CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Les extractions de métaux visant leur transformation font partie de la vie humaine depuis aussi longtemps que la métallurgie. Des évidences archéologiques de l’usage de méthodes métallurgiques pour la confection d’objets vieux de 8500 ans existent, le plus ancien étant un pendentif de cuivre trouvé dans la région qui correspond à l’Iraq actuel et datant de 6500 av. J.-C. (Coulson, 2012).

2On devra attendre jusqu’au début de l’âge du bronze pour trouver des processus plus complexes de transformation des métaux faisant effectivement usage de techniques de fonderie, et cela, surtout dans la Turquie actuelle. Le bronze étant pourtant un métal relativement mou et facile à extraire, on devra quand même attendre jusqu’à l’âge du fer pour voir le développement de techniques d’extraction plus complexes. On trouvera ainsi en Chine des évidences d’activités d’extraction minière collectivement organisées seulement au début du 1er siècle av. J.-C., et c’est seulement au début de l’Empire romain qu’on les trouvera sur une plus large échelle sous le statut d’activité fondamentale d’une économie d’État (Gedacht, 2004). Néanmoins, l’exploitation minière artisanale et indépendante est demeurée dominante dans le monde jusqu’au début de la révolution industrielle, et cela, même pendant plusieurs décennies qui l’ont suivie (Godoy, 1985).

3Si l’archéologie se penche de façon intensive sur les formes les plus primitives d’extraction minière au cours des années 1930, surtout avec les études d’Oliver Davis en Grèce (1929), le sujet ne sera abordé de manière significative en ethnologie qu’à la fin des années 1950, lorsque l’anthropologie commence à se tourner vers les nouveaux rapports de pouvoir dans le contexte du colonialisme tardif et du postcolonialisme, surtout en Afrique et en Amérique latine (Harris, 1959 ; Nash, 1993).

4Dans le texte qui suit, je prendrai en considération surtout les études qui ont eu lieu à partir de cette première vague d’ethnographie minière entre les années 1950 et 1970, ainsi que certains de ses rebondissements, continuités et ruptures jusqu’à nos jours, sélectionnés selon les contraintes d’espace de l’article. Je me concentrerai surtout sur ce que je tiens comme des articles clés pour le développement de ce courant, ainsi que les idées, concepts et cadres théoriques qui ont joué un rôle important dans leur définition dans de différents moments [1]. Finalement, il convient de noter que, l’ethnographie étant adoptée comme une méthode primaire ou secondaire aussi par des disciplines autres que l’ethnologie, des études issues de domaines connexes seront aussi prises en compte au cours de cet article selon leurs liens de parenté et leur capacité de dialogue avec les études minières en anthropologie et ses représentants.

5Dans la première section de cet article, j’aborderai les approches classiques développées par l’ethnographie minière, le contexte de leur production et les auteurs qui ont eu une influence dans ce que je considère comme étant une première vague dans le genre. Dans une courte deuxième section, j’aborderai les études du syncrétisme culturel et institutionnel produit par les mines établies dans des pays dits « sous-développés », et qui a été un aspect clé des études ethnographiques menées dans la période après la deuxième guerre. Par la suite, j’aborderai les entrecroisements entre des ethnographies minières faites surtout dans le « Sud » et les études en développement et post-développement, lesquelles gagnaient en influence dans le domaine, surtout dans les années 1980. Dans une dernière section, je me pencherai sur les tentatives post-1990 des ethnographies minières d’élargir leur champ de vision vers les complexités des réseaux d’acteurs derrière des initiatives minières localisées partout dans le monde, dans un contexte notamment d’émergence des études en mondialisation. Finalement, je conclurai par une réflexion sur les rôles possibles des ethnographies minières à l’avenir, dans un contexte où les notions de colonisateurs et de colonisés sont redéfinies (Said, 1989), et où l’anthropologue se trouve de plus en plus engagé dans des rôles de modérateur dans des conflits qui engagent des assemblages très complexes d’acteurs et institutions.

Les approches classiques : la mine comme culture et la ville minière comme institution totale

6Dressant un bilan sur les accomplissements de l’anthropologie minière jusqu’aux années 1980, Godoy (1985) prétend pouvoir les classifier selon trois sujets majeurs : l’économie minière, son organisation et ses rituels, ainsi que les croyances et idéologies liées à la culture minière. Cette classification classique, bien que peu appropriée à la complexité des réseaux d’acteurs, semble bien remplir son rôle descriptif de l’ensemble d’ouvrages qui font partie de cette première vague d’études portant sur le sujet.

7Son compte rendu de certaines de ces œuvres pionnières, bien que centré sur des travaux anglo-saxons, nous est également utile pour y trouver un aperçu initial de certains des approches et des enjeux de ce sous-domaine de l’anthropologie. On y trouve de nombreux exemples d’études qui portent un regard sur les caractéristiques de l’organisation du travail dans les mines, notamment la dépendance de l’usage de main-d’œuvre intensive, les grandes masses de travailleurs qui en découlaient et, par conséquent, la nécessité de création de mécanismes capables de la garder sous contrôle (Johnston, 1987). En effet, si les grands collectifs de mineurs de fond étaient récurrents dans ce genre d’entreprise, l’usage intensif de dispositifs de surveillance et contrôle comme moyen de gestion le serait autant. De plus, le caractère isolé des villes minières et métallurgiques favorisait davantage la mise en place de ces stratégies, permettant les comparaisons avec les institutions totales de style goffmanien (Goffman, 2009) autant dans l’anthropologie (Knapp, 1998) que dans l’histoire (par exemple, Dinius, 2010). Bien que ce terme ne soit pas encore en vogue à ce moment de l’anthropologie minière, l’ascension des mouvements travaillistes émanant de cette ambiance sera très bien documentée, entre autres, dans les études entreprises par Nash (1993), Phimister et Van Onselen (1978).

8Pourtant, l’aspect « total » dans un sens plus large du terme se trouve déjà très présent dans l’étude précédente de Marvin Harris (1959), une ethnographie du choc entre le complexe scénario politique du Mozambique sous un décadent régime portugais et la culture Thonga. Ces derniers, surtout les hommes, étaient les protagonistes d’un massif mouvement migratoire vers les villes minières de l’Afrique du Sud, perçues comme une sorte d’Eldorado minier local à l’époque. Se penchant sur l’ampleur de l’impact de l’enchaînement de plusieurs mécanismes politiques sur les trajectoires de vie d’une population significative – la propagande sud-africaine encourageait explicitement l’émigration à l’époque –, sa recherche s’ensuit avec la description de l’épuisement des gisements, forçant le retour des hommes Thonga vers leurs communautés au Mozambique. Effectivement, le caractère toujours temporellement limité des gisements miniers rendra les récits ethnographiques des déplacements assez récurrents dans les études réalisées autour du sujet. Les récits d’épuisement et de déplacement, pour sa part, sont souvent accompagnés de la squattérisation de la région, dans des processus entamés surtout par les travailleurs miniers qui n’ont pas le choix que d’y rester en dépit du manque d’opportunités (Harris, 1959 ; Morel, 1989 ; Faucher, 2014).

9Or, si l’on parle d’un caractère « total » de ce genre d’entreprise, ce n’est pas juste en fonction de sa capacité de mettre en marche des processus massifs de déplacement humain, mais aussi pour sa capacité de pénétrer dans la vie politique et économique de sa population. La mise en place d’une ville minière entraîne le plus souvent le besoin d’un approvisionnement de base pour des suppléments essentiels tels que des aliments, des pièces de rechange, et même du soutien technique en général, de sorte que les régions avoisinantes sont souvent impliquées pour remplir ce rôle de fournisseur. Le degré et la constance de cette implication peuvent varier de manière significative au cours de courtes périodes de temps. Effectivement, les effets de l’entreprise minière peuvent être aussi structurants que déstabilisants sur les dynamiques socio-économiques de la région impliquée, surtout lorsqu’on prend en compte la diversité de variantes politiques et économiques qui, inévitablement, accompagne ce genre de relation. Le travail de Harold Wolpe (1972) sur le déploiement des mines de fond en Afrique du Sud au cours du siècle sera très illustratif là-dessus. Mettant l’accent sur les effets d’entraînement relativement positifs des projets miniers sur l’économie agricole locale, on verra les fermiers natifs remplacés au milieu du siècle par des Afrikaners blancs – une des plusieurs actions du gouvernement sud-africain qui chercherait à favoriser les élites blanches du pays dans le contexte de l’apartheid.

