CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Nous sommes habitués à utiliser le concept d’autorité sans beaucoup de discernement. Certes, les sociologues et les anthropologues nous ont appris à mieux distinguer : en attirant l’attention sur un type de relation qui n’est pas réductible au commandement et au pouvoir, ils ont entrepris de donner une consistance autonome à la notion, l’ont réélaborée en récusant son assimilation à des rapports de forces qui trouveraient en politique leur fondement réel ou leur issue naturelle. Mais l’inclination est puissante de faire de l’autorité un rapport dissymétrique en attente de réalisation dans une domination effective – un rapport, d’ordre cognitif ou d’ordre affectif, qui prépare en somme une obéissance de l’inférieur et une domination du supérieur.

2 Par l’autorité, un ou plusieurs sujets prennent un ascendant sur d’autres, s’en distinguent hiérarchiquement et font accepter cette relation hiérarchique. Que le concept de hiérarchie doive cependant se penser sans considération de commandement matériel, d’exploitation économique ou de domination politique, ce fut tout l’effort de Dumont que de le montrer – ce qu’il ne parvint à faire que par un déplacement comparatif, c’est-à-dire en introduisant un écart dans l’auto-compréhension des sociétés modernes européennes. Cela revenait, Dumont le note lui-même, à contourner sciemment les présupposés dominants de la philosophie politique, laquelle, dans la modernité tout au moins, se défait à grand peine d’une empreinte individualiste incompatible avec une approche autonome de l’autorité. Centré sur lui-même, isolé et mis à part idéologiquement, l’individu ne conçoit l’autorité que dans un cadre de soumission, et traduit spontanément ce rapport en commandement potentiel. La philosophie politique, étrangère au comparatisme, n’a fait qu’enregistrer cette vision et lui donner une justification théorique.

3 Insistons toutefois sur le fait que la critique vaut surtout pour la philosophie moderne, où qu’on place d’ailleurs le seuil de cette modernité, c’est-à-dire le point d’incursion premier des présupposés individualistes (dans le nominalisme du Moyen Âge, dans l’humanisme de la Renaissance, dans le rationalisme de l’âge classique, dans les Lumières, ou encore dans la Révolution française). On reconnaîtra alors – et l’écart comparatif de l’Inde nous y aide peut-être mieux qu’aucun autre expédient – que, dans l’histoire globale des sociétés européennes, l’autorité n’a certes pas connu la même difficulté d’« isolation » que dans la période qui s’ouvre politiquement avec la rupture révolutionnaire. Plus particulièrement, la marque théologique du concept a sans doute subi une érosion qui la rend moins facilement déchiffrable lorsque l’Église a perdu certaines de ses prérogatives. D’où une question simple, que Dumont n’a que très partiellement abordée : qu’en est-il du concept d’autorité dans l’Église dans la période prémoderne ? Et, si l’on donne au questionnement une tournure plus théorique qu’historique : quel lien existe-t-il entre autorité et théologie ? Cette question, au fond, est celle du sens qu’il convient de donner à ce qu’on entend par dogmatique, ce mot auquel la quasi-intégralité des pensées du XIXe siècle se sont confrontées, en particulier afin de savoir si les dogmes, pour parler comme Jouffroy, pouvaient ou ne pouvaient pas « finir [1] » – si la forme de société issue de la Révolution pouvait ou non survivre à un effacement des dogmes.

4 Si l’on accepte de poser la question en ces termes, il est essentiel de se tourner vers les théologiens pour y chercher une réponse, et notamment vers ces théologiens qui, à l’époque moderne, sont pleinement conscients de ses enjeux idéologiques. Une chose paraît assurée : les théologiens les plus pertinents, de ce point de vue, sont ceux qui ont essayé de donner un sens rigoureux et ferme au mot de dogmatique, et de lier le plus solidement autorité et théologie. Or, dans le champ ainsi délimité, un essai se détache comme une tentative de définition particulièrement aboutie. Il s’agit de l’essai d’Erik Peterson en 1925 : « Qu’est-ce que la théologie ?[2] » Ce texte a le mérite de fixer les réquisits d’une pensée de l’autorité qui ne serait propre qu’au christianisme (une exclusivité chrétienne en somme) et de souligner ce qu’on perd à s’en éloigner. Il permet en cela d’avancer sur les deux fronts indiqués plus haut : celui de la caractérisation conceptuelle et celui de l’intelligibilité historique de l’autorité. Du même coup, il jette à rebours sur la perspective de Dumont un soupçon : dans la manière de lire le régime des castes qui est la nôtre, précisément lorsque nous croyons nous être libérés de nos présupposés « individualistes », la prééminence d’un schème strictement chrétien ne se fait-elle pas sentir ? Dit plus abruptement : en quoi consiste notre « holisme », et que doit-il exactement à l’Église et à sa dogmatique ? On lira ici ce texte en gardant ces préoccupations à l’esprit. Et on le considérera comme une position témoin à l’épreuve de laquelle toute pensée de l’autorité, dans un contexte où le christianisme a imprimé sa marque, exige en somme d’être comprise.

5 Ce texte a son origine dans une polémique avec Karl Barth. Plus largement, il est dirigé contre le courant de la « théologie dialectique » qui, dans le monde protestant du début des années vingt, réunissait entre autres Karl Barth, Rudolf Bultmann et Eduard Thurneysen [3]. Dans ce débat sont engagés les plus grands théologiens de l’époque – Hugo Von Harnack, théologien à la cour de Guillaume II, y interviendra en 1928 dans une correspondance avec Peterson publiée plus tard par ce dernier. A cette époque, soulignons que Peterson, aussi critique qu’il soit à l’égard de la théologie protestante, est encore protestant : il ne se convertit au catholicisme qu’en 1930. Il subit cependant de plein fouet ce que Carl Schmitt a diagnostiqué comme une crise profonde de la théologie évangélique dans l’Allemagne de l’immédiat après première guerre (TP, II, p. 89 [4]) : l’Église et l’État se distinguent désormais comme des sujets institutionnalisés (et donc politiquement institutionnalisés, en quoi Schmitt voit la validation de sa thèse selon laquelle, désormais, le politique précède l’État), et non comme des « substances », des « matières » distinctes, telles que la doctrine augustinienne des deux royaumes, tout comme son prolongement luthérien, permettait encore de les concevoir.

6 La lecture que Carl Schmitt donne de Peterson est au cœur de la seconde Théologie politique de 1969. Elle n’est touchée que latéralement par le débat dont il est ici question, puisqu’elle est centrée comme on le sait sur le Monothéisme : un problème politique, de 1935 – et donc en un temps où la crise connaît une sorte de paroxysme, avec l’accès d’Hitler au pouvoir, le concordat signé entre le pouvoir nazi et l’Église catholique, les résultats des élections ecclésiastiques qui donnent 75 % de suffrages au Führer, la création d’une Église évangélique du Reich qui fait de la grandeur de l’État national socialiste un « article de foi ». Schmitt juge que le texte de Peterson de 1935 porte la marque de cette conjoncture, et tente notamment d’y répondre par une réfutation de la première Théologie politique que le juriste avait fait paraître en 1922 [5]. Mais il ne s’agirait là, si l’on en croit Schmitt, que d’une esquive de ce que l’histoire imposait de penser. La thèse petersonienne suivant laquelle « il n’y a pas de théologie politique chrétienne » est moins une solution qu’un évitement. En amont des arguments développés en 1935 par le théologien, Schmitt voit bien que le texte « Qu’est-ce que la théologie ? » de 1925 a joué le rôle d’une matrice. Mais celle-ci restait ambiguë. Car s’il s’agit déjà de pratiquer une épuration de la matière théologique, considérée en elle-même et sans le moindre adjuvant, l’analyse aboutit néanmoins à une découverte petersonienne qui, de l’avis de Schmitt, aurait dû l’empêcher de prononcer dix ans plus tard la « liquidation » de la théologie politique chrétienne.

