CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 « Nous autres » est un beau titre pour amorcer une réflexion quelque peu intempestive. Je m’en servirai comme d’une entrée dans ce qui, pour moi, fait de la psychanalyse un plan de discours pertinent pour poser certains problèmes politiques que la philosophie et la science politique peinent aujourd’hui à formuler. Permettez-moi pour commencer de dégager quelques-uns des implicites de ce titre énigmatique.

2 « Nous autres » peut être entendu de deux manières. Tout d’abord, d’une manière franchement exclusive, comme une affirmation d’altérité à un « vous » pris comme adresse : nous qui sommes autres pour vous qui ne pouvez pas nous comprendre, qui n’accédez pas à nous. Dans ce cas, « nous autres » a pour pendant « vous autres », où l’exclusion se répète. Je ne crois pas m’engager dans une interprétation forcée en imaginant que ce n’est pas ainsi que la formule a été proposée ici en thème de réflexion. Il y a en effet une seconde manière de l’entendre, plus subtile et à coup sûr plus féconde. Dans ce second cas, « nous autres » n’opère pas une séparation, mais produit une différence que l’on voudrait mieux intérioriser, pour mieux nous comprendre. Elle nous décolle de nous-mêmes. Son véritable antonyme, dans ce cas, c’est justement « nous-mêmes », en ce qui serait une adhésion complète, une opération sans reste. Dans « nous autres », il y a un reste, et on hésite à savoir comment le traiter. « Nous autres » ne se décline donc pas : « Nous qui sommes les autres des autres, nous qui sommes autres pour vous. » Mais plutôt : « Nous qui sommes autres aussi pour nous, à quelque degré. » Ou du moins, « nous qui savons aussi adopter le point de vue qui consiste à nous regarder comme des autres ». D’où cette résonnance dont la formule ne se départit pas, lorsqu’on l’utilise dans le langage parlé : une sorte de connotation désabusée, l’accompagnement d’un soupir.

3 Nous autres qui ? C’est comme si la question restait suspendue, incluse et conservée dans le seul fait de dire « nous autres ». Précisons : ce n’est pas que nous ne savons pas qui nous sommes, mais c’est plutôt que nous savons que la question « qui ? », adressée par une première personne du pluriel à elle-même, et donc à un collectif qui se scrute, introduit forcément en nous un décalage, et que le fait d’admettre ce décalage, de le mesurer et de l’approfondir, est le ressort le plus enfoui et le plus actif de ce qu’on est tenté d’appeler, de manière un peu vague, notre identité.

4 Benveniste, en son temps, avait distingué deux familles de langues, selon l’usage qu’elles autorisaient du pronom « nous ». Ce critère est opératoire, parce que le nous est un pronom en quelque sorte piégé, ou en tout cas trompeur. Pour le linguiste, il est clair qu’il n’est pas en réalité un pluriel, et c’est de là que viennent toutes les ambiguïtés de son emploi, ambiguïtés auxquelles les langues font face avec des moyens qui peuvent être très différents. La raison est la suivante :

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Il est clair en effet que l’unicité et la subjectivité inhérente à « je » contredisent la possibilité d’une pluralisation. S’il ne peut y avoir plusieurs « je » conçus par le « je » même qui parle, c’est que « nous » est, non pas une multiplication d’objets identiques, mais une jonction entre « je » et le « non-je », quel que soit le contenu de ce « non-je ». Cette jonction forme une totalité nouvelle et d’un type tout particulier, où les composantes ne s’équivalent pas : dans « nous », c’est toujours « je » qui prédomine puisqu’il n’y a de « nous » qu’à partir de « je », et ce « je » s’assujettit l’élément « non-je » de par sa qualité transcendante. La présence du « je » est constitutive du « nous » [1].

6 Dans tout emploi du nous, il y a une polarité asymétrique cachée, un je qui dit nous, l’annexion de non-je à un je qui reste transcendant. Le nous procède non d’une quantification, mais d’une variation qualitative du rapport je/non-je, un rapport où le je, sans se décentrer, s’élargit, au point d’englober un ensemble de non-je avec lequel la corrélation de subjectivité reste opératoire.