10Pourtant, le milieu industriel étant encore relativement étranger à l’ethnologie des années 1950, il n’est pas surprenant de constater que les ethnographies et les études minières devenues classiques ont été surtout celles qui se concentraient sur les systèmes de croyances trouvés dans des milieux miniers, ayant dans le concept de culture sa clé épistémologique centrale. Les études minières, en ce sens, se mélangeaient à la tradition ethnographique de la première moitié du vingtième siècle qui privilégiait lesdites études du Sud. Ainsi, de la même manière que pour l’ethnologie classique on parlait de cultures Kwakiutl, Tsimshian ou Yanomami, on parlait également d’une culture minière. La différence essentielle était dans le fait qu’au contraire de ces premières, la culture minière, en tant que culture de métier, si elle était perçue parfois comme une culture oppressive imposée par un colonisateur, dans d’autres, au contraire, elle pouvait être également décrite comme une culture de résistance face à ces mêmes colonisateurs.

11Il était également important de comprendre, dans une certaine mesure, à quel point les métiers post-révolution industrielle s’étaient développés au point de pouvoir être perçus comme des cultures dans le sens plus strict et complet du terme. En ce sens, l’œuvre de Mircea Eliade Forgerons et alchimistes de 1956 (1977) peut être vue comme un important point de repère. N’étant pas en soi un travail ethnographique, son étude historique et philosophique sur les cosmologies métallurgiques et minières a pourtant été d’une influence significative dans la continuation de l’anthropologie minière, étant responsable de la mise en place de certaines des pistes épistémologiques qu’elle aurait à sa disposition au cours des années suivantes (Godoy, 1985). Eliade visait surtout à comprendre ce qu’il appelait l’Homo faber, qui cherchait la conquête du monde matériel par intermédiaire de son contrôle autant dans le sens physique du terme que dans son sens symbolique, le monde étant compris comme une langue chaotique qui devait être domestiquée par des efforts de classification des métaux et des éléments chimiques. L’histoire de l’Homo faber était celle des aventuriers de la matière, des personnes qui voyaient dans la possibilité de sa transformation la possession d’un pouvoir analogue à celui des dieux. Leurs rapports avec la matière se donnaient surtout sous la forme d’un dialogue, souvent mené sous la langue des sacrifices rituels. Et pourtant, l’Homo faber décrit par Eliade était surtout indépendant, voire marginal. Il existera toujours au cours du vingtième siècle, mais ironiquement, dans le siècle où le contrôle de la matière arrive à son stade le plus intense, de plus en plus, ce rapport se trouvera « remplacé » par des patrons éloignés ou aliénés du contact avec la matière elle-même, et les grandes masses d’employés qui ne connaîtront pas l’entièreté du processus d’extraction et transformation de la matière, et à qui ses produits n’appartiendront jamais.

12Lorsque June Nash (1993) entreprend son aujourd’hui célèbre ethnographie auprès des mineurs d’étain boliviens à la fin des années 1970, le travail dans les mines n’a rien d’indépendant et ni le produit ni l’ensemble des étapes du travail des mineurs boliviens ne leur appartiennent. Son récit se passe dans un contexte de confrontation culturelle intense, et son ethnographie est peut-être une des premières à explorer en profondeur l’entrelacement et la confrontation entre des cultures occidentales et non occidentales de l’organisation du travail. Or les désirs de contrôle de la matière et le risque constant de le perdre, ainsi que les sacrifices rituels comme stratégie de domestication du monde matériel y demeurent très présents. Seulement, le point central n’était peut-être plus celui d’une quête de la maîtrise des éléments de la nature à travers des pouvoirs métallurgiques ou alchimistes. L’intérêt, dans le cas des mineurs d’étain bolivien, reposait sur la productivité bien entendu, mais surtout sur les risques, sur les accidents, et par conséquent, sur la nécessité de domestication de cette force de la nature qui, après tout, dans le contexte des extractions de plus en plus massives, pouvait être vue comme étant d’une agressivité plus intense et plus vaste que jamais. Les sacrifices rituels eliadiens, maintenant sous-traités, servaient dorénavant à de nouveaux propos.

13Mais l’œuvre de Nash était aussi une œuvre très ancrée sur la théorie de la dépendance (Marini, 2000 ; Cardoso et Faletto, 1970), de plus en plus présente dans les études postcoloniales de l’époque. Laissée de côté par les études contemporaines, son influence transversale dans l’ethnographie de Nash a fait en sorte que l’on peut y trouver des représentations de plusieurs échelles du pouvoir, dès les rapports de domination présents dans les interactions sociales dans les mines d’étain jusqu’aux divers échelons de sa hiérarchie administrative, aux enjeux de sa gestion au niveau fédéral, et aux dynamiques de ce qui était à l’époque une encore assez récente nationalisation des mines boliviennes, et cela, entamé par un gouvernement révolutionnaire qui restait à peine dans le pouvoir, subissant les énormes pressions économiques du « marché » international – un scénario qui, pris dans son ensemble, rendait l’approche dépendantiste assez justifiable.

14Dans son œuvre, Nash présente aussi en détail les relations entre les familles des mineurs d’étain boliviens et les services fournis par les compagnies minières, caractérisées par un échange qui constitue souvent un des registres plus immédiats de l’interaction entre la population et la mine dans le quotidien. En effet, si d’un côté l’étude de Nash nous dresse le portrait d’une communauté de travailleurs très dépendante des compagnies minières pour lesquelles ils travaillent, de l’autre, on peut y voir la compréhension du développement institutionnel et régional comme une contrepartie possible, voire fréquente, dans ce genre de relation. En ce sens, les tensions présentées servent entre autres à nous rappeler que ce scénario était aussi le reflet des relations entretenues entre le prolétariat et les élites politiques et financières de la Bolivie de la fin des années 1970. Nash était bien au courant du fait que l’assujettissement des plans de développement régional aux contraintes établies par les plus divers intérêts étrangers rendait très difficile le contrôle des aspects humains de cette opération, et cela, même dans le contexte des mines nationalisées. Autrement dit, le lien entre développement minier et perte de contrôle de ses impacts y apparaissait déjà de façon très claire [2].

15Devenue également un classique dans le domaine, l’œuvre de Michael Taussig (1980) The devil and commodity fetishism in South America n’était pas juste un approfondissement des études de Nash sur la confrontation des cultures occidentales et non occidentales en milieu minier. En effet, Taussig s’est appuyé directement sur son ethnographie chez les mineurs d’étain boliviens pour développer une étude comparative prenant pour référence sa propre étude sur les cultivateurs de canne à sucre de la région de Cauca en Colombie au début des années 1970. Entre autres, son objectif était de comprendre comment des dispositifs culturels et magico-religieux précapitalistes étaient utilisés pour faire la médiation des relations parmi plusieurs des manifestations et institutions du capitalisme minier. Avec les pressions pour la productivité, Taussig voyait dans les relations des paysans colombiens une présence significative de pactes et de tricheries de type religieux. Pour développer son analyse, Taussig reprend l’entité andine d’el Tío telle que décrite par Nash, perçue comme une sorte d’esprit de la mine et responsable, non de la productivité, mais plutôt de la vie et de la mort de ceux qui y travaillent. Encore une fois, on met l’accent sur la primauté du risque sur la production dans la cosmologie du travail minier, un risque dont le contrôle passe par des rites de sacrifice et la constante pacification de l’esprit d’el Tío.

