Introduction : mondialiser les STS
1Le nombre croissant de travaux issus du domaine des études sociales des sciences – « Sciences, Technologies, Sociétés » (STS) ou science studies – menés dans les Suds au cours des dernières années indique que les dynamiques Nord/Sud dans la production scientifique bénéficient d’une attention toujours plus soutenue. Malgré cet engouement, la capacité des STS à se décentrer, à perdre le Nord ou à (re)gagner le Sud, capacité à la fois métaphorique – comme dans la célèbre mappemonde présentée « la tête en bas » – et bien concrète – à travers la prise en compte d’apports théoriques et empiriques en provenance des Suds – prête à discussion. En effet, si la globalisation des STS est bien en cours, elle est encore incomplète.
2Le récit de l’expansion du périmètre des STS et de leur mondialisation appelle en effet plusieurs remarques. D’abord, la généalogie officielle du rayonnement (éditorial, thématique et géographique) des STS se limite le plus souvent aux textes des universitaires écrivant depuis – et sur – les scientifiques des « grands » pays du Nord qui sont les pays dominant la production scientifique et l’innovation technologique depuis la fin du XIXe siècle. Jusqu’à une période récente, les publications les plus visibles en STS étaient toutes issues de ces mêmes pays. Depuis un quart de siècle se multiplient les travaux conduits dans des pays en développement ou émergents et les approches STS se sont institutionnalisées dans les Suds ; pourtant, on ne peut que constater le poids démesuré des études portant sur les grands pays du Nord, réduisant trop souvent le « global » à une représentation des lieux communs du pouvoir situés dans les grandes institutions des pays riches. De plus, les STS se sont penchées sur les négociations de la frontière culturelle de la science (Gieryn, 1999) et sur les sous-cultures au sein des communautés scientifiques (Star & Griesemer, 1989 ; Knorr-Cetina, 1998), sur la fabrication de la culture dans un monde techno-scientifique (Haraway, 1991, 2008) ou même sur la coproduction des sciences et des sociétés (Jasanoff, 2004 ; Latour, 2007). Cependant, à l’exception de quelques travaux, elles se sont longtemps tenues à distance des critiques culturelles entérinant les différences de visions du monde. L’ancrage géographique [1] et corporel de la production scientifique s’appuyant sur une conception de la culture plus déterminante a été négligé. L’attention aux historicités spécifiques des lieux et de leurs relations, et à un éventail plus large de « savoirs » ne s’est développée que lentement.
3Ces remarques suggèrent que si globalisation des STS il y a eu, celle-ci laisse une place insuffisante à la diversité géographique des approches et est menée principalement à partir d’un programme de recherche euro-américano-centré [2]. Par conséquent, la critique de l’universalisme scientifique et de la rationalisation technique est encore trop souvent menée avec le Nord pour point de référence et avec une attention minimale aux enjeux soulevés par de tels concepts dans le reste du monde. Cela invite à reformuler la question de l’expansion du périmètre des STS à partir d’une interrogation sur les rapports de ce domaine avec les Suds. Une telle interrogation doit être poursuivie à deux niveaux.
4Nous proposons de prêter une meilleure attention à la grande diversité des travaux sur les sciences qui ont été menés dans et par les Suds depuis de nombreuses années afin de proposer de nouvelles généalogies de l’expansion des STS prenant toute la mesure des apports des études sur les sciences depuis – et sur – les Suds. Il nous semble essentiel d’inscrire l’apport de ces travaux dans une généalogie plus large d’enquêtes consacrées aux enjeux des sciences au Sud, telles que celles conduites par l’histoire de la colonisation ou les recherches sur le développement. C’est donc le rapport plus fondamental des STS avec l’objet « Sud » qui nous intéresse in fine afin de promouvoir un programme de recherche visant une meilleure intégration des différentes approches.
5Ensuite, nous pensons que la critique formulée par les approches postcoloniales peut à la fois fournir des moyens d’analyser avec plus d’acuité les enjeux du développement scientifique et technologique à l’échelle mondiale et éclairer les asymétries du processus au cours duquel se fabriquent les STS mondialisées. Nous rassemblons sous la notion d’« approches postcoloniales » un très large ensemble de travaux [3]. De ce point de vue nous nous intéressons moins à dessiner le contour d’un ensemble de « studies » qu’à tirer le fil de questionnements qui nous semblent communs à des recherches. Nous défendons que ces travaux aident à formuler une critique plus juste des mécanismes d’hégémonie et d’invisibilisation culturelle, du rôle des savoirs et des sujets subalternes, du développement et du « front de modernisation » (Latour, 1991). Engager une discussion de leurs apports aux études sur les sciences permettrait de poursuivre et de compléter le mouvement de globalisation des STS qui n’ont bien souvent troqué les habits du nationalisme méthodologique que pour un cosmopolitisme de gala.
6En engageant la discussion sur la mondialisation des STS par les Suds, nous gardons à l’esprit la spécificité de nos propres positionnements et biais géographiques [4], ainsi que la particularité de l’espace de discussion francophone [5] où, contrairement aux pays anglo-saxons, il semble prématuré de parler de l’émergence d’un courant de Postcolonial studies of technoscience (Anderson & Adams, 2008). Afin de présenter l’argument de façon plus complète, nous procédons en trois temps.
7Le premier temps de ce texte souligne que l’indifférence relative des STS pour les Suds dans les années 1980 et 1990, n’a pas pour autant signifié l’absence d’études sociales des sciences dans les Suds – ce qui amène à remettre en lumière plusieurs groupes et courants de recherche qui y ont questionné le rôle de la science sans être toujours reconnus par le centre de la discipline. Le deuxième temps nuance notre déclaration initiale en montrant comment les travaux STS se sont emparés de la question « Sud » depuis le tournant des années 2000. On peut identifier un intérêt croissant pour les processus de globalisation et une attention pour les asymétries et les héritages historiques – à ce titre un croisement entre STS et approches postcoloniales est déjà engagé, bien que circonscrit par d’autres préoccupations. Le troisième temps cartographie les défis posés par une « créolisation » des STS, dans le cas d’un apport plus assumé des critiques postcoloniales.
Dynamiques et marginalisation des STS aux Suds
8Les critiques allant de la dénonciation des méfaits des sciences en Europe et aux États-Unis et de l’eurocentrisme de la science occidentale, jusqu’à la critique de la modernité dans son ensemble, n’ont jamais été l’exclusivité des STS des Nords. Par conséquent, afin de dépasser le constat de ce désintérêt des STS des Nords pour les Suds, il semble pertinent de dresser une autre généalogie, en présentant les courants qui ont posé les bases de cette attention sur les sciences au Sud, qui ont critiqué le mouvement historique d’expansion de la science moderne, mais qui n’ont pas toujours la reconnaissance qu’ils méritent dans les études de sciences actuelles. Nous soulignons dans cette partie l’importance de l’histoire des relations entre science et colonisation, des analyses des systèmes et des communautés scientifiques menées par les chercheurs des pays du Sud, des études sur sciences et développement, avant de terminer par le constat d’une longue absence de croisement entre les études des sciences au Sud et les approches postcoloniales.
Histoire et sciences coloniales
9Depuis les années 1980, au croisement de l’histoire des sciences et des science studies, les études sur le développement des sciences et sur leur diffusion ont renouvelé la manière de comprendre comment les relations scientifiques entre métropoles et colonies, science et impérialisme, colonisation et mouvements d’indépendance ont construit les nations contemporaines.
