CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À la croisée de l’histoire sociale et religieuse, de la théologie et du droit canon, Véronique Beaulande-Barraud nous offre une synthèse magistrale sur un sujet encore tout récemment ignoré par l’historiographie (par exemple Jean Delumeau) : les cas réservés. Il s’agit des péchés « énormes » (qui provoquent le scandale) considérés comme des cas réservés soit au pape, soit à l’évêque, seuls en capacité d’en administrer la pénitence adéquate et de les absoudre.

2Pour comprendre ce mécanisme essentiel dans la vie religieuse des fidèles du Moyen Âge, il est nécessaire de remonter aux Évangiles et au droit de lier et délier conféré par le Christ aux apôtres (« tout ce que vous lierez sur la terre sera tenu au ciel pour lié, et tout ce que vous délierez sur la terre sera tenu au ciel pour délié » Mt 18, 15-18 ; Mt 16, 19 ; Jn 20, 22-23). Durant la fin de l’Antiquité et le haut Moyen Âge, « l’évêque est le juge par excellence en matière pénitentielle » (p. 28). Pour les péchés les plus graves, il dirige un rituel pénitentiel solennel : confession (avec aveu volontaire de la faute), expulsion du pénitent, réconciliation après une pénitence publique qui commence un mercredi des Cendres et doit s’achever un Jeudi saint. Pour les péchés plus légers, les actes pénitentiels sont l’aumône, le jeûne et la prière. Si le prêtre reçoit par l’ordination ce pouvoir de lier et de délier, il doit se contenter des péchés véniels. De plus, l’autrice nous rappelle que « la partition entre une correction sur le mode pénitentiel et une véritable autorité pénale n’est pas claire jusqu’au xie-xiie siècles » (p. 34). Puis les canonistes ont progressivement séparé les deux plans : le pardon obtenu en confession ne supprime pas la peine encourue en justice.

3En tant que vicaire du Christ, armé de la plénitude du pouvoir (plenitudo potestatis), le pape s’est octroyé ce pouvoir d’absoudre les péchés, surtout les plus graves, et ceci à la suite d’Innocent II lors du IIe concile de Latran en 1131. Le premier cas réservé concernait la violence faite aux clercs ou aux moines. Puis, du xiiie au xve siècle, la liste des cas réservés pontificaux s’est allongée, diversifiée, faisant de Rome à la fois une machine à excommunier (excommunication majeure) et une « une fontaine de grâces » émanant d’une pénitencerie apostolique de plus en plus importante et dont les archives ont été ouvertes seulement en 1983 !

4Durant cette période, les évêques se sont à leur tour arrogés des cas réservés et la levée de certaines excommunications. Certains de ces cas étant à la fois des péchés et des crimes, ils étaient jugés au for judiciaire par l’officialité, le tribunal de l’évêque, et au for de la pénitence (ou de la confession) par l’évêque lui-même ou ses pénitenciers. Les évêques promulguent alors leurs propres listes de cas réservés.

5Ces listes épiscopales, parfois versifiées pour être mieux retenues, vont de l’inceste aux péchés contre nature (la sodomie), en passant par la sorcellerie, l’usure, l’incendie, la fabrication de fausse monnaie, l’hérésie, l’infanticide, la violence contre ses parents, le faux témoignage, l’adultère, le blasphème. Elles réservent au pape la violence faite aux clercs, l’incendie d’église, la simonie, la célébration de la messe alors que l’on est excommunié (p. 123-124). Ces listes sont recopiées dans les statuts synodaux de Noyon vers 1280-1285, puis dans le Dialogue des sept sacrements de Guillaume de Paris (vers 1300). On les retrouve dans un questionnaire pour les visites pastorales effectuées par l’évêque dans son diocèse élaboré par un juriste catalan. Ce simple exemple donne une idée de la variété des médias diffusant ce savoir prescriptif. Ces listes épiscopales (p. 134-138) montrent la volonté des évêques de s’affirmer face à la centralisation pontificale et d’imposer leur autorité aux curés de paroisse. L’importance de cette fonction pénitentielle le conduit à déléguer leur pouvoir en ce domaine à des pénitenciers épiscopaux.

6Les curés furent les grands perdants de ce système : chargés de la cure des âmes, ils sont confrontés durant la confession à des péchés de toute nature, des plus véniels aux plus mortels, voire « énormes ». Ils étaient chargés de faire le tri, d’envoyer à l’évêque, voire au pape, les cas les plus graves relevant de ces listes épiscopales. Le prêtre n’avait pas la compétence pour lever une excommunication, mais pouvait en confession demander au pénitent de s’éloigner pour un temps des sacrements.

7Véronique Beaulande-Barraud a croisé de nombreuses sources pour comprendre le système juridico-théologique des deux fors (qui restent assez poreux entre eux), et pour vérifier les modalités de sa mise en pratique en France et en Angleterre.

8Ce livre replace la confession (privée à l’oreille du prêtre de la paroisse) au cœur d’une stratégie ecclésiale de contrôle social passant largement par la direction des consciences et par « une action judiciaro-pastorale envers les fidèles » (p. 22). Cette stratégie s’inscrit dans un partage et des tensions entre la justice des hommes (le for judiciaire) et la justice de Dieu (le for de la pénitence ou de la confession), entre le crime et le péché, la peine et la pénitence. La mise en pratique de ce système laisse apparaitre, entre les échelons de la hiérarchie ecclésiale, des flous et des tensions qui peuvent être contournés par la grâce pontificale distribuée à Rome par la pénitencerie apostolique, mais également dans toute la chrétienté par les frères mendiants qui reçoivent une compétence sur certaines censures et certains péchés. Les perdants de ce système sont les curés de paroisse, médecins des âmes, qui ne peuvent absoudre les excommunications et doivent remettre à un autre les pécheurs ayant commis les péchés les plus graves. Le pouvoir judiciaire des évêques, lui, est affaibli par la montée en puissance de la justice royale. À partir d’une notion canonique précise, les cas réservés, l’autrice nous offre une entrée extrêmement riche pour écrire une page emblématique de l’histoire de la société médiévale. Son livre est rendu particulièrement maniable grâce à une riche bibliographie parfaitement classée et aux index des noms de personnes, lieux et de matières.

Marie-Anne Polo de Beaulieu
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/02/2022
https://doi.org/10.4000/assr.63984
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