16Pour Taussig, le point central de son étude sera celui de la compréhension des processus qui prennent forme derrière la transition d’une culture basée sur l’agriculture de subsistance vers un système de marchandises basé sur la dissociation entre producteur et produit. Pour lui, c’est justement cette dissymétrie de relation qui mènerait au besoin de l’intervention constante de la figure cosmologique du diable-el Tío, lequel viserait la restitution de la symétrie des relations de réciprocité mises en échec par le nouveau système. Autrement dit, el Tío, selon Taussig, était entre autres un dispositif culturel responsable du redressement de la réciprocité perdue entre production et produit. Effectivement, cette quête d’une réciprocité perdue sera une préoccupation centrale de grand nombre des ethnographies du travail minier qui seront publiées par la suite, allant des versions analogues de Tíos d’autres cultures jusqu’aux mécanismes de médiation entre la population et les compagnies minières du Canada qui ont suivi le début des années 1990 (Campbell et al., 2012).

17Moins connu à l’échelle internationale est le travail de l’anthropologue colombienne Nina Friedemann (1974), antérieur à ceux de Nash et de Taussig, sur les communautés minières d’ex-esclaves d’origine africaine habitant la côte pacifique de la Colombie. Friedemann était elle aussi préoccupée de comprendre les confrontations entre des cultures non occidentales, les institutions du capitalisme et l’État. Après l’abolition de l’esclavage en Colombie en 1852, plusieurs esclaves libérés ont reçu du gouvernement des terrains cultivables dans la province colombienne de Nariño. Pourtant, ce ne sera que près d’un siècle plus tard que l’on découvrira son potentiel minier. Au contraire de ce qui se passe avec les lois du « free mining » en Amérique du Nord, en Colombie les propriétaires de terres détenaient aussi le droit d’exploitation de leurs sous-sols. Les compagnies minières intéressées devaient alors leur présenter des offres d’achat avant de pouvoir y mettre en place des projets d’extraction de ressources minières. Or, au lieu d’accepter ces offres d’achat, un secteur de la communauté locale a décidé plutôt d’entreprendre des projets d’extraction de ces ressources de façon indépendante. Par conséquent, on verra dans la région la mise en place de plusieurs groupes de mineurs indépendants, organisés selon des modèles de gestion localement définis, dans un effort d’adaptation culturelle aux conditions de travail et aux besoins de la production. À l’opposé, l’extraction massive de minerais entretenue par l’International Mining Company of New York, compagnie qui avait acheté la plupart des droits d’exploitation des sous-sols de la région, déclenchera des impacts majeurs sur les structures des résidences, des rives et de l’agriculture locales, ce qui, ultimement, mènera plusieurs de ses habitants à quitter la région.

18La situation mène Friedemann à s’interroger sur cette double territorialité fabriquée par les entreprises minières, laquelle semble éventuellement naturaliser la dissociation entre le sol et le sous-sol par le biais d’une financiarisation de plus en plus courante du domaine foncier. En dépit de ces questionnements, son étude portera surtout sur l’organisation sociale de ces communautés autour du forage indépendant dans les mines. En fait, si la répartition des terres est déterminée en partie par les droits de propriété originalement cédés par le gouvernement colombien, les règles de descendance patrilinéaires locales en sont aussi importantes, surtout lorsqu’il s’agit de déterminer les règles d’hérédité et les bases hiérarchiques qui organiseront ce travail d’exploitation dans les années suivantes.

Technologies, institutions et développement : le syncrétisme institutionnel transforme les relations de travail

19Il est intéressant d’observer que plusieurs de ces études abordent l’activité minière comme une sorte de voie vers le syncrétisme culturel entre des cultures occidentales et non occidentales. C’est le cas encore une fois des études de June Nash, où la position déjà tendue, ambiguë et surchargée de symbolismes de la communauté chola (métisse) bolivienne semble gagner de nouvelles proportions dans le contexte du travail minier. Or la littérature en ethnographie minière nous révèle aussi la préoccupation avec d’autres types de syncrétisme liés à la mise en place de projets miniers. C’est le cas par exemple des études de Sariego et Santana (1982), où l’accent reste plutôt sur le syncrétisme institutionnel qui prend place lorsque des opérations minières engagent les institutions publiques et privées de pays « développés » et « sous-développés ».

20Sariego et Santana se penchent en particulier sur l’apparition de la notion de « mexicanisation » dans un contexte plus large de la nationalisation de plusieurs compagnies minières, mais aussi de l’ensemble des mesures gouvernementales vers une nouvelle étape dans l’industrialisation du pays, avec de nouvelles législations sur les droits de propriété et l’accumulation de capital. C’était une période marquée également par une plus grande présence de grandes et lourdes machineries industrielles, en remplacement graduel dans les activités minières qui, jusqu’aux années 1950, se basaient presque exclusivement sur l’usage de main-d’œuvre intensive. Dans les relations de travail, en effet, la mexicanisation ira déclencher un processus d’imposition de nouvelles cultures de métier un peu partout dans le pays par l’entremise de nouvelles technologies aussi mécaniques qu’institutionnelles, et cela, en dépit des fortes résistances syndicales.

21Dans le quotidien minier, la mexicanisation était associée à la mécanisation du travail et, par conséquent, à un congédiement massif de travailleurs, associé pour sa part à la mise en place d’un système organisationnel plus strict pour le contrôle et la surveillance de la main-d’œuvre restante. En réalité, selon les auteurs, les nouveaux modèles organisationnels serviront surtout à mettre fin à la pratique de l’ausentismo, c’est-à-dire, l’alternance entre le travail dans les mines et la pratique de l’agriculture de subsistance. Utilisé comme une façon de compenser les cycles de rentabilité du travail minier, l’ausentismo est vu par les auteurs comme une stratégie de résistance à la prolétarisation, laquelle serait perçue aussi dans les pratiques courantes de refus systématique au travail dans des postes jugés dangereux en fonction de l’usage d’une machinerie plus lourde. Le travail en alternance serait alors aussi une façon de distribuer les risques plus également entre les travailleurs miniers.

22Si avec l’interdiction de l’ausentismo les mineurs mexicains perdaient leur autonomie, et avec elle, le contrôle sur leurs propres moyens de subsistance, les pressions pour la spécialisation de la main-d’œuvre entamée par les nouvelles machines, les nouveaux modèles d’organisation du travail et l’augmentation exponentielle de la production auront pour conséquence non seulement l’aliénation par rapport à l’ensemble du processus d’extraction, mais aussi l’augmentation du risque de perte de contrôle des machines elles-mêmes.

23Les nouveaux rapports créés par la colonisation des institutions mexicaines grâce aux intérêts d’une industrie minière en croissance mèneront finalement à d’importantes transformations dans le syndicalisme minier. Affaibli par les nouveaux rapports de pouvoir qui se présentaient à l’époque, le nouveau syndicalisme mexicain verra ses stratégies de résistance rapidement se monétariser. Appelés la « nouvelle rationalisation du travail », les changements organisationnels mis en place finiront par transformer les typiques négociations faites entre les syndicats et le patronat autour des risques et de l’intensité du travail en négociations qui cherchaient plutôt à monétariser les risques du métier. Démunis de leurs outils de négociation, certains secteurs syndicaux auront alors recours aux stratégies de sabotage de la productivité de la compagnie, allant des pratiques du tortuguismo – c’est-à-dire travailler aussi lentement qu’une tortue – jusqu’au bris intentionnel des machines. Selon Sariego et Santana, certains récits rendent compte des cas où des travailleurs arrivent au point de saboter physiquement leurs propres corps, dans ce qui serait peut-être le meilleur exemple d’assimilation de l’humain par la machine, le mineur se voyant lui-même comme étant un bien en possession de la compagnie. En ce sens, le « bris » du soi pourrait être compris comme une manière de retrouver l’autonomie perdue et, ultimement, ses propres qualités d’être humain, « démachinisé ».