7 Pour entrer dans le vif de l’argument, on partira d’une question préjudicielle, où s’exprime la crise dans laquelle les théologiens sont alors plongés, et dont Peterson va tenter de les sortir : qu’y a-t-il donc de sérieux dans la théologie ? Entendons : la théologie, à l’heure où l’on parle, a-t-elle vraiment les moyens d’être un discours sérieux, à la fois pour celui qui le tient et pour celui qui le reçoit ? Les poissonnières du marché de Constantinople, dit-on, en venaient aux mains dans les débats sur l’arianisme au IVe siècle, quant à savoir si le fils était semblable au père par la substance (homoiousios), ou de même substance que le père (homoousios). Qui aujourd’hui irait jusqu’à s’arracher les cheveux sur de pareilles questions – décisives d’un point de vue théologique, puisque c’est le dogme de la Trinité prononcé par le Concile de Nicée qui se joue dans l’ablation ou l’adjonction d’une lettre [6] ?

8 A cette question du « sérieux », Barth répondait (en accord avec Bultmann sur ce point) qu’il fallait le voir dans l’épreuve d’une tension extrême : la tension, qui confine à la contradiction, entre le plus haut devoir et la plus radicale incapacité. Telle est la thèse de Barth, qui selon lui fonde la supériorité de la « théologie dialectique » sur la « théologie dogmatique » comme sur la « théologie critique » : « Nous devons savoir à la fois que nous devons parler de Dieu et que nous ne le pouvons pas, et par là même rendre gloire à Dieu [7] ». La théologie est ce discours qui honore Dieu, à condition d’assumer son caractère dialectique :

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« Ici, dès le début, sont pris au sérieux le développement positif de la pensée de Dieu d’une part, et la critique de l’homme et de tout l’humain d’autre part. Mais ni ces affirmations ni ces critiques ne sont considérées indépendamment les unes des autres ; au contraire, elles sont constamment rapportées à leur présupposition commune, à la réalité vivante à laquelle on ne peut certainement donner de nom, mais qui se tient au centre, entre l’affirmation et la négation, pour donner à l’affirmation et à la négation leur sens et leur portée » (Parole de Dieu et parole humaine, p. 213).

10 Par où l’on voit que la théologie, ainsi comprise, ouvre sur un absolu, dialectiquement, en renvoyant sans cesse la question à la réponse qui la précède et la conditionne. La théologie est donc un discours qu’il faut que quelqu’un tienne, bien qu’il sache et tout en sachant ne pouvoir le tenir autrement qu’en le rouvrant en permanence, puisque dire quelque chose de Dieu – parler concrètement, comme dit Peterson – est au-delà de ses capacités d’homme. En raison de cette ouverture sur un absolu qui n’est pas humainement saisissable – reconductible à un discours « défini, précis et concret » –, la théologie se fait dialectique, et c’est là son sérieux.

11 Or ce n’est là, objecte Peterson, qu’apparence de sérieux. Car si la théologie est vraiment un discours sérieux, elle ne peut se satisfaire d’une ouverture sur l’absolu toujours au-delà des prises du discours – entendons, toujours au-delà d’un dictum qui touche quelque chose de concret et de défini. Le dialecticien prétend au sérieux, parce qu’il rouvre la question à même la réponse : par là, il loge son sérieux dans sa prise en charge de tous les possibles dont l’absolu divin indique le déploiement. Mais précisément, ce n’est pas là du sérieux. Le sérieux est lié au contraire à une présence actuelle. Ce qui serait vraiment sérieux, c’est de considérer que le sérieux de Dieu est concrètement visible, que la théologie parle de quelque chose de concret et de défini que l’homme doit impérativement prendre en compte. Le sérieux de Dieu n’est pas séparable du sérieux de l’homme, et le sérieux de l’homme se ramène au poids concret que revêt pour lui une présence. Le sérieux ne consiste pas à prendre au sérieux tout ce qui est possible, mais à être sérieux face à quelque chose de réel, qui est effectivement advenu. « Tandis que le sérieux de Dieu est , le sérieux du dialecticien, lui, n’est jamais , il n’est là que sous la forme mythique qui consiste à prendre au sérieux tous les possibles, c’est-à-dire, si l’on s’en tient sobrement au sens, qu’il n’est jamais là » (p. 129).

12 La théologie fait fond sur une présence, en rupture avec les possibles dans lesquels se meut un discours encore mythique, qui parle de Dieu sur le mode du mythe, c’est-à-dire en laissant « en suspens » tout l’ordre événementiel de ce qui pourrait advenir, et que le discours lui-même ne peut saisir. La théologie dialectique, en tant que dialectique, reste prise dans le mythe, parce qu’elle partage avec lui cette suspension du discours. Le vrai théologien, selon l’autorité qui lui est propre, est foncièrement distinct du mythologue en raison de l’ancrage qu’il prend dans l’événement de la Révélation. C’est en effet la Révélation qui nous introduit à un degré de sérieux jamais atteint. Elle l’a fait en écartant toutes les figures du peudo-sérieux, que Peterson qualifie d’intentionnelles – une intention orientée vers Dieu, qu’elle prenne forme dans la pensée ou dans l’action, qu’elle soit dialectique ou morale. À partir de la Révélation, une présence se marque qui place toute visée, intellectuelle ou morale, en deçà du vrai sérieux. Le théologien dialecticien, de ce point de vue, ne fait pas que courir le risque d’une rechute dans le possibilisme du récit mythique de type païen. Il tombe aussi dans la même erreur que le pharisien, qui met au premier plan la conformité de sa conduite à un ordre de légalité extérieur, et y concentre tout le sérieux dont il est capable. Du moins si l’on s’accorde, comme le veut Peterson, sur le fait que le pharisien se laisse décrire comme le tenant d’un pur conformisme légal.

13 S’oppose à cela le théologien dogmatique. On rejoint le centre de la pensée de Peterson : si la théologie est sérieuse, c’est qu’elle est dépositaire du vrai sens du mot autorité, par quoi elle s’affirme irrévocablement dogmatique. La question est alors de savoir où le dogme prend sa source. La réponse, on l’a vu, passe par son lien à la Révélation, dans le sens qu’elle prend avec l’avènement du Christ et la promesse de son retour : « En vérité je vous le dis » (p.130). Tout tient dans cette seule phrase en tant que parole du Christ. Là se trouve le noyau du dogme, là se trouve l’unique racine de l’autorité théologique. Elle met fin à la séduction des mythes, qui pesait encore sur toute la période qui va d’Adam au Christ. Elle met fin à l’interrogation sur les possibles, aux propensions dialectiques comme aux attitudes éthiques comme prétendues voies d’accès à un absolu mal compris, privé de concrétude. La foi en Christ est concrète, elle assure le chrétien au-delà de la loi, mais aussi au-delà du discours dialectique qui retombe dans l’irréalité des possibles concernant Dieu. En d’autres termes, la Révélation à partir du Christ requalifie tout ce qu’on pouvait entendre auparavant, dans l’Ancienne Alliance, et tout ce qu’on doit entendre par la suite, dans l’histoire du christianisme et de l’Église, par Révélation. La théologie ne se maintient qu’à revenir à cette requalification, et à la faire constamment prévaloir contre toute dérive. Mais l’on doit dire aussi, réciproquement, que par la théologie c’est le christianisme lui-même qui se maintient, comme foi en la Révélation du Christ.

