CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Toute communauté humaine, pour peu qu’elle se sente humiliée ou menacée dans son existence, aura tendance à produire des tueurs, qui commettront les pires atrocités en étant convaincus d'être dans leur droit, de mériter le Ciel et l’admiration de leurs proches. En chacun de nous existe un Mr Hyde ; le tout est d’empêcher que les conditions d'émergence du monstre ne soient rassemblées »
Amin Maalouf, Les identités meurtrières, 1998

1 À l’ère de la terreur globalisée, la figure de l’étranger – de sa culture et de sa religion – tend à s’effacer comme principe positif de différenciation au sein de l’humanité. Dans le même temps, des idéologies de plus en plus intriquées dans des pratiques de haine s’étendent à l’échelle de la planète, infiltrant aussi bien la pensée des dominants que celle des exclus. Il ne s’agit plus seulement de convaincre l’autre ou d’essayer de le rallier à une cause par la persuasion, mais de travailler, dans de nombreux cas, à l’éliminer. Idéologies de la haine, terreur et recours erratique à la religion font ainsi apparaître, en se nourrissant mutuellement, des fanatismes qui constituent un piège insécurisant pour les sociétés en même temps qu’un danger de dérive pathologique pour les personnes. Il est devenu impossible d’échapper à l’un comme à l’autre.

2 Dans les cas où religion et politique s’emmêlent l’une dans l’autre, il n’est pas rare que certains individus adoptent une « pensée de l’extrême » qui s’exprime dans des engagements fanatiques producteurs de violence et désorganisateurs de l’identité profonde des personnes. La pratique clinique et les recherches socio-anthropologiques de terrain indiquent que des troubles psychologiques au profil paradoxal – certitude absolue et confusion, conduites agressives et retrait social, délires à thématique religieuse – touchent de plus en plus de personnes. Les catégories nosologiques actuellement disponibles dans les traités de psychopathologie ne permettent pas d’identifier, par un diagnostic différentiel précis, l’état psychique complexe que la « pensée de l’extrême » associée à la violence – contre les autres et contre soi – provoque sur le « moi » de nombreux jeunes.

3 Dans le présent essai, nous proposons de recourir à une nouvelle entité diagnostique, celle de théopathologie – théos du grec θεός signifiant Dieu et pathos du grec πάθος signifiant souffrance, passion, affect –, pour qualifier l’impact pathogène de la répression qui étouffe, dans un contexte d’anti-religion, d’islamophobie et d’antisémitisme, le désir de relation à la transcendance existant en toute personne. Nous inspirant de la réflexion de Foucault (2001) sur la notion de « souci de soi », nous pensons pouvoir dire que la théopathologie se manifeste comme un trouble de l’entendement apparaissant chez un sujet dont la quête de vérité se trouve entravée soit pour des raisons internes, soit à cause d’oppositions extérieures. L’élaboration de modèles de prise en charge clinique des cas de théopathologie représente un défi majeur dans la mesure où elle nous force à repenser la question des liaisons entre l’ordre du personnel et l’ordre du social, entre la dynamique psychique individuelle et les conditions externes dans lesquelles cette dynamique s’exerce.

4 Nous rappelons que la sociologie s’est constituée, dans la foulée d’un ouvrage majeur d’Émile Durkheim – Les règles de la méthode sociologique (1894) –, comme une discipline autonome distincte de la psychologie et de la philosophie. En situant les causes de l’apparition d’un fait social dans des faits sociaux antérieurs, Durkheim a détaché complètement les sciences sociales naissantes des sciences de la personne, de la vie psychique et de l’univers des émotions. La sociologie en est venue à considérer que le fait social n’a rien à voir avec la subjectivité des acteurs sociaux et qu’il existe dans une totale extériorité par rapport aux consciences individuelles.

5 Le refus têtu de Durkheim de désarticuler, sur le plan conceptuel, le sociologique du psychologique trouve un démenti radical dans une affirmation pourtant centrale à sa réflexion, à savoir que les représentations sociales et les règles collectives sont toujours intériorisées par les individus – c’est là le processus de socialisation – et qu’elles servent partout de paramètres dans la construction de l’identité. La transmission psychique des valeurs culturelles se fait, la chose est connue, par une appropriation des valeurs communes, mais l’idée classique d’un simple modelage des individus par la culture – à la manière des penseurs culturalistes – ne suffit évidemment pas. Bien sûr, la culture est transmise, reçue et intériorisée, mais l’individu manipule sa propre culture tout comme sa religion, en retient des éléments et en rejette d’autres selon ses investissements et ses choix personnels.

6 Contre Durkheim, l’anthropologie a montré comment la fonction psychique de la culture est mise au travail dans les rapports qu’elle établit avec le monde subjectif des personnes. Plus fondamentalement, la psychiatrie culturelle a retravaillé, depuis George Devereux, la complexité des relations entre valeurs culturelles collectives et espace du psychisme individuel, en combinant les sciences de la société – sociologie et anthropologie – aux sciences du psychisme – psychologie, psychanalyse, psychiatrie. Dans cette clinique transdisciplinaire, le praticien se fonde sur l’idée que la culture subjectivise la personne en même temps qu’elle permet que soient rendus subjectifs les produits culturels eux-mêmes. Or, c’est toujours le « moi » qui transforme les faits collectifs de culture – y compris de la religion – en des expériences singulières internes à la personne et en des données de la conscience : c’est ainsi que s’accomplit un travail continu de subjectivation dans les personnes.

