à son fil (san, litt. bon, en somalien). Ceux qui appartiennent à un groupe ainsi défini essayent d’atteindre les aspirations de celui-ci, ils « obéissent » ou répondent aux sentiments et désirs collectifs du groupe qui leur dicte un projet de vie correspondant à une conjoncture particulière, par exemple : immigrer en Occident, en raison de la répression et de la guerre. Un tel projet personnel de migration ne peut prendre place que dans le cadre du projet collectif.

14Dans chaque couche ou tranche de qeyr, on retrouve plusieurs cellules de relations de pairs qui essayent de réaliser par tous les moyens les projets du groupe. La grande perméabilité de ces cellules assure une communication intense et rapide entre elles. Ce qui s’amorce au niveau d’une cellule peut rapidement atteindre l’ensemble des cellules de la tranche d’âge. Dès lors, pour être à la hauteur des exploits des compagnons de qeyr, tous les jeunes vont tenter de réaliser ce que prescrit l’aspiration collective. Même si d’autres sources d’informations leur laissent entrevoir les limites ou les difficultés du projet, ce dernier va dominer la prise de décision dans leur vie. La pression sociale importante qui s’exerce sur eux pour qu’ils souscrivent au projet collectif se reflète dans de nombreuses expressions populaires. Pour fouetter l’ardeur juvénile, les personnes âgées utilisent la formule qeyrkaa baad ka hadhey. « Tu es resté derrière ceux de ton qeyr. » Qeyrkaa ka haadh, s’adressant aux jeunes en cas de mauvaise conduite, de manque de respect envers les parents, renferme un message plus réprobateur encore : « Que la malédiction te sépare de ton qeyr ; te traîne derrière ton qeyr. » Poésies et chansons magnifient le qeyr. Taariikhda dunidoo iyadoo isdabataal ninba meel ku tuurtee aniguna tusmeystoo u tabaabushaystey qeyrkay halkuu tagey itaageer Allahay arinteyda kala taal adaa toosinkarayee, cet extrait d’une chanson célèbre de Mahamed Moogue Liibaan est souvent évoqué tant par les jeunes gens que les plus âgés, lors d’épreuves ou de moments difficiles liés à l’exil et au refuge ; il pourrait se traduire comme suit : « L’histoire, en suivant son cours, a jeté chaque homme dans une contrée différente, et moi je m’apprête à aller là où mon qeyr est parti. Aide-moi, Dieu, toi seul peux redresser ma situation qui se désintègre. » Un passage d’une chanson révolutionnaire de l’époque de Siad Barre évoque aussi la force d’attraction des qeyr. Ninki qeyrki loo xirow adougouna so qoyso, « l’homme dont le qeyr s’est fait tondre les cheveux pour aller au front doit se les mouiller et les faire tondre à son tour ».

15Lorsqu’un jeune s’approprie un projet de départ, on dit qu’il le met dans son niyaad. Le troisième pilier se met en place. Dès lors, le projet est profondément ancré en lui et ne peut être simplement abandonné ou oublié. Niyaad renvoie tant à l’esprit qu’au cœur, à la totalité de la personne qui en vient à s’identifier corps et âme à son projet. Ce qui entre dans le niyaad acquiert un statut de croyance profonde et ne peut être arraché sans douleur ou sans risque. En cas d’échec, il faut « calmer le niyaad » et tenter d’en retirer le projet irréalisable, ce qui constitue une entreprise fort difficile où les capacités humaines sont rarement suffisantes.

16L’image des piliers sur lesquels repose le mythe du départ permet d’illustrer à la fois le caractère multiforme du soutien que reçoit le jeune dans la réalisation de son projet migratoire, de même que les lignes de fracture potentielles qui risquent de faire s’effondrer tout l’édifice construit autour du départ. Il nous apparaît important de bien distinguer entre ces piliers dans la mesure où chacun délimite un espace bidirectionnel spécifique, potentiellement positif ou négatif, à la fois bases de soutien dynamique, mais aussi sources de stress ou de conflit lorsque les réalisations ne sont pas à la mesure des attentes. La référence à ces trois piliers permet de situer avec une plus grande précision les racines des problèmes potentiels de santé mentale qui peuvent se manifester chez le jeune migrant. Si le voyage représente pour lui croissance et passage vers un statut social plus élevé (pilier 1), tout échec à ce niveau ne peut que le « figer » dans une position de dépendance qui contredit ses projets de promotion. Par contre, s’il réussit son projet migratoire, mais qu’il ne contribue pas à l’effort collectif de solidarité (pilier 2), il se met en marge et en s’excluant du groupe, il ne peut que s’exposer à de graves problèmes personnels à plus longue échéance. Enfin, dans les cas où il s’est profondément identifié au projet collectif de départ et au mythe qui l’alimente (pilier 3), tout échec ne peut que le fragiliser au niveau des fondements mêmes de son identité.