14 Que la cohérence du concept d’autorité se décide dans cette thèse, cela n’apparaît que si l’on entreprend de scruter cet usage du mot foi. Car il est insuffisant de dire que la Révélation est liée à la foi, si l’on ne spécifie pas ce que veut dire foi dans ce cas précis. Pour Peterson, il est clair que c’est bien la foi qui « vient à la place de tout questionnement dialectique » (p. 130), se substitue à son style interrogatif et à sa quête indéfinie. Pourtant, bien qu’il parte de ce point, Peterson semble déboucher sur sa négation : « la théologie n’est pas une doctrine de foi – mais une manifestation concrète du logos » (p.147). Entre ces deux énoncés se tend une démonstration dont il importe de comprendre le problème initial. Si la foi a vraiment pour objet la Révélation du Dieu incarné, l’élément subjectif de la confession qu’elle porte en elle rencontre son point de renversement. Plus déterminant que l’acte de croire, c’est à l’Église elle-même, représentante du corps du Christ dont le chrétien devient membre (ex persona totius Ecclesiae[8]), que renvoie la foi. Avant le Christ et son énoncé « En vérité je vous le dis », le sens du mot foi n’avait pas atteint cette définition singulière. A partir d’elle, Peterson rejoint le sens le plus pur de ce qu’il convient alors d’entendre par autorité : dans la foi, l’acte de croire ne se distingue pas de l’acte d’obéir, mais lui est lié intrinsèquement. De fait, l’idée d’autorité bien comprise implique essentiellement cela : une performativité, la mise en continuité de la parole d’autorité et de l’acte qui la suit, l’élision de tout hiatus entre la profération du discours et l’action qui en découle – le développement pratique d’une parole. Ce qu’éclaire l’apologétique théologique de Peterson, c’est la fondation qu’un tel concept trouve précisément dans la dogmatique chrétienne, dès lors qu’on la reconnaît centrée sur l’incarnation. En somme, c’est ainsi qu’il conviendrait d’interpréter le motif du dépassement de la loi par la foi : c’est qu’il n’y a pas, au sens strict, d’autorité de la loi, étant entendu qu’elle ne se fonde pas dans une parole d’un Dieu-homme, mais dans un discours prophétique, c’est-à-dire dans ce qui ne peut être tout au plus qu’une inspiration divine. Pour parler d’autorité, il faut plus : il faut que la réalité d’une parole s’impose comme ce qui fait agir celui qui l’éprouve, il faut qu’une parole s’incarne. Alors, effectivement, on obéit au-delà de la loi. « Même si le Christ nous a libérés de la loi, il ne nous a pas libérés de l’obéissance » (p. 148). A quoi on pourrait ajouter : c’est en se libérant de la loi qu’on entre dans l’obéissance, comme obéissance à une autorité.

15 L’obéissance, chez le chrétien, appartient à la foi, parce que la foi est foi en une réalité, parce que la Révélation a pour le chrétien « un caractère de réalité » (p. 132) – et il faut dire ici, parce qu’elle fait pour la première fois toucher une réalité dans l’ordre de l’expérience humaine. Du coup, l’effet de la volonté d’où résulte l’obéissance n’est pas déclenché de l’extérieur par un assentiment théorique préalable. Il appartient au mouvement par lequel la foi se vit, il fait partie de la foi, comme épreuve de réalité, au regard de laquelle toute dialectisation des possibles et tout légalisme éthique restent impropres.

16 La Révélation, avec le christianisme, doit être reconduite au principe de l’incarnation. C’est précisément ce principe qui se trouve détourné dès qu’on le traduit dialectiquement en une série de paradoxes – qu’on glose sur le retournement paradoxal de la mort en vie, du temps en éternité, du divin en humain. Par ces paradoxes pseudo-théologiques, on ne fait que mêler la connaissance à l’ignorance, rouvrir les possibles dans l’horizon de l’absolu, et tourner le dos à l’état dans lequel la Révélation nous installe. L’incarnation est au contraire connaissance, mais connaissance d’un genre particulier – connaissance réelle, connaissance d’une réalité, qui astreint la théologie à un certain réalisme, et en tout cas la sépare de tout idéalisme, ou plutôt interdit à tout idéalisme de pouvoir jamais rejoindre le contenu de connaissance propre à la théologie. La théologie, pour cette raison, n’a rien à voir avec un « système de la doctrine chrétienne », ou encore avec quoi que ce soit comme une « philosophie chrétienne ». Toute contamination par l’idéalisme allemand, en particulier, lui est fatale. La dogmatique engage une connaissance d’un autre ordre, installée dans la foi, c’est-à-dire dans la présence de Dieu qui n’est pas une possibilité, mais une réalité.

17 Mais alors, il faut se demander ce qu’est cette connaissance en elle-même. Elle est, à partir du Christ, participation au logos divin. Qu’a-t-on voulu dire en identifiant le Christ au logos ? C’est là le cœur de la question si l’on veut circonscrire la théologie et fonder par là un concept rigoureux d’autorité, qui ne vaudrait qu’à être associé à cette forme de discours. La Révélation n’est pas paradoxale, parce que le Christ est logos, parce que la participation à la science divine se fait par lui, et qu’elle suspend à son niveau toute dialectisation et toute spéculation sur les possibles. Dire qu’il est logos, ce n’est pas l’exposer à une vague confiance que nous consentirions à la vérité qui se révèle à travers lui. Ce point est important pour comprendre en quoi consiste le rapport chrétien entre autorité et vérité. L’autorité n’est pas celle d’une vérité que l’on contemplerait à distance, et à laquelle, à distance encore, nous accorderions du crédit. Elle est dans l’obéissance que la Révélation nous impose, par le fait même que nous y avons foi. Traditionnellement, on associe la foi, fides, à la confiance donnée. Mais alors, on court le risque de ne pas rendre raison de la foi telle que la Révélation la manifeste. A ce niveau, la foi n’est plus confiance consentie, elle l’était seulement avant la Révélation christique, parce qu’une fois cette Révélation advenue, le geste d’obéir s’est incorporé au fait de croire – et donc la confiance ne se donne pas, mais s’éprouve dans l’obéissance elle-même. Cette abolition de la confiance dans la foi, c’est ce qu’il faut entendre par dogme, et il revient à la théologie de l’exprimer.