L’avance des théories postdéveloppement et postdépendance : l’ethnographie minière demande un regard multi-acteurs

24Bien que de façon fragmentée et non systématique, entre les années 1960 et 1970, les études minières en ethnologie semblent chercher à mieux comprendre les effets des projets miniers dans un Sud postcolonial. Si jusqu’à la première moitié du XXe siècle les mines étaient souvent des entreprises associées à des projets colonialistes, le discours derrière son implantation semble changer graduellement dans la post-guerre vers l’idée de la distribution de richesses à travers les initiatives de développement minier. Si les critiques envers cette approche développementaliste se trouvaient quelque part isolées ou fragmentées sous la forme de plusieurs études, ethnographiques ou non, éparpillées dans les plus diverses publications savantes, on peut dire que les années 1980 et 1990 ont vu ces critiques se systématiser, et cela, surtout sous la bannière des théories du post-développement ou de l’anti-développement.

25Des auteurs clés derrière le post-développement tels que Wolfgang Sachs (1997) et Arturo Escobar (2000, 2011) se proposeront de réfléchir sur le développement non comme une voie naturelle vers une modernité inévitable qui se produit lors du contact avec les industries et technologies occidentales, mais plutôt, comme des engagements idéologiques étrangers aux réalités où ils sont habituellement appliqués. En ce sens, l’œuvre The development dictionary de Wolfgang Sachs gagnera des allures de manifeste lors de sa parution en 1992. Sachs aura pour stratégie rhétorique surtout l’historicisation de la notion de développement, traçant ses origines à partir de ses racines politiques, qu’il trouvera dans les discours du président étatsunien Harry S. Truman (1945-1953). Truman prône la possibilité de classifier objectivement les pays comme développés ou sous-développés, dans un palmarès au sommet duquel se trouveraient les États-Unis eux-mêmes, ce qui peut être considéré comme un effort pour légitimer plusieurs de ses interventions sociopolitiques dans le monde. Ce moment de l’histoire politique étatsunienne servira à Sachs de fil conducteur sur lequel seront développées les diverses entrées de son dictionnaire, écrites pour sa part par une diverse gamme de spécialistes.

26Pourtant, dans le milieu anthropologique, il est difficile de trouver une œuvre anti-développement qui a eu une influence comparable à celle de l’Anti-politics machine, de James Ferguson (1990). Basé sur son étude ethnographique des impacts des projets de développement dans le Lesotho des années 1978 à 1982, l’ouvrage dresse un portrait assez dense en détails du manque systématique de correspondance entre les institutions développementales engagées dans la région et la vie réelle quotidienne de la population Basotho. Qui plus est, pour Ferguson, le développement serait une stratégie ayant comme effet principal la création de grands appareils bureaucratiques, plutôt encombrants aux populations ciblées, au détriment d’améliorations significatives de leurs conditions de vie. L’auteur refuse l’idée, souvent sous-entendue dans ce genre d’entreprise, voulant qu’une fois le développement de gros complexes institutionnels assuré, de grandes transformations vers un progrès générique seraient rendues automatiquement possibles. Selon Ferguson, les dialogues entre les élites dirigeantes des agences de développement et les États impliqués dans les communautés affectées seraient souvent insuffisants, voire inexistants. Bref, il accuse la plupart des projets de développement dans les pays dits sous-développés de confondre ses populations complexes et diverses avec une élite dirigeante politique ou bureaucratique minoritaire et marginale.

27Les études de Ferguson donneront de nouvelles perspectives aux études sur les contacts et confrontations entre des cultures occidentales et non occidentales. Dans les études minières précédentes, on a pu voir des approches qui faisaient l’analogie entre le dualisme non occidental et occidental et celui entre le prolétariat et les élites capitalistes. D’autres, pour leur part, mettaient l’accent sur les syncrétismes culturels, cosmologiques et institutionnels qui en découlent, en général de façon asymétrique, faisant pencher la balance d’un côté plus que de l’autre. Pour sa part, face aux nouveaux dialogues ouverts une décennie après la publication d’Anti-politics machine, Ferguson utilise ses études ethnographiques antérieures menées dans la Ceinture de cuivre zambienne entre 1985 et 1986 (1999) pour entamer plutôt une déconstruction des récits qui se proposaient de penser le développement socio-économique africain comme faisant partie d’un continuum linéaire et homogène vers la modernité. Selon lui, ce récit était à la base du discours séducteur qui a attiré plusieurs hommes zambiens au travail dans les mines de cuivre du pays entre les années 1950 et 1960. Et pourtant, frappé par une dure crise économique dans la décennie suivante, cet idéal de linéarité se trouvera rapidement brisé, entraînant avec lui les rêves de modernité derrière les choix de trajectoires et projets de vie de plusieurs travailleurs miniers de la région à l’époque.

28Certaines des discussions soulevées par Ferguson trouveront des échos dans un autre groupe théorique qui avait pris forme quelques années plus tôt, regroupé en général sous la bannière plus vaste de la World Systems Theory. Développé d’abord par Immanuel Wallerstein (1979) au cours des années 1970, à la base, l’idée était de repenser épistémologiquement les sciences humaines à la lumière de la notion de système-monde, des systèmes sociopolitiques dépourvus d’un cœur politique et présupposant des liens multiples entre les relations de production tenues au niveau local et plusieurs acteurs économiques diffus par le monde. Surtout, la World System Theory essaye de complexifier les propos tenus par la théorie de la dépendance, abandonnant entre autres ses tendances épistémologiques excessivement binaires pour rendre compte de multiples acteurs et flux économiques engagés par le système-monde moderne (2011). Les nouvelles possibilités apportées par Wallerstein inspireront des auteures comme June Nash à revenir sur ses travaux et à repenser les défis des recherches ethnographiques dans le champ de l’anthropologie économique et du développement. Dans son article de 1981 sur le sujet, Nash défendra le besoin des sciences sociales de relever le défi de surmonter les obstacles épistémiques créés par les frontières artificielles qui les séparent. Autrement dit, pour Nash (1981), comme pour Wallerstein (1979), seule une science sociale unifiée serait en mesure d’éviter les chevauchements de recherches et études entraînés par les frontières disciplinaires existantes pour rendre compte de plusieurs couches de réalités qui se faisaient révéler par ces nouvelles approches.

29Dans l’anthropologie minière, ce passage de la théorie de la dépendance vers les systèmes-monde a eu davantage d’impact dû au caractère de plus en plus pluriel des auteurs engagés dans les activités extractives autour du monde. Cette transition n’est pas passée inaperçue par des auteurs comme Ballard et Banks (2003), pour qui le boom minier des années 1970 et 1980 a également été le boom des villes minières. Or un aspect intéressant des villes minières est justement sa tendance à s’installer dans des régions isolées, dont plusieurs sont habitées par des populations marginalisées, « often precisely those communities that have been the classic focus of ethnographic approach » [3] (Ballard & Banks, 2003, p. 288), et qui, soudain, se trouvaient impliquées dans de grandes trames socio-économiques transnationales.