10À cet égard, la contribution du groupe international « Science et Empire » constitué en 1990 depuis l’Inde, la Grande-Bretagne, les États-Unis, l’Espagne, le Mexique, le Brésil et la France a notamment situé les limites de la contribution des activités scientifiques coloniales dans l’émergence de sciences nationales (Petitjean et al., 1992). Les historiens des Suds ont soulevé la question de la réception des savoirs coloniaux (Prakash, 1999), de l’émergence de sciences nationales (Saldana, 2005b), de leur confrontation aux sciences non européennes, de la participation des acteurs locaux aux institutions scientifiques coloniales (Raj, 1997), de la place des savoirs dits vernaculaires, en écrivant par exemple l’histoire des ethnosciences (Hunn, 2007) ou en mettant en perspective l’industrialisation des pays en développement et émergents (Krishna, 1996). La perspective comparatiste à l’échelle internationale a permis de souligner l’importance des dynamiques sociales, économiques et politiques pour comprendre à la fois les apports des sciences arabes (Rashed, 1997), indiennes (Raina, 2003), chinoises (Needham, 1977), préhispaniques (Saldana, 2005a) et les expériences coloniales des empires britannique, français, espagnol et portugais dans la construction de la science moderne.
11À travers la prise en compte de l’influence des circulations, des échanges, des conflits et des négociations sur les interconnexions (Habib & Raina, 1999, 2007 ; Petitjean, 2007, 2009 ; Cueto, 1994) ces travaux historiques ont largement contribué à recontextualiser la globalisation contemporaine dans le long mouvement historique des mondialisations des sciences entre les XVIIe et XXe siècles (Raj, 2007 ; Gruzinski et al., 2005 ; Jacob, 2007, 2011 ; Pestre, 2015). Ils ont posé les bases d’un questionnement sur les rapports entre domination politique, circulation des savoirs et production d’espaces asymétriques de recherche scientifique qui est au cœur des préoccupations de la Nouvelle histoire des sciences ou de la global history (Werner & Zimmermann, 2004 ; Romano, 2014, 2015).
Études sociales des sciences par les Suds
12Dans les Suds, en dehors des historiens des sciences, un certain nombre de scientifiques souvent proches des pouvoirs en place ont également questionné le développement des sciences et des technologies dans leur actualité. En Inde comme en Amérique latine, bien qu’à des périodes différentes, ce questionnement a porté sur les relations entre science et rattrapage économique et sur la relation de domination économique et politique du centre sur la périphérie (Arellano & Kreimer, 2011 ; Feld, 2015 ; Krishna, 2017). Ces travaux s’inscrivent dans la critique tiers-mondiste développée depuis les années 1960 sur la base de la théorie de la dépendance et prônant une troisième voie de développement à travers un tiers-monde solidaire (Amin, 1973). Le concept de centre/périphérie y constitue la base explicative des rapports entre pays industrialisés et pays du tiers-monde, et des difficultés du tiers-monde à s’industrialiser (Vessuri, 1987). Deux questions principales sont au fondement de l’ensemble des travaux qui sont développés dans cette direction : 1) les processus d’intégration inégale du monde anciennement colonisé dans l’ordre scientifique mondial et 2) les modes d’institutionnalisation des sciences nationales.
13En Inde, une communauté s’est constituée notamment autour du NISTADS (National Institute for Science, Technology and Development Studies) et du CSSP (Centre for Studies in Science Policy). Depuis la fin des années 1990, les travaux de ce courant sont relayés par la revue Science, Technology and Society. En Amérique latine, sociologues, anthropologues, économistes, principalement localisés dans un premier temps au Cendes (Venezuela) et à l’Université de Campinas (autour de l’anthropologue Hebe Vessuri) ont été rejoints par les économistes de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) s’inscrivant dans la mouvance de la pensée structuraliste et de la théorie de la dépendance, déplaçant la critique vers les secteurs de production. Ces groupes de recherche, principalement intéressés par la question du rattrapage économique des pays émergents ou en développement ont prolongé les interrogations initiales sur l’institutionnalisation des sciences et des technologies par des travaux sur les rapports entre science, technologie et innovation, sur la construction des politiques scientifiques, sur l’émergence de communautés scientifiques nationales et des disciplines dans un contexte national en développement (Diaz et al., 1983 ; Cueto, 1989).
14Ces courants, qui ont pris leur essor dans les années 1990, n’ont cessé de se développer depuis avec la création de la revue REDES (Revista de Estudios Sociales de la Ciencia, en 1994) puis de l’association latino-américaine ESOCITE (en 1995), en dialogue avec les approches STS du Nord. Ils ont permis de questionner la place de la périphérie dans les sciences et les technologies modernes et de critiquer le rôle des S&T dans les rapports de dépendance ou d’asymétrie avec l’Europe et les États-Unis (Arellano et al., 2012). Surtout, contrairement aux science studies développées aux Nords et sur les Nords, les études sociales des sciences hors Occident, aussi bien en Inde qu’en Amérique latine, ont interrogé des systèmes scientifiques nationaux non stabilisés depuis l’intérieur mais à travers les interactions historiques de leurs sociétés avec la science occidentale. Les relations Nord/Sud, l’inscription historique des sciences et les circulations permanentes entre systèmes scientifiques géographiquement situés, quasiment absentes des science studies des années 1980 et 1990 (à l’exception comme on l’a vu de l’histoire des sciences) sont ainsi au fondement des estudios sociales de las ciencias et de Science, Technology and Society – respectivement en Amérique latine et en Inde. À titre d’exemple, en France à la même époque, en dehors du groupe d’historiens Science et Empire, seuls le CNAM et l’UNESCO portaient un intérêt à ces questionnements venus des Suds (Salomon et al., 1994 ; UNESCO, 2010). Plus récemment, au milieu des années 2000, ces travaux se sont institutionnalisés dans de nouveaux réseaux internationaux dont la structuration est variable : l’Asia Pacific STS Network (Asie Pacifique), l’East Asian STS Network (Asie de l’Est – autour de la revue du même nom), le réseau STS Africa.
15À ce titre, la perspective spatiale centre/périphérie ne rend pas seulement compte des rapports asymétriques entre sciences dites « dures » mais s’applique aussi de façon réflexive au champ STS. La relation de domination des Nords avec les Suds a certainement été un des facteurs déterminants du manque d’intérêt des science studies des Nords pour celles des Suds telles qu’elles se sont développées depuis les années 1980.
Sciences et développement
16Le troisième ensemble de travaux dont l’apport a été largement sous-estimé par les STS, du moins dans le cas français, est constitué par les études des rapports entre sciences et développement. En effet, au milieu des années 1980, la place des relations Nord/Sud dans le développement des sciences et des technologies intéresse en France une seule équipe pluridisciplinaire : l’équipe Science, Technologie et Développement (STD) de l’ORSTOM. Cette équipe est alors convaincue que les sciences et les technologies peuvent être de bons moyens de développement et des leviers pertinents pour sortir des crises économiques et sociales au centre comme en périphérie (Arvanitis & Chatelin, 1984 ; Waast, 1995). C’est ainsi que, collaborant notamment avec les groupes d’études sociales des sciences d’Amérique latine, d’Inde et avec le groupe de sociologues du travail du CREAD en Algérie [6] (El Kenz & Waast, 2013), l’équipe STD a mené à partir du milieu des années 1990 des enquêtes quantitatives et qualitatives sur les communautés scientifiques nationales, la construction des politiques scientifiques, la gestion de la science, les migrations scientifiques, l’apprentissage technologique (Gaillard, Krishna & Waast, 1995).
