CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1.  Introduction

1La ville, entendue comme entité administrative et juridique, mais aussi comme espace concret de pratiques sociales et de réalisation de droits, peut offrir des possibilités spécifiques de protection, de reconnaissance et de redistribution à des populations particulièrement vulnérables, notamment migrantes ou en situation de minorités dans les espaces urbains. Plus encore, les grandes métropoles qui concentrent une large partie des ressources sont porteuses de ces possibilités, soit par le biais de politiques locales soit parce qu’elles permettent des formes d’appropriation de ces ressources matérielles et symboliques qui correspondent à un droit à la ville « de fait », en acte (Morange et Spire, 2017). L’approche développée au cours du programme « Repenser le droit à la ville depuis les villes du Sud. Regards croisés Afrique subsaharienne/Amérique latine [1] » a justement envisagé la ville comme le lieu de conquêtes de droits par leur réalisation « de fait », par des pratiques de l’espace urbain qui ne seraient pas dépendantes de la médiation politique formelle, et donc qui resteraient à distance des questions de citoyenneté ou de résidence telles que traditionnellement posées. Au sein de cette approche, les auteur.es de cet article s’intéressent à l’idée que non seulement il existe un droit à la ville « de fait », mais aussi « en creux », qui peut être défini à partir de l’expérience de certaines catégories de populations particulièrement vulnérables, dans la double diversité de leur façon d’être en ville et des configurations urbaines dans lesquelles elles se trouvent.

2Observant depuis différentes disciplines des villes du Sud qui sont aussi des capitales nationales, nous nous intéressons chacun.e à des groupes et des processus différents : les étrangers (Fournet-Guérin, 2018) et les prostituées à Maputo (Ginisty, 2019), les populations indiennes (Perraudin, 2018) et les migrants centraméricains (Faret, 2018) à Mexico, les populations noires à Rio de Janeiro dans la première moitié du xxe siècle (Michel, 2019) [2]. Toutes ces situations ont en commun de mettre en jeu des minorités spécifiques dont la présence dans la communauté urbaine ne passe pas – ou peu – par des revendications formalisées. Ces groupes se caractérisent par leur vulnérabilité dans les sociétés urbaines concernées, du fait de leur statut ou de leur condition sociale fragile, qui souvent ne peuvent faire valoir une situation de résidence, légale ou du moins reconnue, et sont de ce fait des « oubliés » du droit à la ville classique. Si la diversité des situations urbaines et des moments historiques rendent impossible une comparaison systématique, nous considérons qu’une mise en perspective de situations en marge de celles majoritaires appréhendées dans leurs contextes peut permettre d’aborder les formes de ce droit à la ville de fait, peut-être plus encore que chez des groupes qui ont recours à des leviers institutionnels ou politiques formels. Nous faisons l’hypothèse que ces populations, soumises à un impératif d’invisibilité et d’informalité, accèdent à des ressources urbaines en produisant des formes de l’insertion dans la ville qui passent par des pratiques autres des espaces urbains. Le positionnement de ces minorités en ville traduit des manières d’être ou de répondre à des stigmates qui tiennent à la fois à l’expérience propre et à des interactions sous contrainte avec le reste des acteurs sociaux en ville.

3Cet article propose donc de réfléchir à ce que peut signifier le droit à la ville pour des populations fortement marginalisées dans les villes : migrants, minorités ethniques et racialisées, prostituées. Nous postulons que leur expérience permet de réinterroger cette notion largement réappropriée depuis le texte fondateur d’Henri Lefebvre (Lefebvre, 1968), notamment par la géographie radicale, en l’éclairant sous d’autres facettes que celles qui dominent dans l’abondante littérature sur le sujet. Les individus que nous désignerons comme « minoritaires » sont en effet peu propices à se mobiliser et leur voix peine à se faire entendre, n’étant que peu relayée par les médias ou les organisations politiques. Ils interfèrent peu avec l’État, en raison de la précarité de leur présence en ville, de formes autoritaires de pouvoir ou du risque de traitements discriminatoires. Ils ont également en commun d’être fortement stigmatisés, relégués aux marges, indésirables. Par conséquent, les registres d’analyse classiques d’expression du droit à la ville, qui articulent, via la notion d’espace public, demande de reconnaissance, action collective, réponse des pouvoirs publics et attribution de droits (Honneth, 2013 ; Mouchard, 2009 ; Neveu, 2006), ne semblent pas leur être accessibles. Pour autant, la ville constitue une ressource de multiples manières : pour trouver un emploi, résider, construire leurs sociabilités. L’absence de revendications signifie-t-elle que ces populations minoritaires ne formulent pas d’attentes et de demandes vis-à-vis de la ville ?

4L’étude des migrants, des minorités ethniques, racialisées, vulnérables dans l’espace urbain, fait l’objet d’une vaste littérature aussi ancienne que les études urbaines elles-mêmes (Burgess, 1990 ; Germain, 2013 ; Grafmeyer et Joseph, 1990), qui s’est étoffée au gré de l’intense croissance urbaine que connaissent les pays du Sud depuis 1950 (Lewis, 2012 ; Lomnitz, 1983 ; Lin et Mele, 2013), et permet d’interroger ici le contenu du droit à la ville en complément des travaux existants. En dressant dans une première partie l’inventaire de ces situations qui renvoient à des risques de stigmatisation contraignant l’accès aux ressources dans la ville, nous ferons apparaître l’enjeu d’un droit à la « discrétion » dans la ville, droit qui ouvre les conditions d’une « émancipation » dont il convient de discuter la nature et les limites. Dans une deuxième partie nous montrerons que le droit à la discrétion correspond à un ensemble de tactiques pour se mouvoir dans une polarité entre visibilité et invisibilité, qui se fondent sur les pratiques de l’espace urbain, quotidiennes et de basse intensité, définissant un droit à la ville de fait. C’est ainsi, dans des trajectoires complexes entre reconnaissance et anonymisation, que la ville fait ressource pour ces populations particulières, d’autant plus lorsqu’il faut exclure celles dont l’accès est lié à l’appartenance à la communauté politique. Ce dernier aspect nous conduit, dans une troisième partie, à montrer comment des populations migrantes ou mobiles suggèrent, par leur pratique des espaces urbains, d’autres formes de droit à la ville. Ces populations ne seraient pas dépendantes du territoire mais traduiraient l’enjeu de l’accès aux ressources urbaines comme biens communs, et formuleraient un droit universel à être ici et ailleurs.

