CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Des sociologues et des philosophes se retrouvent autour de problèmes qu’ils estiment à la fois impérieux et communs, et travaillent ensemble à les résoudre. Tel est le cadre dans lequel prennent place les trois textes qui composent ce dossier. On dira – non sans inquiétude ni défiance – qu’il s’agit d’interdisciplinarité, terme qu’affectionne particulièrement l’administration de la recherche. Par devers soi, du côté de ses promoteurs les plus sincères et les plus conséquents, on espère qu’une fois mis en œuvre il ne sonnera pas trop creux. Or si cet espoir est souvent déçu, c’est qu’il n’y a en soi aucun intérêt à mettre en relation des savoirs spécialisés tant que rien ne le justifie au niveau des objets à connaître. L’interdisciplinarité ne peut revêtir une signification substantielle que lorsqu’elle est fondée dans l’ordre de la connaissance que les disciplines admettent, chacune pour son propre compte, comme constitutif de leurs démarches. Ce qui dépend d’une triple condition: que cette interdisciplinarité s’impose d’elle-même, de l’intérieur des disciplines concernées, pour des raisons réelles ; que la convergence s’indique comme une visée commune à des approches distinctes, dont aucune ne perd la conscience du point de vue qui est le sien; qu’une certaine coaffectation ait lieu, qui n’est pas simplement la résultante lointaine d’un rapprochement progressif, mais moteur continu du travail, et donc, d’entrée de jeu, torsion imprimée à chaque discipline dans ses manières traditionnelles de procéder.

2La torsion, en l’occurrence, ne concerne pas n’importe quels savoirs : la sociologie et la philosophie ont lié leur sort depuis longtemps, situation à première vue résumable par le rappel que la première a pris naissance dans le flanc de la seconde. On sait ce que le résumé a toutefois de trompeur : c’est qu’il fait peu de cas du déchirement et du conflit persistant qui ont marqué cette histoire conjuguée. Plutôt que de refaire cette histoire en partant des disciplines comme de blocs suffisamment délimités, considérons cependant les objets eux-mêmes et demandons-nous, actuellement, quelle zone d’aimantation produit une telle torsion. Quel est le point de mire que chaque discipline reconnaît comme devant impérativement être pris en compte dans le contexte socio-politique où elle est aujourd’hui engagée ? Celui-ci est parfaitement désigné dans les trois textes de ce dossier : il s’agit de la modernité.

3Le terme, il y a peu, pouvait apparaître désuet et dépassé. Dans l’indéfinie succession des mots à préfixe qui a dominé le débat intellectuel depuis les années soixante-dix, nul doute que la postmodernité occupait – et occupe encore pour une large part – une place prééminente. Il se pourrait pourtant que l’on n’ait pas vraiment fait les comptes avec la modernité tant qu’on se bornait à la renvoyer à un universalisme affecté de sociocentrisme, à un normativisme abstrait, réducteur et oppressif, à une théorie du sujet et de la politique devenue caduque à l’ère postcoloniale et post-totalitaire. La modernité s’était voulue porteuse d’un projet d’émancipation, et sa mise en œuvre le contredisait dans les faits. La postmodernité, par contraste, se veut réellement émancipatrice, ce par quoi elle se doit d’abord d’être une critique de la modernité, ou tout au moins de ses ornières avérées. À en rester prisonnier, le projet était en effet atrophié, trahi, contenu et contraint, inapte en tout cas à atteindre le but qu’on avait pourtant su viser.