17Si ces sciences sociales de l’ailleurs se sont développées en France, c’est d’abord parce qu’elles ont été sollicitées pour favoriser la mise en œuvre opérationnelle des politiques nationales de coopération. À la croisée de l’analyse sociologique et de l’expertise, ces travaux se sont pleinement inscrits dans le champ des sciences du développement qui consistait plus généralement en une analyse et une pratique du développement, faisant collaborer différents domaines comme l’agronomie, la sociologie rurale, l’anthropologie (Olivier de Sardan, 1995). En conséquence, cette équipe est longtemps restée à l’écart des préoccupations dominantes du champ STS, du fait de centres d’intérêt développés en marge des objets privilégiés par les autres chercheurs du domaine, du fait d’une situation extérieure à l’université française au sein d’un organisme destiné avant tout à appuyer la coopération scientifique et technique, et du fait d’une composition à partir de membres le plus souvent loin de France, réalisant leurs travaux dans des institutions partenaires dans les Suds (Gaillard, 1999 ; Waast & Kleiche-Dray, 2009 ; Gaillard & Arvanitis, 2014 ; Kleiche-Dray & Villavicencio, 2014).
18Néanmoins, dans ce cadre, sociologues, anthropologues, historiens et économistes ont parfois trouvé une niche pour interroger les présupposés des politiques de développement scientifique et technique et pour poser les bases d’une approche critique du clivage Nord/Sud dans les sciences. Notamment, certains travaux du groupe engagent ou relaient une appréciation critique du présupposé de l’universalité de la science occidentale, comme cela a été le cas au cours du colloque « Les sciences hors d’Occident » organisé en 1994 (Waast, 1996). Plus généralement, la réflexion sur le rôle des sciences dans le clivage Nord/Sud s’est aussi inscrite dans un contexte marqué par la recherche de voies alternatives de développement et par les critiques culturelles et géopolitiques du développement développées par les sociologues, historiens, anthropologues, économistes et agronomes intéressés par les collaborations Nords/Suds (Shinn, 1997 ; Vessuri, 1999, 2004).
19Au cours des années 1980 et 1990, la réflexion sur les sciences au Sud doit donc être observée moins au cœur du domaine STS que dans ses marges, et l’émergence de cette problématique a lieu à travers trois discussions complémentaires : participation historique des autres parties du monde dans les récits de la science moderne, relation entre expansion coloniale et développement des sciences du Nord, puis entre développementalisme et institutions scientifiques au Sud. La majorité des travaux produits au cours de ces discussions, qui ont entretenu des liens, sont cependant eux-mêmes restés hermétiques à un autre pan de critiques des sciences : les approches postcoloniales, restées longtemps ignorées (Kleiche-Dray & Waast, 2016) mais qui révèlent aujourd’hui de nouveaux clivages au sein des communautés STS des Suds.
Approches postcoloniales
20Le quatrième ensemble de travaux qui nous intéresse ici a interrogé, non plus l’usage des sciences et technologies, mais leurs fondements, à partir d’une critique de leur ancrage culturel au sein des savoirs occidentaux. Depuis la Seconde Guerre mondiale en particulier, les prises de position et les travaux n’ont pas manqué qui mettent en question la domination de la rationalité scientifique et technique occidentale à partir de zones géographiques considérées comme périphériques et bien souvent encore sous domination européenne. Cette mise en question a d’abord eu lieu dans un contexte de contestation du colonialisme, du néo-colonialisme et de l’impérialisme, puis à partir des années 1970, dans les travaux académiques de déconstruction critique des discours et des représentations produites par les sociétés occidentales sur le reste du monde. Ces travaux constituent aujourd’hui un large mouvement en relation à la fois avec les études en situations coloniales, le tiers-mondisme, la critique du néo-colonialisme, les études sur le développement pour redonner aux peuples dominés en période coloniale leur place dans l’histoire.
21On peut distinguer de manière schématique quatre temps forts qui les ont modelés : 1) les travaux des anticoloniaux sur les conditions politiques et économiques, déconstruisant l’histoire coloniale impériale à partir des anciennes colonies et de la France d’Outre-mer/des Antilles et Caraïbes (Ortiz, 1986 ; James, 1983 ; Césaire, 1950 ; Fanon, 1952 ; Amin, 1973 ; Balandier, 1977) ; 2) les travaux des postcolonial studies déconstruisant les discours coloniaux dans les départements de littérature comparée des Universités américaines (Saïd, 1980 ; Spivak, 1988 ; Chakrabarty, 2009 ; Bhabha, 1994 ; Appadurai, 1996 ; Mbembé, 2000) ; 3) l’histoire par le bas des subaltern studies (Guha, 1997 ; Shahid & Chakrabarty, 1996 ; Guha et al., 1988 ; Latin-American Subaltern Studies Group, 1993 [7] ; Rodriguez, 2001) ; 4) les études décoloniales qui ont fait émerger depuis le milieu des années 2000 la question des effets de la colonisation sur les identités culturelles et épistémologiques en proposant de revisiter entièrement l’histoire de la modernité et ses grands récits à travers le Programa Modernidad/colonialidad/descolonialidad (MCD) [8] (Quijano, 1994, 2000 ; Dussel, 2007 ; Mignolo, 2000, 2013).
22Tous ces travaux portent sur des thématiques qui ne sont qu’apparemment distinctes de celles des STS : les effets de la colonisation sur les constructions de l’image de l’autre, l’altérité, la production des identités culturelles, la diversité des épistémologies. Ils ont permis de mettre au jour la dimension psychique du pouvoir colonial (Nandy, 1983 ; Ruscio, 2002), de critiquer l’eurocentrisme de la modernité (Dussel, 2007 ; Escobar, 1995), de redonner visibilité aux acteurs subalternes de l’histoire et à leurs savoirs (Guha, 1983), de questionner la construction des représentations de l’autre (Glissant, 1997), de dénoncer l’élaboration du racisme institutionnel (Rodney, 1973 ; Brossat, 2012), de restituer les imaginaires et les représentations dans l’expérience historique et la complexité des processus de construction du pouvoir étatique (Bayart, Mbembe & Toulabor 2008). Pourtant, jusqu’à récemment, tous ces travaux ont été assez peu mobilisés par les recherches STS.
23Cette première partie nous a permis de présenter quatre dimensions des relations Nord/Sud qui sont restées peu visibles dans des études sociales des sciences aujourd’hui globalisées : le fait colonial, la construction des systèmes nationaux de recherche au Sud, les sciences du développement, et l’expérience du monde postcolonial. Aujourd’hui, la diversité des contextes géopolitiques, économiques et culturels des Suds amène les chercheurs en études sociales des sciences issus des institutions du Nord et qui travaillent au Sud à questionner plus avant les présupposés de leurs approches des sciences à partir des réflexions sur les relations Nord/Sud issues de l’histoire du fait colonial, de la construction des systèmes nationaux de recherche dans les Suds, des sciences du développement et des approches postcoloniales. Nous tentons dans la partie suivante d’analyser des travaux inscrits en études sociales sur les sciences privilégiant des terrains au Sud afin de mieux identifier une communauté ou champ de recherche.
Les Suds, nouveau terrain pour les STS ?
24Il serait erroné de s’en tenir au constat du désintérêt des STS pour les problématiques « Suds » et en particulier pour les approches postcoloniales. Les années récentes montrent même le contraire. John Law et Wen-Yuan Lin (2017) affirment que « STS n’est pas à court d’études en postcolonialité », Michael Fischer (2016) analyse la montée en puissance d’un « anthropological STS » plus attentif aux inscriptions culturelles et Adele Clarke (2016) salue les intersections entre études sur genre, race, (post)colonialité dans les sciences comme l’un des mouvements porteurs de la discipline. D’une certaine façon, ces recherches constituent ainsi une seconde génération de travaux sur la problématique des sciences aux Suds, accompagnant une nouvelle vague de la mondialisation des études STS, avec l’institutionnalisation de communautés autodésignées STS dans ces pays [9].
