CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans le contexte des changements intervenus en Afrique, certains pays ont vu s’établir une relation entre le processus de transition démocratique et la généralisation des usages de la violence politique. Les acteurs luttent de cette manière pour avoir accès à des pouvoirs sur l’État. Ceux que le sens commun appelle les « jeunes », en tant que catégorie politique et groupe d’acteurs précis, contrôlent ces transformations. Ce texte présente, à partir du cas congolais, les résultats d’une étude empirique sur les constructions de la jeunesse. Cette identité se comprend, d’abord, par rapport à la loi du vieillissement au sein du champ politique : jeune qualifie des personnalités entrées en politique, depuis les années soixante, pendant l’époque révolutionnaire. Aux yeux de l’homme de la rue, ils avaient pour mission de mettre en place un nouveau pouvoir qui éliminait les « vieux ». Dans le système consacré par la suite, les acteurs politiques s’appelaient « frère » ou « camarade », à la différence de l’ancien ordre calqué sur la relation filiale où les gouvernants représentaient les pères. À la veille du processus démocratique, la plupart des jeunes des années soixante étaient en disgrâce, certains occupaient des postes de fonctionnaire international et d’autres avaient pris leur retraite. Le sens commun assigne aussi l’identité « jeune » à quatre types d’acteurs : les membres de l’élite politique en position subalterne à l’époque du parti unique, ceux qui sont entrés récemment dans le champ politique et, enfin, parmi les gouvernés appuyant le nouveau régime, d’une part certains déclassés et déscolarisés qui adhèrent aux milices, et de l’autre un groupe plus hétéroclite où des étudiants côtoient des élèves, des chômeurs, des salariés, etc.

2J’analyserai la catégorie « jeunes » dans ses différents sens. Chaque type sera replacé dans le système des relations qu’il forme avec tous les autres et dans l’univers des représentations par lesquelles les acteurs construisent leur réalité politique. La configuration, produite par la transition démocratique, est dominée par les élites des années soixante. Ce fait semble indiquer que l’ordre politique continue à proposer la métaphore fraternelle ou de la camaraderie comme le principe d’organisation là où une radicalisation du système s’est produite dans laquelle la distance s’est creusée avec le modèle de la parenté. Il s’agit, pour les acteurs, en remettant en cause les relations d’alliance et de filiation, de participer à un monde où la référence à la vieillesse est bannie. Les tensions entre générations politiques s’inscrivent dans un contexte où les plus puissants se revendiquent jeunes. L’opposition aînés/cadets, classique en anthropologie, ne rend pas complètement compte de cette réalité car acquérir du pouvoir ou du prestige social fait sortir de la catégorie de cadet. Les Congolais utilisent une nouvelle opposition grands/petits. Cette dernière, comme l’opposition aînés/cadets, se rapporte à l’âge biologique, au niveau de réussite sociale et politique, à l’apparence, etc., mais ne valorise pas la séniorité. Je propose le terme de « déparentélisation » pour décrire ces transformations qui interviennent dans le cadre d’un système de rapport de pouvoir, perçu comme étant lié aux conflits entre grands et petits dans un monde politique marqué par la disparition des « vieux ».

3Mon propos s’organisera en quatre temps. Je reconstruirai, d’abord, le contexte général de la transformation de l’ordre politique. Je considérerai ensuite la montée en puissance de ceux qui, dans les représentations politiques, incarnent symboliquement la jeunesse depuis les années soixante. Dans un troisième temps, je m’intéresserai au phénomène des milices. Enfin, je terminerai par une analyse de la situation des victimes de la violence politique.

Les jeunes et les nouvelles formes de la violence politique

4Sous le régime du parti unique existait une structure particulière du champ des luttes politiques où les acteurs choisissaient stratégiquement parmi quatre formes de violence : la répression, l’emprisonnement, le coup d’État et l’assassinat. Les membres de l’élite du parti constituaient les principaux acteurs. Les gouvernants contrôlaient l’armée, agent unique du maintien de l’ordre, emprisonnaient ou assassinaient les opposants pour garder le pouvoir, mais certaines factions tentaient parfois des coups d’État pour le leur ravir. La plupart des victimes faisaient partie de l’élite. La mise à mort d’un des leurs apparaissait comme un moyen de mettre fin à sa carrière. Avec le processus de transition démocratique, la structure de cette violence change. Le nombre d’individus engagés dans ces pratiques de violence et celui de leurs victimes augmentent. Ils sont généralement perçus comme des jeunes et des civils. En même temps, apparaissent les milices et bandes armées. De nouvelles formes d’actions violentes émergent : barricades, guérillas urbaines ou rurales, pillages, massacres massifs, etc. Il convient maintenant de saisir le rapport entre les différents types de jeunes et ces formes d’action.

5Ce répertoire d’actions violentes se constitue dans deux contextes : la reconnaissance officielle du multipartisme (1990–1992) et sa consécration institutionnelle par les élections [1]. Dans le premier moment, les conflits se résolvent pacifiquement et, dans le second, les protagonistes recourent, parfois, aux armes.

6Deux étapes marquent le premier contexte, la Conférence nationale souveraine et la période de transition. Le multipartisme au Congo est officiellement institutionnalisé par la Conférence nationale tenue du 25 février au 10 juin 1991. Elle doit dégager un consensus sur les institutions à mettre en place par le réaménagement du champ politique et l’instauration de nouvelles règles du jeu politique. La violence prend essentiellement une forme discursive pendant ce forum [Yengo, 1995]. Étant une tribune, elle valorise les acteurs qui maîtrisent l’usage de la parole politique : les hommes d’appareils, syndicats, partis et groupuscules.