2.  Des minorités à visibilité variable : catégorisations et stigmatisations dans la ville

5Les processus de catégorisation de groupes sociaux indésirables se traduisent dans la production de l’espace urbain de façon ambivalente. Si l’espace urbain est un terrain d’incarnation et d’institutionnalisation du stigmate (Goffman, 1983), il est aussi un refuge. Dans quelle mesure l’invisibilité observée résulte-t-elle d’une impossibilité de se faire voir, d’un choix des acteurs sociaux, ou de la seule possibilité d’être en ville dans un contexte de forte ostracisation sociale, voire d’oppression politique ? Répondre à cette question nécessite d’adopter une approche par les individus, afin de capter des pratiques sociales et spatiales parfois isolées, mises en œuvre à distance du groupe dit d’appartenance. En effet, faire groupe peut exposer à une visibilité non souhaitée. Les figures du camouflage, les stratégies de dispersion, de mise à distance de ses pairs, construisent donc un contrepoint à la littérature sur les réseaux, les quartiers ethniques, les « centralités minoritaires » qui met plutôt en avant les lieux et formes d’organisation où les minorités se constituent en groupe et obtiennent une visibilité dans l’espace urbain (Hiebert, 2002 ; Park et Burgess, 1969 ; Raulin, 2009). Pour autant, le rapport au groupe ne disparaît pas : les individus sur lesquels porte notre réflexion ont en commun d’être identifiés à des groupes sociaux en position subalterne dans les villes, dominés, méprisés ou marginalisés. De cette identification naissent le stigmate et la recherche de son évitement ; mais le groupe peut également faire ressource, protéger, abriter.

2.1.  Institutions et stigmatisations : la construction du fait minoritaire

6Dans les villes-capitales, se superposent plusieurs échelons de pouvoirs qui ont autorité sur les minorités, produisant des catégorisations et des stigmatisations : l’État central, les pouvoirs locaux, mais aussi une pluralité d’acteurs sociaux qui se réapproprient les catégories institutionnelles et alimentent les stéréotypes.

7Au Mozambique, la stigmatisation des prostituées dans l’espace urbain est le fait d’une construction idéologique instaurée par le FRELIMO, la force politique qui accéda à la tête de l’État à l’indépendance. Pendant la guerre civile (1977-1991), la ville devint le théâtre privilégié de la mise en scène de ces ennemis du peuple. Deux figures de l’ennemi furent particulièrement mises en scène et traquées en ville : l’improductif et la prostituée. La figure de la prostituée sanctionnait, depuis les années 1930-1940, la transgression des règles qui régissent les rapports sociaux de sexe des sociétés rurales du sud du Mozambique (Penvenne, 2003). Dans le contexte socialiste de l’indépendance, s’adonner à une sexualité rémunératrice constituait la preuve de la décadence et de l’impasse du capitalisme dans sa forme spatiale la plus achevée, la ville. Dans la seconde moitié des années 1970, les femmes en ville furent donc plus fragilisées que les hommes par la redéfinition autoritaire de la citadinité par l’État. Nombre d’entre elles avaient en effet investi la ville seules pour travailler dans l’industrie du tabac et de la cajou (Penvenne, 2003). L’instrumentalisation de la figure de la prostituée par le FRELIMO vint alors légitimer un contrôle étroit du déplacement des femmes en ville et de leur tenue vestimentaire.

8À Mexico, les catégorisations des minorités reflètent une contradiction entre État et municipalité. Ainsi, conséquence de politiques migratoires élaborées à l’échelle nationale, les migrants en situation d’illégalité sont exposés aux contrôles et au risque d’expulsion menés par les agents de l’Institut National de la Migration, alors même que la Ville de Mexico se définit, dans la Constitution adoptée en 2017, comme « ville-hospitalière » et se vante volontiers de participer au réseau des « villes-sanctuaires » pour les migrants (Faret, 2018). Plus largement, la Ville de Mexico, dirigée par des partis progressistes depuis 1997 (le PRD, Parti Révolutionnaire Démocrate, puis MORENA, Mouvement de régénération nationale) mène des politiques volontaristes pour favoriser l’insertion urbaine des migrants étrangers ou des populations indiennes. Un programme d’appui économique et social à des huespedes (hôtes) a vu le jour dans le cadre de la politique de l’interculturalité (loi de 2011), concernant populations migrantes intérieures ou de l’étranger. Ces dispositifs reposent en partie sur des stéréotypes, adossés aux catégories de populations-cibles, et les alimentent. Ainsi, alors même que les populations centraméricaines ont des attentes en termes d’accès à un régime de droit qui soit celui de tous, les autorités leur réservent des mesures spécifiques qui les assimilent de fait à des outsiders alors qu’une partie significative d’entre elles souhaite s’installer durablement à Mexico (Faret, 2018).

Les migrants centraméricains à Mexico

Depuis les années 1990, la région métropolitaine de Mexico est devenue une destination migratoire notable pour les populations originaires du Honduras, du Salvador et du Guatemala, dans le contexte des flux centraméricains vers l’Amérique du Nord. Entre politiques migratoires restrictives aux États-Unis et maintien de conditions structurelles de violence et pauvreté en Amérique centrale, la migration à travers le Mexique donne lieu à des formes de présence à Mexico qui – au-delà du transit – s’inscrivent dans des durées plus longues, liées à la fois à l’impossibilité d’aller à la destination prévue et de retourner dans les contextes d’origine. Dans ces situations de parcours bloqués, l’insertion en ville se fait par défaut, en différentes parties de la région urbaine au gré des trajectoires individuelles. Cette présence se caractérise par des réseaux sociaux et d’entraide très limités, une vulnérabilité importante aux violences et à la délinquance urbaine et une exposition aux abus des autorités policières. Pour des populations qui sont sans statut migratoire, ou avec des autorisations très précaires, l’installation en ville est teintée d’invisibilité sociale et politique cantonnant la grande majorité des migrants dans l’informalité et les ressources locales que constituent les quartiers populaires.

9De même, depuis les années 2000, la municipalité de Mexico a mis en place des programmes spécifiques à destination des populations indiennes urbaines, dans les domaines de l’accès à la justice, au logement ou encore à l’éducation, doublés de mesures symboliques, valorisant par exemple la langue indienne nahuatl. Là encore, ces dispositifs renvoient à des éléments culturels en accord avec l’imaginaire de l’indianité : l’autochtonie, le lien avec le village « d’origine », des formes d’organisation communautaires, la mise en avant de la langue ou de savoir-faire, comme l’artisanat. Les populations indiennes sont pourtant caractérisées par leur hétérogénéité et la grande diversité des formes que prend leur insertion en ville (Perraudin, 2018). Si l’esprit qui préside à ces mesures relève d’intentions favorables, teintées de paternalisme, leur mise en œuvre renforce donc les images les plus visibles et consensuelles de ces populations minoritaires, au détriment de formes de définition de soi et d’exposition plus diverses, plus discrètes, moins « esthétiques » ou « publicitaires », dans la ville (Raulin, 2009).