7 Le problème de la description linguistique du nous est alors celui de la description des formes que peut prendre cette annexion par dilatation, et donc ce faux pluriel. De ce point de vue, certaines langues sont plus claires que d’autres. Il en est par exemple qui distinguent très bien deux formes d’annexion au je : on n’a pas le même mot, ou la même locution, selon qu’on veut dire moi + vous (dans une profération inclusive, comme dans le mot d’ordre de la Révolution américaine « Nous, le peuple » qu’a remis Obama à l’honneur dans son discours d’investiture de 2008), ou bien qu’on veut dire moi + eux (où l’on englobe des absents, des ils, dans un contexte où l’on se distingue de ce qui n’est pas nous). Gageons que les psychanalystes sont exercés à entendre la différence entre ces deux proférations dans la cure. Le problème est que, dans les langues indo-européennes, ces deux formes pronominales ne sont pas séparées, et les ambivalences du nous peuvent facilement se nourrir de cette indifférenciation. Les deux modes d’annexion ne peuvent être discriminés que par l’interprétation en contexte. Quand je dis nous en engageant ceux auxquels je le dis dans le pronom lui-même, et quand je dis nous, en étant sommé de le dire, et en m’attachant à des absents avec lesquels je suis censé faire corps par une assignation exclusive, je ne fais pas la même chose. Nous ne faisons pas la même chose.

8 Or si l’expression « nous autres » est si intéressante – encore une fois, en la prenant avec cette connotation singulière qui l’accompagne dans le langage parlé – c’est qu’elle se situe à la lisière des deux annexions. Les autres qui peuplent le nous sont-ils présents ou absents ? « Je est un autre », cet énoncé rimbaldien, est pour Benveniste l’énoncé paradigmatique de la folie. « Nous sommes des autres » ne l’est pas. C’est que nous pouvons incorporer à la fois présents et absents à ce nous que nous formons, alors même que le nous ne change pas sa nature de dilatation du je et d’englobement des non-je. Nous pouvons moduler la corrélation de subjectivité en faisant signe, simultanément, vers ceux avec lesquels nous nous engageons à dire nous, et vers ceux qui sont engagés avec nous malgré eux.

9 Ces remarques sommaires sur l’expression « nous autres » ne sont pas, on s’en doute, sans implications politiques. Et celles-ci prennent une urgence et une acuité particulières dans les sociétés démocratiques modernes où nous vivons et parlons. Voyons un instant lesquelles.

10 Dans ces sociétés, lorsqu’un commun s’énonce, il peut venir de deux endroits : soit il prétend à l’instance supérieure de la communauté politique dans son ensemble, celle dans laquelle les appartenances particulières sont comprises et englobées, soit il procède depuis ces appartenances particulières et s’adresse à un public plus large. Dans les deux cas, parfois simultanément, le « nous autres » vient lui faire écho. Si bien que personne, à quelque plan qu’il se situe, celui de ses origines comme celui de la citoyenneté où celles-ci sont neutralisées, n’est dispensé de dire « nous autres ». Bref, la formule fonctionne comme un passe. Elle circule, avec des accents différents mais sans s’altérer dans sa forme, du particulier à l’universel, dès que du collectif est en jeu, c’est-à-dire dès qu’il entreprend de se formuler.

11 Il n’y a pas de raison de penser qu’il s’agisse là d’un mal, d’une peine qu’il faudrait surmonter. On est trop facilement enclin à suspecter aujourd’hui en chacune de nos difficultés quelque chose de pathologique qu’il faudrait à tout prix soigner. Ainsi, il n’y a pas de raison de penser que « nous autres » recouvre la nostalgie d’un « nous-mêmes » à l’arrière-plan, d’une présence à soi pure et pleine qu’on n’atteint plus ou dont on ne serait plus capable. Au contraire, on peut estimer que « nous autres » est l’une de nos grandes conquêtes, une conquête de la modernité sociale et politique ressaisie sur une temporalité relativement longue, où elle est finalement parvenue à se critiquer elle-même avec ses propres armes. Nous n’en sommes plus à une première modernité indifférente au « vous autres » des cultures non ou prémodernes, où l’on se munissait d’un « nous-mêmes » sans complexe et imposant sa loi. Nous nous sommes élevés à un « nous autres » dépourvu de prétentions hégémoniques. Par lucidité et autocritique, un point de vue comparatif s’est dégagé, et cette lucidité se réfracte au cœur de nos sociétés dans la distance que nous savons prendre à l’égard de tout ce qui relève du propre. De sorte que personne n’est immunisé contre la distanciation dans une société moderne, et il n’y a rien à regretter dans cet état de fait. Même les identités partielles, même les appartenances particulières, quand elles disent « nous autres » et que, sous ce pavillon, elles lancent leurs revendications, se décollent du « nous-mêmes ».

12 Reste évidemment à expliquer ce que j’ai appelé le soupir, ou le désabusement – cet accent discret du « nous autres » que les modernes profèrent avec tant de facilité. Qu’exprime-t-il, s’il n’a pas le « nous-mêmes » derrière soi, comme un temps perdu qu’on regrette ? Qu’exprime-t-il, en un mot, de positif ? Car après tout, soupirer peut très bien être l’indice d’une réflexion supérieure, d’un effort plutôt que d’une souffrance.