25Ces travaux ont appliqué les STS à des terrains aux Suds en y intégrant plus directement les critiques postcoloniales. C’est le cas du groupe LOST (Law, Organisation, Science and Technology) en Allemagne dirigé par l’anthropologue Richard Rottenburg ou du groupe Anthropology of African Biosciences créé à la London School of Hygiene and Tropical Medicine, qui ont tous deux appliqué à des terrains africains l’approche STS et consacré des projets de recherche à ce type d’analyse. Ensuite, ce déplacement géographique de l’enquête a contribué à des discussions voire des rapprochements avec les approches postcoloniales, au sein des institutions centrales de la discipline, comme permettent de le constater les derniers congrès de la 4S ou de l’EASTS et un certain nombre d’articles et de numéros de synthèse (Social Studies of Science, 2002 ; Science as Culture, 2005 ; Anderson & Adams, 2008 ; Postcolonial Studies, 2009 ; Harding, 2011 ; Science, Technology and Human Values, 2014, 2016). Ces travaux ont donné une place à des interrogations sur la production du pouvoir, sur l’ancrage géopolitique des relations dans une histoire coloniale et sur l’hybridation des connaissances qui ne sont pas si éloignées des préoccupations montrées par les recherches présentées dans la partie précédente.
26Cette évolution pose alors une question sur la manière dont les apports des travaux antérieurs sont intégrés à ce mouvement. L’hypothèse que nous avons faite au fil des lectures et que nous défendons ici est que s’il y a un lien entre la première vague d’études sociales sur les sciences dans les Suds, les approches postcoloniales et un certain nombre de travaux actuels du domaine STS, ce lien a été inscrit dans un ensemble d’attentions, de méthodes et de dénominations qui ont quant à elles beaucoup évolué et se sont déplacées par rapport aux travaux présentés en première partie. L’influence des études postcoloniales sur les études sociales des sciences aux Suds doit être replacée dans un cadre plus large qui permet de considérer d’autres courants académiques et politiques tels que les études féministes sur les sciences, la critique du développement, l’écologie politique ou encore les travaux sur les formes de gouvernement, l’État et les échanges marchands. Il faut alors prendre en compte des éléments de continuité mais aussi certains points de rupture entre les différents courants qui se sont affrontés à la problématique des sciences aux Suds. Pour le montrer, nous nous appuyons sur trois séries de questionnements qui parcourent les travaux actuels. La première série porte sur les pratiques de gouvernement à l’œuvre en régime postcolonial, la seconde sur les conséquences de l’intrication du développement technique et des pratiques marchandes, la troisième sur la production des subjectivités postcoloniales. Ce triptyque « gouvernement, marché, sujet » forme le cœur du travail explicatif actuel des STS dans les Suds.
Pratiques de gouvernement
27La première série de questions consiste à se demander comment nommer et analyser les formes de gouvernement ou les modes d’imposition du pouvoir, la perpétuation ou au contraire la remise en cause des dominations à l’œuvre dans les Suds, dans les interactions entre les Suds et les Nords, entre les Suds et les Suds. Il s’agit de conceptualiser et décrire des situations singulières et variées tout en pensant des formes de pouvoir et de domination transversales : gouvernementalité et impérialisme sont ici des notions centrales en ce qu’elles décrivent des rapports entre des États, mais aussi entre des États et des firmes, des fondations, des banques de développement, etc. (Escobar, 1995). Le déploiement de ces acteurs et de leurs outils est un objet particulier d’analyse. De nombreux travaux ont cherché à caractériser la spécificité des situations de pouvoir construites dans l’articulation entre la recherche scientifique et d’autres institutions. Le rôle de la science dans la construction du pouvoir étatique et de l’idée de nation dans un contexte postcolonial occupe une part importante des travaux. Les recherches ont ainsi porté sur le rôle ambigu de la science comme instrument à la fois du pouvoir colonial et de libération (Prakash, 1999), sur le lien entre projet national postcolonial, imaginaire national et développement de savoirs et de technologies (Abraham, 1998 ; Jasanoff & Kim, 2009) ou encore sur la transnationalisation de l’État à travers des projets techniques (Kuo, 2011). Abraham (1998) montre notamment que la construction du nucléaire indien est le produit de la rencontre du discours sécuritaire face au Pakistan et du discours développementaliste propre à la politique postcoloniale de l’Inde. Il explique que les politiques scientifiques et technologiques s’inscrivent à la fois dans une histoire longue de la colonisation, des idéaux de développement et de science qu’elle fait circuler, et dans des contextes nationaux et géopolitiques particuliers – le gouvernement conjugue ainsi nationalisme postcolonial, positivisme technique et considérations géopolitiques (Kuhn, 2013). Ce type de recherches prolonge utilement les interrogations soulevées à la fois par les études historiques sur les sciences coloniales et par les analyses plus pratiques sur les politiques scientifiques dans les Suds.
28Par ailleurs, sous l’influence notable des théorisations foucaldiennes, nombre de ces travaux sur la question du pouvoir indiquent que la pratique des sciences implique toujours à la fois une gestion de projets et une gestion des populations (Prince & Marsland, 2014). La science est alors présentée comme un moyen de gouverner, suscitant surprises et résistances au sein des populations (Vaughan, 1991). Les constructions scientifiques sont aussi des instruments pour produire du gouvernable, comme l’illustrent la racialisation des rapports dans les pratiques médicales coloniales (Anderson, 2006) ou encore la persistance des rapports racialisés dans les pratiques contemporaines (Fullwiley, 2011). Dans son enquête sur la drépanocytose menée aux États-Unis, en France et au Sénégal, Fullwiley (2011) met en évidence comment la maladie a été définie dans des termes ethniques et nationaux, au niveau génétique même. Certaines analyses sont allées jusqu’à caractériser ce type de gouvernement comme une pratique « expérimentale » considérant les populations comme des sujets d’expérience (Chamayou, 2008 ; Nguyen, 2009 ; Tilley, 2011), quitte à nuancer parfois cette vision (Lachenal, 2010 ; Rottenburg, 2009). La spécificité d’une telle politique expérimentale de « travail clinique » menée dans les Suds serait bâtie sur les ruines de l’histoire coloniale, prospérant sur l’argument d’un besoin criant de médecine et de savoirs scientifiques et techniques qui viendrait justifier la plupart des interventions présentées sous la bannière de la science.
Organisations marchandes et développement scientifique et technologique
29La seconde série de questionnements tourne autour des formes d’organisation marchandes, de l’articulation entre les modes d’accumulation du capital et le développement scientifique et technologique, et surtout de leurs conséquences dans les pays du Sud. Elle fait l’objet d’une attention plus importante dans les travaux STS actuels par rapport à ceux qui les précèdent même si par exemple la question de la privatisation des systèmes de recherche était déjà à l’esprit des chercheurs dans les années 1990 (Waast, 1995). La question est donc de savoir comment décrire simultanément des dynamiques de développement scientifique et technique, l’expansion des marchés et des formes de marchandisation, et les effets localisés des processus technico-marchands dans les Suds. Les travaux qui s’y attellent montrent comment le champ du développement est devenu un espace d’expérimentations technico-marchandes (Redfield, 2015 ; Goldman, 2005).