Vagues migratoires vers les pays étrangers

17Le scénario migratoire de base s’est actualisé différemment selon les époques, particulièrement au cours des dernières années marquées par la guerre. L’envoi des jeunes loin de la famille a toujours été associé à la transhumance. Très tôt, ils commençaient en effet à accompagner les chameliers pour conduire le cheptel vers des pâturages éloignés de leur campement, s’absentant ainsi plusieurs semaines. Aujourd’hui encore, à la saison sèche, on part faire le hergeeline : les jeunes geeljire (chameliers d’expérience), assistés de leurs cadets, parcourent de longues distances en quête de pâturages. Avec la colonisation et l’établissement des premières écoles de type occidental, les parents ont commencé à envoyer certains de leurs enfants, le plus souvent des garçons, chez des parents ou membres la famille élargie, du jilib[6]. Ce système de parrainage coutumier se traduit par une forme d’adoption temporaire de l’enfant ou de tutorat, jusqu’à ce qu’il devienne autonome, termine ses études ou trouve du travail [Gagné, 1997]. Des enfants de 5 à 10 ans se trouvent ainsi pris en charge par le lignage et séparés de leurs géniteurs pendant de longues périodes, pour ne les revoir que lors d’occasions spéciales (vacances, visites, circoncision, deuil…). Beaucoup de familles pastorales ont privilégié cette tradition migratoire impliquant surtout des fils aînés, à la fois comme moyen d’offrir de meilleures perspectives d’avenir à leurs enfants, de diversifier leurs revenus, de s’assurer une assistance à long terme et ainsi amortir les pertes en milieu pastoral. Les nomades veillent ainsi à ce que certains assurent la reproduction du cheptel à la campagne pendant que d’autres fréquentent l’école, mobilisant des parents établis en milieu urbain comme tuteurs de leurs écoliers. Les enfants parrainés conservent des obligations envers leur famille biologique, mais sont aussi liés par un contrat social à leurs nourriciers en ville. Les premières vagues de parrainages coutumiers se limitaient surtout à la Somalie, au Kenya, à l’Ethiopie et au Yémen à l’époque du protectorat britannique ; avec le boum pétrolier des pays du Golfe, les jeunes furent de plus en plus souvent envoyés dans des pays arabes plus éloignés.

18Dès le début des années soixante-dix, ceux qui ne pouvaient trouver du travail en Somalie partaient pour ces pays demandeurs de main-d’œuvre bon marché. Ils s’absentaient quelques années pour gagner de l’argent qu’ils envoyaient régulièrement à la famille restée au pays confrontée à la crise et à la répression. Une fois fortune faite, les émigrés rentraient, et beaucoup s’engageaient dans les activités de l’import-export. Les femmes rêvaient alors de faire la conquête d’un homme qui revenait du Golfe. On les appelait les janalee : « ceux venant du paradis [7] ». Ils rentraient après trois ou quatre ans d’absence, pour se fiancer et rapporter des cadeaux. Parfois ils repartaient. Les pères de familles, dont les enfants et la femme restaient au pays, effectuaient des visites annuelles, arborant à leur retour les signes de la réussite : vêtements, attaché-case, radiocassette… Beaucoup ont acheté un terrain, se sont construit des maisons, ou sont revenus avec des véhicules pour démarrer une affaire et sortir la famille de la misère. Les mères rêvaient d’envoyer leurs fils dans les pays du Golfe. À cette époque, partir pour l’Occident n’avait un sens que pour les intellectuels, et l’on disait de ceux qui s’y risquaient pour d’autres raisons, qu’ils allaient « laver les chiens des Blancs ».

19La considération sociale attachée aux janalee était telle que les jeunes ne juraient que par le Golfe. Cette émigration se fondait sur le soutien apporté par les membres de la famille étendue. Aucune structure d’accueil n’existant dans les pays hôtes, les migrants devaient nécessairement se trouver un parrain sur place pour pouvoir partir. Ce flux migratoire est demeuré important jusqu’en 1983 environ, période qui coïncide avec un ralentissement économique et l’expulsion brutale de milliers de travailleurs étrangers dans le Golfe. Parallèlement, la crise dans le nord de la Somalie et la détérioration de la situation dans la corne en général provoqueront un exode massif de jeunes garçons fuyant la répression et la guerre. N’ayant plus accès aux pays du Golfe, ni à l’éducation et à l’emploi dans les pays de parrainage ancien comme l’Ethiopie ou le Kenya, ces derniers se tournent vers d’autres régions où la communauté entrevoit un avenir possible, loin de la guerre et de la précarité économique.

20L’émigration sous forme de mouvements collectifs vers l’Occident a d’abord touché des jeunes de même qeyr (les garçons d’abord) pour atteindre par la suite, de façon beaucoup moins importante, un qeyr plus âgé (composé surtout de femmes venues retrouver leurs enfants). Le déplacement des flux migratoires a été marqué par la volonté des parents de mettre leurs enfants à l’abri de la guerre et par une modification du statut particulier de l’Occident qui était vu depuis toujours comme un lieu permettant de poursuivre une formation supérieure. On y partait comme étudiant pour revenir avec des diplômes, sans envisager d’y rester. Rares étaient ceux qui partaient dans le but de servir de support financier extérieur à la famille restée au pays. Dans l’esprit des aînés, l’Occident était, et est encore, considéré comme un monde à la culture et à la religion radicalement opposées à leur culture et religion propres. Les voyageurs en partance vers ces pays sont mis en garde face au risque de compromettre leur identité en tant que Somalien et musulman.

21L’exode vers l’Occident s’est rapidement restructuré en empruntant les formes du parrainage coutumier. Avant de se trouver à destination dans un pays occidental, les jeunes réfugiés se retrouvent le plus souvent en transit, dans un pays tiers. C’est au cours de cette étape que vont s’établir des réseaux très serrés entre les candidats à l’émigration, de même qu’avec ceux qui ont déjà émigré. Les connexions entre individus, partant du cercle de parents comme du cercle de pairs, sous-tendent des réseaux de solidarité sur lesquels prend appui le projet migratoire. Elles donnent lieu à des échanges de services et des ententes tacites et contractuelles, à partir desquelles les jeunes s’assurent d’un soutien à la fois financier, logistique, moral et matériel durant les étapes intermédiaires de la migration. Recherche de papiers, hébergement et nourriture, argent de poche, services de toutes sortes, échanges d’habits et surtout circulation de l’information, renvoient à des stratégies clés du processus migratoire.

22Dans les pays de transit, la vie s’organise autour des ambassades, des aéroports, de l’achat des billets d’avion, et du passage des entretiens de sélection. C’est le moment décisif de l’immigration-événement et l’individu doit faire appel à son sens de la débrouillardise, mais aussi à ses liens familiaux externes (à l’étranger) et internes (pays de la Corne) et à ses relations de pairs. Cette période constitue un moment de stress important en raison de la situation précaire du jeune sur les plans physique, sanitaire et mental. Dans cet espace, celui qui a réussi et celui qui a échoué vont se côtoyer. Les limites entre vivre et « partir pour la gloire », ou se laisser ronger par la défaite jusqu’à sombrer éventuellement dans la folie vont se dessiner. Le retour en arrière vers le pays d’origine sera associé à la défaite, et le départ et l’initiation à l’inconnu associés à la réussite.