13 C’est bien ce genre de soupir que j’ai voulu explorer et mieux comprendre dans mon livre (qui justifie, j’imagine, l’invitation que vous m’avez faite à prononcer cette conférence), Moïse et l’idée de peuple[2]. Pour l’essentiel, ce livre est une lecture de la dernière œuvre de Freud, L’Homme Moïse et la Religion monothéiste. Mais c’est une lecture commandée par une préoccupation de philosophie politique, qui a justement en ligne de mire une certaine figure du nous. Je me suis interrogé, pour aller au plus court, sur le sens que revêt aujourd’hui le mot de peuple, et sur notre capacité à l’endosser pour dire nous. Or sur ce point, je pense qu’on est confronté en revanche à une grave difficulté qui se traduit à différents niveaux de l’existence sociale des individus appartenant aux sociétés modernes. C’est que, pour nous autres, dire « nous, le peuple », est devenu éminemment problématique. D’un côté, cela nous est nécessaire, si l’on veut rester en règle avec nos procédures démocratiques. Le peuple, c’est le référent obligé de la démocratie, ce sur quoi on fonde nécessairement la loi et sa justification – la souveraineté populaire. Mais d’un autre côté, c’est ce dont on redoute l’apparition, ce qu’on suspecte toujours de régression, que cette régression prenne le visage inquiétant du populisme (menace pour la démocratie représentative et éclairée), ou le visage éclaté des replis communautaires (les « peuples culturels », les ethnè opposables dans ce cas au demos comme sujet politique essentiel).

14 À cette préoccupation de philosophie politique s’en ajoute pour moi une autre. C’est celle du statut du discours psychanalytique aujourd’hui, en ce qu’il permettrait justement d’avancer un peu plus dans ce dilemme et fournirait des instruments plus affûtés pour le traiter que ceux des approches philosophiques ou sociologiques du politique. Qu’est-ce que la psychanalyse a à dire à ce sujet ? Ma conviction est que, repartant de Freud, on parvient à toucher une strate de signification du mot peuple à laquelle les autres disciplines n’accèdent pas. Du moins si l’on entreprend de dégager dans le corpus freudien certaines questions que son dernier livre abordait de front, et qui n’apparaissent qu’en creux ou en filigrane dans Totem et Tabou, dans Malaise dans la civilisation, ou encore dans Psychologie des foules et Analyse du moi.

15 Ces questions, ce sont celles que l’on peut formuler en prenant au sérieux la formule rousseauiste du Contrat social, véritable pierre de touche de la pensée démocratique moderne : il n’y a de collectif autonome, accédant au gouvernement de lui-même dans la modernité, que si l’on sait repartir de « l’acte par lequel un peuple est un peuple ». Nous autres les modernes – voilà donc la façon dont je prends le « qui » implicite dans la formule « nous autres » – savons qu’on doit partir de là si l’on veut être à la hauteur d’une vie démocratique et libre. L’acte par lequel un peuple est un peuple n’est pas une tautologie. Un peuple est un peuple par un certain acte, qui lie la question de son unité à celle de son identité – le fait qu’il est un véritable peuple pour autant qu’il est un. Mais, justement, comment est-il un ? Comment s’unifie-t-il à la manière d’un peuple ? C’est là que les modernes atteignent le plus haut degré de leur difficulté. Supporter l’unité peut convenir aisément à des cultures prémodernes, qui ne sont pas habitées intérieurement par le point de vue de l’autre, qui disent « nous-mêmes » plus spontanément que « nous autres ». Pour nous autres, c’est plus compliqué.

16 Freud, dans le Moïse, a entrepris, entre autres choses, d’expliquer pourquoi c’était plus compliqué. Il l’a fait en parlant des Juifs et en introduisant précisément dans ce qui paraît être le type même du peuple un, du peuple « fossile », archaïque par excellence, une étrangeté intérieure. On se souvient de ces premières phrases du livre, pleines de gravité :

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Enlever à un peuple l’homme qu’il honore comme le plus grand de ses fils n’est pas une chose qu’on entreprend volontiers ou d’un cœur léger, surtout quand on appartient soi-même à ce peuple. Mais on ne s’autorisera d’aucun exemple pour repousser la vérité au profit d’un hypothétique intérêt national, et l’on est aussi en droit d’attendre de l’élucidation d’un réseau de circonstances un gain pour notre connaissance [3].