18 Soit, mais de quel discours s’agit-il alors ? Gardons à l’esprit que le logos est parole. Par le Christ, Dieu parle – le Christ est au fond sa parole. En parlant, le Christ parle de Dieu, ce qui veut dire que Dieu parle de lui-même ; et c’est à cette parole de Dieu sur lui-même que la théologie se rattache. Ce faisant, elle rassemble les fidèles dans son verbe. Mais cette opération n’est pas une identification : elle a lieu dans un second temps, sur un mode dérivé. L’autorité du dogme – i.e. de la théologie – est une autorité dérivée d’une autorité première, la parole du Christ, discours de Dieu sur lui-même. Dans l’Église, les théologiens ne parlent pas de Dieu, et n’ont en aucun cas à le faire, contrairement à ce qu’ont cru Barth et Bultmann. Le mode prédicatif du discours, en l’espèce, doit être écarté. Bien plutôt, ils ont à se situer eux-mêmes et à situer les chrétiens dans le champ de cette parole de Dieu, et à en recueillir les effets concrets par des actes d’obéissance. La dogmatique est nécessaire pour nouer la parole de Dieu sur lui-même à la vie humaine, ce qu’occulte justement la confusion entre la vie humaine et cette parole première, la confusion des hommes avec le Dieu-homme. L’incarnation, le fait que Dieu se soit fait homme, est la présence de la parole de Dieu aux hommes, l’imprégnation terrestre du logos divin, sur un mode qui requiert la dogmatique. Si les hommes, non seulement pouvaient, mais avaient à parler de Dieu, il n’y aurait pas de dogmatique, et le concept d’autorité n’aurait strictement aucun sens.

19 C’est ici que l’on touche un point central de la démonstration de Peterson : la position de parole du théologien doit être définie comme un état, et non comme une condition telle que peut l’être celle du dialecticien. Par là, on veut dire que le théologien ne parle pas de Dieu, qu’il sait qu’il n’a pas à en parler et que, le sachant, il n’éprouve pas cette condition paradoxale de celui qui veut en parler et sait ne pas pouvoir en parler, qui déploie son discours dans cette dialectique de la connaissance et de l’ignorance, qui cherche sans cesse, dans son discours humain, à combler le vide d’une parole de Dieu sur lui-même qui ne peut être supportée par aucun autre homme que l’homme-Dieu. La Révélation, bien comprise, n’ouvre à aucun être conditionné : elle instaure un état, qui est d’abord celui du théologien, c’est-à-dire de celui qui parle soutenu par une autorité qui remonte à la parole du Christ, mais distincte d’elle – une parole ecclésiale, en ce qu’elle rassemble les chrétiens dans l’horizon du verbe, décliné pour eux en foi, c’est-à-dire en acte d’obéissance dans la concrétude de leur vie.

20 Mais de quoi parle-t-il alors, ce théologien, s’il ne parle pas de Dieu ? Qu’est-ce donc que ce discours qui unit dans sa trame la pensée et l’action, fait agir dans le même élan où il fait croire ? Que toute parole soit nécessairement parole « de quelque chose » est pour Peterson l’un des plus évidents symptômes de ce qu’on a perdu le sens profond d’une parole de type théologique dans l’histoire du christianisme. Et ce symptôme se détecte en particulier à la place que l’on réserve à la littérature, à l’écriture, dans un contexte d’énonciation où elles n’ont strictement aucune place. « Je n’ai aucune autorité, je suis un génie – pas un apôtre », lance avec lucidité Kierkegaard. Ce qui revient à reconnaître, souligne Peterson (p. 135), qu’il n’est pas un théologien, précisément parce qu’un théologien est dépositaire d’une autorité, et n’a aucunement à faire preuve de génie pour l’être. Il n’a en aucun cas à développer discursivement, littérairement, le désarroi de l’homme lié au fait de devoir parler de Dieu et de ne pas le pouvoir. La littérature, l’écriture, la condition d’écrivain, tiennent précisément à ce conditionnement d’un discours voué aux paradoxes d’une connaissance théologique inassumée, d’un contournement ou d’un évitement du caractère de réalité dans laquelle la Révélation a installé les chrétiens. Plus exactement, être écrivain est « un corrélat sociologique de la condition de dialecticien religieux » (p. 136). Assigné à une condition, et non à un état, il s’est séparé de tout savoir concret, se meut dans l’univers du possible, dialectise dans l’ordre d’un récit qui rouvre à chaque pas l’angoisse d’une pensée avide d’absolu. Mais la Révélation, précisément, a réglé cette angoisse. Le Christ est venu et a annoncé son retour. Encore une fois : « En vérité je vous le dis » est un énoncé qui fonde une autorité de la parole, l’autorité d’une certaine parole, à laquelle les hommes accrochent désormais ce qu’ils entendent par foi.

21 « En vérité je vous le dis », n’est-ce pas là une parole de style prophétique ? De cette question en découle une autre : le Christ fut-il autre chose qu’un prophète, et la théologie n’est-elle qu’une forme de discours en continuité avec le prophétisme ? Pour Peterson, c’est sans doute la racine du problème : dans la mesure où les chrétiens n’ont pas su correctement distinguer la parole du Christ de la parole prophétique, ils se sont engagés dans une voie où la consistance de la théologie était par avance hypothéquée, et où elle était condamnée au délitement. Non, la parole du Christ n’est pas celle des prophètes, elle surgit en rompant avec le prophétisme juif. La preuve en est que, si des prophètes ont pu apparaître dans la Nouvelle Alliance, c’était en un tout autre sens que dans l’Ancienne, et que cette différence creusait justement un écart dans laquelle la théologie devait venir se loger.

22 Le prophète de l’Ancienne Alliance, comme tout prophète, relaie la parole de Dieu, mais ne parle pas de Dieu. Il en est l’instrument, malgré lui. Or tout change au sein du prophétisme une fois que Dieu a parlé sur terre, une fois qu’il a parlé en personne, une fois que le logos divin s’est effectivement incarné. Les prophètes ne parlent pas de Dieu, ils disent la parole de Dieu, la parole « vient à eux », ils s’en font les canaux, en inscrivant dans leur discours le fait que la parole vient d’un autre qu’eux-mêmes. En relayant cette parole, ils ne parlent certes pas d’eux-mêmes, ne disent rien de Dieu, mais disent seulement une parole autre. En cela, ils sont littéralement des « inspirés ». Ce « dire » d’une parole autre se traduit en Écriture sainte, c’est-à-dire dans la Bible. La Bible, ramenée à son essence, est le dire inspiré des prophètes – et cela vaut pour toute la Bible, pour l’Ancien testament comme pour le Nouveau. Pourtant, entre l’Ancien et le Nouveau, un seuil se marque qui n’est pas une coupure du prophétisme, mais une requalification. Dans l’Ancien, le discours prophétique se déploie alors que Dieu ne s’est pas révélé dans sa présence, c’est-à-dire comme Dieu incarné – le Christ n’a pas parlé, Dieu n’a pas parlé de lui-même, la foi n’a pas encore l’ancrage qui lui permet de surpasser la seule confiance dans un message de vérité. Ou encore : la vérité n’a pas été dépassée dans une foi qui lie intérieurement obéissance et croyance. Elle attend encore – et, selon Peterson, réclame [9] – notre assentiment. Ce n’est plus le cas lorsque la Révélation s’est accomplie en incarnation. Alors, l’inspiration est relancée en un tout autre régime discursif. De nouveaux prophètes apparaissent qui disent la parole de Dieu, en se référant à une parole qui a parlé de Dieu. Dans l’Ancien, le poids du dire prophétique, qui médiatise dans un discours inspiré une parole de Dieu qui ne s’est pas incarnée, en tant que parole de Dieu, suppose des qualités charismatiques. L’inspiration peut prendre différentes formes, elle est toujours liée à un charisme, à la capacité subjective de certains à recueillir dans un dire humain une parole autre, qui ne se défait pas de son altérité. D’où la pente mythique du discours de l’Ancienne Alliance, d’où la réserve de possibles constamment réactivée par le récit des prophètes d’Israël, d’où sa fragile distinction avec d’autres discours mythiques ou épiques d’origine païenne. Dans la Nouvelle Alliance cette pente est arrêtée, ou du moins devrait l’avoir été. Les nouveaux prophètes, en effet, doivent leur charisme a une autre qualité : ils sont des exégètes pneumatiques. Le Nouveau testament est un discours inspiré, mais il l’est sur fond d’une présence qui communique son souffle à l’Écriture elle-même, et que l’exégète inspiré et le prédicateur ont à rendre de nouveau présent dans la lecture du texte. De sorte que les nouveaux prophètes sont de la même espèce que tout prédicateur qui vient lire et interpréter allégoriquement la Bible devant les fidèles – herméneutique qui rejaillit du Nouveau testament sur l’Ancien, de sorte que c’est bien toute la Bible qui se dispose maintenant à une interprétation pneumatique, exégèse dont les juifs ne peuvent avoir l’idée. Bref, avec la Révélation chrétienne, le charisme du discours prophétique n’a pas disparu, mais il a changé de sens : il est ressourcement au pneuma que la parole du Christ a communiqué au monde, a insufflé dans le monde – ce monde où, une fois et pour l’éternité, Dieu a parlé de lui-même.