Les Indiens à Mexico

De nombreuses populations indiennes se sont installées dans les villes mexicaines à l’issue des migrations internes massives des années 1940. Figures de l’altérité depuis la colonisation, elles y subissent des discriminations spécifiques, directes (insultes, regards méprisants, etc.) et indirectes (obstacles à l’accès au marché résidentiel, du travail), et restent paupérisées. Les Indiens sont, surtout, traités comme d’éternels migrants, voués à retourner à la campagne, même lorsqu’ils résident en ville depuis des décennies, voire des générations, selon le clivage sans cesse réactivé depuis l’histoire coloniale entre les villes souhaitées blanches et les campagnes présentées comme berceaux des populations indiennes. À partir des années 1980, pourtant, sous l’effet croisé de la démographie et d’une anthropologie sensible à l’ethnicité, des espaces institutionnels se sont ouverts à Mexico pour reconnaître la présence indienne dans les villes et attribuer des aides, puis dans les années 2000, grâce au zapatisme et au tournant multiculturaliste observé dans d’autres contextes, accorder des droits. Mexico reste toutefois une ville de contrastes, avec des espaces dans lesquels certaines formes de l’indianité sont admises, voire prisées (les chambres de bonne et les intérieurs des maisons bourgeoises, les stands de nourriture et d’artisanat des marchés, certains parcs, les musées) et une majorité d’espaces d’où elles sont exclues.

10Les acteurs du champ social, tels que les médias ou le discours commun reprennent et co-produisent les catégories instituées par les pouvoirs publics. À Rio de Janeiro, capitale de la première République du Brésil (1890-1930), les migrants internes, populations noires issues des plantations de café, affluent pendant la première moitié du xxe siècle. C’est aussi le lieu où se réalise le processus de modernisation souhaitée par les élites. Il doit conduire le pays vers le blanchiment de la population et l’effacement des structures esclavagistes, si bien que pour les institutions politiques, fédérales ou locales, aucune distinction raciale légale n’est censée discriminer l’accès aux services ou à l’emploi. En revanche la stigmatisation des Noirs, bien réelle, relève du préjugé social véhiculé par les élites traditionnelles, naguère esclavagistes, ainsi que par les nombreux migrants européens qui s’installent, confrontés à une altérité nouvelle. À Rio, la fin de l’esclavagisme s’accompagne ainsi de la production d’un discours sur les classes dangereuses et sur le supposé désordre urbain dont elles sont considérées être à l’origine – préjugé social qui connaît d’ailleurs une remarquable permanence contemporaine. À Mexico, le discours public commun, diffusé par exemple dans la presse, dans le débat politique local ou par les discours des habitants, associe également la question des Centraméricains à un ensemble de « problèmes urbains » : violence, drogue, viols, narcotrafic, sentiment d’insécurité des riverains… Qu’ils soient porteurs de menaces ou victimes, les migrants sont toujours placés dans le registre du problème. Ceci s’exprime lors de moments de visibilité forte autour d’un fait divers par exemple, voire un événement local tel que le déplacement d’un foyer d’accueil de migrants, le changement de la loi et ses effets locaux, une mobilité en groupe (de type « caravane ») ou la mobilisation des organisations civiles.

11La production de stigmates liés à la situation minoritaire, fondés sur la nationalité, la race, l’ethnicité, le genre, la classe sociale ou l’illégalité, que l’on retrouve à Maputo et Mexico, tout comme on la trouvait à Rio dans les années 1920-1940, peut conduire à une visibilité forcée et dangereuse. Même des politiques d’apparence généreuse peuvent réactiver involontairement des figures stigmatisantes, si bien que les individus rattachés à ces groupes subissant des injonctions – explicites ou non – à l’assignation à des lieux et à des identités peuvent chercher à éviter ces dispositifs. La ville offre alors de multiples espaces de contournement des processus d’assignation d’une place en ville, voire de leur renversement. Il est possible de comprendre également la quête d’invisibilité comme un souhait de se fondre dans la masse des citadins, l’expression d’un conformisme à l’ordre social et spatial urbain dominant. Une telle quête met indirectement en lumière des figures citadines dont la présence dans l’espace public n’est pas considérée comme problématique, et que l’on peut donc identifier comme « légitimes », impliquées dans des formes de catégorisation sociale localement intériorisées. La présence par-delà ces figures expose l’individu à une visibilisation de soi atypique, voire déviante en termes d’identité sociale. Cette recherche de conformité sociale peut faire écho à des mécanismes de reconnaissance institutionnelle, qui s’inscrivent dans le registre juridique.

2.2.  Présence en ville : dispersion, concentration

12Lorsque l’on pense à la répartition en ville de groupes considérés comme minoritaires, qu’il s’agisse de personnes extérieures à la ville, telles que des migrants, ou bien originaires de celle-ci mais considérées marginales, comme des minorités ethniques, l’image vient souvent à l’esprit de concentration géographique, de visibilité inscrite dans l’espace : quartiers dits ethniques, lieux d’installation de migrants étrangers ou encore espaces accueillant des activités principalement animées par un groupe minoritaire. Or, cette situation est loin d’être générale. Dans les villes retenues dans cet article, la logique de quartier ethnique n’est pas toujours de mise. Ainsi, à Maputo on ne trouve pas de quartier spécifique d’accueil ni de relégation des étrangers. Dans les quartiers périphériques, des milliers de migrants étrangers vivent ou travaillent aux côtés de Mozambicains, sans concentration spatiale identifiée (Fournet-Guérin, 2018). Toutefois, ils ne sont pas pour autant anonymes, tout le monde dans ces quartiers sachant qu’ils sont étrangers : l’exemple archétypal concerne l’épicier de quartier, communément appelé « le Burundais », désignation générique pour tout originaire de la région des Grands Lacs exerçant cette activité. De même à Mexico, les recensements montrent que les Centraméricains et les Indiens sont dispersés dans l’ensemble de la ville, sans que ne se soient constituées des enclaves ethniques.