30À un autre niveau, c’est le rôle même des objets « technomarchands » (Pestre, 2014) dans les sociétés des Suds qui fait l’objet d’enquêtes, à travers l’étude de configurations dans lesquelles circulent des objets – par exemple des médicaments – qui sont à la fois des technologies, des objets de consommation et des agents de recomposition sociale (Sanabria 2016). La circulation transnationale des objets est en effet indissociable d’un cadre marchand qui génère simultanément des dynamiques de marchandisation et de technologisation affectant le développement des sociétés. Les dynamiques de marchandisation ou de « commodification » ont été étudiées par plusieurs auteurs, qui s’intéressent à des enjeux liés au corps humain – organes (Cohen, 2003), gamètes (Cooper & Waldby, 2014) qui montrent notamment que ces activités reposent toujours sur de fortes asymétries économiques entre pays, entre individus. Ces dynamiques de marchandisation ont également été soulignées dans le cas d’enjeux environnementaux – comme la conservation de la nature et les services environnementaux (Büscher et al., 2012 ; Büscher et al., 2014), le « green grabing » (Fairhead et al. 2012), la bioprospection (Hayden, 2003 ; Osseo-Asare, 2014), la gestion des semences (Jasanoff, 2006), les extractions minières (Alimonda, 2011 ; Bebbington, 2012) – qui redessinent les lignes de pouvoir et de propriété dans la production agraire, afin de faciliter l’extraction des ressources naturelles (Altieri & Bravo, 2007 ; Holt-Giménez & Shattuck, 2011) provoquant la refonte des lieux et des espaces à l’échelle internationale, nationale et sous-régionale.
31Certains travaux ont également cherché à conceptualiser les formes de capitalisme qui émergent des articulations nouvelles entre disciplines scientifiques, régulations juridiques et stratégies marchandes (Sunder Rajan, 2006 ; Thomas & Boisvert, 2015). Ces travaux permettent en particulier de comprendre les spécificités de l’inscription des Suds dans la globalisation des échanges. L’inscription des pays du Sud dans des marchés se globalisant permet de balayer le fantasme d’un marché unifié comme la représentation d’un capitalisme se développant seulement dans les pays les plus développés. Des travaux reconstituent ainsi les économies politiques propres aux marchés des Suds, avec leur inscription dans le capitalisme mondialisé (Peterson, 2014 [10]), leurs formes de régulation à l’écart des règles prévalant dans les marchés dits « régulés », par exemple dans le cas du marché informel de médicaments (Reynolds Whyte et al., 2002).
Processus de subjectivation
32La troisième série de questionnements abordée par les recherches STS dans les Suds concerne les processus de subjectivation qui résultent des disséminations de la technoscience dans différents espaces. Qui sont les sujets produits dans les configurations techno-scientifiques postcoloniales ? Comment interviennent-ils ou, au besoin, résistent-ils ? Dans ce cadre, les analyses ont souvent eu tendance à s’intéresser aux individus et aux groupes sociaux pour contrebalancer les discours politiques et les imaginaires technologiques (Biehl & Petryna, 2013) ; les travaux rejoignent ainsi par le biais de l’anthropologie certaines préoccupations développées par le courant des études subalternes.
33La production des relations racialisées et de subjectivités racisées a également fait l’objet de nombreux travaux. Ici les pouvoirs ou au contraire les limites de la technoscience ont souvent été accompagnés de discours sur les individus et les populations. Par exemple, Livingston (2012) analyse comment les discours sur la faible prévalence du cancer en Afrique justifient la faiblesse de moyens engagés dans le diagnostic de la maladie dans les pays d’Afrique subsaharienne. Crane (2013) montre quant à elle la concomitance du discours sur la non-adhérence des Africains au traitement anti-VIH et l’indisponibilité du traitement pour des raisons économiques dans les pays concernés. Dans le domaine environnemental, le travail d’Agrawal a mis en lumière la production de nouvelles subjectivités environnementalistes parmi les populations pauvres du Sud à travers la notion d’« environmentality » (Agrawal, 2005) et la gouvernementalité environnementale suscite aussi un classement racial des populations selon la valeur de leurs pratiques écologiques (Ulloa, 2004).
34Les travaux ont enfin été attentifs aux nouvelles subjectivités politiques, aux rapports à l’État émergeant de la construction des professions techniques ou de leur institutionnalisation comme dans le cas des pharmaciens ou des médecins traditionnels (Tousignant, 2014 ; Bocarra, 2013), de la mise en œuvre de nouvelles procédures technologiques (Cohen, 2016), ou encore dans les interactions directes avec des maladies, des éléments toxiques conduisant à la redéfinition du statut des individus dans l’interaction science/État, notamment dans la construction du statut de séropositif (Nguyen, 2010) ou dans la prise en compte de la toxicité de l’uranium résultat de négociations scientifiques, marchandes et géopolitiques (Hecht, 2012).
35Ces analyses se sont attachées à décrire la redéfinition des formes de citoyenneté face à la globalisation des sciences, des marchés et des risques. Bien entendu, de tels travaux ont également été sensibles aux pratiques de participation, de protestation et de représentation impliquées par ces redéfinitions : que ce soit par les pratiques d’advocacy (Fortun, 2001), par la participation ou la protestation contre des essais cliniques (Bureau-Point & Sovannoty, 2015 ; Grant, 2016), ou encore par des formes de distanciation plus difficiles à caractériser, souvent ancrées dans l’histoire des rapports entre les institutions de recherche et les populations (Fairhead et al., 2006). Le décalage entre standards environnementaux appliqués à des groupes racialisés a suscité de nombreuses mobilisations et de nouvelles identités en résistance. La notion de « justice environnementale » qui qualifie ces situations est devenue une notion fondamentale de l’écologie politique en Amérique latine (Martinez-Alier, 2005) et en Inde (Ravi Rajan, 2014).
36Pour conclure cette partie, on peut souligner que la rencontre entre le domaine STS et les approches qui l’ont précédé sur la problématique des Suds a bien eu lieu, même si elle a été encore peu discutée dans l’espace francophone. Elle s’est appuyée sur des propositions pionnières comme celle de Sandra Harding d’appliquer et de faire converger différentes formes de critique vers les sciences, notamment la critique féministe et la critique postcoloniale (Harding, 2011). Elle a permis d’historiciser les travaux STS de par la nécessité évidente de tenir compte des singularités de terrains et d’objets jusqu’ici relativement délaissés. Elle a aussi promu une réflexion multipolaire sur des enjeux géopolitiques encore trop souvent résumés à la domination des grandes puissances occidentales. Elle a enfin laissé des tendances analytiques différentes s’exprimer, entre des travaux insistant sur les dynamiques hégémoniques de la technoscience, de la biomédecine, des questions environnementales et d’autres soulignant au contraire l’irréductibilité des rationalités confrontées dans les circulations de savoirs. Par contre, la reconnaissance de la diversité des approches et des courants qui l’ont précédée a eu lieu avant tout de manière implicite, ce qui rend difficile une intégration plus complète des perspectives en jeu. C’est à cette mise en discussion entre STS et approches postcoloniales que nous nous essayons dans la dernière partie de ce texte.
Études des sciences et études postcoloniales : aperçus de leur descendance
37Ce troisième temps vise à présenter plus directement les défis que pose le croisement entre STS et approches postcoloniales, en insistant sur l’altérité culturelle et les perspectives anthropologiques.
Nouvelles géopolitiques des sciences et des savoirs subalternes
38Il nous semble pertinent de poursuivre le croisement entre les STS et les critiques culturelles de type postcolonial car il ouvre plusieurs pistes de recherche : les usages politiques des savoirs subalternes dans les Suds comme dans les Nords, la diversification de l’hégémonie mondiale et la nouvelle attention aux processus de relocalisation/universalisation. Si les premiers domaines peuvent aussi être explorés avec un outillage STS plus standard, le dernier, abordant la diversité des ontologies, contraint à modifier plus en profondeur notre manière de cheminer.