7Pendant la transition mise en place de juin 1991 à juillet 1992, les formes de mobilisation populaire changent. Une nouvelle action collective, les barricades, est consacrée afin de lutter contre la remilitarisation du pouvoir et la tentation du recours au coup d’État. Durant cette période, la rue devient l’un des arbitres des luttes se déroulant dans le champ politique. Elle ravit le monopole de la violence légitime à l’armée en faisant l’expérience de l’impuissance de cette dernière à son encontre. En janvier 1992, prenant prétexte des arriérés de salaire, une faction des militaires, sous la direction du haut commandement, se mutine et tente un coup d’État. Des barricades, érigées dans les quartiers sud de Brazzaville, contraignent l’armée à céder. Les groupuscules de jeunes qui s’étaient illustrés à la Conférence nationale les animent. Les barricades deviennent l’un des lieux d’apprentissage des pratiques politiques qui émergent au moment même où la capacité de l’armée à contrôler les alternances politiques se neutralise.

8Je retiendrai aussi deux types d’enjeux importants dans la seconde étape où les conflits deviennent armés : la lutte contre les blocages du système électoral et la tentative de réinstaller un système autoritaire. Dans ce contexte, les guérillas urbaines émergent comme une nouvelle forme d’action après l’échec du mouvement d’opposition pacifique.

9Quelques mois après l’élection de Pascal Lissouba, les gouvernants renforcent, par un recrutement de civils, la garde présidentielle pour jouer le rôle de police politique. Dès octobre 1992, un basculement de la majorité parlementaire se produit. Pour reconstituer une forte alliance autour de lui, le président décide de dissoudre l’Assemblée nationale. L’opposition organise une marche pacifique le 30 novembre 1992, qui se heurte à la garde présidentielle. La confrontation fait trois morts et une centaine de blessés. Après une période d’accalmie, le premier tour des élections législatives anticipées a lieu le 2 mai 1993 et débouche sur un ballottage favorable à la « mouvance présidentielle ». Les résultats sont contestés par l’opposition qui crie à la fraude et boycotte le deuxième tour du 6 juin 1993. La veille, le leader de l’opposition, s’appuyant sur une recommandation inscrite dans l’acte fondamental de la Conférence nationale, incite la population à la désobéissance civile et des barricades, contrôlées cette fois par les partis d’opposition, sont érigées dans les quartiers de Brazzaville. Pourtant, le président proclame les résultats de l’élection et met en place un gouvernement. L’opposition installe, à son tour, son propre gouvernement de « salut national ». La situation empire et conduit, de novembre 1993 à avril 1994, à des guérillas urbaines. Des milices combattent dans deux arrondissements de Brazzaville, Bacongo et M’Filou [2].

10En 1997, à la suite des retards pris dans la préparation des élections présidentielles, les forces de l’ordre [3] et des milices soutenant la mouvance présidentielle s’opposent à une fraction des militaires et des miliciens partisans de l’ancien président. Les affrontements ont successivement pour scène la ville secondaire d’Owando, la capitale et trois régions du sud du pays (Niari, Bouenza et Lékoumou). L’ancien président l’emporte avec le soutien de militaires étrangers (angolais, tchadiens, ex-zaïrois, etc.).

11La troisième série de combats se déroule en 1998. À la suite de l’impossibilité des forces gouvernementales de détruire la base armée de l’opposition, des militaires, appuyés de miliciens et des militaires angolais, bouclent, en décembre, les arrondissements sud de Brazzaville et ratissent quatre régions du sud (Pool, Niari, Bouenza et Lékoumou). Cette opération se poursuit jusqu’en juin 1999.

12Il convient de préciser que, dans ces contextes d’interaction, les différentes catégories de jeunes utilisent des formes d’actions précises. Ceux qui représentent symboliquement la catégorie de la jeunesse incarnent les dynamiques globales du système. Les élites dominées pendant le parti unique et les nouveaux entrants contrôlent les institutions (Conférence nationale, barricades) par lesquelles les Congolais tentent d’éviter l’usage de la violence physique. Les gouvernés occupent deux positions. Certains s’engagent dans les organisations non officielles (milices, bandes armées), pendant que les autres sont acculés dans la position de victimes. Je m’interrogerai, plus tard, sur le recours tactique des jeunes à ces formes d’action, selon le pouvoir détenu, pour défendre leur prise de position.

13J’ai opté pour une exposition à prédominance diachronique et événementielle. Ce choix s’explique parce que je souhaite accorder aux représentations le rôle qui leur revient dans la manière dont les acteurs sociaux font et déchiffrent leur histoire. Le sens des corrélations entre type de jeunes et forme d’action peut, dans une certaine mesure, être saisi dans les pratiques de construction des identités et la mise en intrigue des événements sous forme de récits qui justifient le passage à la violence. Ces productions de sens renvoient aussi à la déparentélisation.

14Bien qu’il existe au Congo, du point de vue social, plusieurs ensembles ethniques, le système populaire de représentation politique est dualiste. Toutefois, ces identifications ne se réfèrent pas à des réalités sociales séculaires, mais à des constructions accompagnant les luttes pour le contrôle des positions étatiques qui se rapportent maintenant à la déparentélisation. Il existe six termes d’identification possible qui s’organisent en trois oppositions apparues successivement : Kongo/Mbochi, Nordistes/Sudistes et Nibolek/Tchèques.

15Les deux premières modalités de la représentation de l’identité des acteurs politiques, Kongo/Mbochi et nordistes/sudistes, concernent des macro-unités rassemblant des groupes perçus comme parents. Alors que les identités Nibolek/Tchèques se rapportent à leur éclatement. L’opposition Kongo/Mbochi met en relation deux noms d’ensembles ethniques précoloniaux. Ces identités se politisent dans le cadre du multipartisme de l’époque coloniale [4]. Les Kongo y occupent la position dominante. Cette représentation populaire des conflits politiques décline, à partir de 1968, après un coup d’État qui porte un militaire non Kongo au pouvoir (Marien Ngouabi). Une nouvelle opposition dualiste, Nordistes contre Sudistes, apparaît dans l’opinion publique. Celle-ci utilise des références spatiales qu’elle substitue aux références ethniques antérieures.