Les commerçants étrangers à Maputo

Maputo, capitale du Mozambique, située en marge géographique du territoire national mais très proche de l’Afrique du Sud, est une métropole qui accueille des milliers d’étrangers, certains de passage vers ce voisin plus riche, d’autres attirés par le caractère favorable aux étrangers de la législation mozambicaine. En particulier, nombre d’entre eux proviennent des pays en guerre ou troublés politiquement de la région des Grands Lacs (RDCongo, Burundi et Rwanda), de Somalie, du Zimbabwe, principalement. Ils ont alors le statut de réfugiés. Les ressortissants d’Afrique de l’Ouest sont également nombreux, attirés par la possibilité de s’installer dans le commerce de détail. La grande majorité de ces ressortissants africains s’affairent dans ce secteur depuis le début des années 2000. Ils sont donc très visibles dans l’agglomération, dans le centre comme dans les quartiers périphériques, où leur présence est diffuse et très insérée dans les espaces quotidiens de la population locale. Il n’existe pas de stigmatisation de ces étrangers mais un sentiment de jalousie de la part des Mozambicains s’est développé. Leur présence est néanmoins tolérée, voire considérée comme nécessaire à l’approvisionnement alimentaire et de détail de la ville.

13À une échelle plus fine, toutefois, apparaissent de micro-espaces de visibilité, clairement identifiés à la présence de populations minoritaires : quartier de prostitution de la zona quente (littéralement, la zone chaude) à Maputo, carrefours routiers à Mexico sur lesquels les Centraméricains se postent en espérant être embauchés pour des travaux journaliers, marchés d’artisanat à Mexico, principalement indiens, etc. Ces espaces constituent des ressources pour les populations minoritaires, pour des raisons diverses. La dynamique d’entre-soi en fait des lieux d’échange de biens et d’informations utiles, mais aussi des lieux sûrs, dans lesquels on peut donner à voir sa différence sans s’exposer au mépris, pour les Indiens de Mexico ou les prostituées de Maputo, par exemple. Ils constituent aussi des ressources économiques, en offrant des emplois (ou pour le moins des aides ponctuelles par sollicitation des autres citadins). Se rendre visible peut alors même devenir un atout : sur les marchés de Mexico, les artisans vendent mieux s’ils sont immédiatement identifiables comme indiens, grâce à leurs vêtements, jouant ainsi de l’imaginaire qui associe autochtonie, artisanat et authenticité. De même, les prostituées ont tout intérêt à être identifiées comme telles dans les zones où elles cherchent des clients. Dans d’autres espaces, toutefois, à quelques rues d’écart, les mêmes attributs vestimentaires font courir le risque de subir une agression raciste ou sexiste.

14Ces lieux ressource peuvent aussi faire l’objet de stratégies de contournement. Ils peuvent notamment ne représenter qu’une étape dans l’insertion dans la ville. Ainsi, les Centraméricains fréquentent les carrefours routiers à certaines étapes de leurs trajectoires migratoires ou de leur insertion dans la ville. Il en est de même à Maputo, les prostituées constituent avec le temps une clientèle, avec qui elles communiquent par téléphone, ce qui les dispense un temps d’aller dans la zona quente, lieu de côtoiement des différentes formes de criminalité. Dans le Rio du début du xxe siècle, enfin, beaucoup de populations noires ou métisses aspirant à une trajectoire socio-économique ascendante délaissent les favelas paupérisées, stigmatisées racialement, pour s’installer dans de nouveaux quartiers résidentiels, situés le long de la nouvelle ligne de chemin de fer vers le nord. Issus de lotissements privés, censés permettre l’accès des classes ouvrières à la propriété, aux services de bases et à la mobilité, ils sont en théorie racialement indéfinis. En choisissant ces quartiers perçus comme mélangés, les ménages noirs sont en quête d’un creuset urbain qui leur assure une meilleure place, non racialement assignée.

Les Noirs à Rio – 1920-1940

Entre 1920 et 1940, la ville de Rio connaît une croissance considérable du fait du déclin de l’économie du café et de l’exode rural qui s’ensuit. À cette occasion, les modalités de production de la plantation comme les rapports sociaux issus de l’esclavage, qui s’exportent dans la jeune métropole, sont reconfigurés dans un nouvel ordre urbain, auquel les populations noires aspirent à participer comme n’importe quels citoyens. De nouvelles banlieues résidentielles, le long du chemin de fer (future « zone nord »), se peuplent de nombreuses populations venues de l’intérieur, noirs et migrants européens, ainsi que des familles expulsées du centre-ville. C’est dans ces espaces que l’on peut observer les aspirations des populations noires à une citoyenneté discrète, silencieuse, qui ne se différencie pas des nationaux et européens blancs, et leur permettent de se saisir des nouvelles opportunités promises par la ville (emploi, éducation, santé). En parallèle de luttes politiques et mouvements sociaux qui revendiquent la fin de la discrimination raciale, de nombreux habitants noirs de Rio sont engagés dans la construction d’une condition urbaine de suburbano (résident de la périphérie) et contribuent à l’idée d’un universel urbain, associé à une modernité qui ne verrait plus les couleurs et qui constitue alors l’horizon de la société brésilienne.

15Ainsi, visibilité et invisibilité doivent être pensées dans une tension dialectique, comme deux pôles d’un même continuum entre lesquels se situent les pratiques : les individus composent en permanence, parfois quotidiennement et avec plus ou moins de succès, avec les registres de la visibilisation et d’invisibilisation de soi en ville. Ils peuvent chercher à se rendre visible – et se rapprocher de leurs pairs – dans certains lieux jugés sûrs, ou à des moments où être vu est permis, voire nécessaire, qu’il s’agisse de moments brefs (pour les prostituées, celui où elles cherchent des clients, par exemple) ou de périodes plus longues (comme celles où un gouvernement octroie des droits spécifiques qui peuvent créer un intérêt à être identifié comme minorité). L’analyse doit donc être attentive à la fois aux temporalités et aux différents espaces urbains, dans la diversité des configurations en présence.