39Étant donné l’existence actuelle d’un large mouvement de politisation des savoirs et de critique de « la science », la visibilisation et l’usage stratégique des épistémologies alternatives doivent être l’objet des recherches en STS. Cet usage politique est d’abord celui des groupes subalternes des Suds qui tentent de faire de l’altérité de leurs savoirs une ressource politique. On retrouve cet usage politique dans les revendications de nombreux porte-parole des mouvements autochtones (discours indianiste en Amérique latine ou aborigène en Australie) ou environnementaux, ainsi que dans des dispositifs d’action publique visant l’innovation, la participation citoyenne, l’interculturalité (Walsh, 2013) ou le dialogue des savoirs (Leff, 2006) [11]. Des dispositifs multilatéraux reprennent également ce type de cadrage en leur donnant visibilité et soutiens institutionnels, comme la Convention sur la diversité biologique (DCB), l’International Panel on Biodiversity and Ecological Services (IPBES, dont le « cadre conceptuel » a intégré la notion de « terre mère », cf. Borie & Hulme, 2015), l’accord de Paris sur le climat et le GIEC (Foyer & Dumoulin, 2017) ou les déclarations sur la Sécurité alimentaire (World Food Summit, 1996 ; Rome Declaration on World Food Security).
40L’analyse de ces démarches par les STS est d’autant plus importante que la politique de l’altérité – voire de « l’incommensurabilité » – devient une dimension centrale dans nombre de conflits politiques contemporains et fait un large usage de la critique des sciences et de la valorisation des savoirs alternatifs [12], parfois instrumentalisée par des élites du Sud au service d’un « occidentalisme » [13]. Ainsi, le nationalisme anticapitaliste en Bolivie a fortement joué la carte internationale de revalorisation des « savoirs ancestraux », et le nationalisme conservateur en Inde a engagé de vastes programmes de promotion des savoirs traditionnels hindous dans un contexte d’industrialisation croissante des savoirs de la médecine (Gaudillière & Pordié, 2015).
41Ces « modernités alternatives » (comme praxis et comme représentation) s’élaborent aussi aux Nords, souvent marquées par la mouvance écologiste, et pas seulement à travers la présence de migrants et diasporas issus des Suds (Latour, 2009). Les savoirs alternatifs rattachés à ces formes de modernité sont toujours hybrides, parfois issus de transferts culturels transnationaux suivant un phénomène ancien d’emprunts. Ils sont aussi souvent basés sur un revivalisme de mémoires locales : réenchantement de l’identité paysanne et des semences (Demeulenaere, 2014) ou du monde rural comme ancrage du militantisme décolonial (Gervais, 2015), analyse de la diversité des ontologies dans les controverses sur les terroirs et la bio-dynamie (Teil, 2011 ; Teil, Barrey, Floux & Hennion, 2011). Un croisement s’opère alors avec les spiritualités autochtones comme autant de savoirs écologiques (Berkes, 2008). Les reconceptualisations des « croyances » et spiritualités constituent un autre horizon de décloisonnement des recherches (cf. les faitiches de Latour, 2009), qu’il s’agisse de guérisons, des arts des « sorcières » (Favret-Saada, 1977), des apparitions (Claverie, 2003, 2008), ou des pseudosciences et d’ufologie (Esquerre, 2013 ; Lagrange, 1993, 2012). Le croisement entre STS et anthropologie a permis de revivifier l’analyse des sociétés contemporaines du Nord en se centrant sur les relations très diversifiées entre « humains et non-humains » (De la Cadena & Lien, 2015 ; Thiery & Houdart, 2011).
42À côté de la recherche sur les usages des savoirs subalternes, celle sur la domination épistémique et les invisibilisations qui en découlent devrait être diversifiée. La question de dominations épistémiques autres que celle de la modernité euro-américaine reste à poser afin d’actualiser ce type de questionnement issu des approches postcoloniales. L’émergence de dominations de pays du Sud – régionales ou locales plutôt que mondiales – ne représente-t-elle qu’une simple reprise du « front de modernisation » par les anciennes nations colonisées ou dominées dont les communautés scientifiques sont devenues très larges, ou faut-il y voir des formes différentes de domination post-développementaliste par les savoirs ? D’autre part, une analyse plus détaillée montre que les modes d’hégémonie scientifique diffèrent suivant les disciplines mobilisées : ontologies, valuations, place de l’homme, modalités de futur ; comme le montrent les mobilisations sur les controverses sur les OGM (Bonneuil, 2006) ou la conservation de la nature (Blandin, 2009).
43Enfin, les problèmes de relocalisation des projets conçus comme « globaux » ont pris une plus grande place face à ceux de transfert de technologie ou de circulation des savoirs scientifiques. L’anthropologie multisituée des connexions s’est imposée dans les STS, mettant en valeur une grande diversité de rapports centre-périphérie, le « global » n’étant alors que ce qui émerge d’un réseau de localisation plutôt que ce qui l’englobe. D’ailleurs, la prééminence de cette catégorie du « global » tend à laisser place à un autre questionnement : comment l’universel est-il revendiqué, contesté, colmaté, reconstruit à travers certaines pratiques de savoirs et de choix technologiques ? Le point de départ des analyses en termes de savoir/pouvoir (Foucault) et de « points de vue situés » (Haraway, 1988) a donc permis de grandir politiquement ces savoirs des Suds en les inscrivant plus largement dans des « épistémologies » [14] (de Sousa Santos, 2014) et une modernité plurielle.
44Plus en amont encore, l’anthropologie de la nature (Descola, 2005, 2014) converge avec la réflexion théorique des STS (Latour, 1991, 2012 ; Jasanoff, 2004) dans l’idée de ne plus considérer « la nature » comme un universel. Reconnaître l’existence d’un multi-naturalisme ou d’un plurivers (Escobar, 2003 ; Latour, 2012) et donc d’une diversité d’ontologies ouvre une approche très féconde pour repenser l’écologie dans les Suds (Goldman et al., 2011 ; Green, 2013), aussi bien que les pratiques des laboratoires du Nord (Brives, 2013, 2017 [15]). Ces approches par les ontologies ne doivent pas être opposées aux analyses précédentes qui analysaient les différences en termes politiques. Certains auteurs s’attachent plutôt à analyser comment cette réflexion sur « la nature » influence notre définition même des confrontations « politiques » (Martinez Alier, 2005 ; De la Cadena, 2010). L’analyse de Mario Blaser (2013, 2016) en termes d’« ontologies politiques » se base sur des études de cas de frictions avec des populations autochtones, afin de faire ressortir les cosmopolitiques qui permettent de parvenir à un monde commun.
Des « global STS » contribuant à la domination épistémique ?
45Ces nouvelles recherches aux Nords comme aux Suds, sont profondément liées aux circulations, aux interconnexions et aux flux transnationaux des communautés scientifiques en SHS. « L’histoire globale », les « global studies », et même la sociologie, ont intégré largement les questions portées par les approches postcoloniales, soulignant l’eurocentrisme scientifique, la domination – ou l’asymétrie – qui accompagnent l’internationalisation de la recherche.