7 En affirmant tout cela, la psychiatrie d’inspiration anthropologique rompt carrément avec le Durkheim des faits sociaux extérieurs à la conscience des individus. La mise en place d’une clinique située à la jonction de plusieurs disciplines – sociologie, anthropologie, psychologie, psychanalyse – conduit ainsi à refuser la mono-disciplinarité qui tient les disciplines à distance l’une de l’autre. Elle permet aussi d’insérer la dynamique psychique d’un sujet individuel dans l’espace du collectif et sur l’horizon de ses projets de quête de sens et de reconstruction de son « moi », y compris dans les cas où l’intrication du politique et du religieux et la « pensée de l’extrême » fragilise la personne. Lorsque le clinicien se trouve confronté à des conduites de violence et d’autodestruction chez certains patients, il apparaît indispensable de situer celles-ci sur l’horizon des phénomènes de désubjectivation qui altèrent, notamment dans les cas d’engagement mettant en jeu la religion, l’amarrage du « moi » aux liens sociaux, aux valeurs culturelles et aux grands enjeux politiques.

8 Dans cet essai, nous proposons un cadre psycho-socio-culturel qui permet de prendre en compte la spécificité des troubles de théopathologie et les perturbations du « moi » qui en sont la source. Pour pouvoir mettre en évidence les conditions d’émergence de cette pathologie à thématique religieuse, nous avons organisé notre argument autour de trois ensembles d’idées qui agissent, en s’enroulant les unes dans les autres, comme de puissants blocages paralysant la quête de sens entreprise par certaines personnes.

9 – Dans un premier temps, nous abordons la question de l’errance religieuse du point de vue de sa définition et des formes que cette errance peut prendre, tantôt sur le versant positif à travers une quête de spiritualité faisant une place à la transcendance des dieux et tantôt sur le versant négatif comme dans les cas de dérive théopathologique dans lesquels la religion peut être asservie, entre autres, à un engagement politique. La dynamique intrapsychique à l’œuvre dans les théopathologies est discutée en relation à une « théorie du moi » qui distingue dans le sujet trois épaisseurs, à savoir le protocolaire, l’essentiel et le transcendantal, qu’il faut penser dans leurs relations au contexte socioculturel, à l’ordre naturel et à l’espace du religieux.

10 – Dans une deuxième section, nous partons de l’idée que les idéologies dominantes à l’âge de la terreur qui est le nôtre tendent à s’organiser autour de la haine. Dans nos réflexions sur ces « idéologies de la haine », nous empruntons à la pensée des philosophes Hannah Arendt et Slavoj Zizek pour identifier les éléments essentiels intervenant dans l’apparition de la pensée extrême et des conduites violentes. Nous dirons pourquoi nous préférons la notion de « pensée de l’extrême » plutôt que les termes de radicalisation et de fanatisme qui ont communément cours. Nous identifierons aussi quelques-uns des éléments impliqués dans la montée des terrorismes et des antiterrorismes.

11 – La troisième section fait état des conséquences psychologiques ressenties par les personnes soumises à des situations de stigmatisation, d’exclusion et d’humiliation. Nous évoquons aussi la question de l’impact pathogène des traces laissées par l’histoire coloniale, de l’exclusion souvent associée à la migration, notamment chez les jeunes de deuxième et troisième générations, des guerres en cours au Proche-Orient et des grands enjeux reliés à la géopolitique mondiale. Nous illustrerons la porosité des frontières psychiques à l’égard de l’environnement global par le biais d’une étude de cas clinique.

12 Errance religieuse, idéologie de la haine et situations de discrimination forment les arêtes d’un trièdre s’organisant à partir de trois plans et délimitant un espace reposant sur un socle. C’est du dedans de l’espace interne à ce trièdre que nous explorons la dynamique des liaisons qui contribuent à produire des dispositifs psychiques favorisant, à travers l’adhésion à une « pensée de l’extrême », une dérive en direction de troubles théopathologiques. Nous achèverons notre parcours réflexif en nous demandant si on peut soigner les théopathologies et si oui, comment on peut le faire.

La théopathologie sur fond d’errance religieuse

13 Nous vivons à une époque où la religion s’exprime tantôt à travers l’excès et l’abus tantôt par le déficit ou l’absence, voire par l’opposition à toute forme de pensée religieuse. Un bon nombre de sociétés post-religieuses qui vivent carrément dans le temps d’après la « mort de Dieu » se sont sécularisées au point de rejeter toute référence à la religion en tant que totalité sacrée. À l’opposé, on trouve certaines sociétés qui continuent, en s’appuyant sur des idéaux de spiritualisation, à penser le monde, la personne et la vie sous l’autorité des textes sacrés et en référence au surnaturel. Dans ces sociétés, les traces de Dieu et du sacré s’inscrivent à la manière d’une présence transcendante qui imprègne les systèmes de valeurs collectives sur lesquels s’appuient les individus pour infuser du sens dans leur vie quotidienne (Freud, 1929).

14 La question de Dieu se reformule aujourd’hui dans des termes fort différents de ceux qui prévalaient dans le temps d’avant le retrait des religions. Loin de nous effrayer, la question de la croyance se doit, pensons-nous, d’être systématiquement explorée à la fois dans la pratique clinique et dans les recherches socio-anthropologiques, notamment dans les cas où des jeunes adoptent une pensée extrême qui mêle la religion au politique. Dans ces cas, il nous apparaît impératif de mettre au travail une perspective capable d’appréhender le champ religieux dans ses liaisons avec le socioculturel, le politique et le psychologique. Pour y arriver, la voie s’ouvrant devant le clinicien et le chercheur passe nécessairement par une approche conjuguant biographie des sujets individuels, histoire des familles – migrantes ou pas –, conditions quotidiennes de vie, systèmes de croyances et grands enjeux de politique internationale.