3.  Se rendre invisible en ville, une compétence

16Dans les trois villes d’étude, la construction de la place des minorités ou des indésirables en ville se réalise en dehors des espaces refuges fréquemment identifiés, que sont les quartiers ethniques et les marges urbaines. Ceux-ci constituent en effet un désavantage majeur pour mobiliser avec efficacité, dans l’espace public, des stratégies d’invisibilisation. Le rapport au visible et à l’invisible se construit alors à l’échelle de la quotidienneté et dans des lieux divers de la ville. L’invisibilisation de soi y est plus facile, sans signifier toutefois que la dispersion géographique, voire l’isolement social, constitue un atout. En effet, il est plus difficile de faire face à certaines formes d’oppression, telle que la répression policière, dans une situation d’isolement spatial et social. Certaines formes d’invisibilisation traduisent l’évitement du stigmate, quand d’autres renvoient à des tactiques d’ascension sociale en ville. L’invisibilisation de soi s’apparente aussi bien à la réponse des catégories de population indésirables en ville au déni de leur citadinité par différents acteurs, qu’à la recherche d’émancipation à l’égard du stigmate. Enfin, l’invisibilisation ne doit pas être comprise en tant que l’accomplissement de l’ancrage citadin des populations vulnérables. Jamais acquise dans un droit à la ville de fait, leur place en ville se construit dans un jeu permanent entre visibilité et invisibilité, en s’appuyant sur des stratégies d’évitement ou d’accès à certains espaces plutôt qu’à d’autres.

3.1.  Se rendre invisible : choix ou contrainte ?

17L’invisibilité est une pratique sociale qui se construit dans la menace perçue sur la légitimité de son identité, ses ressources (sociales, institutionnelles, économiques, etc.), voire de sa présence en ville. La compréhension de la finesse du contrôle social, politique et institutionnel, mais surtout de la nature du danger représente une compétence centrale dans la production de l’invisibilité en ville. À Maputo, les jeunes citadines ont, par exemple, une moins grande expérience des rapports sociaux de dépendance, générationnels et genrés, que les femmes d’âge mûr ou en situation de famille monoparentale. Elles ne sont pas en première ligne du contrôle social qui s’exerce sur les femmes qui sont en position d’être chef de famille. Leur citadinité est construite sur les cercles de sociabilités amicaux, ce qui les conduit à méconnaître ou sous-estimer la netteté des frontières de la sexualité transactionnelle, légitime, et celle, déviante, de la prostituée (Mac Mahan et al., 2018). Elles sont alors, plus que les autres, rapidement démasquées par leur entourage. Dans l’apprentissage d’un quotidien, désormais caractérisé par le stigmate, ces femmes reconstruisent leur invisibilité, présumée, jusqu’alors limitée au seul travestissement de leur mobilité. D’autres femmes, en revanche, ont su éviter le stigmate en faisant le choix de s’isoler socialement, en élargissant leur invisibilité au champ des activités sociales qui structurent la quotidienneté (Ginisty, 2019). On observe donc que les stratégies d’invisibilité résultent autant des compétences à cerner les objets et les visages de l’illégitimité en ville que de la capacité à déjouer les contraintes qui portent atteinte à l’estime de soi et aux ressources urbaines constituées. Dans cette perspective, l’intentionnalité des acteurs et leurs compétences demeurent variables. L’entrée dans l’invisibilité ne traduit pas l’aboutissement d’un choix rationnel ou un niveau d’oppression singulier pour un groupe social dans la ville, mais vient plutôt sanctionner la maîtrise d’un type de compétence citadine. Contraints, par l’ordre moral, le cadre législatif, ou l’organisation économique, à rester dans les marges, les individus trouvent avantage, ou limitent l’impact de leur exclusion, en se faisant discrets. Ainsi, l’invisibilité des Centraméricains à Mexico est d’abord l’effet de la fermeture des politiques migratoires états-uniennes, puis mexicaines, qui ne leur permet pas de régulariser leur situation, et des violences auxquelles ils sont exposés, de la part des acteurs criminels, des autorités policières ou des membres de certains gangs qui poursuivent sur le sol mexicain guerre des territoires et actions de représailles (Faret, 2017). Cependant, l’invisibilité des migrants à Mexico ouvre aussi des brèches qui donnent accès à tout un pan de l’économie informelle, que ce soit pour l’emploi ou le logement, en même temps qu’elle autorise une mise à distance des risques les plus classiques de l’expérience migratoire vécue le long des routes de la migration avant l’arrivée en ville. Dans ce statu quo, la vie est possible, si bien qu’il ne semble plus nécessaire, ou qu’il paraît trop risqué, de sortir de l’ombre pour s’engager sur la voie de revendications de droits de façon plus articulée.

18Les tentatives de contournement des objets, des figures et des espaces d’incarnation de la marginalité urbaine nourrissent des formes d’invisibilisation citadines. Répondant peu souvent d’un choix, l’évitement du risque d’arrestation, de l’expulsion, de l’ostracisme social ou de tout jugement dépréciatif paraît offrir peu de perspectives émancipatrices en dehors de la production d’un certain isolement social et spatial. Cet isolement peut pourtant être vécu en termes de relative tranquillité à l’échelle de la vie quotidienne, qui se déroule, en apparence, selon les normes citadines locales. Elle est, en outre, d’autant plus recherchée qu’elle facilite l’accès à des ressources urbaines comme le marché de l’emploi informel tout en permettant d’épouser les figures citadines ordinaires. L’invisibilité représente donc une voie possible, même si étroite et sous contrainte, de sécurisation de la place en ville des catégories de population stigmatisées. Le cas de l’intégration des commerçants étrangers à Maputo est éloquent. Dans une ville dépourvue de quartier ethnique, le développement d’un commerce de boutique, dispersé dans la ville, sans aucune marque d’affiliation communautaire ou nationale, leur a permis de trouver leur place en ville, de telle sorte que nombreux sont ceux qui sont restés vivre à Maputo, depuis plusieurs années, alors que la ville n’était à l’origine dans leur esprit qu’une étape vers un autre pays (Fournet-Guérin, 2019). Se développent ainsi des formes quotidiennes de cosmopolitisme de voisinage, qui fondent une légitimité ordinaire, à partir des relations sociales ou de la fréquentation de lieux communs aux étrangers comme aux locaux. Le choix des pratiques d’invisibilisation peut donc conduire à la construction de liens entre tranquillité et droit à la ville de fait.