23 Deux points doivent être notés, en conséquence de cette analyse : tout d’abord que les juifs ont bien des prophètes, mais que ceux-ci n’ont pas d’autorité proprement dite, pas d’autre autorité en tout cas que celle liée à un charisme, mais à un charisme sans pneuma, à une inspiration sans souffle. Dans l’optique de Peterson, ce n’est que parce que les chrétiens sont des Grecs, parlent grec, écrivent en grec, ce n’est que parce qu’ils sont au fond des païens, qu’ils accèdent à la véritable autorité de la parole de Dieu. Plus exactement, à partir du moment où les douze quittent Jérusalem, l’Église se forme comme Église des païens. Ce n’est que parce que le logos s’est incarné, et qu’il s’est incarné comme logos – i.e. comme parole – que la source d’une véritable autorité peut jaillir, faire croire et obéir d’un seul tenant, fonder une foi véritable, au-delà d’un assentiment à une vérité extérieure ou d’une conformation extérieure à une loi. Leur Bible, alors, se dérobe à la prise des juifs : elle est requalifiée en dire d’une parole de Dieu qui a eu lieu – et non en une parole de Dieu entendue par certains hommes à la faveur d’une inspiration subjective. Que la parole de Dieu ait eu lieu, que Dieu ait parlé de lui-même par le Christ, cela fait que les Nouveaux prophètes ne sont pas prophètes du futur, mais prophètes du passé. Par quoi, dit Peterson, ils ont en partage une qualité qui est celle de ce prophétisme laïc qu’est, dans la période qu’ouvre le christianisme, la parole historique. L’historien est « la forme laïcisée du prophète du Nouveau testament », il est impensable à partir de l’Ancien. Le christianisme, en développant un nouveau genre de prophétisme, rend possible l’histoire comme discipline, l’histoire comme rapport au passé d’une présence que le discours cherche à faire revivre, en une herméneutique pneumatique.

24 Seconde remarque : du fait qu’il y a eu parole de Dieu, incarnation du logos divin, on doit dire qu’il y a, au sens propre, théologie, ou du moins possibilité de la théologie. Parler de théologie juive est un non-sens, parler de théologie chrétienne est pleinement sensé. Mais précisément, n’est-ce qu’une possibilité, ou une nécessité ? Pourquoi faudrait-il qu’il y ait une théologie chrétienne ? Après tout, la question mérite d’être posée, en raison de ce qu’on vient de voir des prophètes chrétiens, des exégètes chrétiens et des prédicateurs chrétiens. Tous disent la parole de Dieu, aucun d’entre eux ne parle de Dieu – mais tous disent la parole de Dieu alors que Dieu a bien parlé de lui-même. Or ce renvoi au logos divin, s’il reste prophétique, n’est pas théologique lui non plus, pas plus que ne l’étaient les discours des prophètes d’Israël. C’est que la Bible, même requalifiée et lue pneumatiquement, se contente de faire signe vers l’événement de l’incarnation du logos, se limite à indiquer la source d’autorité qu’elle fait surgir, mais est incapable par elle-même de nous replacer dans son champ, de rassembler les chrétiens dans l’épreuve de la foi, c’est-à-dire dans l’expérience de cette autorité qui fait agir et croire simultanément.

25 On voit alors que, pour Peterson, la théologie vient remplir une fonction très particulière, cardinale, à l’intérieur même des discours de vérité constitutifs du christianisme. Cette fonction n’est pas de parler de quelque chose qui serait Dieu. Elle n’est pas non plus de dire cette parole, d’en témoigner, de la répandre. Ni exégète, ni prêtre, le théologien n’est pas plus martyr ou apôtre. Qu’est-il alors, comment caractériser sa fonction ? Elle est d’argumenter. Elle consiste à prendre pied dans l’autorité du logos révélé pour en développer, par argumentation, la puissance exécutoire. Son discours est prolongement de l’autorité première de la parole de Dieu – et il est investi d’une autorité dérivée, seconde, propre au dogme comme dire argumenté.

26 Saisir le sens de l’autorité propre à l’Église, c’est comprendre ce que veut dire ici argumenter. « Il n’y a pas de théologie sans argumentation », précise Peterson (p. 137). Cet usage du terme surprend, parce qu’on s’est accoutumé à ranger l’argumentation du côté de la dialectique, et à concevoir le dogme comme ce qui, précisément, s’impose sans avoir à recourir à un discours de ce type. C’est qu’on injecte implicitement dans l’argumentation une dimension de justification, destinée à produire un assentiment. Or c’est là qu’on se trompe : l’argumentation est le « prolongement exécutoire » d’une parole qui se fait obéir en étant prononcée. Loin d’en appeler à un assentiment subjectif extérieur, elle est le développement d’un ordre dans lequel l’obéissance a lieu.

27 L’Église, en faisant place à la théologie, argumente : pour Peterson, on comprend que cela veut dire en fait qu’elle définit un espace juridique qui est celui d’un jugement, lequel n’est jamais dit, mais bien prononcé. La prononciation est l’autre face de l’argumentation : elle montre que la théologie n’est pas un discours au sens où celui-ci aurait son noyau dans un « dire ». Car dire, effectivement, c’est toujours dire quelque chose. Or quel est ce quelque chose que le théologien aurait à dire ? Dire quelque chose, en revanche, c’est bien la fonction du prophète, du prédicateur, de l’apôtre même. Dire la parole de Dieu, avoir un rapport au discours qui est celui d’exposition d’un contenu sémantique, est le fait des prophètes. Dieu a parlé de lui, le Christ a parlé, et les prophètes nouveaux font de cette parole l’objet d’un dire. Mais cela, du même coup, les détache de la parole de Dieu considérée en elle-même. Celle-ci n’est pas un dire en ce sens, puisque Dieu est la parole, puisque le Christ est logos. En revanche, c’est à cette parole, considérée quant à sa nature divine, que le théologien rattache son autorité dogmatique – et que le mot même d’autorité prend sens dans une optique spécifiquement chrétienne. La parole propre du théologien est apparentée à une autre ligne qu’à celle du « dire quelque chose ». Elle se rattache à l’autorité première de la parole du Christ, au regard de laquelle elle représente une autorité dérivée.