23En cas d’échec, si la personne était connue comme ayant certains défauts, son entourage va avoir tendance à lui en faire porter la responsabilité : « Il était trop mou, trop faible… il était voué à ça. » Ce jugement constitue une critique personnelle très dure pour l’estime de soi et la dignité du jeune. Si au contraire le candidat malheureux est perçu comme débrouillard et fort, on parle plutôt de malchance : « C’est Allah qui l’a voulu ainsi. » L’échec répété peut être interprété comme provenant de forces surnaturelles, on dira alors : wa lahista, « ils le tiennent ». On conseille alors de faire des offrandes, ziyaro, auprès d’un sheikh influent du lignage, ou aux esprits des sheikhs morts, en égorgeant un mouton, en lisant le Coran en présence de plusieurs personnes. Si le jeune n’écoute pas les conseils de ses aînés, ou vit des conflits avec ses parents, on évoque alors la malédiction des parents (inkar[8]). Dans le contexte actuel et suite à l’exode massif de gens qui ont fui la guerre, les parents sont jugés sur leur capacité de faire émigrer leurs enfants, leurs proches en dehors des frontières du pays.

24La pression sociale en vue de réaliser le voyage est souvent exercée sur un parrain potentiel résidant à l’extérieur. La notion centrale dans ce choix est celle d’antériorité. La force des pressions exercées sur ce dernier sera à la mesure de l’expérience qu’on lui reconnaît en fonction de l’ancienneté de son établissement dans le pays d’accueil. Plus son immigration est ancienne, plus l’expérience doit être mise au profit du parrainage.

25L’exploration du terrain et de ses opportunités est vitale pour le nomade ; son entourage attend en quelque sorte la même chose de l’immigré : qu’il ait domestiqué l’endroit qu’il a exploré, qu’il connaisse à fond le nouvel environnement. Les premiers se doivent d’être mieux équipés que les autres. Ils ont acquis une expérience qui leur confère de plus lourdes obligations. L’expérience qui provient du voyage (wayo’arag) doit pouvoir être partagée, de manière à en faire profiter l’entourage. Un expatrié comptant plusieurs années à l’étranger qui n’est pas en mesure de faire quelque chose pour les siens risque d’être mal vu, aussi longtemps tout au moins que les conditions de vie dans le pays d’origine restent marquées par l’insécurité et la guerre.

26Les jeunes réfugiés en situation indéfinie de transit, qui s’enlisent dans l’attente, sont dépendants de l’aide familiale dans la ville de départ et à l’étranger. Les quelques familles qui résident à Addis-Abeba en permanence participent à une redistribution parcimonieuse de l’argent provenant de l’extérieur et de leur travail, en offrant l’hospitalité aux réfugiés. Ces derniers peuvent aussi recevoir directement de l’argent de parents émigrés, particulièrement si ces derniers ont contracté des dettes de services envers leurs familles.

27La réalisation du départ crée entre les membres du qeyr une forte complicité, qui permet de dépasser partiellement les clivages familiaux et les querelles claniques, jusqu’à l’arrivée dans le pays d’accueil. Une fois l’insécurité de l’émigration résolue, les liens redeviennent souvent plus sélectifs et intimes, s’établissant alors préférentiellement entre jeunes de la même localité ou autour de relations établies à l’école. Dès l’arrivée dans le pays de transit, toutes les énergies sont tournées vers le départ. Fréquemment cependant, en dépit des efforts, l’attente se prolonge et peut durer plusieurs années. Les démarches auprès des instances officielles des pays d’immigration accaparent de plus en plus les jeunes et la confrontation quotidienne avec les réussites et les échecs entretient tour à tour espoirs et désespoirs. Pour survivre à ce climat d’incertitude, qui est d’autant plus angoissant que le statut et l’avenir de l’individu et de sa famille en dépendent, l’élaboration de scénarios complexes de départ, partagés lors de séances collectives de rêveries diurnes organisées autour de la consommation du qaad vont peu à peu occuper une place centrale dans la vie quotidienne des jeunes.

Le marché de l’information et la quête du qaad

28Durant cette période d’attente, le quotidien du jeune tourne essentiellement autour de la mise en place des conditions favorables à la réalisation du départ, à la fois réel et imaginaire, et s’organise autour des deux axes structurants : la quête continue d’informations et les séances collectives de qaad[9]. Dans la matinée, le jeune ira à la rencontre de ses pairs, un lieu convenu par le groupe. Une fois réunis, ils discutent de leur projet commun de départ et des événements du jour. Ils se dirigent ensuite vers le centre-ville en quête des derniers renseignements provenant de sources et de lieux très diversifiés. À Addis Abeba, ce « marché de l’information » somalien interclanique est situé à côté des agences de voyages. Chaque matin, ce lieu fréquenté par les jeunes réfugiés peut regrouper jusqu’à deux cents personnes. Après avoir obtenu les dernières nouvelles, ces jeunes, souvent deux par deux, se mettent à la recherche du qaad. Ils organisent leur stratégie de collecte. Le shahath est une forme de redistribution qu’on peut retrouver dans divers contextes. Quelqu’un qui est de retour après une longue absence doit prévoir le shahath pour ses parents proches, tandis que ces derniers assurent à leur tour une seconde redistribution. Celui qui possède un travail en ville est continuellement amené à offrir le shahath.