16Lorsque le Congo rejoint la vague des démocratisations africaines, deux nouvelles configurations identitaires émergent de l’implosion de l’identité sudiste en fonction des régions administratives en Nibolek/Tchèque. Nibolek est l’acronyme de trois régions : Niari, Bouenza et Lékoumou. Tandis que l’identité tchèque est assignée aux populations du Pool [5]. Ce processus d’implosion intervient aussi dans l’ensemble identitaire Nordiste où les acteurs revendiquant l’identité Mbochi se distinguent des Kouyou. La nouvelle règle démocratique, « un homme = une voix », influe sur l’ordre des constructions des nouvelles identités ethnorégionales. Aussi, les contradictions politiques se transportent au sein des ensembles macroethniques.

17Quant aux récits de justification des affrontements, la plupart mettent en scène des situations dans lesquelles les liens de parenté sont déniés. En 1993, trois récits, donnés par les Tchèques, illustrent la cruauté des Nibolek. Le premier prétend qu’« un père Nibolek a pilé son enfant parce que sa mère est Tchèque ». Le deuxième s’appuie sur le cas d’un vieux Tchèque brûlé pour sorcellerie à M’Filou. Son corps, ramené à Bacongo, est utilisé pour témoigner des souffrances subies par les Tchèques dans l’autre arrondissement. Le troisième récit met en scène une jeune fille Tchèque qui aurait disparu, livrée par son « fiancé » Nibolek à ses amis miliciens. La première histoire exprime un refus de paternité ; la deuxième remet en cause les relations dans les quartiers entre jeunes et vieux – nous considérerons plus loin ces phénomènes ; la troisième évoque la trahison d’une relation d’alliance. Par contre, les Nibolek ne fournissent qu’un récit sous la forme de l’inversion de la troisième, c’est-à-dire le non-respect d’une relation d’alliance. Dans ce récit, un Nibolek, fiancé à une fille Tchèque habitant M’Filou, aurait été enlevé par des miliciens Ninja [6] venus de Bacongo. Ce fait est interprété comme une provocation par l’opinion publique qui constate : « Ils exportent leur problème ici. »

18Alors que 1993 met en scène des situations microfamiliales, les conflits armés de 1997 se réfèrent à la dissolution des relations de parenté construites à partir des personnalités publiques. Tout commence par un différend entre Denis Sassou-Nguesso, l’ancien président, et Joachim Yombhi, le Premier ministre, qui étaient présentés, pendant le monopartisme, comme des cousins et incarnaient deux ensembles de la même ethnie.

19Le récit servant d’alibi en 1998 concerne un réseau de miliciens Ninja trafiquants de drogue qui, pendant le mandat de Lissouba, sont doublés par un de leurs revendeurs, officier de l’armée. Les Ninja retrouvent ce dernier et le brutalisent. En 1997, cet officier, ayant pris position pour Sassou-Nguesso, est nommé, après la victoire, responsable militaire dans la région du Pool où les Ninja s’étaient retranchés. L’officier utilise les forces de l’ordre pour se venger. Il recherche les Ninja de son ancien réseau de drogue et en fait exécuter trois. Les autres Ninja décident alors de réagir. C’est ainsi, d’après ces versions, qu’ils décident de mener une offensive pour entrer dans Brazzaville. Dans ce récit, le conflit ne concerne plus seulement des personnalités connues appartenant à deux groupes différents mais des personnes d’un même groupe.

Comment les jeunes des années soixante se sont-ils imposés dans le processus de transition démocratique ?

20J’analyserai ici comment, avec la nécessité de maîtriser la violence politique, la transition démocratique congolaise s’accompagne de l’émergence de la jeunesse entendue dans le sens d’une catégorie de représentation politique. Le sens de la violence politique se construit dans le cadre des parcours de légitimité des différents acteurs politiques ; parcours caractérisés par trois temps. Dans un premier temps, devenu opposant, l’acteur subit une répression de la part de l’État. Cette répression se manifeste sous la forme d’un emprisonnement ou d’un simple bannissement. Dans un deuxième temps, l’acteur politique se retire de la scène. Enfin, dans un troisième temps, il y revient parce qu’une délégation est allée le chercher. Trois aspects importants de ces itinéraires doivent être retenus. Tout d’abord l’ambiguïté de la violence politique : les Congolais qualifient de politique une violence exercée au nom de l’État ou subie du fait de l’État. Ensuite, il existe des moments de latence : la légitimité d’un pouvoir dure jusqu’au moment où le parcours de légitimité d’un opposant atteint sa troisième étape. Notons, enfin, avec l’importance de la répression d’un leader, la constitution d’une cause politique ; pour la défendre, un collectif se cristallise et construit la légitimité politique de certains membres de l’élite.

21Les Congolais vivent les dispositifs de la transition démocratique comme des étapes dans les parcours de légitimité des leaders. Ces dispositifs sont : l’institutionnalisation du multipartisme, la tenue de la Conférence nationale, la définition d’une période de transition et la tenue des élections de 1992 (référendum pour la Constitution, législatives, municipales et présidentielles). Les « nouveaux » venus et ceux qui occupaient une position subalterne parmi les dominants dans le champ politique contrôlent les dispositifs de la démocratisation. Cette prise de pouvoir se déroule lorsque les Congolais valorisent, dans le nouveau répertoire d’actions, les formes pacifiques d’opposition politique. Les jeunes dominent, tous ensemble, les débats à la Conférence nationale. Ils font accepter, malgré l’opposition des gouvernants, le caractère souverain de cette assemblée. L’autorité législative et exécutive passe du président et des gouvernants aux députés. Aussi les tribuns incarnent-ils la puissance étatique, ce qui leur permet d’exercer, paradoxalement, la violence légitimante contre les leaders de l’époque monopartiste qu’ils réussissent à exclure du champ politique. La Conférence nationale peut apparaître dès lors comme la première étape du parcours de légitimité des élites du monopartisme, c’est-à-dire le moment où elles subissent une répression de la part de ceux qui incarnent le nouveau pouvoir d’État. Selon cette optique, les députés renforcent, malgré eux, les atouts politiques de ces derniers.