30Ce nouveau contexte apportera plus aux études minières contemporaines qu’une simple augmentation quantitative des groupes d’intérêts impliqués dans ce type d’entreprise. Comme le font remarquer Ballard et Banks, un changement qualitatif important sera apporté à ces relations avec l’avance graduelle des droits autochtones sur les terres et le développement institutionnel de mécanismes d’évaluation d’impact qui en découleront, apportant tous les deux de nouveaux défis qui iront beaucoup influencer pour leur part la production ethnographique qui aura lieu par la suite. D’un côté, les communautés locales, traditionnellement ignorées des processus de négociation et d’implantation des projets d’extraction miniers, briseront de plus en plus cette barrière pour devenir une partie incontournable pour tout projet qui veut se montrer légitime aux yeux internationaux, dans le Sud comme dans le Nord. Dans un contexte où le langage de l’usage traditionnel des terres fait de plus en plus partie du vocabulaire juridique international, les relations cosmologiques ainsi que les liens religieux et culturels d’une communauté avec un territoire sont de plus en plus pris en compte lors d’établir les droits fonciers, ce qui va recadrer considérablement les dynamiques usuelles des claims miniers. Par contre, les dissymétries de pouvoir trouvées dans la majorité de ces dialogues font en sorte que la plupart des dispositifs mis en place pour le déploiement d’ententes tripartites se sont avérés être des mécanismes de légitimation de projets plutôt que des mécanismes effectivement conçus pour entamer de réels dialogues (Grégoire et al., 2012).

31En ce sens, certains chercheurs ont essayé de concentrer leurs études sur plusieurs niveaux des relations institutionnelles qui se développent autour des projets miniers. Emel et Huber (2008) utilisent le concept de risque comme fil conducteur pour leurs réflexions sur les relations entre l’État tanzanien, les compagnies minières et les interventions des idéologies économiques de la Banque mondiale au cours des années 1990. Visant à encourager les subventions des gouvernements des pays subsahariens aux entreprises minières étrangères, la Banque mondiale a développé ses stratégies discursives surtout autour de l’idée de l’existence d’une correspondance entre la présence régionale d’un projet minier et le développement socio-économique des régions. Pourtant, derrière les encouragements se trouvaient également des processus continus de négociation des risques que de tels projets impliquaient. Selon Emel et Huber, ces négociations iront entreprendre une dilapidation minutieuse du concept de risque par les acteurs engagés, et les négociations d’ordre sémantique se trouveront souvent imbriquées dans celles d’ordre politique et économique. Dépourvu d’un sens social ou environnemental, le concept de risque devient surtout celui de l’immobilisation de capitaux, de la nationalisation des ressources, du déclenchement de violences civiles ou de la résistance politique. Dans ce difficile jeu sémantique qui se produit, la notion de risque transformée fonctionnerait alors de plus en plus comme un allié direct des stratégies de contrôle des territoires nationaux, affaiblissant la souveraineté des États et, par conséquent, rendant de plus en plus difficile la tenue du contrôle des éventuelles retombées positives que ce genre de projet pourrait avoir sur les communautés locales. Le concept de risque « séquestré » signifiera aussi la cooptation des indices d’évaluation des projets de développement, leurs réussites et leurs échecs étant depuis mesurés de façon souvent éloignée de l’expérience vécue localement de ces mêmes projets.

32D’autres auteurs, par contre, iront se concentrer plutôt sur le rôle joué par les nouveaux acteurs communautaires qui émergent avec ces nouvelles dynamiques interinstitutionnelles. Gjording (1991), par exemple, ira présenter au début des années 1990 ses études sur les bouleversements structurels pour lesquels passeront des communautés Guaymí au Panama face au besoin de s’organiser politiquement contre les intérêts des compagnies minières, ainsi que du gouvernement panamien sur leurs territoires. En principe divisés internement, les Guaymís ont été en mesure de se rassembler et, selon l’auteur, se reconnaître et se faire reconnaître comme un agent politique lorsqu’ils cherchaient à légitimer leurs droits sur les territoires qu’ils occupaient. Pour sa part, Filer et McIntyre (2006) reprennent les analyses des dynamiques d’interaction entre des groupes hétérogènes d’acteurs sociopolitiques pour réfléchir sur les évènements qui ont transformé ce qui se présentait en 1985 comme un projet de développement minier durable – vu comme exemple à l’échelle internationale dans la mine de Bougainville à la Papouasie-Nouvelle-Guinée – dans ce qui est devenu une rébellion sans précédent, menant non seulement à la fermeture de la mine, mais aussi au déclenchement d’une guerre civile. Comprenant la révolte comme étant le produit du conflit d’intérêts existant entre les diverses communautés impliquées dans le projet, les auteurs prendront la notion de « malédiction des ressources » largement diffusée dans le milieu minier, comme élément clé pour leur analyse. Si typiquement l’idée de « malédiction » faisait référence à la dépendance économique extrême qui souvent se produit au sein des projets de développement régional de base minière, les auteurs essayeront d’élargir ce concept pour qu’il puisse servir aussi de base pour penser certains de ses effets sociopolitiques. Cette approche ira servir à dresser un portrait des différentes interprétations construites par chaque communauté lorsqu’elles sont présentées au projet dans un premier moment, parfois faisant usage de dispositifs cosmologiques internes pour ce faire. Quelquefois, cela ira signifier des associations entre de tels projets avec des prophéties locales de réussite matérielle tandis que d’autres communautés prendront des positions plus prudentes ou conservatrices face à la perception des effets marginalisants qui vont souvent arriver avec ce genre d’initiative. Avec le début des opérations dans les mines commencent aussi les disputes internes sur les retombées matérielles du projet. L’incapacité inhérente à ce genre d’activité d’assurer une inclusion socio-économique généralisée d’un côté, et le manque de correspondance entre les perspectives de retombées matérielles et ce qui se produit réellement de l’autre, joueront un rôle fondamental dans les conflits qui suivront, selon les auteurs.

La « malédiction des ressources » : les booms, les éclats et ses effets secondaires

33Lorsqu’on essaye de regrouper les diverses études entamées autour des activités minières, certains aspects se démarquent, telle la complexité des réseaux d’acteurs impliqués. Dans certaines études, c’est l’effet organisateur et rassembleur qui doit être souligné, alors que pour d’autres l’accent sera mis plutôt sur l’effet ségrégatif qu’elles auront au sein des communautés affectées.

34Or, bien que relativement floue dans un premier moment, c’est possiblement la notion de « malédiction des ressources » (ressource curse, dans l’anglais original) (Auty, 1994 ; Ross, 1999 ; Ballard & Banks, 1997) et ses reflets locaux et institutionnels qui se révèlent être les plus effectifs lors du rassemblement de plusieurs études minières publiées dans les vingt dernières années.

35Originalement conçue pour rendre compte des aspects économiques des échecs des projets d’industrialisation de pays riches en ressources naturelles (Auty, 1994), la notion de « malédiction des ressources » sera appropriée par la suite par les sciences sociales, se révélant un outil essentiel pour la compréhension de certaines des dynamiques des relations entre ressources, développement et communautés.

36Plusieurs caractéristiques des projets de développement basés sur l’extraction minière pourront alors être mises en cause. Certaines études iront se concentrer sur ses inhérentes limitations d’ordre géologique, d’autres sur sa soumission communément excessive aux fluctuations des marchés financiers, mais aussi sur son caractère incertain, secret, et presque impénétrable, ce qui peut être descriptif de ses processus décisoires financiers autant que de la réalité de l’emplacement physique des gisements de minerais eux-mêmes.

37Ce dernier aspect sera central par exemple lors des études d’Anna Tsing (2000) portant sur les crises financières qui ont précédé la chute du gouvernement Suharto dans l’Indonésie des années 1990. Tsing se penchera notamment sur le cas de la mine Busang où, en 1994, une petite compagnie d’exploitation canadienne annonçait des découvertes majeures, attirant l’intérêt de plusieurs gros joueurs du marché minier. Pourtant, trois ans plus tard et après de lourds investissements financiers venus de multiples acteurs économiques et politiques de l’Indonésie et d’ailleurs pour, ladite « découverte » a finalement été démasquée, laissant derrière elle des dizaines de poursuites judiciaires qui ne se trouvaient toujours pas réglées au début de la décennie suivante.

