CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Sociologue des religions bien connue pour ses travaux sur la prison, Irene Becci a ouvert il y a environ cinq ans un nouveau champ de recherche, dont le numéro thématique « Féminismes religieux, spiritualités féministes » (2019) de la revue Nouvelles questions féministes constituait une première étape de publication. C’est dans ce cadre qu’elle a dirigé, plus récemment, avec l’historienne Francesca Prescendi Morresi cet ouvrage original et novateur.

2Dans une introduction dense d’un point de vue théorique et fort éclairante, la sociologue commence par rappeler le constat volontiers dressé en études de genre selon lequel les religions participent à construire et à reproduire « un ordre binaire du genre » conformément à la conception largement partagée en leur sein d’une complémentarité. C’est précisément cette configuration que le queer tel que le définit Judith Butler vient troubler. Il ne s’agit cependant pas de documenter cette opposition, comme le font les travaux relatifs aux mobilisations anti-genre qui se sont déployées dans plusieurs pays européens. Le questionnement est ici sensiblement différent : « Est-ce que la condition queer trouble nécessairement aussi le religieux ? Dans ses appréhensions culturelles, le religieux est-il straight (Wittig, 2001) […] ? Est-ce qu’il n’y a pas du queer dans le religieux ? Est-ce que les ordres culturels et religieux de genre se correspondent nécessairement ? » (p. 6). Irène Becci se propose donc de saisir les transgressions « non seulement de genre, mais aussi religieuses, comme des pratiques libératrices, et par là contestatrices » (p. 7). Ces transgressions n’ont rien de nouveau. Elles ont même « toujours existé, à différentes échelles et avec différentes conséquences évidemment » (p. 9). Dans cette perspective, une attention particulière est portée au corps, à la fois comme réalité physique et comme objet de représentations. Il s’agit ainsi de saisir que le queer ne relève pas seulement des pratiques de transgressions religieuses mais se trouve aussi dans le « référentiel religieux lui-même » (p. 10). L’objet du livre est donc précisément d’étudier « les cadrages religieux des transgressions de genre » (p. 11), auxquels finalement peu d’études ont été consacrées. Les sept contributions, toutes très savantes mais à l’ambition théorique inégale, s’inscrivent dans plusieurs champs disciplinaires : l’anthropologie, l’histoire et la psychologie.

3Les trois premières traitent de corps et de sexualités queer. Sont ainsi étudiés, dans une perspective comparative par l’historienne Françoise Van Haeperen et l’anthropologue Raphaël Rousseleau, les galles du monde romain et les jōgappa du sud-ouest de l’Inde qui ont pour point commun d’être des desservants d’une déesse, d’être volontiers désignés comme « ni homme ni femme », de se travestir et, pour certains, de se châtrer volontairement. Ils font l’objet d’une fascination/répulsion. L’article se conclut sur l’hypothèse « de modes de vie reconnus, situés historiquement, pour de possibles aspirations transgenres » (p. 36).

4L’anthropologue Corinne Fortier s’intéresse elle aussi à une figure religieuse dont le genre oscille entre masculin et féminin, celle des femminielli que l’on peut rencontrer aujourd’hui encore à Naples et plus largement en Campanie. Les personnes concernées préfèrent se désigner comme ricchione, terme péjoratif désignant les hommes homosexuels, adoptant ainsi une stratégie de retournement du stigmate. Le terme employé au masculin fait référence à des personnes aux caractéristiques physiques (de longs cheveux notamment), à la gestuelle et aux occupations traditionnellement considérées comme féminines. Leur activité est la prostitution. Très pieux, les femminielli se rendent à la messe tous les dimanches et vouent un culte particulier à la Madone. Ils ne souhaitent pas se faire opérer, pratique qu’ils considèrent comme transgressant le projet de Dieu. Très éloignés des luttes LGBT+, ils n’entendent pas fonder de famille. S’ils sont particulièrement bien intégrés tant dans l’espace urbain napolitain que dans celui du rituel catholique, ils n’en font pas moins l’objet de moquerie, de mépris et de la violence de leurs clients et amants. Pour finir, Corinne Fortier émet l’hypothèse suivante, en s’appuyant sur une comparaison avec les hijras : « La société napolitaine, comme la société indienne et pakistanaise, ont créé cette catégorie de personnes pour répondre au besoin masculins archaïques de délier la sexualité et la procréation, puisqu’à la différence des femmes, les femminielli incarnent dans leur chair ce fantasme masculin d’une sexualité purement sexuelle, vierge de toute procréation. Le statut “virginal” des femminielli comme des hijras en fait des êtres liminaires dont le sacrifice de leur capacité procréative les rend fertiles non pour eux-mêmes mais pour la société tout entière » (p. 58).