28 Et c’est cette caractéristique qui la conforme en langage du droit, et plus exactement en « prolongement exécutoire » (p. 143) de la parole révélée. L’Église « prononce » (p. 137), c’est-à-dire se prononce sur Dieu. Le dogme est quelque chose qui se prononce, c’est-à-dire qui exécute, fait agir, ou plutôt rend agissante la parole première. Que nous puissions nous prononcer sur Dieu, voilà le secret et la nécessité de la théologie. Le sens de cette prononciation, au sein de laquelle le théologien argumente, n’est certes pas de donner un avis, d’exprimer un point de vue : il est de replacer les sujets de la foi dans le champ d’autorité de la parole de Dieu, et ce champ est celui d’une « détermination juste » (p. 138) qui comporte en elle-même une exigence d’obéissance. Les sujets de la foi sont des sujets replacés dans un espace qui est celui d’un jugement prononcé, où ils obéissent dans le même mouvement où ils croient. Par là, c’est le quo jure de la Révélation qui s’exprime et non pas le rappel du fait de la parole de Dieu, comme dans l’annonce, le témoignage, et plus généralement toutes les actions qui se situent simplement dans le sillage d’un « dire » dont le dire prophétique a fourni le canon.

29 En somme, le christianisme se développerait donc selon deux lignes qu’il ne faut pas confondre, et c’est de cette distinction bien comprise que se déduit un concept autonome d’autorité. Depuis la Révélation, deux prolongements hétérogènes se dessinent : l’un, l’elongatur prophétique, est le dire de la parole de Dieu qui se poursuit dans le prêche, dans l’exégèse, dans le témoignage de la foi. L’autre, d’essence différente, est l’elongatur de la Révélation par le logos, proprement dogmatique, parce qu’il n’est pas tant d’expression et de manifestation extérieure que d’accomplissement (p.143). La difficulté qu’on éprouve à les distinguer vient de ce que le Christ, en parlant, ressemble à un prophète, et que les nouveaux prophètes recueillent sa parole dans un dire. Mais parlant de Dieu, il est simultanément cette parole. En lui s’origine alors une autre ligne, à laquelle le prophétisme et la prédication resteront toujours étrangers. En lui s’origine ce qui mérite le nom d’autorité, et non pas de charisme. Autorité du dogme, qui donne son fondement à l’Église comme entité distincte. Dans la dogmatique de l’Église, le logos s’accomplit : l’autorité dont elle est investie, bien que dérivée, porte en elle l’autorité du Christ lui-même qui, depuis l’Ascension, l’a prêtée à l’Église. Insistons sur la conséquence de cette délégation, de ce dépôt fait à l’Église et seulement à elle : le prophète, un martyr, un apôtre même, n’ont pas d’autorité. Peterson va plus loin : un professeur de théologie, celui qui professe la théologie sous la forme d’un savoir susceptible d’exposition objective devant un public qui ne serait que son vis-à-vis, n’a pas d’autorité. Car son public n’est pas alors constitué dans cet espace de jugement, soumis à l’exigence d’obéissance d’un jugement prononcé, qui donne à l’autorité toute la consistance qu’elle puisse avoir. Seul un théologien a de l’autorité, au sens où il a ce que le Christ lui a prêté en s’absentant du monde et en instituant l’Église au lieu même de cet absentement ascensionnel. Ce théologien n’est pas le détenteur d’un savoir exposable, mais l’agent d’une connaissance très particulière qui est prolongement du logos incarné. Logos qui, en s’accomplissant, configure cette scène du jugement qui est le lieu propre de l’autorité – le seul lieu où les hommes font effectivement l’expérience de l’autorité, en s’assemblant comme ils le font dans le champ de la parole de Dieu, bref, en se constituant en Église au sens propre du terme.

30 L’autorité, on le voit, est ramenée à une conception exigeante et particulièrement restrictive, qui va par bien des aspects à l’encontre de nos présupposés sur la question. Ainsi, on voit qu’elle n’est en aucun cas autorisée par le sujet, en vertu d’un assentiment subjectif dont il garderait par devers lui l’initiative, et par lequel il se rendrait lui-même obéissant, c’est-à-dire soumis. L’obéissance dont il est question avec l’autorité n’est pas la soumission du sujet. L’autorité est plutôt d’ordre topologique : elle est la configuration d’un espace dans lequel de l’obéissance a lieu, par le seul fait que la Révélation a été l’incarnation du logos, et donc l’avènement d’un genre de connaissance unique dans l’expérience humaine. Par là, toute condition d’assentiment s’efface pour ne laisser place qu’à un état, celui du théologien, et une fonction d’assemblement, celle de l’Église. L’Église est le lieu où le mot d’autorité prend un sens qui l’excepte de toute condition d’autorisation par un sujet évaluateur qui se tiendrait encore en retrait.

31 Si l’on essaie de rejoindre la racine théorique de cette conception chrétienne, on retrouve donc deux idées, inséparables : d’une part, le fait que le logos s’est incarné, que la Révélation est concrète, et qu’elle exige des actes concrets qui viennent se placer dans son orbite. Cela, le prophète, le prêtre, le professeur ne peuvent y contribuer, car ils se réfèrent forcément à une parole devenue l’objet d’un « dire » – ce dire de la parole qu’est au fond la Bible. Pour honorer le Dieu chrétien – puisque, Peterson ne désavouant pas sur ce point Barth et Bultmann, il s’agit bien d’honorer Dieu –, il faut d’abord se rendre compte de ce qu’implique l’incarnation qui est au fondement de la Révélation chrétienne. C’est là le premier point : l’autorité du Christ, médiée en autorité dérivée de la théologie et de l’Église, tient sa nature d’autorité du fait qu’elle « prend l’homme au corps » (p. 144). Très concrètement, cela veut dire que croire, en l’espèce, c’est ipso facto obéir. Bref, c’est l’incarnation du logos qui engage l’identité entre croyance et obéissance, ressort profond de la foi spécifiquement chrétienne.

32 Mais, c’est le second point central, ce corps ne prend corps, si l’on peut dire, que dans le corps qui tient lieu du corps absent du Christ. L’Église s’est vue déléguer l’autorité du Christ, parce qu’elle est l’assemblement où s’accomplit cette prise au corps des sujets de la foi. C’est pourquoi elle est un lieu juridique – collectif et juridique à la fois, où les fidèles entrent ensemble dans le champ d’autorité prêté par le Christ aux agents du dogme, en appellent et obéissent au jugement prononcé par ceux qui ont l’autorité leur permettant de se prononcer sur Dieu – de donner des réponses concrètes aux questions concrètes que se posent les fidèles dans le cours de leur existence, qui sont des réponses dogmatiques, des réponses d’Église. Réponses exécutoires, qui n’ont nullement pour fonction, comme le croient les dialecticiens, de relancer la question, en une fuite spéculative qui se dérobe aux exigences de la « prise au corps », c’est-à-dire de l’incarnation elle-même.