18 Dans cette ouverture, un écart saute aux yeux entre peuple et nation, ou plutôt entre un peuple, dont il ne s’agit aucunement de nier la réalité et la consistance – tout l’ouvrage ne parle même en un sens que de cela – et son « intérêt national », rejeté d’un revers de main. Cet écart, il est d’abord produit par l’enlèvement freudien qu’on connaît : le portrait de Moïse en Égyptien. Le « nous-mêmes » des Juifs est fissuré à sa base par l’introduction d’un autre, d’un grand autre, d’un grand homme autre que Juif. Les Juifs deviennent Juifs par l’action d’un grand étranger et leur stricte opposition à l’Égypte se paie d’un enracinement dans l’Égypte. Certes pas dans n’importe laquelle, celle d’Akhenaton et non celle d’Amon, mais dans l’Égypte tout de même.

19 Nulle légèreté, une grande gravité au contraire, domine la démonstration : au moment où il écrit, alors que l’antisémitisme d’État a commencé sa marche meurtrière, Freud semble faire aux Juifs le plus grand tort culturel. Il ne le fait sans doute pas en tant que Juif, mais il ne perd pas de vue qu’il le fait tout en étant Juif, ce qui accroît à ses yeux la gravité du geste. Et pourtant, après hésitation, il le fait. Qu’un « hypothétique intérêt national » ne puisse être opposé à la vérité pure, c’est là, semble-t-il, une démarche classique d’Aufklärer, qui privilégie les conquêtes d’une science pure et sans présupposition, intéressée au vrai et rien qu’au vrai, et vise en cela une république universelle des esprits au-delà des frontières qui séparent les peuples en nations. Et pourtant, à bien y regarder, ce n’est pas exactement ce que dit Freud, signe qu’il est bien un Aufklärer tardif, un moderne qui sait se situer au plan du « nous autres », et pas seulement du « nous-mêmes ». Si on lit bien, on voit que la vérité escomptée, en l’occurrence, n’est pas tout : le « gain pour notre connaissance », c’est ce qu’on est aussi en droit d’attendre, par surcroît. Quel est donc ce gain pour la connaissance en plus, qui ne se confond pas avec la connaissance de la vérité ? Il me semble qu’il n’y a pas ici à chercher très loin : paradoxalement, en retirant aux Juifs le plus grand de leur fils, en brisant sur ce point le lien d’adhésion à soi, Freud pense accéder à une vérité politique utile. Utile à l’Europe qui déraille, utile pour parer à la folie des nationalismes, mais surtout utile pour débusquer dans ce déraillement-là, qui n’est plus celui de la Première Guerre, une tendance meurtrière qui a trait à une mauvaise manière de comprendre l’acte par lequel un peuple est un peuple et aux formations inconscientes qui président à cette constitution.

20 Les Allemands, persécutant les Juifs, se disent peuple. Les Juifs, en se disant peuple, sont aveuglés par un intérêt national qui masque la réalité de ce qu’ils sont, les conditions qui leur ont permis d’être ce qu’ils sont. Car, à coup sûr, s’il est un peuple qui mérite le nom de peuple – un peuple dont la durée exceptionnelle atteste de la consistance que peut prendre un certain nous, en l’absence d’appuis territoriaux et institutionnels, par sa seule dynamique mentale ou idéelle –, c’est bien eux. En exhibant les conditions qui ont fait accéder ce collectif humain au statut de peuple, c’est toute constitution de peuple qu’on éclaire : mais c’est aussi toute condition de peuple en ce qu’elle ne se confond pas avec les structures politiques territoriales des États-nations. En s’attaquant aux Juifs, il se pourrait que les Allemands s’attaquent précisément à cette forme politique du nous, qui précède et détermine tout ce qu’on entend communément par politique. Et donc qu’ils viennent menacer d’effacement ce qu’une existence de peuple signifie au-delà ou en deçà de sa traduction nationale – une existence qui s’atteste avec la durée juive post-exilique, mais qui nourrit aussi secrètement toute référence au peuple, pour autant qu’elle ne se rabat pas sur un « intérêt national ». Voilà, me semble-t-il, l’intention profonde, replacée dans son contexte – mais dans un contexte qui ne cesse pas de nous concerner, à un moment où les références au peuple refont surface de la pire des manières, que ce soit à l’intérieur des États ou dans les relations entre États, dans une configuration internationale particulièrement instable et en recomposition permanente depuis plusieurs décennies.