46Aujourd’hui, le vocabulaire, les concepts et théories des STS circulent et sont mobilisés par des mouvements sociaux et des organisations intergouvernementales qui recyclent les analyses sur la coproduction science/société et visent à intégrer une « pluralité épistémique ». Il devient donc évident que la production des STS dans les Suds n’est plus une activité totalement périphérique et sans conséquence politique. Les usages politiques des STS obligent leurs praticiens à l’image des anthropologues, à repenser leurs activités de scientifiques. Une nouvelle forme de réflexivité sur la production des STS devient nécessaire et les approches postcoloniales peuvent y contribuer [16]. Les pratiques de collaboration Nord-Sud au sein des STS ne sont pas seulement marquées par l’héritage épistémologique unique de leurs catégories. Cette hégémonie euro-américaine interne au fonctionnement scientifique est bien inscrite dans des « structures institutionnelles » inégales qui président à la production des sciences humaines et sociales soulignées tant pour l’Asie (Law & Lin, 2017) que pour l’Amérique latine (Da Costa Marques, 2014 ; Kreimer & Zabala, 2008). Cette inégalité institutionnelle oblige à intégrer au sein même des projets de recherche STS aux Suds quatre dimensions.
- Terrain et corpus. Le détour par les approches postcoloniales permet d’accompagner les transformations des pratiques dominantes de la recherche STS au Sud, les rapprochant ainsi de disciplines plus anciennes (anthropologie, études du développement): par le type de terrain réalisé (plus long), par le choix de la méthode privilégiée (plus d’attention à l’histoire longue et à ses invisibilisations, ou au rôle des mémoires subalternes) et de la langue de travail (plus d’investissement d’apprentissage), par l’attention à certaines pratiques sociales et certains informateurs (moins centrée sur les élites), par le type de partenariats-collaborations et de publications (visant à réduire explicitement cette hégémonie)…
- Concepts. Le dialogue s’accompagne également du choix de nouveaux objets qui émergent de la transformation des sciences sociales contemporaines : étudier les relations entre espèces et plus largement entre modes d’existences (Latour, 2012 ; Descola, 2014), proposer des formes radicalement différentes de faire de l’anthropologie (cf. le perspectivisme de Viveiros de Castro, 2010). Certains auteurs expérimentés en STS tentent également de mettre au travail des concepts issus des traditions culturelles non occidentales dans des enquêtes STS : catégories mélanésiennes des échanges traditionnels (Anderson, 2008), de la médecine traditionnelle chinoise (Farquhar & Zhang, 2012), ou des cérémonies traditionnelles de la mesure (Schaffer, 2014). Plus généralement, Amartya Sen a proposé la reconstruction d’indicateurs du développement à partir d’une réflexion sur la présence de concepts universalistes dans différentes traditions culturelles (2001), alors que Law et Lin (2017) ont présenté de manière plus ambitieuse encore une voie pour des « Chinese-inflected STS » [17].
- Publications. Il est aussi urgent de rendre visibles (concept fondamental autant des études féministes que postcoloniales), de valoriser, de légitimer les études sociales des sciences produites au Sud, dans leur différence. Par exemple, le concept de dialogo de saberes (Leff, 2006), a des racines dans les travaux pionniers du pédagogue brésilien Paulo Freire (Pédagogie des opprimés, 1974), et du sociologue colombien Orlando Fals Borda (1979), et celui d’interculturalité critique de Catherine Walsh (2013) est issu autant de la pensée de Freire et Fanon que de la mouvance décoloniale. Cette forme de collaboration acceptant les apports théoriques en d’autres langues et issus d’autres traditions intellectuelles pourrait d’ailleurs déboucher sur de nouveaux projets éditoriaux.
- Enseignement. Aujourd’hui, l’éducation interculturelle et la création d’universités alternatives visant explicitement la construction d’un plurivers, se sont développées dans beaucoup de pays du Sud (exemple des « universités indigènes » en Amérique latine, Mato, 2012, et des nouvelles générations d’anthropologues issus des minorités). L’apprentissage des sciences y est marqué par les questionnements postcoloniaux, qui ont d’ailleurs commencé à infuser, même chez les praticiens de l’éducation scientifique des pays « centraux ». Pour les chercheurs STS eux-mêmes, la présentation des études STS –en particulier lors de la formation en STS des étudiants, au Nord et au Sud – se pose la question : comment ne pas y reproduire une généalogie pleine d’invisibilisations et de dominations épistémiques ? Comment encourager la curiosité vers des terrains et des conceptualisations plus diversifiées et rendant mieux compte de différents modes connaissance (Aikenhead & Ogawa, 2007) ?
Conclusion
47Nous avons essayé de montrer dans cet article que la mondialisation des STS s’est réalisée de manière trop univoque, et que pour la poursuivre, il y aurait tout à gagner à intégrer les apports d’autres courants d’enquête dans les Suds. Les études historiques sur la science et la colonisation, les études sur la science et le développement, les études sur les sciences pratiquées dans les Suds, mais aussi sur les interdépendances avec leur production dans les Nords, ont fourni des éléments de réflexion qui ne doivent pas être considérés comme de simples acquis, mais méritent des discussions plus approfondies. Les approches postcoloniales, dont les conséquences pour l’analyse des sciences et des technologies aux Suds n’ont pas été complètement tirées, donnent également des outils pour penser les différentes formes de modernité qui façonnent les phénomènes de mondialisation.
48Ainsi, le détour par les Suds a largement contribué à sortir les STS de leur carcan, tout en restant dans la continuité du projet d’analyse critique des sciences et des techniques qui anime ce domaine depuis sa constitution. Cette évolution a été facilitée par plusieurs transformations de la sous-discipline. Nous avons identifié quatre fronts qui caractérisent ce désenclavement des recherches STS allant :
- … au-delà de l’opposition caricaturale entre approches postcoloniales plutôt philosophico-littéraires et discutant les grands récits versus STS plutôt empiriques et attentives à la matérialité et au détail des interactions de collectifs hybrides. Certains auteurs de STS sont engagés dans des entreprises théoriques ambitieuses intéressant l’ensemble des sciences sociales critiques, et l’émergence de STS postcoloniales s’incarne non seulement dans des essais théoriques sur les modernités alternatives et le cosmopolitisme, mais aussi dans une série de travaux empiriques.
- … au-delà des seules disciplines de la sociologie, de l’ethnographie de laboratoire, de l’économie politique de l’innovation et de l’histoire scientifique européenne. Les STS donnent un rôle croissant à l’histoire globale, l’anthropologie des savoirs impliquant un travail de terrain approfondi au Sud [18] ; et sont fécondées par diverses approches critiques des sciences au-delà des postcolonial studies. Cette expansion disciplinaire a contribué à transformer l’objet de leurs interrogations.
- … au-delà des seuls scientifiques et des élites. La « science » officielle, ceux qui la produisent et les technologies qui en sont directement issues ne formeraient plus qu’une province des STS. De nouveaux territoires se sont ouverts sous la bannière plus accueillante des « savoirs » (Pestre, 2015), en incluant, au-delà du rôle des « amateurs », de nouvelles approches transversales entre savoirs traditionnels et scientifiques (Agrawal, 1995 ; Watson-Verran & Turnbull, 1995 ; Verran, 2002 ; Kleiche-Dray & Waast, 2016). Les recherches explorent la prise en compte d’autres catégories sociales, d’autres rapports au monde et d’autres projets d’émancipation : défense de territoires, opposition aux grands projets ou de mouvements de malades, modernités alternatives articulant traditions et innovations, que ce soit en Inde, dans les Andes boliviennes ou aux périphéries de grandes villes africaines.