33 Si l’Évangile n’était que la bonne nouvelle qui s’adresse « à tout le monde », elle ne serait en rien différente du Manifeste du parti communiste (p. 144). Cette remarque étonnante de Peterson permet de toucher le fond du problème auquel sa conception très restrictive de l’autorité voudrait finalement répondre, à une époque où le christianisme est ramené à une forme de religion parmi d’autres, mise en concurrence avec d’autres modalités de croyance, parmi lesquelles peuvent parfaitement figurer des croyances à caractère laïc. La remarque, en l’occurrence, a une visée plus précise : s’il s’agit de dire que le christianisme se sépare du judaïsme par extension du message de la Révélation à une universalité indéterminée, le communisme, tout au moins dans son texte Manifeste et dans la forme de son annonce, ne s’en distingue pas. C’est que, si l’Église n’est certes pas une nation particulière, « tout le monde » n’est pas l’Église. On comprend d’où vient qu’on fasse si facilement la confusion. C’est qu’on ne suit d’ordinaire que la ligne prophétique, en ignorant la ligne dogmatique. Oui, les apôtres quittent Jérusalem, vont répandre la bonne nouvelle sur la terre (et vont donc la donner aux païens) : ils vont écrire, dire, communiquer la Bible. Mais la Bible n’est pas la parole de Dieu, elle est le « dire de la parole de Dieu ». La parole de Dieu n’est pas un texte, elle est le Christ lui-même. Certes le Christ, en parlant, a dit quelque chose, et c’est à cela que les apôtres se raccordent. Mais ignorer que ce dire était aussi une Révélation de Dieu lui-même, une incarnation, c’est reléguer le Christ au rang des prophètes, quitte à en faire le plus grand et le premier d’un nouveau lignage. Or il est la parole de Dieu, et par là il est à l’origine de tout autre chose qu’un dire. La Révélation chrétienne, si elle a un sens absolument nouveau, est de dissocier la parole de Dieu du dire de cette parole, pour la raison essentielle que la parole de Dieu est Dieu – encore une fois que le logos s’est incarné, que c’est Dieu lui-même qui est dans sa parole, ou plutôt qui est cette parole. Alors, ce n’est pas « tout le monde » – comme l’ensemble contingent des auditeurs potentiels du dire prophétique – qui se trouve vraiment pris par la Révélation, mais ceux qui, dans l’Église, font corps, prennent place dans l’autorité de cette parole que la Bible ne fait que dire, sans l’effectuer, sans l’accomplir, sans l’exécuter.

34 Par un renversement saisissant, c’est au dogme que revient la constitution du christianisme, au sens juridique et sociologique du terme [10]. Un collectif chrétien est dogmatiquement constitué – jamais prophétiquement. Accumulons tous les prêtres qu’on voudra, mobilisons une armée de prédicateurs prêts à parler « à tout le monde », on n’aura pas fait honneur au Dieu chrétien, comme logos incarné. Et rien de sérieux n’aura lieu, en matière de foi.

35 La Bible, pour le chrétien, n’est donc jamais qu’un texte ; en tant que tel, il n’a pas d’autorité, n’est pas même source d’autorité. Qu’il ne puisse y avoir d’autorité d’un texte en tant que texte, tel est, dans le dos de Peterson, ce qui se joue à travers la césure entre ancien et nouveau, répercutée en distinction interne au christianisme. Dans le texte saint, la parole n’est pas, et l’interprétation pneumatique ne rejoint jamais qu’un souffle, pas un corps vivant. C’est le dogme qui fait vivre le corps des chrétiens, en les faisant croire et obéir d’un même geste – en donnant des réponses concrètes à des questions concrètes, c’est-à-dire, il ne faut pas avoir peur de le dire, en prononçant des jugements. L’autorité n’acquiert de cohérence qu’à ce prix : elle est la topographie juridiquement qualifiée d’un corps de chrétiens, s’affirmant ainsi inséparable de la réalité visible de l’Église. Elle n’enseigne rien, ne professe rien, et au fond ne dit rien ; elle argumente, dogmatise, se prononce – effectue le droit, plutôt qu’elle ne le dit. Avec le christianisme, l’autorité de la parole prend un sens plein et définitif – mais c’est à la condition, devant laquelle Peterson ne recule pas, que le flux de la parole prophétique et prédicatoire trouve dans l’Église même son irrécusable point d’arrêt. À condition que l’Église, au fond, soit l’espace du droit qui s’accomplit.

36 Auparavant, avec les juifs, la parole ne cessait d’advenir. Les juifs eux-mêmes, dans leur exégèse qui n’est pas pneumatique, la font encore advenir. C’est par là très exactement qu’ils ont refusé la Révélation nouvelle. Avec les juifs, le flux de la parole se poursuit [11]. En revanche, avec la Révélation où Dieu parle enfin de lui-même et par lui-même sur cette terre, on peut croire au même sens où l’on agit, on peut se laisser guider dans l’univocité d’un dogme, sans aucun reste – sans même ce résidu d’assentiment qu’une croyance qui n’a pas atteint le point d’incandescence de la foi comporte encore. L’autorité, si elle a un sens pour un chrétien – et elle n’a de sens que pour un chrétien, suggère Peterson – doit être cela : l’autorité de la foi, accomplie dans le dogme. C’est que la foi, accomplie dans le dogme, se détache de la simple profession de foi du chrétien : elle ne renvoie pas à « un penchant proprement humain en l’absolu », elle ne repose pas sur cette constante réouverture de la question à laquelle les dialecticiens accordent tant de prix. En un mot, il y a une différence de nature entre foi et confession, pour le protestant en train de devenir catholique qu’est alors Peterson. Lorsqu’on dit : le dogme s’adosse à la foi, c’est donc en un sens très précis du mot foi auquel il faudrait toujours avoir la force de revenir : la foi en l’incarnation, qui a la puissance d’élever la foi au-delà de son statut subjectif de penchant humain – d’en faire très exactement la « foi de l’Église ». Car c’est ainsi qu’elle devient effective, donne forme à une vie chrétienne. L’autorité du dogme n’a rien d’humain : elle n’a aucunement son principe dans la capacité qu’auraient les hommes à dogmatiser. Tout au contraire, dogmatiser est une activité qui échappe constitutivement aux capacités humaines. L’autorité naît à partir du moment où le Christ s’absente, monte aux cieux, et institue dans l’espace vacant entre sa première et sa seconde venue un espace structuré selon son autorité : une institution mondaine qui a pour caractéristique d’être le lieu d’exécution de son autorité. La dogmatique dessine ainsi une « sphère où un homme peut vivre », mener une vie de chrétien, obéir à la parole de Dieu.

37 En disant que cette sphère est juridique, le plus grand tort serait de croire qu’on l’a reconduite à la loi. Le droit, en l’occurrence, prend forme au-delà de la loi, laquelle ne correspond qu’à une légalité abstraite à laquelle il est demandé d’obéir, lorsque l’incarnation de la parole est encore ignorée. Dès lors que le logos s’est incarné, la loi est effectivement dépassée, parce que l’exigence d’obéissance est constitutive de la parole elle-même. Le dogme n’est donc pas légal : il est de l’ordre du jugement prononcé, il exige d’être obéi du seul fait qu’il est prononcé. On comprend alors le sens profond de l’autorité que cette conception dogmatique vient toucher, et est peut-être la seule à venir toucher : au fond, il n’y a d’autorité que si l’obéissance est réduite à une dimension de la prononciation de la parole d’autorité, à son articulation – à ce que Peterson appelle son « argumentation », qui n’est nullement une justification, en ce qu’elle demanderait à être elle-même jugée. Avoir de l’autorité, c’est être obéi sans que le problème de l’obéissance ne se pose. Qu’elle ne fasse pas question, c’est ce qui la retient d’impliquer un assentiment, mais c’est ce qui la retient aussi d’être comprise comme une soumission.