38L’histoire de la mine Busang est emblématique dans plusieurs sens. Très difficiles à fiscaliser, les entreprises minières profitent souvent de multiples « zones d’ombre » inhérentes à leurs activités pour satisfaire ses actionnaires et augmenter son capital par le moyen de discours spéculatifs. Les bulles spéculatives étant rendues récurrentes, les récits de réussite de ce genre de projet se révèlent être de plus en plus fragiles et difficiles à soutenir (Ballard & Banks, 2003). L’Indonésie de Suharto était vue comme un exemple de réussite de la mondialisation économique jusqu’aux derniers moments qui ont précédé l’éclatement de crises comme celle de la mine Busang (Tsing, 2000). Or le fait que, comme le dit Tsing, les booms et les éclats soient si intimement liés ensemble ne fait que favoriser la reproduction de nouvelles bulles et les éclats qui les suivent. D’autant plus lorsqu’on comprend qu’une fois que ce genre de projet se trouve dûment financiarisé sous la forme d’actions dans le marché, ce qui importe pour le spéculateur professionnel n’est pas tant l’éclat, mais surtout les instants qui le précèdent (Smith, 2004).

39De pouvoir bien visualiser ce paysage s’avérera être assez important pour comprendre quelles portes ou quelles brèches seront ouvertes aux compagnies minières pour leur permettre de développer la rhétorique morale et les récits prodéveloppement que l’on ira trouver par exemple dans l’étude de Trigger (1997). Cherchant à dresser un portrait des composants idéologiques qui se trouvent derrière la construction des sentiments prodéveloppement au sein de secteurs politiques, et économiques, mais aussi savants qui composent les rassemblements des voix d’appui aux projets miniers, Trigger arrive à dépeindre une cosmologie des cols blancs de l’industrie minière pas très lointaine de certaines des caractéristiques dévoilées par Mircea Eliade (1977) quelques décennies auparavant. Focalisant surtout sur des professionnels travaillant dans l’industrie minière australienne, l’auteur y trouve une composition idéologique qui associe le développement aux sentiments de domestication de la nature, le progrès moral à la sophistication technologique, et la création de sens aux pratiques de classification et de catégorisation. Or c’est surtout la primauté des gains économiques immédiats qui semble être à la base de cette cosmologie prodéveloppementaliste.

40Car effectivement, c’est bien l’économique, avec ses multiples acteurs et institutions fragmentées et peu concertées dans le monde, le secteur qui semble assumer le rôle de narrateur principal des histoires des communautés dépendantes des ressources minières. La métaphore est valide surtout dans le sens où le narrateur, s’appropriant de personnages de récits d’ailleurs, ira éventuellement recadrer leurs provinces de sens (Schutz, 1967), leurs projets de vie, leurs trajectoires et leurs champs de possibilités (Velho, 1994), leur attribuant de nouvelles configurations.

41En ce sens, Composto et Navarro (2012) iront encore plus loin et, au moins pour le contexte des mines à grande échelle de l’Amérique latine, utiliseront plutôt le concept de « colonialité du pouvoir » du sociologue péruvien Aníbal Quijano (1999) pour parler de la colonisation institutionnelle qui viendrait toujours de pair avec les mégaprojets miniers du continent. Effectivement, pour les auteurs, les dispositifs d’expropriation des terres à disposition des transnationales et de l’État ne seraient qu’un signe de plus dans cette direction. Freudenburg (1992), pour sa part, parlera des communautés « capturées » par les récits des projets de développement minier comme étant des communautés dont l’analogue au niveau individuel serait un toxicomane, attiré par les puissants effets originels d’une drogue qui, pourtant, sera de moins en moins efficace au fur et à mesure du passage du temps. L’auteur met son accent surtout sur la profonde dépendance de trajectoire des projets miniers, ainsi que sur les tendances peu prévisibles des cycles miniers, pour affirmer que même les politiques de diversification économique se révéleraient difficiles à mettre en œuvre au long terme.

42La métaphore du récit qui capture des trajectoires biographiques s’avère être d’autant plus intéressante lorsqu’on pense aux activités minières comme étant les créatrices de leurs propres espaces-temps, dotées de dynamiques urbaines qui leur sont propres, et produisant leur propre culture, et par conséquent, leurs propres groupes marginaux. Se penchant sur les villes de compagnie de l’Amérique latine, Torrent et Hernández (2011) souligneront le contraste entre leur minutieuse planification urbaine, conçue pour accueillir de grandes communautés de travailleurs miniers et leurs familles, et la décadence qui s’ensuit lorsque ces mêmes projets miniers cessent d’être vus comme rentables. Souvent se présentant comme de majestueux monuments à la planification, à la modernité et surtout au contrôle, les villes de compagnies se révèlent systématiquement comme étant plutôt des allégories pour les limites de la propre planification urbaine capitaliste.

43Torrent et Hernández décrivent les villes de « squatters » comme étant le produit inévitable de la création des villes minières planifiées au Chili, en fonction surtout desdits besoins de flexibilité du capital. La main-d’œuvre nécessaire aux mines qui donnent origine à ce genre de communauté ne trouvera pas davantage de stabilité dans les villes planifiées qu’ailleurs, et ses populations fluctueront également avec les oscillations de l’offre et de la demande pour de nouveaux travailleurs. Or, plus que des simples compagnies, les villes sont aussi l’espace des liens affectifs, culturels et communautaires, et la perte d’un emploi dans ces circonstances entame inévitablement d’importants effets dans le tissu social local, aussi bien que dans les vies personnelles de ses travailleurs.

44Si la rupture avec une ville est parfois traumatique, la rupture avec une carrière ou culture de métier est souvent décrite comme étant presque impraticable parmi les travailleurs miniers. En effet, quatorze ans après la fermeture de la mine de Lota au Chili, plusieurs de ses anciens mineurs ne trouvent toujours pas l’intérêt d’aller chercher d’autres types de carrières (Torrent & Hernández, 2011), un phénomène similaire à celui qui est décrit par Eckert (1992) en France, par Beaupré (2012) au Québec et par Dale (2002) dans des villes minières norvégiennes. Ce dernier, en effet, décrit la culture minière comme étant aussi intense que normative, développant auprès des mineurs une certaine hostilité aux activités de type « commercial » perçues comme inférieures, ce qu’il identifie comme une difficulté en plus dans la direction d’une diversification de l’économie.

45Or, si la rupture avec la culture minière s’avère dure pour un homme une fois qu’il est « capturé » par ses mécanismes de socialisation, pour les femmes la question demeure plutôt celle de leur marginalisation systématique dans le milieu. Dans son ethnographie des femmes Ndjuka dans une ville minière du Suriname, Heemskerk (2000) décrira en détail une vaste gamme de mécanismes d’exclusion féminine des projets de développement de base minière, allant des rapports patriarcaux de genre jusqu’aux limitations institutionnelles à l’accès à certains types de formation et d’entraînement. Serait aussi en cause le lien qui se fait souvent entre la mobilité et la masculinité, reléguant les femmes à des métiers plus sédentaires, et donc, moins rémunérés. L’exclusion féminine des récits de développement industriel de façon générale sera soulevée dans plusieurs études ethnographiques (Schepper, 2013 ; Pereira, 2008 ; Morel, 1989 et passim) et mériterait plus qu’un paragraphe pour être abordée de façon appropriée. Cela dit, et en dépit des nuances particulières à chaque cas, il reste assez clair que les trajectoires réservées aux femmes dans le milieu du développement minier ne sont jamais similaires à celles des hommes, et restent pour la plupart reléguées économiquement et politiquement à un deuxième plan.