4Ce mouvement de dépassement-exhaussement, disons-le, était pleinement justifié, et il l’est encore aujourd’hui au regard d’une certaine image de la modernité comme triomphe programmé d’une rationalité conquérante, depuis un foyer civilisationnel accroché à ses découvertes les plus précieuses, absolutisées et soustraites à toute critique : l’objectivité scientifique, l’affirmation du sujet de droit, l’adoption des principes de gouvernement démocratique. Mais cette image est-elle exacte ? D’où vient et en quoi consiste exactement cette rationalité que l’on voudrait, en un geste de lucidité supérieure, mettre sainement à distance et relativiser ? Qu’y a-t-il de réellement moderne dans cette « modernité » que l’on rejette ? Si l’on consent à formuler le problème comme on vient de le faire, on notera que toute la charge pèse sur ce qu’on entend par sujet et par politique au sens que la modernité a donné à ces termes. Or c’est là que le rapport entre sociologie et philosophie se renoue et s’impose, non comme un réglage de bonne diplomatie scientifique, mais comme un enjeu de compréhension du présent, dans les sociétés auxquelles nous appartenons, confrontées à leur décentrement dans un espace mondialisé où les outils d’intelligibilité disponibles sont couramment pris en défaut.

5Car voilà ce dont on ne s’est sans doute pas suffisamment aperçu: le postmoderne ne s’est défini au-delà du moderne que sur la base d’une critique philosophique des catégories modernes de sujet et de pouvoir, prises elles-mêmes comme des catégories de facture philosophique. C’est sur ce plan exclusif que la discussion s’est conduite, alors même qu’elle diffusait ses effets dans le champ plus large des sciences sociales et humaines, et essaimait dans une constellation de disciplines – l’anthropologie, l’ethnologie, l’histoire ancienne et moderne, la sociologie dans ses différentes ramifications, voire la psychologie, se faisant fort de débusquer et d’extirper en leur sein tout ce qui pouvait subsister de croyance en la modernité et d’acception naïve et non critique du mouvement civilisationnel dont celle-ci se voulait le couronnement.

6Mais c’était là, pour les sciences sociales, rester captives d’une spéculation abstraite. Surtout, c’était hériter passivement de concepts déjà formés ailleurs – ceux d’autonomie, de démocratie, de liberté et d’égalité, d’individu, de peuple… –, alors que leur propre émergence, celle d’une forme de savoir qui a le social pour objet, ne pouvait manquer d’en transformer le sens. Paradoxalement, les sciences sociales ont été trop dociles vis-à-vis de la philosophie au moment où elles s’en émancipaient. Conscientes de ce que les sociétés modernes étaient empiriquement l’un de leurs objets de prédilection, elles l’étaient tout autant de ce que leur récit de la genèse de la modernité, restituée à partir de ses conditions socio-historiques, avait en fait d’inédit. Il restait toutefois à prendre acte du travail de réforme conceptuelle que ce récit impliquait et dont les sciences sociales étaient par elles-mêmes le vecteur – et donc à conduire une critique sociologique des catégories de la philosophie politique moderne.

7C’est sur ce point, sans doute, que l’on s’est arrêté en chemin, les prémisses étant pourtant clairement énoncées dans l’œuvre des pères fondateurs de la discipline. Les causes de cet inachèvement sont multiples, et il est difficile d’émettre un diagnostic unitaire au vu de la pluralité des traditions de pensées et de la variété des paradigmes. Toujours est-il qu’une autre image de la modernité se dégage, dès que l’on se porte vers cette dimension de l’histoire de la pensée dont les sciences sociales sont parties prenantes. Plus précisément, ce qu’on est conduit à souligner, à l’encontre d’un scénario purement philosophique de l’avènement de la modernité, c’est non seulement l’appartenance des sciences sociales à l’épistémé moderne, mais encore le fait qu’elles en expriment la nervure vitale, et que cette expression se concentre précisément dans l’écart qu’elles font subir, dès le temps de leur fondation, aux catégories fondamentales de la politique moderne, celles dans lesquelles s’est articulé le langage de la modernité que la postmodernité prétendait dépasser.