3.2.  Devenir invisible en ville : une compétence citadine

19L’invisibilité est une compétence citadine qui se forme et se consolide dans l’expérimentation de diverses pratiques sociales et tactiques quotidiennes (De Certeau & Giard, 1990). Le spectre des activités sociales concernées par l’invisibilité tend à s’élargir dans les situations de danger ou lorsque les stratégies mises en place se sont révélées insuffisantes pour se protéger de situations discriminantes. Néanmoins, la capacité des catégories vulnérables à remodeler leurs pratiques varie selon la trajectoire citadine des groupes et leur expérience du stigmate. À Maputo, les étrangers présentent des trajectoires communes aux citadins : les installations résidentielles se font au gré des occasions d’emploi, des personnes rencontrées lors de l’arrivée en ville ou du prix des loyers, nombre de lieux de sociabilité sont similaires à ceux des citadins locaux, tels la plage, les centres commerciaux ou les bars de quartier. En l’absence de mouvements xénophobes, ces pratiques suffisent à garantir leur tranquillité en ville au regard de la tolérance envers les étrangers. Dans l’espace public, il est possible que les étrangers de confession musulmane, désignés par le vocable générique de « Nigérians », arborent des vêtements les désignant explicitement comme tels, sans être victimes de désagréments. En revanche, pour les femmes qui se prostituent, les stratégies qui consistent à dissimuler leur activité par le choix des vêtements et des endroits les plus sombres dans l’espace public, se soldent rapidement par un échec. Le stigmate de la prostituée se construit avant tout à l’échelle familiale et sa gestion nécessite de rendre invisible la source de ses revenus, ainsi que d’adapter ses pratiques de mobilité en fonction du récit proposé (Ginisty, 2019). Ainsi, la construction d’un récit sur un travail domestique en ville nécessite de reconstruire son activité sur des temporalités diurnes et de mettre en scène une fin du mois financièrement difficile. L’invisibilisation n’est pas sans conséquence sur la trajectoire sociale des femmes : si le stigmate est évité, se résigner à une activité diurne ou occasionnelle conduit à une chute drastique des revenus et à une plus grande vulnérabilité aux pratiques sexuelles à risque. À l’inverse, à Mexico, les migrants centraméricains, souvent sans papiers, adoptent des stratégies radicales d’isolement social et spatial à leur arrivée en ville. Le sentiment d’insécurité et la méconnaissance des mécanismes de la visibilité étrangère les conduisent à adopter des pratiques d’évitement de l’espace public. La meilleure connaissance de la ville et de ses dangers s’accompagne ensuite d’un ajustement de son invisibilité dans l’espace public, en misant sur le travestissement de son accent, ses vêtements, voire de sa coiffure. Toutefois, pour les migrants en situation familiale, le coût de l’expulsion demeure trop grand pour prendre le risque d’une présence superflue dans l’espace public. La peur d’être séparé de leurs enfants, dépendants et scolarisés, limite au strict minimum les sorties du domicile. Cette invisibilité interroge à moyen terme : si elle réduit efficacement le risque d’arrestation, la restriction des contacts avec les citadins atténue la capacité des migrants à maîtriser les codes sociaux indispensables à la construction du sentiment de tranquillité en ville.

20À Maputo et Mexico, les catégories de population les plus vulnérables optent néanmoins pour une mise en conformité de leur présence en ville avec les pratiques constitutives de la citadinité des habitants qui ne connaissent aucune contrainte institutionnelle ou sociale liée à leur identité. Ainsi, l’ordinaire ou le commun apparaissent comme des registres de construction de leur droit à la ville. Ce type de stratégie n’est pas novateur. À Rio de Janeiro, au début du siècle dernier, le fait d’habiter un quartier résidentiel « légal », même très modeste, était une manière de faire disparaître ou atténuer le stigmate de la couleur de peau, au même titre qu’occuper un emploi stable dans l’industrie ou les grandes compagnies de services urbains. Ces projections ont participé à la mise en conformité des citadinités noires avec l’identité métisse de la nation brésilienne, véhiculée par des élites racistes (Michel, 2019 ; Reid Andrews, 1991). De fait, ces stratégies en apparence individuelles et isolées modifient à long terme les registres de la présence légitime en ville et les identités collectives.

3.3.  De l’invisible au visible ?

21Se rendre invisible en ville n’est pas l’expression de l’accomplissement d’une trajectoire sociale et spatiale réussie en ville. L’isolement spatial et social pèse sur les opportunités économiques, sociales, mais aussi institutionnelles dont les individus peuvent se saisir en ville. Ainsi, ce sont certainement les groupes minoritaires capables de jouer à la fois des registres du visible et de l’invisible qui démontrent une capacité à se saisir des opportunités de la ville, en termes d’anonymat, de vie associative et d’emplois – selon les temporalités qui leur sont favorables, en fonction des moments, des lieux ou des contextes politiques.

22Ces oscillations entre visible et invisible s’observent à l’échelle de la vie quotidienne. À Mexico, une personne susceptible d’être identifiée comme indienne aura intérêt à revêtir des vêtements la distinguant comme telle pour se rendre dans une des associations prêtant appui aux Indiens ou dans une des branches de la mairie développant des programmes spécifiques pour ces populations. Dans un hôpital, en revanche, elle a tout intérêt à éviter d’être identifiée comme telle, pour diminuer les risques d’être moins bien soignée ou de recevoir des commentaires humiliants. L’art de passer plusieurs fois par jour du visible à l’invisible est d’abord un art du déchiffrage, de la compétence à identifier quelles sont les figures légitimes de l’altérité dans la ville (l’artisan, l’employée domestique, le guérisseur, etc.) et dans quels espaces elles sont admises. La métaphore du théâtre chère à Goffman (1973) conduit à discerner une série de « scènes » dans la ville sur lesquelles certaines facettes des minorités sont admises, à condition de jouer le rôle attendu, autrement dit de rester à sa place, sans remettre en cause les positions sociales. Les individus qui apprennent à maîtriser ces codes peuvent donc tirer profit de la circulation d’un espace et d’un rôle à l’autre, en adaptant les formes de la présentation de soi.

23Se rendre visible peut survenir seulement une fois la présence en ville consolidée. Après avoir cherché à se mettre à l’abri des regards, les migrants peuvent rechercher collectivement la visibilité sur le long terme en fonction des contextes politiques. Ainsi, à Mexico, les politiques multiculturelles mises en place depuis 2000 favorisent la mise en visibilité des Indiens dans des situations qui auraient été risquées quelques années plus tôt. Par exemple, depuis 1990, plusieurs dizaines de familles indiennes squattent des terrains vagues ou des immeubles abandonnés, dans le centre de Mexico (Perraudin, 2017). Elles s’y sont d’abord installées faute de parvenir à se loger dans de meilleures conditions, en raison de la cherté du marché immobilier et de discriminations spécifiques. Les squats se sont entourés de murs hauts, et les grilles des portails d’accès étaient sans cesse fermées pour couper court aux regards extérieurs. Après quinze ans de politiques bienveillantes et la régularisation de quelques-uns de ces logements informels, les portes des squats s’entrebâillent et des pancartes indiquant que ce sont des familles indiennes qui occupent ces lieux ornent les murs. Ce revirement a été possible grâce au soutien constitué, pendant des années, par un tissu associatif, militant, institutionnel, qui amenuise le risque de l’expulsion. Les squatteurs indiens ne deviennent pas pour autant des figures légitimes, mais se désigner comme indien permet de se différencier d’autres groupes prompts à squatter les espaces vacants, jugés plus indésirables encore, tels les enfants des rues ou les toxicomanes.

