CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les textes réunis dans ce dossier traduisent des préoccupations très diverses dans leur manière d’aborder les questions juridiques. On y traite de la théorie des actes de langage et de sa relation aux actes juridiques et sociaux, de la conception spécifique de la règle qui sous-tend le droit politique des États démocratiques modernes, de l’ordre politique international et des principes normatifs susceptibles de le guider dès lors que la figure de l’Étatnation n’en est plus le centre de gravité, du statut du droit pénal d’un point de vue de philosophie sociale.

2Ce qui rapproche ces analyses, on le voit, ce n’est donc nullement une même thématique, ni une optique partagée, et moins encore l’appartenance à un registre philosophique commun. De fait, l’esprit qui a présidé à leur réunion n’a pas été seulement de témoigner de l’intérêt croissant pour les enjeux philosophiques propres à la matière juridique. Il a été surtout de rendre sensible un certain niveau de questionnement qui, pour variable qu’il soit en philosophie, ne se laisse pas subsumer sous l’appellation usuelle de « philosophie du droit ».

3Certes, celle-ci n’est pas unitaire. Elle entretient des rapports complexes et souvent ténus avec d’autres branches de la philosophie, et se développe dans des voies suffisamment divergentes pour que la question de sa cohérence se pose de façon récurrente. En 1962, en ouverture d’une livraison des Archives de Philosophie du Droit qui la prenait pour thème, Norberto Bobbio proclamait que tout essai de définition, à ce sujet, représente « une inutile perte de temps »  [1]. A ce jugement paradoxal, celui de Michel Villey faisait écho, soulignant qu’il fallait voir là un signe de vitalité plutôt que d’inconsistance [2]. Cela, la production actuelle, en France et à l’étranger, l’atteste plus encore qu’il y a quarante ans. La relecture des classiques de la philosophie du droit, à commencer par Hegel, n’a pas cessé ces dernières années d’alimenter une réflexion féconde sur les concepts de norme, d’institution, d’ordre juridique. Les traductions et les éditions de textes se sont multipliées, les rapports entre philosophes et juristes considérablement intensifiés. Signe plus net encore de cette situation : les philosophes se mettent à lire, non plus simplement les théoriciens du droit, mais les doctrinaires. On se penche non plus simplement sur la réflexion principielle des juristes sur l’idée de justice, d’obligation, de constitution ou de loi, en un lieu qui rejoint assez spontanément le champ de la philosophie pratique prise au sens le plus large, mais sur cette production conceptuelle spécifique qui est celle de l’ars juris des praticiens du droit, dans les questions concrètes auxquelles ils sont confrontés et dans les constructions catégorielles que suscite leur traitement. Par là, on donne corps, en philosophie du droit et par une réflexion sur le droit tel qu’il se fait, à une certaine acception de « l’esprit objectif »  [3].

4Il reste qu’une reprise philosophique de certains problèmes de droit peut prendre bien des formes, et que celles-ci ne tombent pas forcément sous un registre particulier de la philosophie qui fait du droit, quels que soit les moyens qu’on mobilise pour le définir et l’appréhender, son objet propre. Qui plus est, il se pourrait que ce regard latéral, résolument intéressé, ait ses propres vertus : celles qui tiennent simplement à l’effort pour penser philosophiquement certains objets, à en modifier, voire à en renouveler la perception, en passant par les voies sinueuses et inattendues de conceptions juridiques particulières. Passer par la formulation juridique des problèmes, en effet, engage une torsion de la réflexion qui vaut d’être éprouvée pour elle-même. Quelle que soit l’optique que l’on adopte, quels que soient les objets que l’on propose à l’analyse, des déplacements ont lieu qui tiennent à la nature des opérations juridiques et à leur puissance spécifique de construction. Chacune des études qui composent ce dossier illustre à sa manière ce type de trajectoire, où la philosophie s’exerce à penser à l’épreuve d’une pratique de pensée qui diffère profondément d’elle-même, et qui l’intéresse précisément à ce titre.

Notes

  • [1]
    Archives de Philosophie du droit, 7,1962, p. 1.
  • [2]
    Op. cit., p. 85.
  • [3]
    L’expression est employée par Mikhail Xifaras dans un ouvrage tout à fait exemplaire de cette démarche, La Propriété. Etude de philosophie du droit, PUF, 2004, p. 17.
Bruno Karsenti
Université de Paris I
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2008
https://doi.org/10.3917/aphi.674.0555
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