29Cette pratique exprime l’éthique de solidarité et d’équité qui sous-tend la dynamique des groupes d’âge, à l’image de ce qu’on trouve plus largement à l’échelle de la société somalienne. Dans le cas des jeunes réfugiés, le shahath, qui s’organise selon un calendrier mémorisé et prédéterminé, permet de faire le tour des donneurs potentiels. Ces derniers sont reliés aux jeunes via leur arbre généalogique, leur groupe de pairs ou les amis de la famille avec qui les parents ont contracté des dettes de services. Le jeune élabore sa stratégie de manière à ne pas importuner ses donneurs en revenant de manière trop répétitive. Par exemple, après les périodes de paies de chacun de ses donneurs, il établit un cycle de collecte qui s’étend sur un mois. Il se renseigne sur les transactions d’argent et les mouvements de personnes arrivant de l’étranger. Si le parent d’un ami qui lui doit le qaad arrive du Canada, il se tiendra à ses côtés pour le « taxer » une fois que ce dernier aura réalisé son shahath. Les proches du voyageur subissent une sorte de harcèlement de la part des parents éloignés, qui les utilisent comme intermédiaires pour soutirer un peu d’argent à l’arrivant [10].

30Pour le jeune réfugié en ville, un des principaux soucis de la journée consiste à se procurer le lot de qaad qui lui permettra de passer l’après-midi en compagnie de son groupe de pairs, ou d’écouter les récits du voyageur venu de l’étranger. Comme il ne travaille pas, que le gîte et la nourriture sont assurés par des parents, le shahath et le marché de l’information sont les activités centrales de sa matinée. Celui qui n’a pas sa botte de qaad ne peut passer l’après-midi avec ses camarades. On dit qu’il casse le mirghan, l’euphorie du qaad. Ne lui reste alors comme possibilité que la sieste, ou rester auprès des femmes et des enfants, situation humiliante pour celui qui se trouve ainsi séparé de ses pairs.

31La séance de qaad commence vers 13 heures après le repas du midi et se termine vers 20 heures. L’euphorie peut se prolonger tard dans la nuit, selon le contexte. On consomme entre membres d’une même tranche d’âge, assis par terre en s’appuyant sur des coussins, dans une chambre prévue à cet effet. Celui qui a de l’argent achète deux paquets de cigarettes (une de marque de prestige, de préférence), une bouteille de Coca-Cola ou d’eau minérale. Le thé ne manque jamais. La séance est accompagnée d’accessoires favorisant une atmosphère propice à la montée du mirghan : on brûle de l’encens, on met de la musique somalienne entrecoupée par les nouvelles de la BBC. Le qaad, héros éternel, symbole de prospérité, est placé devant soi, enveloppé d’une serviette humide. Chacun évalue son butin et se fait un plan de consommation pour ne pas se trouver à court avant 20 heures. Celui qui n’a pu se procurer une dose généreuse retarde le début de la prise et bavarde en attendant le moment propice.

32Ali Moussa Iye nous offre une description de ces moments sacrés dans la journée du jeune Somalien :

33

« Dès les premiers effets, l’euphorie khatique libère chacun de ses entraves. Les dialogues se croisent, les monologues s’entrechoquent et les échanges sont à la mesure des frustrations de chacun… 17 heures. Tous les cerveaux sont en effervescence. L’imagination est à sa vitesse de croisière. C’est le moment où les projets les plus fous sont élaborés, où la réalité politique ou sociale est passée au crible de la critique débordante. La libération des esprits s’accompagne d’une libération du verbe. Certains se révèlent à eux-mêmes, d’autres des vérités enfin révélées. Bref, sous chaque crâne, des tempêtes se lèvent, provoquent des tourbillons ».
[Moussa Iyé, 1987]

34Sous l’effet de la plante, les jeunes échangent les informations recueillies durant la matinée. Chacun expose ce qu’il a appris ou ce qu’il fera. Le projet du départ acquiert un caractère de réalité. Tout est subitement limpide, le moral est au plus haut. Grâce à l’euphorie khatique, on vogue entre la réalité et le rêve, chevauchant la mince frontière qui sépare les deux mondes. On trinque avec le rêve. Pas question alors d’évoquer les difficultés, l’attente, l’incertitude.

35Puis vient l’heure du retour aux frontières de la réalité, comme après une longue fièvre. Un silence de mort règne parmi les mâcheurs. C’est la phase d’abattement, le moment où chacun doit à nouveau faire face à la réalité. On planifie la manière dont on va se défaire du mirghan. Les plans élaborés vers 17 heures et les certitudes s’évaporent. L’angoisse revient, le silence se fait et la discussion enflammée se transforme en monologue interne.

36Tard dans la soirée, le besoin de bouger refait surface et les jeunes entreprennent une longue marche dans les rues obscures pour « tuer le mirghan ». Personne ne parle. Ils marchent longtemps, sans véritable destination, juste pour se fatiguer et tromper l’insomnie provoquée par le qaad. Jour après jour, le rituel se répète. Plus l’attente se prolonge, plus le jeune assiste aux départs répétés de membres de son qeyr. Un sentiment d’échec et d’isolement s’installe. Pour contrer cette impression, le candidat au départ se met à mâcher plus régulièrement le qaad. Le voyage se transforme en obsession, le projet s’enracine encore plus profondément dans le nyaad. Le retour en arrière devient impossible.

37À force de mâcher le qaad dans un contexte où des éléments de réalité de plus en plus ténus se mêlent à une conscience grandissante de l’échec, il peut arriver qu’un jeune se réveille en tenant, à haute voix, un monologue avec lui-même, sans se soucier de l’environnement. Le corps est là, mais le mental « s’absente » de plus en plus. C’est là que commence la folie pour les Somaliens. Il est alors étiqueté wuu dhaqaqey, « il a bougé, il est parti, il s’est éloigné ». Il vient de réaliser mentalement le départ tant attendu, il sombre dans le rêve.