15 L’homme d’hier dont la vie s’organisait – ce fut le cas pendant des millénaires – en référence à un système de croyances devait payer cher sa sécurité psychique puisqu’il s’aliénait en quelque sorte en adhérant à des croyances collectives. On peut faire l’hypothèse que les personnes croyantes vivant dans des sociétés dominées par la religion n’ont pas été troublées par les mêmes incertitudes que celles que vivent les croyants d’aujourd’hui, notamment quand ils doivent exprimer leur foi au sein de sociétés post-religieuses. Avec le recul massif de la totalité sacrée représentée par la religion, le cheminement des personnes en quête de certitude et de protection s’est incontestablement reconfiguré en profondeur.

16 Dans les sociétés sécularisées d’aujourd’hui, les croyants sont confrontés, dans les faits, à deux logiques contradictoires. D’une part, les trois monothéismes – judaïsme, islam et christianisme – se sont bâtis, sur un plan dogmatique, sur une nette séparation du religieux et du politique, toute théocratie étant jugée irrecevable et le champ politique déclaré impur (Bibeau, 2015). Dans les pays occidentaux, on tend cependant à considérer que l’islam est une religion purement politique tout en restant aveugle face à l’usage souvent massif que les pays chrétiens et le judaïsme font de la religion dans l’espace de la cité. D’autre part, nous assistons à un retour du théologico-politique dans de nombreuses sociétés chrétiennes, musulmanes et juives qui lorgnent de plus en plus du côté de la religion, en imposant une référence à la transcendance religieuse et à sa fonction conservatrice – la révolution islamique en Iran et les premières élections post-révolution en Tunisie et en Égypte en sont des preuves. Du même coup, le politique se recharge de légitimité et de symbolique auprès du religieux et, inversement, le religieux acquiert une puissance qui lui est transmise par le politique. L’incroyable emprise d’un sacré s’immisçant dans le politique provoque l’« apocalypse du politique » (Delecroix, 2016) en même temps qu’elle crée de la confusion chez l’ensemble des citoyens, aussi bien chez les croyants réactionnaires que chez les citoyens sécularisés.

17 C’est au confluent d’études ethnographiques menées en Israël, en France et au Québec et d’une pratique clinique auprès d’une population de patients croyants en Dieu que le concept de théopathologie s’est imposé à nous pour rendre compte de la spécificité des profils pathologiques rencontrés. Cette nouvelle entité nosologique veut palier à l’aberration de certains diagnostics psychiatriques qui gomment carrément la présence du religieux dans l’appréhension et le traitement de certaines psychopathologies. Nous envisageons la théopathologie comme un état psychique émotionnel douloureux – une psychalgie – qui pousse à fuir la réalité au profit d’une fuite dans l’illusion d’un au-delà. Elle s’accompagne généralement d’un fléchissement de la capacité de discernement, de la certitude d’être le détenteur de la vérité et d’être porteur d’une mission de destruction salvatrice, d’un repli social qui peut être très prononcé, et de conduites d’allure obsessive et compulsive. La théopathologie s’exprime aussi, au niveau symptomatique, par un fort sentiment d’invulnérabilité qui s’alimente, en tant que « volonté de puissance », à un système de croyance transformé en une intarissable source de force.

18 Pour comprendre le rôle que la « volonté de puissance » joue en tant que vecteur organisateur de la théopathologie, nous nous sommes appuyés sur la pensée de trois philosophes. D’abord, sur la conception que Frédéric Nietzsche se fait de la « volonté de puissance » : chez ce penseur du soupçon, l’expression « volonté de puissance » renvoie à une aspiration inscrite dans la partie la plus intime de l’être humain, laquelle nous définit comme humain plus encore que le désir de vivre. Une idée semblable se retrouve dans le « conatus » chez Baruch Spinoza, un terme qui peut être défini comme l’« effort de persévérer » afin d’augmenter la puissance de son être. Et pour finir, nous avons emprunté à la réflexion faite par Foucault, dans son « herméneutique du sujet », sur le lien subtil entre « souci de soi » et « quête de vérité » envisagée comme béatitude de l’âme et « souverain bien ». C’est précisément cette recherche de puissance qui se retrouve au cœur des différentes formes de théopathologie.

19 Dans les cas où la théopathologie n’arrive pas à s’exprimer et à être accueillie correctement dans l’espace de la famille, du groupe d’amis, dans le quartier ou dans la communauté d’appartenance, la souffrance qui en découle peut engendrer une dissonance cognitive grave susceptible d’entraîner, dans certaines circonstances, des comportements violents dirigés contre soi ou contre les autres. Dans son effort pour échapper à cette dissonance, la personne cherche souvent à fuir son milieu habituel de vie en allant s’installer dans un ailleurs où elle pense pouvoir vivre en accord avec ses convictions. Ainsi, par exemple, de jeunes juifs vivant dans des pays occidentaux décident, sous couvert du désir d’élévation spirituelle, de faire l’alya en allant s’installer en Israël. Or, on sait que ces jeunes – garçons et filles – qui immigrent en Israël devront impérativement faire un long service militaire et devenir des combattants chargés de défendre leur nouveau pays. Ces jeunes occidentaux d’origine juive sont portés, en faisant l’alya, par l’espoir d’une plus grande congruence entre leur monde intérieur et la réalité d’Israël. Ils espèrent que leur vécu quotidien n’entrera plus en conflit, comme c’était le cas dans les sociétés séculières occidentales où ils ont grandi, avec leur identité juive.