46Les ethnographies qui font état des villes minières « sans contrôle », car assujetties aux fluctuations du capital, ne sont pas rares, et cela, même dans les pays dits « développés ». Arpin-Simonetti (2013), par exemple, parle de la division de Fermont – ville minière du nord du Québec – en deux classes socio-économiques, séparées par un pouvoir d’achat nettement contrastant. Or c’est lors des périodes de boom minier que le fossé entre les deux arrive à son état le plus sévère. L’augmentation de la population minière entraîne avec elle de forts effets inflationnistes, surtout dans le secteur immobilier, ce qui rend les logements de moins en moins abordables, surtout pour la population locale qui ne fait pas partie du projet minier. Un phénomène similaire est décrit par Beaudoin-Jobin (2013) à propos de la ville minière de Sept-Îles, aussi au Québec. Dans un cas comme dans l’autre, les crises de logement marginalisent de plus en plus cette partie de la population, menant plusieurs de ses habitants préminiers à se trouver contraints de quitter la région vers des villes plus abordables.

47À la lumière de ces phénomènes, certains auteurs ne peuvent s’empêcher de se demander jusqu’à quel point on peut parler de développement régional quand la « ville affectée », souvent utilisée comme catégorie analytique, ne constitue qu’un endroit abstrait, composé de chiffres socio-économiques plutôt que d’une population complexe et hétérogène. Canel et al. (2010) parlent de la tendance de plus en plus claire des compagnies minières à faire le choix de pratiques telles que celle du « fly-in fly-out » – où les mineurs restent de sept, quinze, voire quarante-trois jours sur place à chaque fois, avant de retourner chez eux – au lieu de traditionnelles communautés minières de type « permanent ». Dans plusieurs sens, le « fly-in fly out » correspond très bien aux besoins des projets de développement minier, apportant une flexibilité humaine qui trouve une correspondance effective avec nécessités de mobilités du marché financier. Au lieu de financiariser le territoire développé et de faire des promesses intenables de stabilité à ceux qui décident de se joindre à l’entreprise, on exclurait tout simplement la région exploitée du processus de développement au complet.

48Néanmoins, plusieurs études se montrent plutôt critiques envers cette nouvelle pratique. Schepper (2013) regrette que l’usage du « fly-in fly-out » se fasse souvent dans des régions déjà habitées où à quelques kilomètres à peine de distance, augmentant davantage le fossé entre les classes minières et non minières, en plus d’annuler les éventuels effets structurants de l’économie locale qui auraient pu être apportés par les mines. Pour sa part, Arpin-Simonetti (2013) signale le manque de liens entre les travailleurs temporaires et la population locale, ce qui empêcherait la création de liens affectifs plus significatifs entre ce secteur de la population et la région comme un ensemble. Très emblématique en ce sens, Schepper souligne le développement de réseaux de femmes prostituées comme un phénomène récurrent dans ce genre de scénario, formés entre autres pour « combler » le manque de liens des travailleurs « fly-in fly-out » dans la région. L’auteur décrira aussi les difficultés des habitants de Fermont à se trouver des entraîneurs de hockey pour leurs enfants comme étant également allégorique de cette situation de déficit affectif.

49Comme le disent Simard et Brisson (2013), si les liens affectifs sont manquants chez « les fly-in fly-out », ils demeurent très intenses pour les populations locales, et cela, au point où l’attachement aux dynamiques de la ville habitée semble devenir de plus en plus un aspect clé pour les études en développement minier. Dans les villes minières chiliennes, Torrent et Hernández parlent de « villes qui sont de moins en moins des villes » (2011, p. 9), de « pampinos hors de la pampa » (2011, p. 10), ou encore, d’ex-mineurs qui ne travaillent plus, mais qui ne veulent pas non plus aller habiter ailleurs, tandis que Simard et Brisson parlent d’une population de pionniers des anciennes mines de Fermont au Québec qui, plongés dans les crises économiques récentes, ne semblent pas savoir quelle décision prendre, l’idée de quitter l’endroit où se trouvent tous leurs liens socio-affectifs leur semblant parfois quelque chose d’irréel. Or, une fois en crise, non seulement il devient difficile de se trouver des moyens économiques pour survivre, mais aussi, la ville elle-même est de plus en plus regardée comme étant un local « plate », désintéressant, peu attirant, ou ce qui est plus grave, « comme une espèce de prison » (2013, p. 34), qu’il faudra, éventuellement, être capable de fuir.

Conclusion : les perspectives et les rôles possibles de l’ethnographie minière dans l’avenir

50Étant donné la capacité des projets miniers d’animer autant la concertation que l’opposition entre les différentes cultures et les acteurs institutionnels, il n’est pas surprenant de voir que l’ethnologie minière prend souvent la forme d’un laboratoire pour les réflexions et le développement de nouvelles stratégies ethnographiques au sein de la discipline.

51Tandis que les études de Harris (1959) et Friedemann (1974) ont été importantes pour le développement d’une ethnographie capable de rendre compte des relations sociopolitiques et des conflits culturels, technologiques et territoriaux entraînés dans un contexte postcolonial, on peut affirmer que l’œuvre de June Nash (1993) a poussé davantage les frontières de la discipline avec son approche des tensions cosmologiques créées au sein des communautés minières boliviennes sous le cadre de la théorie de la dépendance latino-américaine.

52Cela dit, les auteurs engagés dans le domaine de l’ethnologie minière ont vite compris le besoin d’aller plus loin dans son approche de complexes relations multi-acteurs, de plus en plus inhérentes à son domaine. Prenant pour référence les réflexions déclenchées par les systèmes-monde d’Immanuel Wallerstein (1979), des auteurs tels que Ferguson (1990), et éventuellement Nash (1981), ont rapidement ajouté à leurs travaux les enjeux que cette complexité d’intérêts et de cultures impliquait dans de tels projets de développement. Ces nouvelles approches se révéleraient être des éléments clés dans la compréhension des rapports qui se développaient entre des institutions gouvernementales, des agences de développement, des compagnies privées et les populations directement affectées. Dans ce contexte, la déconstruction de discours élaborés par des élites communicationnelles, telles les études des langages corporatives (Tsing, 2000), gagne elle aussi considérablement en importance depuis.

53Bien que la tendance au remplacement des villes de compagnie par des pratiques de « fly-in fly-out » soit souvent évoquée (Canel et al., 2010 ; Simard & Bresson, 2013 et passim), les villes minières restent toujours l’espace par excellence des recherches sur le sujet, surtout lorsqu’on cherche à mieux comprendre les interactions complexes entre les communautés minières et les institutions publiques et privées. Après tout, si l’activité minière se présente aux yeux de l’anthropologue sous plusieurs formes et plusieurs échelles d’interaction, il reste quand même, à l’intérieur de ces espaces, parfois planifiés ou au moins affectés par les entreprises minières, que les expériences vécues sont façonnées, encadrées par leurs propres cultures, cosmologies et organisations politiques.

54Cette observation peut s’avérer un bon point de départ pour introduire une discussion au sujet du rôle de l’ethnologue dans le champ des études minières. En 1989, Edward Said parlait du « colonisé » comme étant le sujet majeur des inquiétudes politiques et épistémologiques, mais dont la définition dans l’après-guerre s’élargissait de plus en plus, venant accueillir des catégories beaucoup plus larges, telles que celles des groupes marginaux, périphériques ou secondaires (Said, 1989). Ce recadrement du concept de « colonisé » ne se trouve pas loin des propos tenus par Immanuel Wallerstein (1979) lorsqu’il affirmait ne plus être possible de penser les rapports de domination entre les centres et les périphéries comme un rapport entre un premier et un tiers monde étant donné que les deux extrêmes vont souvent plutôt coexister ensemble, selon les dynamiques diverses de domination propres à chaque région.