- … au-delà d’une dichotomie Nord-Sud territorialisée et uniformisée, mais aussi d’un nominalisme ne reconnaissant qu’une diversité de localités. Nords et Suds deviennent des catégories largement plurielles, dé-hiérarchisées et en partie métaphoriques, incarnant la pluralisation des rapports à la modernité (de Sousa Santos, 2014). Les STS ne se limitent pas à l’étude du Nord ni même du Nord dans le Sud. Il faudrait étudier le Nord par le Sud (dans la continuité des études coloniales et centre-périphérie), le Sud dans le Nord (diaspora et revivalisme) et même la catégorie « Sud » ou « Suds » comme essentialisme stratégique, lorsque les nations et groupes du Sud réaffirment une différence en s’appuyant sur la critique des sciences.
49Sur le plan méthodologique, ces apports doivent nous inciter à mettre en œuvre des enquêtes plus nourries empiriquement dans les pays des Suds, à être plus curieux des histoires locales dans lesquelles se déploient des projets à la conception globale, à être plus attentifs aux préoccupations des populations ciblées par nos enquêtes comme à celles des chercheurs des pays où nous nous rendons. Cette double attention à la nature multiple du pouvoir (connue seulement depuis différents sites d’observation) et au jeu de l’altérité doit nous permettre d’échapper à un écueil important des approches des critiques de la globalisation, qui oscillent entre l’essentialisation des dominés (orientalisme, racisme, etc.) et celle des dominants – substituant l’essentialisation des fragments à celle de la totalité.
50Les discussions sur les approches postcoloniales étant loin d’être apaisées (en France plus encore), les propositions exposées dans cet article paraîtront certainement échevelées aux chercheurs qui s’intéressent peu aux dimensions culturelles de la globalisation ou à ceux qui défendent l’identité et le territoire académique des STS. Selon nous, le désenclavement des STS n’est pas un projet de dilution de ce courant des sciences sociales, mais au contraire un moyen – et même une nécessité – pour nourrir et redynamiser les autres courants et disciplines qui produisaient l’essentiel de nos connaissances sur les « ailleurs ». La remise en cause du « front de modernisation » et des catégories qui l’accompagnent, depuis une critique incluant les Suds, implique sans aucun doute une prise de partie forte dans la géopolitique de la connaissance. C’est à ce programme que nous souhaitons convier les futurs travaux en STS.
Remerciements
Nous voudrions remercier les chercheurs dont la discussion nous a permis d’enrichir notre proposition, et en particulier les participants à la journée éponyme qui s’est tenue en avril 2015 : Christophe Buffet, Henry Chavez, Jean-Philippe Venot, Allison Loconto, Jean Foyer, Élise Demeulenaere, Vincent Duclos, Frédéric Thomas, Fabrice Flipo, Flore Guiffault, Wiebke Keim, Rigas Arvanitis.Notes
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[1]
Ce courant s’articule avec le spatial turn dans les STS focalisé sur les « lieux » de la production scientifique, clamant l’injonction de « mettre la science à sa place » (selon le titre de Livingstone, 2003), mais s’en distingue par une attention plutôt tournée vers la diversité des pays et des continents. Ces deux courants convergent cependant dans une analyse culturelle des lieux de production.
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[2]
Il est à noter que le dernier numéro de la Revue française de sociologie, 2016, 57 (3), consacré à l’« Internationalisation de la recherche scientifique », reste exclusivement focalisé sur quelques pays « centraux » et sur l’articulation entre politique scientifique nationale et circulation des modèles entre pays dominants.
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[3]
Les études issues du champ des études culturelles et littéraires habituellement désignées sous cette expression, mais aussi les études subalternes et leurs ramifications récentes, les études du courant « décolonial » (groupe modernidad/colonialidad/descolonialidad - MCD), sans oublier certains textes d’auteurs issus des luttes anticoloniales qui précèdent mais ont souvent été invoqués comme figures tutélaires par les acteurs de ces courants. Voir la partie 1 de cet article.
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[4]
Nous travaillons principalement en Amérique latine (Mexique), en Afrique (Maroc et Kenya) et en Inde, au sein d’institutions françaises (IRD, IHEAL) et c’est à partir de nos disciplines (histoire, sociologie, sciences de la communication) et de nos propres expériences de travail, de nos discussions avec nos collègues des Suds que nous questionnons la construction d’un espace transnational d’une recherche en STS mondialisée. Si nous espérons parvenir à souligner les grands axes de cette rencontre entre STS et approches postcoloniales, il reste bien sûr impossible de restituer toute la richesse de ces deux mouvances.
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[5]
À l’exception des apports notoires de l’histoire des sciences et de quelques numéros de la RAC (vol. 2, n° 3 ; vol. 5, n° 3 ; vol. 6, n° 2), les STS qui ont intégré une réflexion sur les relations Nord/Sud y sont encore peu visibles, en particulier si on regarde les manuels (Dubois, 1999 ; Martin, 2005 ; Pestre, 2006 ; Vinck, 2007 ; Bonneuil & Joly, 2013). Le débat sur les approches postcoloniales y est structuré de manière spécifique.
-
[6]
Centre de recherche en économie appliquée au développement, Alger.
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[7]
Ce groupe fut fondé lors du Colloque de LASA en 1992 et fut dissous en 2001 ; voir le texte lu par John Beverley, un des membres fondateurs, lors la réunion du LASA en 2001 (Beverley, 2002).
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[8]
La fondation du groupe M/C/D au LASA de 2005 a été pensée comme l’acte fondateur de cette radicalité voulant rompre avec les branches historiques des postcolonial studies.
-
[9]
Par exemple en Corée du Sud (Quet & Noël, 2014).
-
[10]
L’auteure montre que la présence de faux médicaments reflète une économie politique globale pharmaceutique et n’est que le symptôme de l’appartenance particulière du Nigeria à des réseaux d’échange structurés par des inégalités et des effets de domination.
-
[11]
On pourrait aussi citer le Mexique qui a soutenu certains projets de visibilisation des savoirs traditionnels : comme la « Biblioteca Digital de la Medicina Tradicional Mexicana », qui regroupe un ensemble de travaux qui ont commencé dans les années 1990, appuyés par les organes gouvernementaux mexicains (Argueta et al., 2011). Voir aussi Apffel-Marglin & Marglin (1996).
-
[12]
Les STS sont elles-mêmes prises dans ce mécanisme de la « double herméneutique » selon l’analyse proposée par Anthony Giddens (1987).
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[13]
Retournant l’approche de E. Saïd (1980) sur l’orientalisme, les discussions sur « l’occidentalisme » gagneraient à mieux analyser comment les critiques économique (Carrier, 1992) ou spirituelle (Bonnet, 2004) utilisent aussi la critique des sciences.
-
[14]
Cet usage externe au monde scientifique des termes « épistémologie » et « épistémologique » a donné lieu à un florilège de notions pas toujours bien contrôlées comme celles de « racisme épistémologique » (Mignolo, 2013) ou d’« injustice épistémique » (Bhargava, 2013).
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[15]
Ses travaux incarnent ce passage de la notion telle qu’utilisée en médecine par Annemarie Mol à l’analyse des grands schèmes de pensée de Descola et, en particulier, la critique de celle de « naturalisme » appliquée aux scientifiques (Mol, 2002).
-
[16]
Même si la prégnance de la problématique la plus large d’une « colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être » (Quijano, 2000) pourra sembler exotique à certains et peut être très variable selon nos terrains.
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[17]
Les auteurs présentent un plaidoyer pour l’usage de ressources analytiques non occidentales dans des études STS en dehors de leur aire d’usage, et donnant l’exemple de l’évaluation de « l’efficacité » d’une politique sanitaire en Angleterre.
-
[18]
Pour certains sociologues, il semble difficile d’articuler « critique culturelle » et démarche « proprement sociologique » en STS, comme l’un de nous l’a signalé pendant la préparation de notre journée d’étude « Les STS ont-elles un Sud ? », 08/04/2015, Paris.