20 On peut penser que l’alya de ces jeunes s’inscrit dans une logique de protection psychique contre la menace appréhendée d’un possible basculement dans la théopathologie s’ils persistaient à vivre dans le contexte d’une situation discriminante à l’égard de leur religion. Leur quête d’adéquation entre monde intérieur et monde extérieur les pousse à « faire la montée », seule voie, pensent-ils, qui puisse favoriser leur « élévation spirituelle » tout en les protégeant des stéréotypes et préjugés associés à l’antisémitisme dont ils ont été victimes (Mecheri, 2017). Nous insistons ici sur la démarche des jeunes juifs parce qu’elle n’est pas sans analogie avec celle des jeunes musulmans vivant dans des pays occidentaux qui décident d’aller s’établir sur une terre où ils estiment que leur religion et leur identité seront appréciées et non dévaluées comme c’est le cas en Occident. C’est en effet à peu près le même chemin que suivent les jeunes djihadistes qui partent faire el hijra – retour dans leur terre sainte – en étant portés par une « puissance d’agir » propulsée par leur idéal de transcendance.

21 La décision de s’exiler semble vouloir contrer, dans l’un et l’autre cas, la pression sociale liée à la xénophobie, tout en exprimant leur volonté de puissance : il s’agit donc d’une stratégie qui vise à parer au danger de basculer dans la théopathologie.

Au temps de la terreur, les idéologies de la haine

22 « La terrible, l’indicible, l’impassable banalité du mal », tels sont les mots employés par Hannah Arendt pour dire ce que lui a appris le procès de Jérusalem au sujet de l’aveuglement des êtres humains face à ce qui distingue le bien du mal. Dans son livre intitulé Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), Arendt insiste pour dire qu’elle s’était attendue à rencontrer un monstre, un pervers, un homme anormal. Or, dans son box anti-balle de verre et tout au long de son procès-spectacle, Adolf Eichmann lui est apparu comme un homme banal, insignifiant même et non impressionnant. De plus, Arendt écrit avoir été déstabilisée par les réponses faites devant la cour par Eichmann : je n’ai fait que suivre les ordres de mes supérieurs – « un outil entre les mains de puissances plus grandes ». Pour Arendt, Eichmann est un exécutant qui n’a jamais pensé à ce qu’il faisait et c’est précisément en cela, écrit-elle, qu’il a été « un monstre ».

23 On peut penser que Hannah Arendt avait vu juste quand elle a interprété la culpabilité d’Eichmann du point de vue de la banalité du mal. Reconnaître la banalité du mal est en effet très dérangeant, car cela force à admettre que le nazisme de la société allemande de l’époque a poussé des gens normaux, ordinaires, vers le monstrueux. La vérité, c’est que le mal existe et qu’il est même banal dans la mesure où il peut venir de n’importe qui, n’importe quand. Une telle admission est beaucoup plus angoissante que si on en fait le seul apanage de monstres exceptionnels : c’est en effet une erreur de croire qu’il n’y a eu qu’une minorité de monstres – les dirigeants nazis – en Allemagne et que les autres – les exécutants – n’ont été que des instruments entre leurs mains.

24 Arendt est restée convaincue, en dépit des objections et controverses, que la notion de « banalité du mal » permet non seulement d’expliquer la conduite d’Eichmann mais aussi de penser le mal dans la situation d’après Auschwitz. Parler de « banalité du mal », ce n’est pas minimiser la gravité des actes commis par Eichmann, mais c’est montrer, insiste-t-elle, que la mise en sommeil de la capacité de penser, de la capacité d’entendement, de la confusion entre bien et mal, et le refus de poser la question de la complicité ont contribué à faire d’Eichmann l’un des « plus grands criminels de son époque ». Dans son analyse du procès, Arendt s’est fixée sur l’écart existant entre l’homme ordinaire se trouvant là dans le box des accusés, et le fonctionnaire ss qui avait assisté Himmler, le plus efficacement possible, en assurant le transport des Juifs vers les camps de la mort.

25 C’est ce paradoxe que Arendt a voulu traduire : Eichmann n’était pas un fanatique antisémite, mais plutôt un petit bureaucrate sans envergure qui a collaboré, en obéissant, à rendre la Shoah possible. Les juges ont condamné Eichmann à être pendu en le déclarant coupable de crimes contre le peuple juif, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Dans le « Post-Scriptum », elle précise que cette expression « banalité du mal » lui a permis de nommer cette pathologie de la pensée qui a transformé l’homme Adolf Eichmann en une sorte d’incarnation de l’inhumanité tout en conservant l’apparence d’un humain. Face à ce criminel qui disait avoir été un citoyen obéissant à la loi du iiie Reich, Arendt a été conduite à repenser radicalement sa définition de la violence et du mal, ce qui l’a fait rompre avec certains des concepts mis de l’avant, dix ans plus tôt, dans Les origines du totalitarisme (1951). La civilisation, c’est justement de maintenir, de contrôler le mal pour qu’il ne s’exprime pas. Exactement comme un terroriste aujourd’hui n’est pas un monstre à sa naissance. Le mal, monstrueusement banal, peut se développer, insidieusement, sur le terrain de la vie ordinaire d’un homme quand il se laisse posséder par une idéologie de la haine.

26 « Une idéologie est précisément ce que son nom indique, elle est la logique d’une seule idée », d’une idée, a écrit Arendt (1951), à laquelle une personne ou un groupe consent, sans véritable esprit critique. Pour Arendt, l’idéologie enferme l’expérience vécue par les individus dans le carcan d’une explication d’ensemble présentée comme parfaitement logique et démontrée comme nécessairement vraie. C’est en pensant et agissant ensemble à partir d’une même idéologie que la « volonté de puissance » se surmultiplie. En d’autres termes, non contents d’être simplement humains, les humains cherchent alors à être plus qu’humains en devenant des êtres tout-puissants. Ce que le philosophe Slavoj Zizek (2016) appelle de « sublimes objets » ou des « objets omnipotents » – ce peut être la Nation ou la Religion, l’Oumma pour les musulmans ou la « Terre Sainte » pour les juifs – renvoie, en tant que figures de Dieu, à l’idée que les êtres humains projettent leurs fantasmes de toute-puissance sur le monde extérieur et qu’ils sont prêts, si nécessaire, à donner leur vie.