8C’est pourquoi, au-delà de la postmodernité, et dans la mesure où celle-ci n’avait pas choisi la bonne cible pour affuter sa critique, se tient encore une interrogation neuve et lourde d’implications sur le sens que peut revêtir la modernité. Ou encore : si l’on prend le point de vue des sciences sociales, le problème de la modernité se reforme par-delà la critique qu’on lui a appliquée jusqu’ici sur le seul plan philosophique. Contribue à cette reprise du problème la puissance de déplacement et de relativisation qui est au cœur de la constitution de ces savoirs, concernant la façon dont les sociétés modernes se conçoivent elles-mêmes, à la fois quant aux individualités qui les composent, quant aux liens qui se tissent entre elles et quant aux formes de gouvernement qu’elles adoptent. Une autre conception de ce que veut dire modernité émerge ainsi sur les décombres de la critique postmoderne. Cette autre conception se profile dès qu’on fait l’effort de réinscrire les sciences sociales comme une caractéristique en termes de savoir de la modernité.

9C’est là ce qui rassemble les trois textes qu’on va lire. Et il est remarquable qu’ils s’élèvent à cette exigence en prenant les deux points de vue impliqués : soit, en termes philosophiques, en scrutant l’altération qu’une optique sociologique centrée sur les conditions socio-historiques de l’autonomie fait subir à la signification qu’il faut accorder au moment moderne (Florence Hulak, Francesco Callegaro) ; soit, en termes sociologiques, en examinant les fondements d’une pratique scientifique qui comprend sa propre possibilité comme une figure constitutive de ce même moment, dans lequel nous sommes encore pris (Cyril Lemieux).

10Si nous y sommes encore pris, c’est qu’il est plutôt devant nous que derrière nous. Ainsi doit en effet se comprendre l’aimantation dont on a parlé en commençant. Au plus fort de la spécialisation, alors que la sociologie, en particulier, repense en profondeur les opérations qui lui permettent d’être un savoir critique, les questions soulevées par les transformations de la vie sociale sur le double plan du sujet – on dira plus volontiers, en sociologie, de l’acteur – et du pouvoir – dont la domination n’est qu’une dimension – ne peuvent manquer de refaire surface. Si elles requièrent de la philosophie un effort particulier, on verra dans ce qui suit qu’il n’est aucunement un renoncement à ce que le questionnement philosophique a de propre, mais qu’il se laisse lire au contraire comme un renouvellement et une relance. Hors des cadres tracés par les courants majeurs de la discipline, ceux pour lesquels les sciences empiriques, quand bien même elles ont la vie sociale et humaine pour objet, n’ont de portée qu’illustrative et aucunement fondamentale, un travail philosophique est possible qui procède strictement à l’inverse : à l’école de la conceptualisation que les sciences sociales ont introduite dans la pensée depuis au moins deux siècles, la philosophie reçoit du dehors son impulsion, mesure l’effet du point de vue social en philosophie politique, et entreprend de jeter les bases d’une autre manière de la pratiquer et de l’écrire. Surtout, et l’on admettra que le gain n’est pas négligeable, la philosophie se situe elle-même. Loin d’être une pratique théorique détachée des autres, elle trouve sa place dans l’ensemble des approches par lesquelles les sociétés modernes se réfléchissent et tentent de se ressaisir dans leur actualité – ce qui, à tout prendre, est leur caractère distinctif le moins contestable depuis que le mot de modernité a été prononcé.

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La collaboration entre sociologie et philosophie est requise en raison des difficultés qu’on éprouve à saisir la signification du terme de modernité, par-delà la critique philosophique qu’une vision postmoderne lui a appliquée jusqu’à présent. Ces limites tiennent à ce qu’on n’a pas suffisamment pris en compte sa genèse sociale, ou encore les conditions socio-historiques de son avènement. Une nouvelle considération émerge dès que l’on tient compte de l’apport des sciences sociales dans la construction des concepts cardinaux de sujet et de pouvoir dans leur forme spécifiquement moderne. On est alors amené à prendre la mesure du déplacement que les sciences sociales opèrent dans le champ de la philosophie politique.

Mots-clés

  • modernité
  • postmodernité
  • sciences sociales
  • philosophie politique
Bruno Karsenti
Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités (Institut Marcel Mauss, EHESS – CNRS)
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.3917/aphi.764.0547
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