22Cependant, pour incarner le nouveau pouvoir, seule la catégorie des jeunes, et non le groupe, est convoquée. La Conférence nationale souveraine devait installer un Premier ministre de la transition. La lutte pour ce poste ne concerna que deux personnalités ayant valorisé leur capital politique dans des organisations internationales [7]. Cela suggère qu’ils avaient reçu un adoubement par l’extérieur et incarnaient la dynamique de la mondialisation. Évitons de rapporter ce comportement électoral à une explication purement conjoncturelle et rattachons-le à d’autres événements de l’histoire politique. Ce comportement se réfère aussi à la catégorie de la « jeunesse ». En effet, ces deux candidats avaient acquis leur capital politique sous l’époque révolutionnaire et faisaient partie des représentants de la jeunesse. J’ai montré ailleurs que ces élites politiques des années soixante, orphelins pour la plupart, n’étaient pas des héritiers [Bazenguissa-Ganga, 1997 : 83]. Ils avaient donc déjà acquis antérieurement leur capital politique en dehors des liens de parenté.

23La transition, de juin 1991 à juillet 1992, joue le rôle de la seconde étape, celle du retrait des leaders. Ceux-ci sont en disgrâce. Excepté le président de la République, ils se retirent tous du champ étatique. Signalons qu’en même temps, de nouvelles formes d’action émergent. La violence devient plus physique avec l’apparition des barricades. Les élections auront lieu dans ce contexte.

24Les élections figurent comme la troisième étape du parcours de légitimité des leaders politiques. Elles consacrent leur retour après la transition. Trois personnalités vont profiter de ces élections : Pascal Lissouba, Bernard Kolélas et Denis Sassou-Nguesso. Ils raflent plus de 70% des voix. Pourtant, ces leaders ont été fortement critiqués pendant la Conférence nationale. Comme la souveraineté s’est popularisée avec l’instauration du multipartisme, il est possible de déduire qu’avec les élections ces leaders expriment des dynamiques globales plus qu’ils ne les produisent ou les dirigent. Il convient aussi de comprendre ces choix dans le cadre du contexte général d’émergence de nouvelles formes d’action contre la remilitarisation du système politique. Aux yeux des électeurs, ces leaders ayant déjà usé largement de ces modes d’action dans un sens extrême ne peuvent-ils pas apparaître comme de bons « protecteurs » contre un retour de ces pratiques ? Kolélas a été, pendant l’époque coloniale, chef de milice d’un parti ayant commis beaucoup d’exactions sur la population. La Conférence nationale avait établi la responsabilité de Pascal Lissouba et Denis Sassou-Nguesso dans des assassinats politiques. Lissouba est élu président contre Kolélas. Lissouba, pourtant plus âgé biologiquement, est tenu pour plus jeune, en politique, car il représente d’une manière exemplaire la jeunesse. Cinq ans plus tard, au moment de la première alternance, le processus démocratique est stoppé. Sassou-Nguesso reprend le pouvoir à la suite des affrontements entre ses milices et les forces de l’ordre. En dehors de sa victoire par les armes, il convient aussi de souligner que, parmi les trois leaders, il est, dans les représentations populaires, perçu comme le plus jeune.

25Le retour de ces leaders est une manifestation de pouvoir vécue comme inéluctable. Depuis la Conférence nationale, la plupart des Congolais affirment que la responsabilité de la crise politique incombe à ces hommes. Ils proposent même de les exclure. Cependant, ils ne voient pas comment le faire. Ils expriment seulement un aveu d’impuissance. Cet aspect est confirmé dans des cas plus dramatiques. Pendant les affrontements de 1997, par exemple, tous les miliciens fraternisèrent, excédés par la situation. Certains s’étonnaient même que les enfants des responsables politiques ne les aient pas rejoints au front. Ils décidèrent d’arrêter les combats et de boire ensemble pour fêter la paix. Ils espéraient que les responsables allaient signer un traité de paix ; ce qu’ils ne firent pas. Les miliciens reprirent, quelque temps après, leurs positions et les affrontements recommencèrent. À aucun moment, ils ne pensèrent se placer sous l’autorité d’un chef militaire pour tenter un coup d’État. Ce qui indique une transformation dans les mœurs politiques : en 1968, une situation analogue avait abouti à un coup d’État des « jeunes » qui mit définitivement fin au règne des « vieux ». Le président Sassou-Nguesso faisait déjà partie de ces jeunes-là.

Les actions politiques des miliciens

26Parmi tous les acteurs de la violence politique, la figure du milicien est la plus exemplaire. Son analyse permet d’identifier des tendances plus générales. Les jeunes qui s’engagent dans ces groupes dévalorisaient, sous le monopartisme, la violence politique. La pratique de la Sape (Société des ambianceurs et des personnes élégantes) [Gandoulou, 1989 a ; 1989 b] manifestait le mieux cette attitude. Dans ce culte de l’élégance, le code d’honneur interdisait toute manifestation de la violence parmi les adhérents et rejetait les corps à corps violents. En outre, cette pratique s’opposait à la militarisation du champ politique [Bazenguissa, 1992 a ; 1992 b]. Ce code a été progressivement partagé par toute la société congolaise. Il convient donc de comprendre comment des personnes qui conjuraient leurs dispositions à la violence politique s’investissent par la suite dans ces nouvelles formes d’action politique violentes.

27Le nombre des miliciens n’est pas facile à établir, ni leur profil type à caractériser. Toutefois, je retiendrai quatre caractéristiques de ces groupes : les modalités des engagements, le profil social, le lieu d’origine et la formation scolaire.

28Les jeunes s’engagent volontairement. Il ne s’agit pas de nier, pour autant, les recrutements forcés, ni l’importance des primes, mais ces deux phénomènes ne constituent généralement pas les premières conditions de l’enrôlement. Se manifeste, d’abord, un enthousiasme pour sauver la démocratie dès que le spectre du monopartisme se lève.

29L’âge moyen des miliciens oscille entre 12 et 35 ans. Ils sont principalement de sexe masculin. Ils ne constituent pas un groupe homogène. Ils sont chômeurs, étudiants, anciens militaires (exclus ou non), ex-miliciens du parti unique, etc. Leurs parents occupent différentes positions sociales : petits fonctionnaires, ouvriers, agriculteurs. Toutefois, certains sont issus des milieux de l’élite politique.