27 Daniel Cohn-Bendit vient d’écrire qu’il a toujours pensé que Hannah Arendt avait vu juste en interprétant la culpabilité d’Eichmann du point de vue de la banalité du mal. Ce serait une erreur, écrit-il, de soutenir qu’il y a eu une minorité de monstres en Allemagne et que les autres ont été instrumentalisés, car une telle position reviendrait à disculper une grande majorité de la société allemande. C’est autrement plus dérangeant de reconnaître la banalité du mal parce que cela implique d’aller en chercher les raisons au cœur même de la société allemande. « Il y a eu une évolution de la société qui a poussé les gens normaux vers le monstrueux. Exactement comme un terroriste aujourd’hui n’est pas un monstre à sa naissance. La vérité, c’est que le mal existe et qu’il est banal [1]. » Or, tout conspire pour que le règne du mal et de la violence puisse vaincre et s’imposer dans la reconfiguration de la capacité d’entendement.

28 Une question essentielle à nous poser concerne le style de pensée prévalant chez les personnes qui adhèrent pleinement à l’un ou l’autre des « Grands Signifiants ». Quelle que soit la cause que les partisans de la « pensée extrême » – « pensée unique » ou « pensée totale » – s’engagent à défendre envers et contre tout, ils partagent une même attitude mentale qui conduit les uns et les autres à fournir une seule et même réponse à toutes les questions (Bibeau, 2016 ; 2009). Il semble bien que la « pensée extrême » des personnes adhérant sans partage à une seule idée soit celle qui caractérise les « parfaits croyants » qui se distinguent par leur incapacité à vivre avec des contradictions ou des dissonances cognitives (Mecheri, 2016). Ainsi, le biologiste Richard Dawkins – figure de proue d’un athéisme scientifique s’attaquant non seulement aux fondamentalistes mais à tous les croyants – écrit dans Pour en finir avec Dieu (2008) que seule la foi religieuse est suffisamment forte pour motiver une telle folie chez des jeunes djihadistes qui sont, par ailleurs, sains d’esprit.

29 Le « vrai croyant » (Hoffer, 2002) s’inscrit dans un système qui est posé d’emblée comme apportant « la » réponse finale à tout. Pour cette raison même, la notion de « pensée de l’extrême » nous semble préférable aux termes devenus usuels de fanatisme ou de radicalisation. Cette notion nous apparaît en effet être à même de traduire le sens du mot « radical » à la forme pronominale – « se radicaliser » – qui évoque l’idée d’une intransigeance de la pensée. Pour Eric Hoffer, le « vrai croyant » se décharge du fardeau de la liberté en adhérant totalement à une croyance qui lui dicte la conduite à tenir pour vivre en harmonie avec ce qui est cru. La raison pour laquelle certaines personnes croient d’une manière absolue en ce que d’autres considèrent être faux demeure jusqu’à ce jour inconnue ; ce qui pousse certains à tuer ou à mourir pour des croyances que rejettent la plupart des gens rationnels est encore plus difficile à comprendre. On peut cependant penser que le mécanisme mis en jeu dans ces deux cas ressemble à la façon dont quelques-uns d’entre nous font face à la dissonance cognitive.

30 Pour Hoffer, le « vrai croyant » recherche en vain dans ses ressources personnelles des valeurs fondatrices sur lesquelles il puisse bâtir sa propre assurance ; il ne trouve finalement qu’en s’accrochant passionnément à une croyance dont il se sert comme d’un soutien, une croyance qu’il transforme en un levier de toute-puissance qui lui permet de dépasser la force humaine. L’adhésion totale du croyant à un système de pensée – que celui-ci soit séculier ou religieux – alimente son engagement aveugle dans la promotion de la cause qu’il défend. Hoffer a proposé une explication au mécanisme psychologique qui semble être mis au travail dans ce cas : « Moins un homme est justifié de proclamer sa propre excellence, plus il sera prêt, écrit-il, à proclamer celle de sa nation, de sa religion, de sa race ou de sa cause sainte. » Le « vrai croyant » est celui qui s’invalide lui-même et qui ne peut donc trouver une issue à son anéantissement qu’en s’appuyant sur la toute-puissance du divin vue comme le soutien du « plus Grand ». Ce qui se passe permet de comprendre pourquoi le « vrai croyant » en arrive à se considérer à la fois comme pilier et rempart de la cause sacrée pour laquelle il est prêt à sacrifier sa vie.

31 En amputant la « pensée de l’extrême » de sa composante religieuse, on finit par dépsychologiser les cheminements des jeunes et on s’empêche de débusquer la part de quête de transcendance dans leurs conduites d’autodestruction et de violence à l’égard des autres. Pour pallier à ce danger de dépsychologisation, une piste que les cliniciens se devraient, croyons-nous, de prendre au sérieux est celle qui pose la question de Dieu en tant qu’il constitue un refuge et une échappatoire pour de nombreux jeunes.

Stigmatisation, exclusion et humiliation

32 On a beau interviewer les anthropologues, les sociologues, les politologues, les juristes, les psychiatres et les psychologues, lire les rapports d’enquête de la police, décortiquer les interrogatoires et les audiences des tribunaux, on ne comprend toujours pas pourquoi autant de jeunes basculent dans la « pensée de l’extrême ». Même s’il nous est difficile de nous représenter les chemins complexes qui y conduisent, ce phénomène n’est certainement pas un impensable. Plus que jamais, il faut poser la question de fond : comment un individu en vient-il à adopter une « pensée de l’extrême » ? Nous savons que les jeunes qui ont basculé dans la violence terroriste ressemblent, dans les faits, aux autres jeunes de leur temps, que leurs messages sur les réseaux sociaux critiquent, comme le font de nombreux jeunes non-violents, l’impact destructeur du capitalisme mondialisé et qu’ils dénoncent les interventions des croisés occidentaux en terre d’islam. Quant aux jeunes djihadistes partis se battre sur des terres étrangères, il n’est pas rare de les voir se faire des selfies en posant avec leur kalachnikov ; ils ne se gênent pas non plus pour dire qu’ils tuent au nom d’Allah Akbar.