24À Rio au xxe siècle, on observe également une revalorisation de certaines facettes de la culture noire qui constitue une contre-culture urbaine (samba, carnaval, candomblé). En parallèle avec le dénigrement de la figure de l’étranger (migrant européen), elle devient le socle d’une culture nationale constituée autour de la valorisation du métissage (Ferreira, 2014). Par ailleurs, des lieux de sociabilité valorisant la culture noire se créent, plutôt sur le mode de l’entre-soi : les élites noires, c’est-à-dire celles qui ont accédé à la petite classe moyenne, valorisent la « beauté » africaine sur un mode mimétique avec la sociabilité blanche (existence de salons dansants, de bals, de concours de beauté, de clubs politiques), dénonçant le rejet des blancs et se réappropriant ses codes de sociabilité urbaine, surtout au début des années 1950. La revalorisation de certains éléments de la présence noire à Rio est pourtant à penser comme un paradoxe, puisqu’au même moment, l'« embourgeoisement » d’une partie des populations noires de la ville est mis en tension par la stigmatisation toujours plus forte des favelas, et ce alors même que les groupes dominants valorisent les pratiques culturelles qui y ont cours, celle des écoles de samba notamment.

25Les fluctuations entre visible et invisible traduisent aussi les limites de l’art du camouflage, un art du corps et des accessoires. Bourdieu a montré avec la notion d’habitus combien classe sociale et origine sont incorporées et trahissent les individus, par une façon de se tenir, de parler, de se vêtir (Bourdieu, 1980). En outre, les minorités racialisées, comme les Indiens ou les Noirs, doivent composer avec la couleur de leur peau, un marqueur de la différence indélébile : le stigmate ne peut alors qu’être atténué, en jouant sur d’autres facteurs. Par ailleurs, en tâchant de se fondre dans la masse des citoyens ordinaires, les minoritaires peuvent adopter les codes d’autres groupes sociaux, minoritaires ou marginaux. Les jeunes Indiens, par exemple, adoptent des tenues vestimentaires, une façon de se coiffer, des expressions de langage, qui les rangent, du point de vue d’un citadin des classes aisées, parmi les jeunes des classes populaires, porteurs d’autres stigmates (le défi à l’ordre établi, la petite délinquance, etc.), mais dont l’appartenance à la ville n’est jamais remise en cause. Il en est de même des jeunes femmes qui évitent le stigmate de la prostitution à Maputo, lorsqu’elles épousent au plus près la quotidienneté de jeunes femmes, seules avec leurs enfants en bas âge, assignées à la résidence de leurs parents. Ces jeunes femmes, sans emploi, sont fortement isolées socialement et spatialement ; elles constituent pourtant une figure ordinaire de la pauvreté en ville (Ginisty, 2009). Cela révèle combien la légitimité est subjective et ses figures hiérarchisées.

26Ainsi, la revendication silencieuse d’un « être en ville » n’est pas seulement l’aspiration à la liberté de circulation ou de résidence mais renvoie à l’attribution symbolique d’une place par une société politique, par le groupe social dominant, qui conditionne l’accès aux ressources de la ville. Pour les catégories de population que nous étudions, la scène de la ville est, plus encore qu’une scène de reconnaissance, une scène de discrétion, notion qui leur ouvre une marge de manœuvre vis-à-vis de leur stigmate et des mécanismes de production de la norme.

4.  Invisibilité, légitimité et droit à la ville

27L’invisibilité des populations que nous avons observées semble découler en partie de leur mobilité, même si celle-ci prend des formes et des échelles différentes en fonction des situations : pour les migrants, le séjour en ville peut n’être qu’une étape dans un projet migratoire plus large ; pour les prostituées, se déplacer dans la zone de travail est une des façons d’exercer une activité réprimée et réprouvée. Or la notion de « droit à la ville » tend à présupposer un ancrage des citadins qui revendiquent et construisent leur place dans la ville. L’approche du droit à la ville pour des populations mobiles invite donc non seulement à réfléchir aux articulations entre (in) visibilité et mobilités, mais aussi à questionner la relation implicite entre droit à la ville et sédentarités, et à resituer le droit à la ville dans un réseau de lieux pertinents pour les individus alors même qu’ils dépassent le périmètre de la ville.

28Dans les situations d’invisibilité décrites antérieurement, la présence en ville ne fait pas droit. Par l’absence de participation à des formes de mobilisation, par l’évitement de certains lieux, par la non-reconnaissance d’une catégorisation stigmatisante, les minorités dont nous traitons ici n’expriment pas un droit à la ville, pas non plus un exercice effectif d’une citadinité qui participerait à une production de la ville au sens le plus classique [3]. Pour autant, si les légitimités diverses d’usage de la ville participent de la construction du « droit à la ville », celles des groupes minoritaires ne peuvent en être ni exclues ni déterminées par l’ordre social. Elles existent en tant que telles, avec leurs fluctuations au cours du temps individuel et social, les micro-négociations qui permettent à certaines échelles des avancées, que des habitudes viennent conforter voire renforcer, permettant d’atteindre d’autres légitimités de présence et d’usage dans des processus cumulatifs qui se renouvellent de façon continue.

29Plus significativement qu’un droit à la ville, nous formulons l’idée que les populations minoritaires expriment par leur présence une revendication au « droit à être dans la ville », à rendre donc légitime une présence qui ne va pas de soi aux yeux des autres, citadins ou autorités. Cette lutte pour une place (Lussault, 2009) se veut à la fois celle d’individus sans attribut ni place sociale pré-assignée, tout autant que celle qui s’exprime par une négociation située d’une capacité à faire usage de l’espace urbain et de ses ressources. Dans cette perspective, l’expression d’un droit à la ville passe simultanément par une expérience de la corporéité, un ensemble d’interactions avec les autres citadins et avec l’espace de la ville, une relation spécifique à des autorités et à des mesures et dispositifs que celles-ci génèrent en direction des groupes sociaux qu’elles identifient et catégorisent. Dans le même temps, l’une des spécificités des groupes minoritaires auxquels nous faisons référence ici est celle de la mobilité, dans et hors la ville. Le droit à être en ville s’accompagne alors d’une recherche d’un droit à circuler dans, vers ou depuis la ville. Par un jeu de temporalités qui n’est pas celui des citadins au sens le plus large, l’être dans la ville de ces minorités s’accompagne de pratiques et de référentiels qui mobilisent de façon récurrente des ailleurs : d’autres lieux dans la ville éventuellement, mais surtout des expériences personnelles ou collectives de la migration, des pluri-localités souvent complexes et fluctuantes résultantes de projets et contraintes migratoires à des échelles nationales ou transnationales.