30Les miliciens viennent en majorité de cinq arrondissements de Brazzaville (Bacongo, Talangaï, Poto-Poto, Ouenzé et M’Filou), puis des régions du Pool, du Niari, de la Bouenza, de la Lékoumou, de la Likouala et de la Cuvette. Excepté Ouenzé, les arrondissements et les régions cités sont des territoires « monoethniques ». Une explication de l’engagement par l’ethnicité s’imposerait-elle ? Les réponses des miliciens interrogés indiquent cependant que leur engagement s’appuie plus sur l’appartenance à des réseaux d’interconnaissances renvoyant à de multiples liens d’affiliation : amitié, voisinage, fréquentation de la même école, l’appartenance à un même parti, etc. En outre, ces territoires sont également les plus sinistrés et précarisés du pays.

31Les miliciens sont, pour la plupart, déscolarisés et déclassés. Ils vivent un désajustement entre leurs aspirations et les chances objectives de les voir s’accomplir. Durant leur scolarité, ils espéraient, comme tous les élèves, devenir fonctionnaires. Or, à partir de 1985, le Congo vit une crise économique. Sous la pression du FMI, les dirigeants ont dû réduire les postes dans la fonction publique, licencier les contractuels en surnombre et privatiser les entreprises d’État. Cette crise a eu deux effets sur la scolarisation, une augmentation du nombre des échecs et l’apparition du déclassement, qui aboutissent à l’accroissement de la population de chômeurs diplômés dont certains s’engagent dans les milices.

32Voyons maintenant comment la déparentélisation s’exprime dans le cadre des actions des miliciens. Les violences des années quatre-vingt-dix formaient un cycle ; je m’attarderai sur les moments d’affrontement où je prendrai brièvement des éléments d’illustration.

33Les engagements s’inscrivent dans l’histoire des nouveaux rapports entre les forces de l’ordre et la société. Les miliciens décrivent aussi cette réalité comme une lutte contre les vieux. Pour ce faire, ils s’en prennent aux figures armées du monopartisme. Outre l’enthousiasme, le ralliement volontaire s’appuie sur le nouveau statut du milicien en rupture avec celui du passé. Les jeunes pouvaient, dans le cadre du monopartisme, adhérer à la milice populaire. L’action de cette dernière était souvent décriée. Elle rackettait lors des contrôles d’identité. S’engager dans la milice correspondait à un moyen de s’enrichir. Dans le contexte du multipartisme, s’engager revient d’abord à combattre et mettre en danger sa vie. La différence en termes d’image sociale ne suffit pas à expliquer le nouveau statut du milicien. Les jeunes construisent également leur identité contre les militaires de métier. À ce titre, ils veulent prendre leur place en revendiquant comme récompense, en cas de victoire, une intégration dans les forces régulières. Ils dévalorisent les premiers qui, en grande majorité, désertent et ne veulent pas combattre contre les civils. Or, ces militaires recevaient des promotions politiques et exerçaient la terreur sur la population pour soutenir le parti unique. Contre ces procédés, les réputations doivent s’établir pour les miliciens dans le feu de l’action. Ces jeunes reçoivent une rapide formation militaire [8] et acquièrent véritablement leur reconnaissance au front. L’acte exemplaire qui cristallise le nouveau statut est celui où le milicien dépouille le militaire, qu’il a tué, de ses galons et les porte. Les autres lui reconnaissent ce grade acquis. En revendiquant la position des militaires, il s’agit surtout de prétendre faire reconnaître la participation aux combats comme des faits de guerre ; qualification qui permet de légitimer les actes commis, quelle qu’en soit la nature.

34Dans tous les cas, s’engager devient aussi une affaire de choix. Il est préférable de se mettre derrière celui, qualifié de « grand », qui défend le mieux ses intérêts. Relativement à ces modes d’engagement particuliers, les jeunes intègrent le rapport intime au grand, choisi comme un aspect important de l’organisation des milices et de l’efficacité au combat. Ce qui, lors de l’intégration dans l’armée, donne à cette dernière une structure que les Congolais appellent l’« écurie », unité où les jeunes maintiennent cet esprit d’allégeance personnelle à un grand.

35L’engagement dans les milices oblige chacun à redéfinir, d’une manière intime, son rapport à l’État. Aussi la référence à l’ordre politique devient première et irradie une bonne partie de la vie sociale. En effet, ces types de violences politiques se manifestent d’abord contre le voisin, l’ami et, parfois, le membre de la famille. Dans la plupart des affrontements, les milices se combattent très peu entre elles. Au plus fort des tensions, les miliciens, après avoir pris le contrôle de certains territoires, y exercent des exactions contre les personnes qu’ils connaissent depuis longtemps mais qui, depuis l’instauration du multipartisme, adoptent des positions politiques différentes. Les miliciens manifestent ainsi leur adhésion à une réalité qui dépasse l’ordre de la parenté ou de l’amitié.

36Il est également possible de suivre les effets de la déparentélisation dans les pratiques de pillages massifs de 1997. Pour le milicien, le pillage ne constitue pas un vol. Ces pratiques s’opposent comme le public au privé. En effet, le vol est exécuté à titre privé. Il est un acte réprouvé et peut conduire à la mise à mort du coupable. Or, le pillage inscrit le même type d’action, dérober les biens d’autrui, dans un univers politique, public. En étant un phénomène populaire, le pillage peut s’exécuter en toute impunité. Par son inscription dans le registre du public, le pillage ne renvoie pas seulement à la cupidité mais à des dynamiques politiques. Il n’est pas un crime mais instruit, en fait, le procès de la catégorie d’âge des vieux.

37Certains miliciens renvoyaient une partie des biens pillés dans les villes secondaires et dans les villages. Ils contribuaient à l’embellissement de leur village. Introduire les signes de modernité dans cet univers, était un honneur. Ces envois ne signifiaient pas, pour autant, que les aînés maintenaient leur pouvoir dans les villages mais au contraire que ces espaces devenaient aussi des arènes politiques. D’une part, les jeunes pouvaient prendre part, comme les vieux et les grands, à l’embellissement des villages. D’autre part, les vieux étaient toujours rendus responsables des échecs, des infortunes et des difficultés des jeunes dans la vie quotidienne.