33 Trop d’horreur chasse l’horreur et empêche de penser quand il faudrait plutôt sortir de la sidération afin de pouvoir nous poser les bonnes questions au sujet de l’extrémisme de type terroriste. On s’épuise dans des polémiques sans fin au sujet des filières d’embrigadement : tantôt on impute la faute aux imams trop radicaux, aux salafistes, aux réseaux sociaux, à Internet ou encore aux services de renseignement mal organisés, tantôt on met en cause la décolonisation, la géopolitique mondiale, la crise économique, le nihilisme ou encore l’abus de religion (Mecheri, 2017). On se rassurait, il n’y a pas si longtemps, en invoquant l’enfance chaotique des futurs fanatiques, leur révolte contre l’isolement, leurs mauvaises conditions de vie dans les banlieues et les préjugés négatifs dont ils étaient les victimes. Aujourd’hui, on sait que de nombreux jeunes dits « radicalisés » sont des citoyens relativement éduqués, ayant du travail, qu’ils sont même parfois assez bien intégrés à la société et que bon nombre d’entre eux ont abandonné toute pratique religieuse.

34 Au temps d’Al-Qaida, la terreur frappait surtout dans les pays non occidentaux mais de nos jours, elle s’est déplacée pour nous rejoindre « chez nous » (Corin, 2008 ; Kepel, 2016). Comme l’a constaté le sociologue Khosrokhavar (2014) : « Les Merah et les Kouachi qui ont été formés par Al-Qaida étaient des jeunes, de petits délinquants avec un casier judiciaire. Désormais, le djihad séduit les enfants de la classe moyenne. L’islam séduit de plus en plus de jeunes, pour sa spiritualité mais aussi parce qu’il apparaît être la religion des opprimés. » Éduqué dans le quartier Croix-Rouge de Reims, Saïd Kouachi avait habitude, comme les jeunes français de leur âge, de se déplacer en covoiturage – dans la communauté des « blablacars » – : son dernier voyage vers Paris avait pour but de perpétrer l’attentat contre Charlie Hebdo. Les experts ont insisté ad nauseam sur ce duo, sur leur histoire d’enfants tôt devenus orphelins et adonnés à la petite criminalité comme si ces événements permettaient, à eux seuls, d’expliquer leur geste destructeur. Dans leur cas comme dans d’autres, on pointe le doigt uniquement en direction de la partie émergée de l’iceberg, oubliant de mettre en évidence ce qui se passe au plus profond de leur être et en gommant la place qu’ils font à la religion appréhendée comme une valeur transmise par héritage familial.

35 Tout comme un bon nombre d’autres jeunes – ceux partant pour le djihad mais aussi les jeunes juifs devenus soldats de Tsahal –, les frères Kouachi semblent avoir été portés par une quête plus ou moins explicite de spiritualité. Il était clair pour tout le monde que les Kouachi appartenaient à la culture arabo-musulmane, tant leur nom et leur physionomie le laissaient voir. Par contre, il était plus difficile de découvrir la présence d’un désir de transcendance chez ces mêmes jeunes. Il est certes légitime d’essayer d’expliquer leurs dérives violentes du point de vue de leur tragique histoire familiale, mais c’est là, cependant, un raccourci qui ne va pas vraiment au fond des choses. En effet, de nombreux indices qui ne furent connus qu’après les attentats laissent penser que la variable religieuse pourrait bien avoir été leur motivation première dans l’attentat terroriste qu’ils ont perpétré.

36 Les frères Kouachi étaient connus pour avoir « travaillé à deux » dans différents actes de délinquance et leur duo ne passait pas inaperçu dans les réseaux de Reims. On sait aussi que le frère le plus âgé – potentiellement le plus mature – manifestait une certaine soumission face à son jeune frère qui était reconnu pour être plus revendicatif. Leur relation fraternelle apparaissait être construite sur un mélange de grand amour et de beaucoup de folie, de passion – pathos – et de volonté de puissance. La virilité et la masculinité associées à l’image du caïd semblaient coexister chez ces deux frères qui étaient aussi portés, d’une manière moins explicite, par un désir de transformation faisant appel, à travers la religion, à la transcendance. Comme dans de nombreux autres cas de jeunes qui se transformèrent en guerriers tuant à l’aveugle et s’anéantissant eux-mêmes, faute d’avoir su négocier leur instance protocolaire perdue dans un surplus de variables masculines non définies. Les frères Kouachi apparaissent avoir été mus, au dedans d’eux-mêmes, par une « volonté de toute-puissance » alimentée par la relation qu’ils entretenaient avec Dieu et qu’ils ont puisée à la source de leur héritage arabo-musulmane, comme variable rassurante de leur identité essentielle. À l’instar de nombreux autres djihadistes, les Kouachi donnent l’exemple d’un « moi » parti à la recherche d’une congruence entre le naturel, le social et le divin (Kalampalikis, Buschini, 2007).