21 Rappelons en quelques mots le récit freudien, en nous concentrant sur l’impureté native, la dualité efficace logée au principe du peuple juif. Le point qui importe ici, ce n’est pas seulement qu’il y ait eu un grand homme égyptien, et que les Juifs l’aient tué, que de savoir ce qu’ils ont fait une fois qu’ils l’ont tué – la forme historique qu’a prise leur meurtre, qui répète sans doute le meurtre du père primitif, mais qui n’était pas exactement le meurtre d’un père, bien plutôt celui d’un grand homme étranger. Précisons toutefois : le mixte ou la dualité que Freud inscrit dans la structure-peuple des Juifs, ce n’est pas la dualité entre Juifs et Égyptiens. C’est surtout celle qui se compose à Cadès, quelques générations après le meurtre, entre les Juifs coupables, travaillés intérieurement par une certaine mémoire du meurtre, et une population très banale, rencontrée par hasard dans le désert, les Madianites. Avec ces adorateurs d’un dieu territorial assez quelconque, le dieu Yahvé, un pacte d’union est passé. Yahvé sera adoré comme le dieu de Moïse, Moïse sera restauré par l’intercession du prêtre madianite. Le dieu nouveau sera dit ancien, il sera retro-projeté sur les légendes des patriarches, vénéré en tant que dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, non sans que passent dans le culte deux règles imposées en sous-main par les lévites : la circoncision et l’interdit de nomination de dieu.

22 Et ce serait de cette synthèse inouïe, de ce pacte étrange, fixé par écrit, que le véritable monothéisme – non pas l’intuition fugace d’Akhenaton, mais la religion nouvelle et durable à travers les siècles – serait né, en même temps et indissociablement corrélé à la construction curieuse du « peuple juif ». Les Juifs, au sens strict, n’existent qu’après Cadès, quand le prêtre madianite revêt le masque et le nom de Moïse, refoulant son meurtre, et permettant au peuple juif de reconnaître en Yahvé le dieu qu’il a toujours connu sans savoir le nommer. De ce récit, on retiendra surtout la dynamique de composition. Un peuple est, au sens strict et littéral, toujours déjà un « nous autres », au sens où de l’altérité doit lui être en quelque manière incorporée pour qu’il puisse dire nous. C’est donc sur ce procédé que se concentre ce qu’on pourrait appeler la « politique freudienne du peuple ». Le peuple ne prend consistance que par l’incubation de la mémoire d’un trauma dans un milieu rendu favorable, au prix de certaines opérations corporelles, scripturaires et nominales. Mais c’est là aussi que l’écart entre peuple et nation se marque le plus nettement. Car l’histoire tissée à partir de cette scène monothéiste est éminemment singulière, et elle est singulière justement en ce qu’elle ne correspond pas à la fabrication ordinaire de ce qu’on appelle cette fois, sans ambiguïté, des nations. De façon désordonnée, Freud cite les Grecs, les Hindous, les Finnois et les Germains. Et il souligne que, dans tous ces cas, on n’a précisément pas la même construction.

23 Pour les nations classiques, la structure narrative dominante est celle de l’épopée, qui n’a nul besoin pour se formuler de jouer sur une dualité ou un dédoublement du peuple. Cette structure est la suivante : en général, on suppose un âge d’or, un passé glorieux peuplé de héros et de leurs hauts faits, dont on est séparé par une catastrophe qui n’est justement pas un meurtre. De ce passé, les souvenirs sont réactivés, fournissant la matière à l’activité créatrice des poètes épiques dont l’archétype est fourni par Homère. Dans le Moïse de Freud, à la différence que ce qu’on peut lire dans le Mythe de la naissance du héros de Rank, Moïse n’est pas un héros, c’est un législateur, l’auteur du Pentateuque. Or pour que ce travail constituant ait pu se conduire, il a fallu un traumatisme qui n’est pas une catastrophe, mais bien plutôt la répétition du meurtre du père primitif, suivi de la conjonction de deux peuples dont l’un a vécu le trauma, et l’autre pas.

24 On aurait alors deux constitutions du nous : un « nous le peuple » et un « nous la nation ». Les deux fonctionnent de manière distincte. Une constitution de peuple, même aussi fictive que celle qui se lit dans l’exode biblique, est foncièrement différente d’une mythologie nationale. Il y a de la mythologie nationale, il n’y a pas, en toute rigueur, de mythologie de peuple. C’est là un point fondamental si l’on veut comprendre par quels procédés divergents se fabriquent de l’identité de peuple et de l’identité de nation. La Bible ne relève pas du mythe, pas plus qu’elle ne relève de l’histoire. Ce qu’on appelle génériquement la tradition se distribue sur deux lignes textuelles et scripturaires foncièrement hétérogènes. L’une, biblique, est affectée d’une très forte stabilité. Ou plutôt, elle se fixe en remontant au grand homme – Moïse, le faux auteur du Pentateuque pour les historiens, mais son véritable auteur pour les croyants – et renforce par là sa puissance contraignante. L’autre évolue nécessairement, et même se dégrade. C’est ainsi que lorsque les poètes ont épuisé le matériau narratif disponible pour leur création, la tradition nationale s’engage dans cette forme de consignation qu’est l’historiographie – de sorte, comme dit Freud, qu’Alexandre « pouvait déjà se plaindre de ne plus avoir d’Homère ». D’où l’on peut conclure que la pratique de l’histoire, lorsqu’elle prend pour objet la nation, ne se départit jamais d’une production fictionnelle essentielle : elle relaie à sa manière la fonction de rappel mythique du passé héroïque.