38Une lecture uniquement économique du pillage est insuffisante. Du point de vue statistique, très peu de miliciens s’enrichirent à la suite des affrontements. En général, ils dépensaient l’argent ou le redistribuaient d’une manière ostentatoire dans les bars, l’important étant d’exprimer le nouveau statut acquis. C’est l’intensité du moment vécu qui importe et dépenser ainsi revient à réaliser son être social. Dans ces pratiques ostentatoires, l’échange social permet non seulement d’établir et de mesurer les prestiges réciproques des uns et des autres, mais il permet aussi de créer et de manifester une identité commune, c’est-à-dire l’appartenance à un groupe d’acteurs ayant des liens durables les uns avec les autres, celui des guerriers.

Le renforcement des atouts politiques des victimes

39Je vais, maintenant, considérer les comportements politiques des jeunes, représentant la très grande majorité, qui n’adhèrent pas aux milices et subissent leurs actions. Le processus de transition démocratique se reproduit par leur apolitisme [9] et la dépolitisation des plus engagés politiquement. Le premier terme décrit les comportements des gouvernés, situés hors de l’appareil de l’État, à s’exclure librement du champ politique. La dépolitisation, par contre, est liée à la peur produite pendant les affrontements ; certains gouvernés ne veulent plus prendre des risques car les règles du jeu ont changé.

40Les victimes semblent a priori représenter un contre-exemple de la déparentélisation. En effet, si l’on considère leur origine géographique et régionale, il apparaît que ce sont les jeunes de trois quartiers de Brazzaville (plateau des 15 ans, OCH, le centre-ville), de certaines villes secondaires (surtout la seconde ville du pays, Pointe-Noire) et d’une grande partie des villages des régions autres que le Pool, le Niari, la Bouenza et la Lékoumou qui se mobilisèrent le moins dans les milices. Le non-engagement dans la violence politique dans tous ces cas semble s’expliquer soit par le maintien des liens de parenté forts au niveau social, soit par l’importance de l’apolitisme. Les quartiers en question sont perçus par le sens commun comme des lieux où les structures familiales demeurent puissantes. Les membres de l’élite y habitent et la rumeur qualifie, parfois, les jeunes de « fils à papa ». La majorité de la population vivant dans les villes secondaires et les villages était déjà démobilisée politiquement sous le monopartisme. Dans Pointe-Noire, par exemple, la capitale économique, les habitants revendiquent, avec fierté, le peu d’intérêt qu’ils éprouvent pour la politique et se reconnaissent, en revanche, plus engagés dans des stratégies économiques.

41En regard de la logique des parcours de légitimité, il est possible d’affirmer que les violences politiques subies renforcent les atouts des victimes dans le cadre de la démocratisation ; en outre, elles impliquent une plus grande partie de la population dans ce phénomène. Ces techniques publiques d’atteinte portée aux corps des victimes civiles se consolident à partir de la décennie quatre-vingt-dix et se développent dans trois directions. L’action des miliciens frappe parfois des personnes qu’ils connaissent et se résume à leur éviction des territoires occupés. Elle se déroule aussi aveuglément dans les territoires ennemis. Les civils deviennent les victimes indifférenciées d’une stratégie de la terreur. Pendant les affrontements, les miliciens lancent de temps en temps des obus et tirent en l’air. Les munitions tombent n’importe où et fauchent des victimes inconnues. Enfin, en 1998, les forces de l’ordre et les milices gouvernementales passent de maison en maison dans les quartiers sud de la capitale pour ratisser. La violence n’est plus seulement utilisée d’une manière aveugle.

42Il conviendrait d’analyser plus en profondeur comment les atouts politiques des victimes se construisent dans le cadre des violences. Pour mener à bien ce travail, il faudrait mobiliser une quantité considérable de données concernant toute la population. Pour l’instant, je dispose seulement des informations sur les pratiques où se manifestent les effets de la déparentélisation concernant les victimes. J’en resterai aux données recueillies sur Brazzaville. Étant donné la complexité des éléments à analyser, j’établirai seulement une chronologie permettant de préciser quelques évolutions en séparant trois moments : avant, pendant et après les affrontements.

43S’interroger sur ce qui se passe avant les affrontements évite d’isoler les formes de violence en les replaçant dans des continuités. Certes les combats provoquent des évolutions et des ruptures, mais ils retardent aussi les échéances, pérennisent des pratiques politiques propres au monopartisme ou même aux époques antérieures. Ces continuités se réalisent pendant les parcours de légitimité des leaders à travers lesquels se manifestent aussi les effets de la déparentélisation des victimes. En effet, d’une part, rappelons que ces trajectoires consacrent les acteurs des années soixante qui ont, aussi, été choisis librement et massivement par les « futures » victimes. D’autre part, ces parcours renvoient à des représentations de la violence politique vécue collectivement sous la forme de l’ethnicité et individuellement, sous celle de l’accusation en sorcellerie contre les « vieux ». Les continuités se manifestent, dans ce cas, surtout sous la forme d’une mobilisation culturelle. La construction sociale de ces parcours nécessite, de la part des gouvernés, des connaissances biographiques, l’acceptation et le refus des nouvelles identités ethnorégionales et la disposition à croire aux récits de justification des affrontements. J’ai montré que ces mêmes pratiques contribuaient à expliquer le passage à la violence politique des déscolarisés et des déclassés. Or, elles ont ici un effet inverse en raison de la persistance des relations de parenté du point de vue social et de l’apolitisme.