37 Dans le contexte particulier de la France ou du Québec où la religion tend à être perçue négativement, les croyants sont marqués, surtout dans le cas des musulmans ou les juifs, d’un stigmate négatif. Ce rejet stigmatisant contribue parfois à enclencher, par une réponse symétrique, une « pensée de l’extrême » qui engendre, du fait de se placer sous la protection divine, la conviction d’invincibilité et de « puissance d’agir ». Ainsi, des jeunes marginalisés et parfois carrément exclus de la société en viennent à se coaliser, au nom d’une même référence religieuse, et à se lancer à l’assaut des États qu’ils définissent comme des oppresseurs, la France en tant que « Petit Satan », Israël comme la « Mère Satan » et les États-Unis qui sont le « Grand Satan ».

38 Pour expliquer le surgissement de la « pensée de l’extrême » et son fréquent étayage sur la religion, nous nous appuyons sur un constat communément mis en avant dans les études, à savoir que le vécu d’expériences négatives répétées tend à provoquer une désorganisation du « moi ». Les chercheurs en sciences sociales insistent, pour leur part, sur les conséquences déstabilisatrices provoquées par la stigmatisation raciale, les discriminations antireligieuses et l’islamophobie sur la vie émotionnelle des jeunes, surtout parmi les plus vulnérables et les plus fragiles. C’est bien là une cause non négligeable intervenant dans la genèse des dérives de type djihadiste, mais une telle explication ne peut pas suffire. De leur côté, les cliniciens sont unanimes à affirmer que la religion fait un retour en force dans les discours et les délires des patients reçus en consultation ; ils soulignent aussi que la présence de plus en plus fréquente de problématiques de théopathologie exige de procéder à un réaménagement de la prise en charge des nouvelles formes de souffrance psychique rencontrées dans la clinique. Autant le correcteur d’orthographe ne reconnaît pas le terme d’islamophobie, autant les praticiens se montrent hélas réticents à admettre la part de religion dans cette pathologie d’un nouveau genre.

39 De notre pratique clinique et de nos terrains, il ressort que le « moi » de l’individu contemporain se doit d’être pensé, pour comprendre quelque chose à la théopathologie, selon trois dimensions ou instances, à savoir le protocolaire, l’essentiel et le transcendantal, qui interagissent constamment l’une sur l’autre. L’individu croyant qui vit dans une société sécularisée et laïque doit constamment jongler à la fois (1) avec son instance protocolaire – il n’arrive pas toujours à réconcilier, dans sa présentation publique, le fond de ce qu’il est avec ce qu’on l’attend de lui dans la cité ; (2) avec son instance essentielle qui renvoie à son identité profonde en lien avec son groupe primaire, voire secondaire, d’appartenance – il ne se sent pas toujours autorisé à vivre, même dans la sphère privée, avec les valeurs qui structurent son être ; et (3) avec son instance transcendantale – il se peut que son désir de spiritualité et du divin reste en marge des deux autres composantes de son « moi ».

40 Les liaisons entre les trois instances de l’être peuvent s’organiser de manière à former deux principaux dispositifs pathogéniques : soit sous la forme d’un clivage tenant les trois composantes du « moi » à distance l’une de l’autre ; soit sous la forme d’un envahissement des instances protocolaire et essentielle par le rapport perturbé que le sujet entretient avec le transcendantal. Ces deux dispositifs fragilisent la personne et brouillent parfois sa pensée au point qu’elle adhère à des idéologies confuses, extrêmes et parfois illogiques. Il arrive que l’idéal de spiritualité de la personne ne se déploie qu’au niveau de l’instance transcendantale dans une rupture avec les deux autres instances. D’autres fois, la pression sociale cherche à modeler, avec tellement de force, le mode de présentation protocolaire de la personne que celle-ci doit dissimuler sa référence à la religion, fragilisant du même coup l’équilibre interne de la personne. Dans l’un et l’autre cas, il devient impossible de réconcilier les revendications de la personne avec celles de la société.

Peut-on soigner les théopathologies ?

41 La psychiatrie culturelle s’est conjuguée à l’anthropologie médicale pour développer, nous l’avons évoqué plus haut, des approches cliniques de plus en plus sensibles à la perméabilité des frontières entre l’expérience psychique du sujet individuel, les valeurs collectives de son groupe d’appartenance et les grands enjeux politiques à l’échelle locale, nationale et mondiale. Ces deux disciplines ont aussi montré que toutes les sociétés humaines inventent des sémiologies permettant d’identifier la diversité des troubles psychologiques à partir de leurs signes, répondent au « pourquoi » des maladies par la création de systèmes de sens et développent des psycho-socio-thérapies enracinées dans les conceptions locales de la personne et dans ses valeurs culturelles. Les « systèmes de signes, de sens et d’actions » (Bibeau, Corin, 1995) mis en place par les différentes sociétés fonctionnent comme des révélateurs traduisant les modalités d’intrication des biographies personnelles et de la grande histoire, et exprimant la dynamique complexe impliquée dans la genèse des troubles psychologiques.

42 Dans ce contexte, prenons l’exemple d’un homme traité pour schizophrénie qui était persuadé que la guerre en Irak était de sa faute. À la demande de son médecin traitant – ce dernier avait été victime d’une attaque violente de la part d’un patient quelques années auparavant –, cet homme fut reçu en consultation avec l’objectif de travailler à sa réinsertion sociale. Avant sa dérive psychotique, cet homme qui était historien se tenait bien au courant de tout ce qui se passait dans le monde arabe. Dans ses discours et sa pensée de l’époque, il disait que les persécutions à l’encontre des musulmans s’expliquaient par le fait qu’il avait été enlevé à son père. Sa première crise s’était produite au moment où il allait rentrer chez lui, un jour de mars de l’année 2003, précisément quand il venait d’apprendre la nouvelle du déclenchement de la guerre en Irak. Il se trouvait alors près d’une gare et c’est là qu’il vécut un grave épisode psychotique qui signifia son entrée dans la folie. Il appela alors sa mère pour la prévenir qu’il se sentait « devenir fou » et qu’il était là, près de la gare du centre-ville, à se tenir la tête entre les mains... « Ils ont déclenché la guerre en Irak, ils ont déclenché la guerre en Irak », répétait-il avec des mots qui surgissaient du plus profond de son esprit.