38Tous ne vivent pas de la même façon la pression du départ et le projet du qeyr, ou les échecs répétés. Des caractéristiques personnelles et collectives interviennent pour déterminer les issues possibles, de la migration à la folie. Voici, à titre d’exemple, l’histoire d’Ali, le plus jeune garçon d’une famille de sept enfants. Ses frères et sœurs sont en Europe, au Canada et aux États-Unis. Il est le seul à se trouver encore en Afrique, avec l’aîné qui travaille à Djibouti. Ali possède donc un noyau de parents qui peuvent le faire immigrer. Une sœur a élaboré un premier plan pour le faire venir aux États-Unis en passant par le Sénégal. Après un an d’attente, il parvient à se rendre à Dakar chez un frère. Il y attend encore un an, puis le plan initial échoue. Son frère décide alors de le renvoyer en Éthiopie chez sa mère. À partir de ce moment-là, Ali a refusé de poursuivre l’école. Il ne pensait plus qu’au départ.

39De retour au pays, c’est la crise. Sa mère inquiète contacte ses sœurs et des parents au Canada. Après deux ans d’attente et un refus du Canada, Ali est de nouveau entré en crise et a menacé de disparaître dans la nature sans laisser de trace. Durant cette période, il a appris à consommer du qaad presque quotidiennement pour supporter l’attente. Ne travaillant pas, il harcèle constamment sa mère malade, avant que ses parents en Amérique ne lui envoient de l’argent pour sa consommation, ainsi que des vêtements. Ali peut ainsi mener grand train : boîtes de nuit, cinéma, qaad, vêtements à la mode… Chaque fois qu’une personne part pour l’Éthiopie, la famille d’Ali lui fait parvenir argent et vêtements. Ali est en position d’exiger et de tenir tête aux aînés qui n’arrivent pas à le faire émigrer. Deux autres plans vont échouer. Chaque échec entraîne une crise demandant la construction d’un nouveau rêve qui lui redonne un peu d’espoir. Ali vit aujourd’hui en Angleterre, en attente de statut, et consomme toujours le qaad qui arrive tous les jours en avion du Kenya.

40L’histoire de Yonis indique, quant à elle, que le jeune peut aussi s’enliser dans le rêve. Né à Hargeisa, Yonis doit quitter la ville en 1988 quand la guerre éclate. Il fuit vers Djibouti où il passe cinq ans dans l’attente d’une occasion de partir vers les pays du Golfe. Ses démarches n’aboutissant à rien, il part pour Addis Abeba. Avant d’y arriver, son entourage le trouvait déjà très fatigué, éprouvé, découragé. Ceux qui le côtoyaient disaient ne plus le reconnaître.

41Une sœur à l’étranger lui permet d’alimenter le projet de départ à partir de l’Éthiopie. Elle lui envoie un peu d’argent qu’il utilise pour acheter du qaad. Il doit par ailleurs quêter auprès de ses amis pour subsister. Il assiste au départ progressif de tous ceux de son groupe. Après un dernier échec, il décide de partir se refaire des forces dans la famille à Hargeisa. Des amis se cotisent pour lui faciliter le voyage. On raconte qu’avec l’argent, il a acheté du qaad, beaucoup de qaad, et qu’il n’a pas dormi pendant une semaine. Arrivé à Dire Dawa chez son oncle maternel, il a commencé à perdre le contact avec la réalité. Il disait sans cesse vouloir repartir à Djibouti et insistait pour qu’on lui paye le train. Il voulait également retourner à Addis-Abeba, mais semblait confus et hors de lui. Devant les efforts de l’entourage pour le calmer, il s’enfuit et marche soixante kilomètres, avant que son oncle ne le retrouve trois jours plus tard en état de choc le long de la ligne du chemin de fer Djibouti-Dire Dawa-Addis-Abeba. Son état s’était aggravé, il ne savait plus ce qu’il disait, il était obsédé par une seule chose : partir ! Il n’était plus question pour lui de retourner à Hargeisa.

42Vu son état, l’oncle décide de l’enchaîner jusqu’à la fin du ramadan, pendant environ deux semaines. Il n’était pas maltraité, ni isolé, il passait ses journées au milieu des autres, faisait sa toilette aussi souvent que la prière l’exige… Il semblait si calme et cohérent qu’on se demandait pourquoi l’entraver comme un animal. Cependant, à la moindre évocation d’un départ autour de lui, il s’agitait et son discours devenait incohérent. Il répétait sans cesse que sa vie et celle du voyageur sont « liées » et qu’il devait absolument le suivre. Aux dires de l’entourage, « ce qui le met dans un tel état, c’est que tous les jeunes de sa génération sont partis ». On dit alors qu’« il a bougé », qu’« il est parti ». Si on l’attache, c’est de peur que son corps ne suive sa tête « malade ». On craint que l’esprit malade puisse mettre la personne dans une situation dangereuse, jusqu’à l’exposer à la mort. Les Somaliens considèrent que dans l’état de folie, le corps et l’esprit sont séparés. Dans la mesure où on ne peut rien faire pour l’esprit, on s’occupe du corps qui doit être contenu. Dans sa folie, Yonis ne décroche pas pour autant du rêve, au contraire il essaie de le réaliser d’une autre manière, plus excessive. Perdu dans son rêve, il devient inaccessible au reste de la communauté.

Wuu luumaye ou « s’égarer dans le rêve »

43L’inscription du rêve dans le nyaad, alimenté jour après jour dans l’attente par le partage des images oniriques sous l’effet du qaad, permet d’abolir le temps et de mobiliser toutes les énergies vers la réalisation du projet du qeyr qui est énoncé dans le mythe de départ clivé. La communauté, le lignage, les groupes de pairs sont mobilisés dans la mise en œuvre du projet et dans le maintien du rêve. Après le départ, il y a inversion des pressions et le jeune est désormais mis en position d’être redevable de ce qu’il a reçu. Mais le rêve n’est pas sans risque et ceux qui ne peuvent, par manque de ressources, réaliser le départ ont accès à l’autre face du mythe, « laver le chien du Blanc », qui évoque la discrimination, l’humiliation et la misère des réfugiés dans les pays occidentaux.