55Dans cette même tendance, si les études minières classiques de June Nash en Bolivie (1993), de Nina Friedemann en Colombie (1974) ou de Marvin Harris au Mozambique (1959) avaient comme plan de fond un certain sens d’obligation inhérente au rôle de l’ethnologue – surtout dans la défense de cultures non occidentales menacées dans des contextes postcoloniaux –, les études contemporaines semblent de plus en plus se préoccuper de comprendre les menaces subies plutôt par la culture minière en soi, et cela, dans des études portant sur des régions politiquement et économiquement hétérogènes comme le Québec (Beaupré, 2013 ; Simard & Brisson, 2013), la Norvège (Dale, 2002) et le Chili (Torrent & Hernández, 2011), entre autres dans le Nord comme dans le Sud. Pourtant, la culture minière se révélant être en soi un complexe syncrétisme cosmologique et institutionnel encadré par des rapports colonisateurs – dans le sens proposé par Said – de réseaux de capitaux internationaux et éphémères, comment penser alors le rôle de l’anthropologue face à ce type de relation ?

56Bien au-delà des principes de préservation culturelle qui servaient à justifier plusieurs des monographies classiques, en 2005, Ballard et Banks évoquaient le concept d’un « activisme de circonstance » (Marcus, 1999) pour parler d’un avenir de l’ethnologie minière qui pointerait vers le besoin d’explorer les conjonctures structurelles de sa position technopolitique pour chercher à combler les nécessités de modération ou d’interlocution dans le domaine. Pourtant, le réalisme d’une telle proposition dépend toujours de la capacité de l’anthropologue de jouer le rôle d’interlocuteur pour un réseau d’acteurs et d’institutions souvent non seulement très vaste, mais aussi, peu visible, peu accessible, et surtout très instable, nous menant à poser la question de la viabilité d’un tel rôle devant des configurations politiques si éphémères.

57En ce sens, si d’un côté les anthropologues qui travaillent dans le rôle de consultant dans le cadre de projets de développement régional de type minier semblent être dans une position privilégiée pour entamer une discussion sur le sujet, leurs positions elles-mêmes restent tout de même fragmentées. Le Meur (2014), par exemple, dressant un bilan de son rôle de modérateur pour une compagnie minière et la communauté locale en Nouvelle-Calédonie, signale un registre plutôt positif de son expérience, la présence de l’ethnologue s’avérant quelque part être un dispositif d’atténuation pour les conflits potentiels. Dans une autre ligne de pensée, Kay Milton (2013) parlera plutôt de l’importance de l’ethnologue dans la déconstruction des discours de pouvoir sur le développement et l’environnement. Étant donné qu’il s’agit de relations très asymétriques en matière de pouvoir, l’ethnologue serait dans une position privilégiée dans la quête d’un important équilibre informationnel entre les acteurs. Pour sa part, Sacha Geer (2011), en se détenant plus longuement dans le sujet, se montrera plutôt critique envers le faux binarisme souvent pris pour acquis entre compagnie et communauté locale, les difficultés de communication et les conflits existants s’avérant être dans la pratique nettement plus variés, et les querelles au sein d’une même communauté se révélant souvent être les plus corrosives.

58Finalement, il est intéressant de noter qu’en dépit des alertes de Wallerstein dans les années 1970 à propos de l’importance de laisser de côté la traditionnelle dichotomie entre un premier et un tiers monde, cette distinction semble rester toujours au centre des choix de terrain de la majorité des ethnographies minières. Bien que cette dichotomie ait été surmontée dans les études faites dans le Nord par des auteurs tels que Martínez-Fernández et al. en Ontario (2012), Dale en Norvège (2002), Simard et Brisson au Québec (2013), Halseth et Sullivan en Colombie Britanique (2004) ou Drover en Californie (1980), elles restent quand même peu cohérentes ou systématisées, laissant une lacune importante à combler dans les ethnographies minières, et surtout, du développement au sein des pays dits « développés ». Une discussion qui, finalement, rapproche au moins une partie de l’ethnographie minière des dilemmes des études ethnographiques en développement en général.

Remerciements

Je voudrais remercier les professeurs Bernard Bernier et Jorge Pantaleón (Département d’anthropologie de l’Université de Montréal) ainsi que le professeur Paul Sabourin (Département de sociologie de l’Université de Montréal) et les évaluateurs de la RAC pour leurs très pertinents commentaires et leur lecture patiente de cet article. Je remercie également Tram Nguyen pour ses révisions toujours précises et le professeur Sylvain Beaupré (Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue) qui m’a introduit au domaine des études minières.

Notes

  • [1]
    Parmi les limitations de cet article, il faut souligner les limitations linguistiques de l’auteur, qui s’est limité aux études publiées en français, anglais, espagnol et portugais.
  • [2]
    Cette idée sera développée davantage par June Nash dans son article de 1981, « Ethnographic aspects of the world capitalist system ».
  • [3]
    « Souvent, précisément le type de communauté qui sera fréquemment ciblé par l’approche ethnographique classique », en traduction libre vers le français.
Français

À l’exception de quelques études éparpillées dans les années 1940 et 1950, on ne verra l’émergence d’un courant d’« études minières » suffisamment cohérent qu’après le début des années 1970. Dans cet article, on propose de mieux comprendre la trajectoire de l’ethnologie dans le domaine et les idées qui l’ont informée. Le milieu minier étant souvent coincé entre les milieux ruraux et industriels, les études minières ont souvent rapproché l’ethnographie et les milieux industriels, jusque-là un domaine peu exploré par la discipline. La notion de culture est un concept clé dans les études de Harris, Nash ou Taussig, ce qui mènera entre autres à une perception de culture minière comme étant le résultat de la confrontation entre les cultures locales et les forces colonisatrices. Le syncrétisme culturel sera un thème récurrent et rassembleur dans les études minières jusqu’à ce que le besoin d’affronter le développementalisme fasse émerger l’approche post-développement dans les années 1980. Enfin, les années 2000 verront, dans un sens, un épuisement de ce modèle, menant à de nouvelles approches.

Mots-clés

  • études minières
  • extraction de ressources
  • ethnologie économique
  • développement
Español

La etnografía y las minas

Continuidades y rupturas entre los primeros estudios sobre mineria en etnología y sus sucesores

Excepto unos pocos estudios dispersos en los años 40 y 50, el surgimiento de una corriente de «estudios sobre minería» suficientemente coherente se vera soló después de principios de los años 70. En este artículo, se propone entender mejor la trayectoria de la etnología en este campo y las ideas que la informaron. Como el entorno de la minería gira entre lo rural y lo industrial, los estudios de minería a menudo acercaron la etnografía y la industria, hasta ese momento un campo poco explorado por la disciplina. La noción de cultura es un concepto clave en los estudios de Harris, Nash o Taussig, lo que conduce entre otras cosas a una percepción de la cultura minera como resultado de la confrontación entre las culturas locales y las fuerzas colonizadoras. El sincretismo cultural fue un tema recurrente y convocante en los estudios sobre minería hasta que la necesidad de hacer frente al desarrollismo conduzco al surgimiento de un enfoque post-desarrollo en los años 80. Por último, en los años 2000, se observa en cierto sentido un agotamiento de este modelo, lo que llevará a nuevos enfoques.

Palabras claves

  • estudios sobre minería
  • extracción de recursos
  • etnología economica
  • desarrollo

Bibliographie

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Rafael Simões Lasevitz
Rafael SIMÕES LASEVITZ est doctorant en anthropologie à l’Université de Montréal, où il étudie les impacts de projets miniers sur les communautés de villes minières au Québec. Il est aussi membre du Laboratoire d’anthropologie visuelle (LAV) de cette même université. Parallèlement, il occupe le poste d’éditeur en chef de la revue Bronislaw, spécialisée dans la vulgarisation d’études ethnographiques contemporaines.
1425 avenue Émard
Montréal, QC - Canada - H4E2C3
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/09/2017
https://doi.org/10.3917/rac.036.0397
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