5Francesca Prescendi Morresi s’intéresse elle aussi à une figure qui oscille entre marginalité et intégration. Elle analyse le mythe d’une prostituée romaine, Acca Larentia, qui légua au peuple romain des territoires et à laquelle est rendu un culte annuel lors d’une fête publique relevant du calendrier officiel. L’autrice note le renversement par rapport aux autres prostitués de la littérature latine volontiers décrites comme avides.

6Les quatre textes suivants ont pour point commun de s’attacher à des imaginaires religieux travaillés par du trouble dans le genre. Ainsi, l’historienne Brigitte Roux étudie les représentations du mystique dominicain Henri Susso dans des manuscrits du xive siècle. Les images du corps du religieux, dont le nom de Jésus est inscrit sur la poitrine à la manière d’un tatouage, oscillent entre une identification au Christ et une identification à la Vierge, entre masculin et féminin.

7Une équipe de psychologues (Grégory Dessart, Zhargalma Dandarova-Robert et Pierre-Yves Brandt) analysent les dessins d’enfants, dont l’âge varie entre 6 et 17 ans et qui sont originaires du Japon, de Russie et de Suisse romande, à qui il a été demandé de dessiner dieu(x), de décrire leur dessin et de remplir un bref questionnaire évoquant leur socialisation religieuse. Au final, la majorité des dessins représentent des figures masculines, témoignant d’une hégémonie transculturelle qui n’exclut pas un certain nombre de transgressions. Les représentations féminines sont plus fréquentes en contexte bouddhiste que chrétien. Les filles sont plus susceptibles que les garçons de dessiner des figures féminines et des figures androgynes. Si le nombre de figures au genre indifférencié (dont l’expression genrée est très limitée) diminue avec l’âge, celui des figures non-pertinentes (car non anthropomorphiques), lui, augmente.

8L’archéologue Sandra Jaeggi s’intéresse à de petits récipients qui servaient en Gaule à nourrir des bébés et des personnes malades : des vases dits « en forme de sein » (l’autrice insiste sur le fait que l’objet est conçu dans un souci « d’imiter un sein dans ses propriétés visuelles et tactiles » [p. 117] et comme une façon d’évoquer l’allaitement). Certains sont dotés d’un bec représentant un phallus, qui remplace alors le téton, et parfois également de testicules. La présence de ces attributs féminins et masculins « suffit à faire un androgyne, un être dont le statut sexuel est double, voire à prédominance féminine » (p. 121). L’autrice poursuit en montrant que, dans la mythologie grecque, le lait apparaît comme « un fluide capable de créer la généalogie, au même titre que le sperme » (p. 125). En outre, plusieurs traités médicaux imaginent une imprégnation du lait maternel par la semence masculine qui aurait lieu dans l’utérus. Sandra Jaeggi dégage pour finir plusieurs pistes d’analyse : « Déposé dans la tombe, il [le vase “biberon”] pouvait avoir eu une fonction multiple, associant ses propriétés guérisseuses, garantes de vie, à un marqueur identitaire, rendant peut-être compte du sexe et de l’état biologique de l’individu » (p. 134).

9Rédigé par l’historienne Marianna Ferrara, le dernier article porte sur des romans graphiques, genre qui connaît en Inde à partir des années 2000 un succès croissant tout particulièrement auprès des jeunes femmes issues de la classe moyenne. Leurs autrices entendent dénoncer différentes formes d’exploitation, dont le patriarcat, et réinterprètent à cet effet les récits de la mythologie. De nouveaux éléments sont ainsi introduits, « such as female solidarity against uncritical men, the intimate relationship between nature and women, and self-determination and active decision making » (p. 166).

10L’ensemble, foisonnant – tant du point de vue des périodes historiques que de celui des mondes religieux étudiés – et très stimulant, ouvre de nombreuses perspectives de recherche.

Céline Béraud
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/02/2022
https://doi.org/10.4000/assr.63999
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