44Le « rêve voyage » peut se prolonger dans un « rêve folie » qui est vu comme le départ de l’esprit : wuu dhaqaqey, « il a bougé », wuu socdey, « il est parti ». À ce stade, la maladie est encore perçue comme guérissable. Les principes de la cure sont semblables à ceux des cas de possession par les zar. Les guérisseurs interrogent l’esprit possesseur, en quête des causes du malheur. Le zar exprime ses désirs par le truchement de la personne et s’engage à sortir de celle-ci une fois ces vœux réalisés. Au Somaliland, on dit que le zar « n’attaque pas les hommes, parce qu’il ne les aime pas ». Les choses se passent comme s’il se mettait au service des désirs que la femme ne peut réaliser par les moyens à sa disposition. Au travers de la possession, s’opère une inversion de la pression sociale : le mari devient l’objet de pression et est tenu responsable de la guérison ou de l’enlisement de sa femme dans la folie. Dans le cas des jeunes qui deviennent « fous » de ne pouvoir réaliser leur projet migratoire, leur folie déplace la pression qu’ils subissent et accentue celle qui s’exerce sur le réseau des parents et amis susceptibles de les aider à immigrer.

45L’enlisement dans le rêve provoque donc une double inversion : la métamorphose que devait opérer le voyage, transformer le jeune en homme mûr ayant de l’expérience, survient en sens inverse en transformant le jeune réfugié en irresponsable qui doit être pris en charge. La situation de double contrainte dans laquelle se trouve pris le jeune, coincé entre l’exigence de réaliser le projet de son qeyr et le blocage des instances migratoires internationales, se reporte sur ses parents et la société qui deviennent responsables de la réalisation du projet, condition nécessaire pour éviter l’aggravation de l’état mental du jeune. Comme l’esprit a quitté l’individu parce que le voyage tardait à se réaliser, on va tenter d’organiser un voyage qui permettrait le retour de l’esprit au travers de la réalisation de son désir, tout en essayant de ramener le jeune hors du rêve, en arrêtant la consommation de qaad, et en limitant ainsi les contacts avec son groupe de pairs. Dès lors, deux évolutions sont possibles. Comme dans le cas de la possession, qui représente un éventail très large de problèmes [Lewis, 1971 ; Pelizzari, 1997], on peut évoluer soit vers la guérison, lorsqu’il y a libération des esprits, soit vers la folie profonde, maraduu tuuray : « il a jeté ses habits ». Si le voyage se réalise, ou si l’on arrive à en extirper le projet du nyaad du jeune, la guérison est envisageable, mais l’évolution vers une maladie plus grave et permanente reste présente et poursuit la personne même après son rétablissement, comme dans le cas de Yonis.

46Une fois partis, les jeunes réfugiés portent tout le poids des attentes dont ils sont les dépositaires, les dettes des services contractés durant la migration. Le départ est intimement lié au retour. « Revenir de l’Occident avec toutes ses dents », c’est-à-dire sans être un drogué, un alcoolique, un acculturé, revenir avec l’intégrité de son bagage culturel, mais en ayant aussi gagné quelque chose : un diplôme, de l’argent, la possibilité d’émigration pour d’autres…, telle est l’exigence.

47Face à la difficile réalité de l’exil, nombreux sont ceux qui se retrouvent confrontés à l’échec après avoir réussi le saut migratoire. Cet échec demande de faire le deuil du rêve, ce qui n’est pas facile et constitue parfois à ce stade une stratégie inacceptable. Plusieurs alternatives s’ouvrent alors. Certains alimentent le rêve en créant l’illusion de la réussite auprès de leurs proches restés au pays. Même si les informations sur la misère vécue dans le pays d’accueil sont souvent connues de tous les réseaux somaliens, on pourra toujours faire semblant d’y croire D’autres préfèrent l’inactivité et l’exil à un retour les mains vides. On parle d’eux comme de ceux qui « dorment », wey hurdan. D’autres encore vont essayer de se libérer du poids des attentes en s’éloignant de leur culture et des obligations contractuelles qui y sont liées.

Une éthique du don et de la dette

48Tout au long de l’itinéraire de la migration, et surtout durant l’étape intermédiaire de transition, les réseaux d’échange de dons s’organisent en une spirale complexe où l’obligation de donner fonde le droit de recevoir et la nécessité de rendre. La dynamique de la triple prescription : donner, recevoir et rendre, mise en évidence par Mauss [1950], se retrouve de manière paradigmatique dans la société somalienne qui impose des règles incontournables de solidarité entre des personnes partageant un même sang ou un même groupe d’âge. L’éthique du don apparaît en effet centrale à la vie quotidienne des Somaliens qui sont constamment débiteurs et inscrits dans un réseau d’obligations réciproques qui fonctionne sur la base de la dette jamais effaçable, transmissible d’une génération à l’autre.

49Il faut rendre non selon la comptabilité marchande mais à la mesure des « moyens » dont la personne dispose ou du pouvoir acquis grâce aux relations qu’elle aura tissées pour bâtir son crédit social. La restitution peut suivre des itinéraires sinueux, être décalée dans le temps ou se faire via des intermédiaires ; l’obligation est cependant toujours là et le retour attendu, fût-il reporté à une génération ultérieure. L’impossibilité à rendre ou le refus de recevoir le don désolidarisent la personne de son groupe d’appartenance et la fragilisent. En sortant du cercle des échanges, elle perd en effet l’espace de protection constitué par la famille et le groupe d’âge, ce qui conduit à l’isoler et à la rendre vulnérable face aux problèmes qui se posent à elle.