25 D’un même geste, par la Bible, les Juifs sont donc séparés à la fois de l’épopée et de l’historia, d’Homère et d’Hérodote. Or il est significatif que, politiquement, notre héritage puise néanmoins à ces deux sources : pour nous, faire peuple et vivre dans un État-nation sont deux dimensions emmêlées. Ce que Freud nous invite ici à faire, c’est précisément à les démêler et à reconnaître en elles des processus psychiques au fond irréductibles. Dans le cas biblique, on a une narration contraignante, à prétention normative ou légale, mais dont la contrainte repose en réalité sur une appartenance scindée, un traumatisme fondateur inégalement réparti. Dans l’autre cas, on a une narration apparemment plus libre, poétique d’abord, historique ensuite, mais qui alimente un « intérêt national » mieux incorporé, plus apte à s’incarner dans une existence politique concrète, un appareil institutionnel, un pouvoir souverain.

26 Le meurtre du père, depuis Totem et Tabou, est l’événement à partir duquel se forme l’histoire sociale dont la psychanalyse est capable. Tout dialogue entre psychanalyse et sciences sociales doit partir de son hypothèse canonique. Et pourtant, pour ce qui relève d’une science sociale du politique le canon anthropologique de Totem et Tabou s’avère insuffisamment déterminé. L’ouvrage de 1913 laissait en effet ouverte une interrogation béante. Il ne disait pas en quoi cette histoire de la « famille humaine » peut venir nous toucher actuellement, sur un plan qui ne serait pas celui de l’histoire individuelle du complexe d’Œdipe vécu par chacun – avec les issues névrotiques afférentes –, mais sur le plan de notre histoire collective réelle. Nous autres modernes, comment nous rapportons-nous culturellement au meurtre ? Et quelle signification politique revêt notre rapport au meurtre ? Ou encore, pour être plus clair : qu’est-ce que notre rapport spécifique au meurtre vient éclairer de notre manière de vivre politiquement, en tant que membres de peuples configurés en nations ?

27 Cette question peut prendre plusieurs voies de résolution dans l’œuvre freudienne. L’une d’elles est l’enchâssement historique des formes de névrose, leur périodisation et leur classification dans un ordre qui ne serait pas seulement ontogénétique, mais aussi phylogénétique. On sait que c’est ce que tenta Freud dans quelques passages vertigineux de son œuvre, comme par exemple dans Vue d’ensemble des névroses de transfert, prolongeant certains aperçus de Ferenczi sur le « développement du sens de la réalité et ses stades ». Cette voie mérite d’être poursuivie, mais elle ne prend pas de front la question qui m’a guidé. Nous autres qui ? Cette question, on l’a d’abord dirigée sur les ambiguïtés qui affectent l’usage contemporain du mot peuple. Et l’on a vu que le mérite principal du Moïse est de nous engager, à propos des Juifs, mais aussi à propos de ce que les Juifs ont inventé et diffusé dans toute culture qui demeure dans l’orbite du monothéisme, à sonder l’écart jamais résorbé entre peuple et nation.

28 Cet écart se laisse analyser sous deux angles : comme la transmission d’une impureté native, l’étrangeté à soi nécessaire pour qu’il y ait peuple, et comme mode de transmission de cette impureté, qui rend efficace une forme de soudure. C’est lorsqu’on en arrive à ce point qu’on rencontre le problème des deux genres d’écriture qui distendent à l’extrême les deux formes du nous – celle du peuple qui n’existe qu’en idée, et celle de la nation qui existe dans les faits –, inscrites dans des structures matérielles politiquement identifiables.