38 A la loi, on consent ou on se soumet. A l’autorité, on ne fait qu’obéir. C’est là l’équation catholique de Peterson. Schmitt, on l’a dit en commençant, a vu dans cette reconnaissance d’une structure juridique de la dogmatique théologique une vue profonde de Peterson. Mais il a estimé aussi qu’elle entrait en contradiction avec la thèse que celui-ci défendra un peu plus tard quant à l’impossibilité d’une théologie politique chrétienne. De fait, si les concepts théologiques de dogme et de sacrement sont, comme le dit Peterson, des termes issus de la langue juridique, et si, comme y insiste Schmitt, la dimension d’exécution est constitutive de l’idée même de théologie, ne faut-il pas voir que le christianisme emporte avec lui le principe de décision que la théorie schmittienne de la souveraineté prend justement pour pierre angulaire ?

39 Cette accentuation est irrecevable. Elle fait peu de cas du fait que Peterson a en vue, dans sa justification de la dogmatique, un concept d’autorité qui ne vaut rigoureusement que dans l’Église, et qui n’est en aucun cas transposable hors de la « sphère de vie » qu’elle définit. Sans doute, le problème du caractère public de l’Église – au moment de crise de la pensée protestante auquel Peterson vient répondre – oblige-t-il à reconsidérer les rapports de l’Église et de l’État, et notamment à se demander si l’élément dogmatique peut accéder à cette qualité de parole publique par les seules ressources de l’institution ecclésiale, ou bien s’il lui faut reprendre appui sur l’État. Il semble toutefois, à lire la correspondance avec Harnack, que Perterson a clairement tranché la question : le problème de la dogmatique ecclésiale ne doit compter que sur l’Église elle-même, et ne valoir que pour la vie des chrétiens en tant que membres de l’Église. Autrement dit, c’est dans cet espace et dans cet espace seulement que l’expérience de l’autorité est touchée, et elle n’a pas vocation à être transposée ailleurs. L’autorité, telle qu’on l’a analysée, n’est donc pas un concept politique – pour la raison première que ce n’est pas un concept sécularisable.

40 Il reste que l’Église est un espace juridique – et que c’est même l’espace où une expérience essentielle du droit a lieu effectivement. L’emprunt au lexique juridique des mots de dogme et de sacrement serait alors surtout une manière de rejoindre un socle du droit qu’ignorent les formes séculières. C’est moins un emprunt, en d’autres termes, qu’une refondation sur un autre sol : celui des « déterminations justes », des jugements prononcés, c’est-à-dire effectués ou exécutés du fait même de leur prononciation. Car l’homme, à partir de la Révélation chrétienne, a été pour la première fois concrètement touché – « pris au corps », dans la concrétude de sa vie, par une parole incarnée. Dans l’Église, ou plutôt dans ce noyau dogmatique de la vie de l’Église – laquelle comprend sans doute d’autres aspects, mais ne rejoint l’épicentre de sa fonction qu’avec le dogme –, les hommes se rendent compte qu’ils peuvent vraiment vivre, trouver des réponses définitives aux questions les plus sérieuses. C’est-à-dire éprouver la consistance d’une parole d’autorité.

Notes

  • [1]
    Voir le fameux article de Théodore Jouffroy de 1825, résumé vertigineux de l’histoire de la Révolution française, « Comment les dogmes finissent », in Mélanges Philosophiques, Paris, Hachette, 1886, p. 1-19.
  • [2]
    Texte repris dans E. PETERSON, Le monothéisme : un problème politique. Tr. fr. A.S. Astrup, Paris, Bayard, 2007.
  • [3]
    C’est alors qu’il est encore jeune pasteur en Suisse que Barth publie ses conférences des années 1916-1920 (reprises dans Parole de Dieu et parole humaine, éd. Labor, Genève, 1933) ainsi que son commentaire de l’Épître aux Romains en 1918. En Allemagne, au début des années vingt, il fonde avec Bultmann et Thurneysen la revue Zwischen den Zeiten qui est le berceau de la théologie dialectique : renonçant à donner des preuves de Dieu, la théologie s’origine dans sa réponse, qui précède la question de l’homme. Nous sommes « aimés en premier », élus avant la création du monde. Le crucifié est déjà le ressuscité, le « oui » de la miséricorde et de la grâce comprend le « non » au péché. C’est donc dans une confiance totale que s’origine notre obéissance à Dieu. On verra que l’argument de la confiance, et sa liquidation, est décisif dans la réfutation de Peterson.
  • [4]
    C. SCHMITT, Théologie politique. Tr. fr. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988.
  • [5]
    C’est ce qu’on peut comprendre dans le commentaire que donne Schmitt d’un passage de la correspondance entre Peterson et Harnack de 1928, qui conférait à la notion de théologie politique une certaine consistance, alors qu’elle est niée ou effacée en 1935 (Théologie politique, Gallimard, 1988, p. 91).
  • [6]
    Voir PETERSON, p. 149. Et le commentaire ironique de Schmitt, TP, p. 93.
  • [7]
    Parole de Dieu et parole humaine, p. 218.
  • [8]
    THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, II a-e, q.1.
  • [9]
    C’est ici que l’interprétation que Peterson donne de l’Ancienne Alliance révèle son parti pris : c’est seulement si l’on adopte le point de vue de l’incarnation que le dire des prophètes d’Israël apparaît, après coup, comme une demande d’assentiment. Ou encore, c’est en supposant que la révélation est ordonnée à l’incarnation que la réalité de l’autorité est refusée à la pensée juive de la loi.
  • [10]
    Sur le sens juridique que Peterson confère au dogme chrétien, voir la note importante de Heinrich Meier, in Leo Strauss. Le problème théologico-politique. Bayard, 2006, p. 144. En ligne
  • [11]
    De cette poursuite, Peterson ne dit rien. Plus tard, il examinera la question du mystère des juifs dans l’Église, sous un tout autre angle : celui de ce que l’Église doit en tant qu’institution à l’existence et à la persistance de la synagogue. Il n’y a d’Église que parce qu’il y a des juifs, telle sera la thèse défendue, sans éviter toutes ses implications. Mais cette thèse ne l’amènera pas à examiner la question ici en suspens : qu’il y ait eu une autorité de la loi juive, qui la rendait tout de même inassimilable au « possibilisme » mythique – bref, qui l’amenait à supporter une réalité, en deçà ou indépendamment de la réalité l’incarnation. Ou encore : qu’il y ait du sérieux juif, à travers la loi révélée.
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La distinction entre pouvoir et autorité, couramment admise et illustrée en sciences sociales, est plus rarement interrogée dans ses présupposés. En particulier, de quelle vision culturelle une telle distinction est-elle l’expression ? À partir de la réflexion de Peterson sur la nature et le statut de la théologie, cet essai se propose d’éclairer la forme chrétienne d’une parole d’autorité, d’en dégager la structure générale et les implications en termes de conduite de vie. Il se concentre sur la définition de la dogmatique chrétienne. À partir de ce point, une frontière précise peut être tracée entre politique et religion. Mais c’est sous la seule condition qu’un espace juridique se détermine dans la seconde comme lieu de formation de jugements théologiques. Ces considérations permettent de revenir sur le débat entre Schmitt et Peterson du point de vue, non de la possibilité ou de l’impossibilité d’une théologie politique chrétienne comme on le fait d’ordinaire, mais du point de vue de la facture juridique des concepts théologiques.

Mots clés

  • Peterson
  • Schmitt
  • Autorité
  • Dogmatique
  • Théologie
  • Incarnation
  • Charisme
Bruno Karsenti
Institut Marcel Mauss, EHESS, Paris
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/02/2011
https://doi.org/10.3917/aphi.741.0149
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