50Les dons, ici comme ailleurs, ont surtout tendance à se mettre en place dans les espaces transitionnels, les zones liminales que sont les passages dans le cycle de vie (naissance, mariage, mort) ou lors de changements de statut chez les personnes [Van Gennep, 1909]. Dans ces occasions, sans doute visent-ils à exorciser le danger inhérent au passage : le don rapproche en effet ceux et celles qui se séparent, comme autant de rappels des liens essentiels ; il domestique les passages où se croisent du connu et de l’inconnu, et enfin il injecte un surplus de sens dans les creux, les vides que sont les espaces de liminalité. Lorsque le passage tarde à se faire vers la réintégration dans un nouveau statut, la personne risque de se mettre à dériver, à errer, comme si elle avait perdu les balises qui l’avaient jusque-là guidée.

51On peut penser que les situations d’Ali et de Yonis se comprennent plus aisément lorsqu’on les lit en référence à la notion de dette : il arrive en effet que le jeune migrant se sente emprisonné dans un réseau d’obligations auquel il ne peut plus faire face et la liminalité sans fin qu’il doit souvent affronter l’inscrit dans un surplace qui contredit le mouvement même initié par le projet du départ. La conjonction d’une longue transition paralysante à une situation de désolidarisation d’avec le groupe ne peut que menacer gravement sa santé mentale. Un Somalien qui se détourne de son arbre généalogique et de son groupe de pairs le fait à ses risques. Il sera perçu par la communauté comme étant perdu, wuu luumaye ou wuu baaba’ay, « il s’est égaré ».

52Le voyage pour le jeune Somalien est un passage tellement inscrit dans un tissu social qui utilise l’espace géographique comme un continuum, qu’il n’intègre qu’avec difficulté la notion de frontière. Trois niveaux de frontières se superposent dans le parcours migratoire : la frontière géographique entre le pays d’origine et le pays hôte, la frontière entre le réel et l’imaginaire, la frontière entre le monde intérieur et la réalité extérieure.

53La distinction entre ce qui appartient au monde de l’imaginaire et la réalité varie d’une société à l’autre [Al-Issa, 1995]. Les cultures occidentales ont tendance à considérer l’illusion et les phénomènes hallucinatoires de façon négative, en leur attribuant une valeur pathologique. Heilbrun [1993] suggère que la plus ou moins grande familiarité des personnes avec leur monde intérieur influence directement le degré de reconnaissance des divers phénomènes de la pensée comme appartenant à la personne ou provenant de l’extérieur. L’attribution de ces phénomènes à des instances externes ou à une psychopathologie est habituellement associée à une augmentation de l’anxiété.

54D’après Devereux [1965], dans la plupart des sociétés non occidentales, le rêve est consubstantiel à la réalité. Il attribue aux Grecs la première distinction claire entre le réel et l’imaginaire et souligne combien le dévoilement de la différence entre le rêve et la réalité fut douloureux et comment ils mirent en place des stratégies permettant d’échapper à cette prise de conscience trop difficile. Devereux décrit les sociétés occidentales modernes comme schizophrènes en partie à cause de l’écart qui existe entre la prétention publique de distinguer le réel de l’imaginaire et l’impossibilité pour l’individu d’effectuer un tel clivage.

55Disparaître, échapper au clan et au rêve devient très difficile en l’absence de réelles frontières. À l’absence de frontières internes, va alors se substituer une frontière étrangère, non géographique. L’emprunt à la psychopathologie occidentale permet de rejeter simultanément le clan et le rêve sans avoir à en faire le deuil. Nathan [1988] mentionne que lors de la migration, la disposition verticale de la métaphore topique (inconscient : dessous enfoui) se transforme en métaphore horizontale (inconscient : là-bas, pays d’origine), ce qui permet l’instauration de défenses qui sont plus de l’ordre du clivage que du refoulement. « Je n’ignore pas l’existence de ma culture d’origine, mais tout ce qui s’y rapporte me dégoûte. » Un clivage qui peut avoir une valeur de frontière et permettre d’échapper partiellement à une logique nomade… tout en la conservant intacte.

56Dans la littérature épidémiologique relative aux éléments qui fragilisent ou qui protègent les migrants, on met en avant l’importance du soutien social et des règles d’échange, mais le rêve est rarement mentionné. On retrouve des écrits au sujet du rôle des attentes face au pays hôte et à la migration et à leur déception éventuelle. Brown et Harris [1989] introduisent, pour leur part, l’idée que la perte d’un rêve est un événement de vie important quoique trop souvent négligé dans l’étude d’autres contextes que le contexte migratoire. Les observations sur le rôle du rêve dans le processus migratoire chez les jeunes Somaliens invitent à repenser la place du rêve dans tout processus migratoire comme à la fois soutenant et enveloppant et, simultanément, potentiellement emprisonnant ou étouffant. Les frontières entre le rêve et la réalité, établies et tout de suite transgressées par la rationalité grecque, répondent en écho aux frontières géographiques, contraintes bousculées et remodelées par l’imaginaire des migrants.