29 Or ce qui caractérise la modernité politique, pour le philosophe politique cette fois, c’est justement qu’elle a entrepris de conjuguer ces deux sortes d’histoire. Les nations modernes ont pour caractéristique, en se posant comme démocratiques, comme dit très bien un philosophe juif, Franz Rosenzweig, d’avoir fait « monter le peuple dans l’État ». Il n’y a de lois de l’État que par une relativisation de l’héritage national, de telle sorte que les normes adoptées soient toutes entières voulues par le peuple – selon la définition de la loi comme déclaration de la volonté générale. Nous autres modernes, nous distinguons des sociétés politiques qui nous ont précédés, ou qui sont différentes des nôtres, en ce que, s’agissant des lois héritées, nous ne cessons de revendiquer un droit d’inventaire complet et radical – un droit qui s’étend jusqu’à la justification de leur caractère légal. Ce faisant, nous avons fondé des nations en un sens qui ne doit plus rien à leur fondation mythologique. En affectant le peuple du sens de « sujet politiquement actif », nous avons voulu extirper les nations, avec la forme de souveraineté qui les caractérise, de leur enracinement mythique. Or le procédé reste singulièrement incomplet : on sait bien qu’une nation n’existe pas sans ses mythes fondateurs et que ceux-ci, dans la modernité, ont précisément puisé aux sources des récits révolutionnaires.

30 Il est alors significatif que le nom du peuple soit venu participer de ces nouvelles mythologies. Dire que le peuple est monté dans l’État dans la modernité, ce n’est pas seulement souligner qu’il est devenu le sujet politico-juridique suprême auxquelles s’adossent les lois de l’État. Cela revient à dire aussi que le peuple est venu participer d’un récit qui lui est, si l’on écoute bien la distinction freudienne, structurellement étranger. Son impureté native disparaît en se fondant dans la nation. C’est que le « nous-mêmes » de la nation autoconstituante ne laisse plus voir le « nous autres » ambivalent, efficace dans son ambivalence même, sans lequel il n’y aurait jamais eu, dans l’histoire de la famille humaine, quelque chose comme un peuple. Or c’est ce niveau d’existence politique que l’analyse freudienne permet quant à elle de toucher. Les Juifs persistent, sans territoire, sans souveraineté et sans temple. J’ai mis en exergue de mon livre une citation de Rousseau qui semble faite pour illustrer cette façon dont je vous ai invités à entendre l’expression « nous autres » :

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Mais un spectacle étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié et n’ayant ni lieu ni territoire depuis près de deux mille ans, un peuple altéré, chargé, mêlé d’étrangers depuis plus de temps encore, n’ayant peut-être plus un seul rejeton des premières races, un peuple épars, dispersé sur la terre, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver pourtant ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale, quand tous les liens en paraissent rompus. Les Juifs nous donnent cet étonnant spectacle, les lois de Solon, de Numa, de Lycurgue sont mortes, celles de Moyse bien plus antiques vivent toujours. Athènes, Spartes, Rome ont péri et n’ont plus laissé d’enfans sur la terre. Sion détruite n’a point perdu les siens, ils se conservent, ils multiplient, s’étendent par tout le monde et se reconnoissent toujours, ils se mêlent chez tous les peuples et ne s’y confondent jamais ; ils n’ont plus de chefs et sont toujours peuple, ils n’ont plus de patrie et sont toujours citoyens [4].

32 Freud est parti du même étonnement. J’espère vous avoir montré que cet étonnement n’était avivé à propos des Juifs que parce que les modes d’identification et de production mythique des États-nations qu’il avait sous les yeux – et d’un État en particulier, l’Allemagne – était en train de conduire l’histoire européenne à sa perte. Ou encore : qu’une mauvaise jointure entre nation et peuple était en train de se faire, où l’homogénéisation nationale, la réactivation du Volk comme mythe, était en train de provoquer une catastrophe dont les Juifs seraient les premières victimes et dont l’Europe ne se relèverait pas.

33 Mais alors, pour aller plus loin dans l’analyse, on comprend ce qu’il me faudrait faire. Il faudrait que je me porte vers les bribes de ce que Freud dit dans son livre, non pas des Juifs, mais de l’Allemagne. N’ayant pas la possibilité de traiter ici un tel sujet, je me contenterai de quelques notations.

34 L’Allemagne apparaît à trois reprises dans le Moïse. Une occurrence, évidemment, apparaît à propos de l’antisémitisme. Freud estime que l’antisémitisme est d’autant plus virulent qu’il est le fait de « chrétiens mal baptisés ». La référence va donc à la Réforme et à la façon dont il faut comprendre son inscription dans l’histoire du christianisme. L’interrogation a trait à l’effacement du meurtre par la voie privilégiée de l’aveu dont les chrétiens ont été capables depuis saint Paul, dont on peut supposer qu’il n’a plus les mêmes vertus intégratrices lorsque la Réforme s’affirme. Notons aussi que la Réforme est la force culturelle majeure sur laquelle s’est étayée la formation des nations modernes en États autonomes, temporellement et spirituellement, affranchis de la tutelle de Rome. Je laisse pourtant de côté cette première allusion à l’Allemagne, moins directement en rapport à notre sujet que ne le sont les deux autres.