44Durant les phases d’affrontement, les types de mobilisation que je retiens concernent la « brutalisation [10] » des victimes. Elle se manifeste comme une intériorisation de la violence que les victimes reproduisent parce que transmuée en l’expression de leur patriotisme et de leur loyauté. Ces pratiques sont soit de participation avec les miliciens au pillage, de dénonciation des voisins mais surtout de monétarisation du rapport vie/mort. La protection de soi revient à garder les biens de la famille pour lutter contre le pillage. Cela n’empêche pas de participer au pillage des voisins absents. Leur absence n’indique-t-elle pas une prise de position pour l’ennemi ? Le second indice de la brutalisation revient à assumer le rôle d’indicateur. Enfin, elle est entretenue par la monétarisation extensive des relations sociales. Les liens entre la population et les miliciens passent par une mobilisation économique exigeant une circulation d’argent versé sous la menace. Ce transfert intervient parfois pour sauver sa vie. Ses différentes modalités sont euphémisées en relation à plusieurs moments forts de la vie sociale. Payer les bakchichs se dit soit « effort de guerre », « mabondza » ou « pour le café ». La première expression fait référence à l’engagement du milicien et le versement devient l’équivalent symbolique d’un passage à l’acte. Verser l’effort de guerre, c’est reconnaître un droit au milicien. La deuxième se réfère à la vie religieuse :mabondza correspond aux offrandes faites à l’église. Seul le troisième énoncé renvoie explicitement à la déparentélisation. L’expression évoque les veillées mortuaires où le café est la boisson rituelle offerte par les aînés. Offrir du café au milicien, serait-ce alors être reconnu comme un grand ? En réalité, la hiérarchisation de la veillée mortuaire est subvertie. Donner le café dans ce contexte revient plutôt à reconnaître une dette envers ceux qui veillent sur les leurs : les miliciens. Cette interprétation met en avant un autre rapport à la mort, aux morts : le milicien ravit ainsi au donateur sa possibilité d’être un grand (un aîné), en l’assimilant aux morts que l’on veille.

45En se pliant à cette « brutalisation » des pratiques sociales, les victimes donnent, en réalité, des garanties pour ne pas être identifiées à un « infiltré ». Cette identité, produite pendant les affrontements, décrit la figure du double civil du milicien en tant que traître, banni et « bon à tuer ». L’infiltré est, selon les cas, un inconnu, une connaissance, un ami, un parent ou un vieux qui a pris position pour l’ennemi. Les attitudes radicales à son égard illustrent la peur des miliciens à voir les victimes agir comme eux, en prenant des armes, mais d’une manière plus sournoise. Cela permet de comprendre le phénomène massif de retournement des miliciens contre leurs protégés. En 1998, par exemple, lors de l’enlisement des combats, les miliciens de l’opposition se retournèrent contre les leurs en les traitant d’infiltrés car ils empêchaient la victoire. Ainsi, la qualification de la victime absolue se fait encore en référence à la déparentélisation.

46Il s’agit de mesurer, après les affrontements, les effets sur la société du basculement entre les entrées et les sorties de ces moments forts. Comme nous sommes dans une série de crises, après chaque affrontement, des démobilisations suivent des mobilisations ; puis un mouvement de remobilisation s’opère en sens inverse, lui-même suivi par la démobilisation. Il importe de s’appesantir sur la nouvelle structure qui oppose les gagnants et les perdants pour élargir l’analyse des points d’inflexion. En effet, après chaque affrontement, la démobilisation est, dans une large mesure, valable dans le cas des vainqueurs. Au contraire, les vaincus ont tendance à refuser la défaite et à rester mobilisés. La remobilisation passe surtout au niveau religieux. Ce registre permet de dénier la défaite et de transformer le combat en une lutte à mort « mystique » dans l’ordre sacré, impliquant la maîtrise des techniques magiques. Cette dénégation pousse une bonne partie des vaincus à continuer la guerre contre l’ennemi.

La déparentélisation, l’ethnicité et l’État

47L’étude de la déparentélisation, processus où le politique est fondé sur la négation des relations d’affiliation et d’alliance, permet de tirer deux conséquences théoriques. La première porte sur le fait identitaire et la seconde, sur les modalités illégales d’accès de certains jeunes aux ressources publiques.

48Il existe une tendance des jeunes à mettre en avant les allégeances ethniques et/ou régionales pour expliquer leur implication dans les conflits armés. La qualification de l’ennemi semble encore déterminée par la valorisation des références à la parenté dans un ordre pourtant régi par la déparentélisation. Il n’existe ici aucun paradoxe car ces qualifications renvoient seulement à une manière de fonder le politique sur une relation duelle. D’une part, j’ai indiqué plus haut qu’il existait une multiplicité d’ethnies et neuf régions. Dans le champ politique, les pratiques d’assignation identitaire ne se rapportent ni à toutes les ethnies, ni à toutes les régions mais à des réalités reconstruites sous la forme d’un dualisme. Parmi les neuf régions, quatre seulement sont retenues mais sous une forme duelle : trois regroupées en un même ensemble (Nibolek) contre une seule (le Pool). De même, les coordonnées spatiales se réduisent à Nordistes/Sudistes. D’autre part, il est apparu que même si, au niveau des représentations, les phénomènes de violence se placent sous le signe du clivage ethnique ou régionaliste, ils sont loin de s’y résumer ou de s’y réduire. Les actions réelles se déroulent à d’autres niveaux : relations de voisinages, amicales, de parenté, etc.

49Il convient donc de ne pas reprendre telles quelles les représentations du cadre de la violence mais de voir comment les Congolais fondent, grâce à elles, le politique sur une relation duelle. Il faut comprendre comment les oppositions ethniques cessent d’être purement sociales pour devenir politiques au sens que C. Schmitt [1972 : 67] donne à ce terme. Pour lui, politique est considéré dans un sens existentiel, c’est-à-dire rapporté au moment où il s’appuie sur la possibilité de provoquer la mort physique d’un homme. Dans le cas congolais, pendant le mono-partisme, les oppositions duelles (entre deux ensembles ethniques ou régionalistes) comportaient une violence potentielle, sous forme de parcours de légitimité, qui imprégnait l’imaginaire mais n’interdisait pas les transactions et les accommodements car elles ne concernaient que la classe politique. Il existait une coupure entre le monde des acteurs politiques et celui du reste de la population. Cette ligne de séparation a disparu et a rendu possible une violence plus généralisée [pour cette notion, cf. Pécaut, 1996]. Ce phénomène nécessite une réactualisation des modes de qualification de l’ennemi.