Notes

  • [*]
    Équipe de psychiatrie transculturelle, hôpital de Montréal pour enfants, McGill University, Montréal, Canada.
  • [**]
    Formateur en éducation interculturelle, Montréal.
  • [***]
    Anthropologue, Montréal.
  • [****]
    Département d’anthropologie, université de Montréal.
  • [1]
    Pour des fins pratiques, le terme « Somalien » se réfère dans cet article à l’ensemble des populations provenant non seulement de la Somalie, mais aussi d’autres régions de la corne où ils vivent et forment six grands ensembles de clan, dont les Isaaq constituent l’un des plus importants après les Darood.
  • [2]
    Lors des grandes assemblées qui regroupent des familles aborigènes ayant parcouru souvent des milliers de kilomètres sur des camions mal en point, le rituel qui fut rêvé est collectivement exécuté et, en quelque sorte, officiellement intégré au répertoire du groupe. Le rêve constitue ainsi chez ces populations un des espaces principaux du renouvellement de la vie rituelle collective.
  • [3]
    Graphie somali pour khât.
  • [4]
    Témoignage d’un jeune Somalien vivant à Montréal récemment retourné en visite au pays après une dizaine d’années d’exil.
  • [5]
    Nous parlons de groupe d’âge et non de classe d’âge, catégorie qui possède, dans la littérature anthropologique, une définition fort débattue mais néanmoins de plus en plus précise quant aux critères d’inclusion. Anne-Marie Peatrik en dégage six : « I. les classes se suivent selon un ordre préétabli ; II. tout homme doit être inclus dans une classe ; III. une règle négative instaure un écart minimum entre la classe d’un père et celle(s) de ses fils ; IV. un principe, de nature statistique, assigne une place à ses fils ; V. une seule classe à la fois est recrutée ; VI. celle-ci l’est quand la classe alternée supérieure arrive à l’échelon ad hoc » [Peatrick, 1999 : 77]. Le qeyr ne satisfait pas à certains de ces principes.
  • [6]
    Concept central dans l’organisation sociale des Somali, le jilib qui, dans son sens premier, se traduit par « genou », correspond le plus souvent au niveau de lignage où les liens de solidarité s’« articulent » entre agnats, où le degré de mobilisation est à son plus fort ; que ce soit dans le cadre de solidarités constituées autour de parrainages coutumiers, du paiement d’un billet d’avion pour le réfugié, du paiement d’une dette de service ou encore d’une dette de sang dans le cas d’un homicide… Moussa Iyé [1988], dans son étude sur le xeer Issa, se penche également sur ce concept.
  • [7]
    Ce terme a été exclusivement employé à l’époque de l’émigration des travailleurs vers l’Arabie Saoudite, le Koweït et les Émirats arabes unis. Il n’a pas été utilisé pour ceux qui revenaient d’Amérique ou d’Europe, bien que l’on semble avoir maintenu des attentes à leur égard.
  • [8]
    Ce pouvoir (de malédiction/bénédiction) des aînés est une des caractéristiques des sociétés organisées sur la base des classes d’âge, et en particulier des classes générationnelles. Les Somaliens accordent une importance considérable à ces formes de pouvoir et utilisent les termes abar ou inkar pour parler de malédiction des parents ou des aînés quand il y a conflit générationnel ou manque de respect, etc. Par ailleurs, le terme du’o est la bénédiction reçue des aînés ou des parents, au moment d’événements majeurs, mariage ou départ pour un long voyage, par exemple.
  • [9]
    Le qaad (Catha edulis), arbuste de la famille des célestracées, originaire d’Arabie, se trouve aujourd’hui en Afghanistan, au Yémen et dans tous les pays de la côte orientale de l’Afrique. Il est sans doute consommé depuis plusieurs siècles par les habitants de ces régions qui en mâchent les feuilles fraîches contenant un alcaloïde à action psychotrope (la cathine). Les soutes des avions en provenance de l’Ethiopie et du Kenya assurent l’approvisionnement de la Somalie en feuilles fraîches, de même que de certains pays occidentaux où vivent les Somaliens. Son action serait assez semblable à celle des amphétamines et, lorsqu’on le chique en fortes doses de manière régulière, comme les jeunes Somaliens, on peut trouver les effets suivants : sensation de puissance physique et intellectuelle, euphorie marquée et périodes d’anxiété, état de dépression et d’apathie en cas d’arrêt de la consommation, et développement d’une tolérance qui force à augmenter les doses [Verbeke, 1978]. Les feuilles peuvent aussi se consommer en infusion (thé abyssin). Selon les anthropologues qui ont observé des séances de qaad, les consommateurs tendent à considérer que la plante est inoffensive sur les plans physique et psychique malgré le fait qu’elle peut induire des états d’hébétude et d’agressivité chez certains. Les notions d’addiction et de dépendance doivent donc être repensées lorsqu’il s’agit de la manducation du qaad [Kennedy, 1980].
  • [10]
    Des chercheurs ont mis en évidence le fait qu’une part importante du budget des Somaliens est dépensée pour la consommation du qaad (50% dans le cas des Dijboutiens servirait à acheter ce psychotrope). Peut-être convient-il de signaler ici que l’importation du qaad est monopole d’État et que le trafic aurait servi à financer la guerre en Somalie.
Français

Résumé

Les jeunes réfugiés somaliens passent souvent par une longue transition prémigratoire avant de rejoindre leur destination finale. Durant ce difficile passage, ils construisent ensemble un mythe du départ qui structure les stratégies individuelles. La substitution du « voyage rêvé » au « voyage réel » en conduit quelques-uns, surtout si la transition se prolonge, à perdre contact avec la réalité et à basculer dans la folie. Les auteurs fondent leur démonstration sur trois arguments : a) le pastoralisme conduit les Somaliens à valoriser le voyage en tant que moyen de maturation ; b) le groupe d’âges développe une dynamique migratoire spécifique ; c) l’éthique de la solidarité fait participer un grand nombre de personnes à l’aventure des jeunes migrants. Au cours de l’attente, les jeunes s’adonnent à des séances de mastication du qaat durant lesquelles ils se racontent des histoires de migration réussies et leurs rêves de départ. Plus l’attente se prolonge, plus croît la frustration chez certains jeunes, chez qui le « rêve du départ » se transforme en un « rêve de folie », comme l’illustrent les deux cas rapportés. Cet article est basé sur des recherches de terrain faites dans la Corne de l’Afrique et au Canada.

Mots-clés

  • jeunes
  • réfugiés
  • migration
  • Somali
  • qaat (khat)
  • folie

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Cécile Rousseau [*]
  • [*]
    Équipe de psychiatrie transculturelle, hôpital de Montréal pour enfants, McGill University, Montréal, Canada.
Taher M. Said [**]
  • [**]
    Formateur en éducation interculturelle, Montréal.
Marie-Josée Gagné [***]
  • [***]
    Anthropologue, Montréal.
Gilles Bibeau [****]
  • [****]
    Département d’anthropologie, université de Montréal.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.018.0051
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