35 Celles-ci sont très significatives. J’ai déjà évoqué l’une d’entre elles : les Germains apparaissent, aux côtés des Grecs et des Finnois, comme des pourvoyeurs de mythes nationaux au sens classique, obéissant à la structure de l’épopée qu’on a décrite. Rien ne les distingue des autres, et tout les distingue des Juifs, du moment où on les ressaisit sur la ligne narrative et mémorielle du récit monothéiste.

36 Or une autre occurrence récuse en toutes lettres cette affiliation. Nous sommes à ce moment de la démonstration où Freud s’exerce à déceler les traces persistantes de la dualité originaire des deux peuples en un (les Sémites de la première heure et les Madianites) jusque dans la Bible. La principale à ses yeux est évidemment celle des deux royaumes, d’Israël et de Juda, avec la séparation entre Jéroboam et Roboam après Salomon, dans la période de la royauté qui précède la réunification sous Josias, la première destruction du temple et l’exil babylonien. En somme, on aurait là une trace qu’il n’y a de peuple que travaillé par une dualité jamais résorbée – un nous autres, au sens fort, c’est-à-dire au sens où une certaine altérité travaille et constitue le nous.

37 C’est là que Freud s’autorise une nouvelle référence à l’Allemagne, à la nation allemande, rigoureusement inverse à la précédente :

38

L’histoire affectionne ce genre de restauration, où les fusions postérieures sont annulées, tandis que d’anciennes séparations reviennent au jour. L’exemple le plus frappant d’un tel processus nous est livré, comme on sait, par la Réforme, lorsqu’elle fit reparaître, après un intervalle de plus de mille ans, la frontière séparant autrefois la Germanie romaine de la Germanie demeurée indépendante. Dans le cas du peuple juif, nous ne pourrions démontrer une aussi fidèle reproduction de la situation ancienne ; notre connaissance de ces temps est trop incertaine pour permettre d’affirmer que ceux qui s’étaient fixés de tout temps dans le pays se retrouvèrent dans le royaume du Nord, que ceux qui revenaient d’Égypte se retrouvèrent dans le royaume du Sud, mais la décomposition ultérieure n’a certainement pas été sans rapport avec l’union antérieure [5].

39 L’Allemagne comparaît donc sous des signes inversés : une première fois du côté des nations, avec leur mode de constitution identitaire différent de celui des Juifs, et une seconde fois du côté du peuple duel, cette seconde fois renvoyant de nouveau à la Réforme et au genre d’histoire qu’elle est portée à récrire. Aux Juifs, les Allemands disent « vous autres » – c’est le discours officiel de la persécution d’État. Quant aux Juifs, ils ont éminemment raison – et cela même si cette raison leur échappe, puisqu’elle les structure inconsciemment – de dire « nous autres », au regard de toutes les autres nations et de leur mythe fondateur. Et cependant les Allemands, au cours de leur histoire, et au moment de se constituer en nation moderne – au moment de s’unifier – font précisément resurgir la structuration duelle du peuple, cette structuration qui, dans son origine, est celle-là même de ceux qu’ils persécutent.

40 Un mot pour conclure : je disais en commençant que nous sommes très enclins à dire « nous autres », et que cela était à tout prendre un bien, un signe de lucidité, dans la distanciation que nous savons adopter à l’égard des réductions identitaires qui menacent continuellement la vie des sociétés démocratiques dans la modernité avancée. J’ai dit aussi qu’à la question qui ? suspendue dans le « nous autres », le fait de pouvoir répondre « un peuple », chez les modernes, était éminemment problématique. Si je devais résumer le sens de mon intervention, je dirais pour finir que le corpus freudien permet de préciser à la fois les raisons de ce dilemme et la bonne manière de l’aborder.

41 Notre histoire est celle, imbriquée, des peuples qui se disent comme des nations, et des nations censées émerger et se soutenir de leur ancrage dans des peuples. Démêler cette histoire, séparer les processus inconscients qui les alimentent distinctivement, est à coup sûr d’un grand secours pour y voir plus clair en nous-mêmes – ou plutôt, pour continuer à pouvoir dire, avec effort mais sans souffrance, « nous autres les modernes ».

Notes

  • [1]
    É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, 1976, p. 233.
  • [2]
    B. Karsenti, Moïse et l’idée de peuple, Paris, Cerf, 2012.
  • [3]
    S. Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), Paris, Gallimard, 1986, p. 63.
  • [4]
    J.-J. Rousseau, Fragments politiques, dans Œuvres Complètes, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 499.
  • [5]
    S. Freud, LHomme Moïse et la religion monothéiste, op. cit., p. 107.
Bruno Karsenti
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/01/2016
https://doi.org/10.3917/apf.161.0167
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