43 Cette guerre le faisait d’autant plus souffrir qu’il savait que la majorité de la population d’Irak était de religion musulmane et qu’il se sentait relié à cette population en tant que musulman. Les images que la télévision diffusait avaient agi fortement sur lui, un peu à la manière d’une persécution. On dut le conduire à l’hôpital psychiatrique. Il est important de savoir que ce jeune homme d’une trentaine d’année portait, pour l’état civil, un prénom à connotation musulmane qu’il avait demandé de changer, une première fois, pour lui donner une consonance juive et ensuite pour lui donner une consonance chrétienne. Tout en gardant la même étymologie, il s’appela ainsi successivement Issa, Yeshoua et Jésus. Ce n’est qu’après près de dix ans de traitement psychotrope et psychologique qu’il accepta son identité arabo-musulmane et qu’il reprit son prénom d’Issa. Ce retour à l’équilibre n’a cependant pu se faire qu’à travers le passage par l’expérience psychotique et un traitement par psychotropes.

44 En replaçant les différents registres de la psychopathologie sur l’horizon de l’histoire des personnes et des choix qui les guident dans leurs engagements en matière de religion comme de politique, les approches psycho-socio-thérapiques permettent d’ajuster le traitement des patients aux représentations qu’ils se font du monde, de la vie et de la personne, tout en tenant compte des divers éléments du contexte étiologique en jeu dans la production des pathologies. Dans ce cas de théopathologie, le grand défi qui a dû être relevé met en jeu la difficulté de ces personnes à faire exister, dans une congruence significative, une expérience subjective axée d’abord sur la religion – comblant le besoin métaphysique et spirituel – et ensuite sur la culture au sein d’une société profondément laïque et d’orientation nettement néo-libérale.

45 Les modèles anthropo-psychiatriques accordent aussi une grande attention à l’expérience subjective de souffrance ressentie par les patients, aux idiomes de détresse auxquels ils recourent pour mettre en récits leur mal-être et aux formes particulières de symptômes qu’ils présentent. Comme pour toutes les autres souffrances psychiques, on peut imaginer que les cliniciens peuvent développer, en s’inspirant d’une psychiatrie ancrée dans l’anthropologie, des psycho-socio-thérapies qui sont ajustées à la spécificité des troubles théopathologiques.

46 Les cliniciens doivent aussi prendre en compte le fait que les théopathologies ont à voir avec tout ce qui s’est cristallisé au sein du psychisme individuel, de l’enfance à l’adolescence et à l’âge adulte, suite aux expériences d’humiliation, d’exclusion, de haine, de désespoir et d’injustice vécues par une personne. De plus, dans un contexte où l’on connaît l’importance des conversions et de l’apostasie chez de nombreux jeunes issus de familles croyantes, les thérapeutes ne peuvent pas faire l’économie d’une interrogation, spécialement dans les situations de théopathologie, sur ce que représente la religion et l’usage qui en est fait par la personne souffrante.

47 L’attention donnée aux phénomènes religieux peut aider à dessiner un modèle sensible aux processus de formation du sentiment d’impuissance et de passivation qui est générateur d’angoisses profondes chez de nombreux jeunes. Il y a aussi nécessité de renouveler l’approche clinique dans le sens d’un soutien à apporter à la réappropriation de son humanité par le jeune, de manière à briser la dynamique inéluctable de destructivité lorsqu’elle s’enclenche. Enfin, et cela est très important, une attention spéciale doit être accordée à l’identification des blocages provoqués par certains contextes sociopolitiques interdisant toute possibilité de quête de sens et de spiritualité et à la qualification de l’engagement dans une idéologie de toute-puissance productrice de violence.

Notes

  • [1]
    D. Cohn-Bendit, « Le libertaire et l’antitotalitaire », Philosophie Magazine/Hors-série, n° 28, 2016, p. 116-117.
Français

S’appuyant sur une psychiatrie d’inspiration anthropologique, les auteurs esquissent les contours d’une clinique transdisciplinaire pour la prise en charge des cas de théopathologie. Celle-ci est définie comme un état psychique douloureux caractérisé par un fléchissement de la capacité de discernement, la certitude d’être détenteur de la vérité et d’être porteur d’une mission. La dynamique intrapsychique à l’œuvre dans les théopathologies est discutée en relation à une « théorie du moi » qui distingue dans le sujet trois épaisseurs – le protocolaire, l’essentiel et le transcendantal –, se contaminant mutuellement lorsqu’une personne bascule dans un recours erratique à la religion. Les idéologies de la haine et la pensée de l’extrême font alors apparaître des fanatismes constituant un piège insécurisant pour les sociétés et un danger de dérive pathologique pour les personnes. Ils font appel à une étude de cas clinique pour illustrer la porosité des frontières psychiques et ses dérives potentielles.

Mots-clés

  • Théopathologie
  • pensée de l’extrême
  • idéologie de la haine
  • fanatisme
  • violence autodestructrice

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Keira Mecheri
Psychologue, socio-anthropologue, candidate au PhD, Université Paris 7 Diderot, Centre de recherche, psychanalyse, médecine et société & Université de Montréal, Faculté de théologie et des sciences des religions
keira.mecheri@gmail.com
Gilles Bibeau
Anthropologue médical et professeur émérite, Université de Montréal
gilles.bibeau2@sympatico.ca
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 08/06/2017
https://doi.org/10.3917/cnx.107.0069
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