50Il est possible de questionner certaines approches de l’État en Afrique en termes de néopatrimonialisme [Médard, 1998], de politique du ventre [Bayart, 1989] et de sa privatisation ou de sa criminalisation [Bayart et alii, 1997]. Les auteurs s’accordent ici sur trois points : la perspective de l’individualisme méthodologique, les aspects économiques des pratiques politiques et, enfin, la logique de redistribution légitimatrice dans le cadre de relations inégales entre des patrons qui accordent des faveurs à des clients, tenus par une dette morale, qui cèdent leur soutien politique. La parenté intervient dans ces modèles car elle cimente les liens à l’intérieur des réseaux de clientèle. Ces auteurs, enquêtant surtout sur les modalités illégales d’accès aux ressources publiques, posent que ces biens perdent leur qualité pour être totalement l’objet d’une appropriation privée.

51Privilégier l’analyse de la violence légitimatrice permet de nuancer ces approches. Nos données rendent problématique la perspective clientéliste surtout lorsqu’on se concentre sur l’expérience des exclus de l’appareil étatique. La structure en écurie des milices, par exemple, montre que par son engagement volontaire, le jeune met en danger sa propre vie pour un leader dont il n’était pas forcément client sous le parti unique. Certains dominés obligent ainsi les élites à contracter une dette à leur égard s’ils veulent avoir les moyens de gagner ou conserver leur pouvoir. Ce renversement de la perspective clientéliste ouvre au moins trois axes de recherche sur l’État en Afrique. Tout d’abord, il indique la nécessité d’analyser autrement les modalités réelles d’adhésion, d’acceptation du pouvoir par les gouvernés. Ensuite, il introduit plus directement à une propriété fondamentale du champ politique, la logique des parcours de légitimité, où l’identité du leader se construit empiriquement en même temps que celle de sa base politique. Enfin, il permet de voir que l’appropriation des biens publics par les exclus de l’État ne peut s’exécuter dans le cadre d’une simple action privée. Les miliciens, par exemple, se trouvent obligés de mettre en place une action publique en établissant une différence entre le pillage et le vol. Rappelons qu’aux yeux de ces acteurs, le pillage n’est pas reconnu comme une action criminelle. Il intervient sur un fond d’impunité qui n’est pas seulement due à la déficience des services juridiques mais résulte du fait que la victoire investit les miliciens de la puissance de l’État. Autoriser le pillage doit aussi se comprendre comme un moyen, pour les élites, de remplir leur contrat moral. Ainsi, à la fin des affrontements de 1997, trois jours de pillages furent accordés par les vainqueurs à leurs troupes.

Notes

  • [*]
    Université de sciences et techniques de Lille-I.
  • [1]
    Sur les élections, on peut consulter Weissman [1993] et Ziavoula [1996].
  • [2]
    Pour ces conflits armés, voir notamment Bazenguissa-Ganga [1996], Dorier-Appril [1997 a ; 1997 b], Yengo [1998], Politique africaine [1998] et Rupture [1997].
  • [3]
    Selon les recommandations de la Conférence nationale, les corps de la gendarmerie et de la police ont été recréés.
  • [4]
    Cette période est bien analysée dans l’ouvrage de Wagret [1963].
  • [5]
    Tchèque ou Tchek désigne de façon allusive les populations du Pool. Selon certains, ce terme était un nom de code donné aux membres de cette population lors de la préparation d’un coup d’État par les membres de l’aile gauche du régime. Selon une explication non politique, Tchek serait le nom d’un insecte qui se déplace en zigzag. Cette métaphore décrit les dynamiques migratoires des membres de cette population qui s’installent dans toutes les régions du pays.
  • [6]
    Milicien « tchèques » du MCDDI (Mouvement congolais de la démocratie et du développement intégral), parti de Bernard Kolélas.
  • [7]
    André Milongo était en poste à la Banque mondiale, tandis que Pascal Lissouba était à l’Unesco.
  • [8]
    Ces formations duraient entre deux et sept jours seulement avant d’aller au front. Elles consistaient en une initiation au maniement des armes et à l’apprentissage de certaines règles : ramper, reculer, etc.
  • [9]
    Nous reprenons ce concept de P. Veyne qui le caractérise ainsi : « L’intérêt principal consiste plus souvent à désirer que le gouvernement fasse une bonne politique qu’à désirer la faire soi-même » [Veyne, 1976 : 85].
  • [10]
    Ce terme qui décrit « l’ensauvagement » des victimes est emprunté à G. Mosse [1999] qui explique la banalisation et l’intériorisation de la violence de la première guerre mondiale qui permettent aux victimes d’accepter durablement tous ces aspects, à la fois les plus paroxysmiques, et de les réinvestir dans le champ politique de l’après-guerre.
Français

Résumé

Ce texte présente, à partir du cas congolais, les modalités de construction de la jeunesse, en tant que catégorie politique et groupe d’acteurs précis, dans le contexte des changements intervenus en Afrique où certains pays ont vu s’établir une relation entre le processus de transition démocratique et la généralisation des usages de la violence. Ces transformations produisent une configuration où la référence à la vieillesse est bannie par les pratiques de « déparentélisation ». Les tensions entre générations politiques s’inscrivent dans un contexte où les plus puissants se revendiquent, en même temps, comme les plus jeunes. Les Congolais attribuent plusieurs acceptions à ce terme. Les groupes définis ont tendance à valoriser des formes précises d’actions violentes. Pour comprendre ces corrélations, nous avons analysé chaque groupe dans le système de relations qu’il forme avec tous les autres et dans l’univers des représentations par lesquelles les acteurs construisent leur réalité politique.

Mots-clés

  • déparentélisation
  • ethnicité
  • violence politique
  • Processus de transition démocratique
  • milices
  • Congo
  • jeunes

Bibliographie

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Rémy Bazenguissa-Ganga [*]
  • [*]
    Université de sciences et techniques de Lille-I.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.018.0119
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