4.1.  Le droit à être là

30Du point de vue de l’analyse, le droit à être dans la ville peut s’observer à travers un droit à des usages de l’espace urbain et un droit à des pratiques qu’on peut qualifier de citadines, c’est-à-dire à ne pas être exclu spatialement et socialement des espaces urbains. Ici, l’observation de l’être en ville est à la fois effet d’état et de processus : c’est tout d’abord un état au sens des lieux et pratiques investis, résultat des formes de légitimation dans les micro-espaces du privatif, de la proximité, des lieux de ressource ou de sociabilité ; c’est aussi un processus au sens d’un possible élargissement progressif des lieux et pratiques urbaines, d’une « conquête » : demeurer dans l’espace public, prendre le bus, aller au centre, consommer, accéder à des loisirs, etc. Ce droit à être en ville, qui porte en lui-même ce rapport à la tension visibilité/invisibilité, implique une série de comportements qui jouent avec des registres de normes existants, replaçant la question de la présence dans des registres politiques et de rapports de pouvoir. Pour des personnes dont la légitimité à être en ville n’est pas acquise, que ce soit du fait de leur statut légal (migrants étrangers) ou de leur place sociale (prostituées, minorités marginalisées), la présence dans certains lieux de villes qui sont par ailleurs diverses et fragmentées relève d’un ensemble de pratiques quotidiennes de production de légitimité et de recherche d’acceptation par le reste des acteurs urbains. Lorsque des types d’usage de l’espace urbain sont recherchés, c’est avec ou sans l’assentiment des autorités urbaines, en marge le plus souvent d’un ordre urbain défini par des normes dominantes. La négociation d’une légitimité se traduit alors par l’investissement des lieux/moments qui la rend possible, au gré à la fois de micro-contextes locaux situés et en fonction d’une appréciation permanente des intérêts/risques que représente tel ou tel usage des lieux et permettant de consolider la présence en ville.

31Dans ce sens, l’élargissement de pratiques de déplacement et de présence dans de nouveaux lieux ou pour de nouveaux usages est à l’échelle de l’individu une forme de conquête, qui peut se lire comme un acte d’affirmation du droit à être dans la ville. Pour ces populations, l’exploration de possibles dans la ville relève comme on l’a vu de l’accès à des ressources (se déplacer pour l’emploi, accéder aux services de santé, conduire des démarches administratives, emménager dans un nouveau quartier…) mais aussi à des pratiques de consommation, de loisirs ou de participation à une communauté cultuelle. Dans des contextes marqués par la contrainte socio-économique ou par les effets du stigmate, investir ces sphères de l’activité citadine banale relève d’une autonomisation progressive en même temps que d’une forme de mimétisme social : aller où vont les autres, consommer ce qu’ils consomment, être dans l’espace public comme le sont d’autres… Accéder aux espaces populaires de l’activité marchande, passer du temps libre dans les parcs urbains, découvrir le centre-ville ou aller à l’église sont conjointement des moments d’une sociabilité familiale ou communautaire tout autant qu’une affirmation de soi dans une différence négociée avec l’autre. La proximité avec d’autres groupes urbains proches par les pratiques et les ressources économiques, notamment les classes populaires, crée une minoration momentanée de l’altérité qui autorise une construction de citadinité en actes. L’invisibilité devient ici visibilité relative, choisie et maîtrisée, au sens où elle ne répond pas aux effets d’une appartenance pré-assignée, celle du groupe minoritaire stigmatisé, mais à celle de citadins dans des pratiques banales « de droit » dans l’espace urbain. De telles pratiques ont été observées et analysées de manière détaillée chez les étrangers installés à Maputo ou chez les Centraméricains de Mexico. Les usages de la rue, des cafés, des jardins publics et des places du centre-ville que font les Noirs de Rio dans les années 1920-1930 constituent également de forts enjeux au moment où la société brésilienne se photographie et se représente à travers son urbanité.

32Dans une certaine mesure, ces processus peuvent apparaître comme très classiques, comme ceux d’une émancipation que l’expérience citadine permettrait : on songe à cet « air de la ville qui rend libre », pour reprendre l’expression allemande du Moyen Âge employée par Max Weber dans ses écrits sur la ville. L’originalité tient sans doute ici à les lire comme les marqueurs d’une forme d’expression de droits. Pour l’ensemble des populations considérées ici, le discours sur ces conquêtes progressives est récurrent dans l’affirmation d’une place et d’un droit à être dans et de la ville. Il apparaît dans les enquêtes de terrain comme une quête de normalisation d’un être en ville ordinaire et silencieux, un droit à être un citadin comme les autres, en somme une demande politique de citadinité mais en creux. Pour autant, ce sont bien des stratégies et tactiques d’insertion urbaine, mobilisant « compétences » et « arts de faire » au sens de De Certeau (1990) qui permettent ces avancées. Non acquises, elles sont toujours le résultat de différents niveaux de l’interaction dynamique dans l’espace urbain, faisant jouer ce qu’Isaac Joseph qualifiait de formes de ressources et répertoires disponibles comme constitutifs de la citadinité (Joseph, 1998). En cela, l’affirmation malgré l’adversité de représentations, d’usages et de pratiques sociales relève de la production d’une citadinité dans des formes qui ne se signalent que rarement comme celles de la subjectivation politique alors qu’elles participent pourtant de l’appropriation de la ville et d’une affirmation d’un droit à en faire partie. En même temps, ces registres de la citadinité ordinaire ne relèvent pas nécessairement d’un renoncement à des identités propres. Une visibilité ethnique ou culturelle par exemple reste possible ou permise, notamment quand elle correspond à une certaine normativité, différentielle et sélective, produite par la société d’accueil ou renvoyant à un imaginaire commun majoritaire. Un des exemples les plus significatifs ici est celui du développement d’espaces de logement et de vie indiens dans le centre de Mexico, dont la légitimité se fonde principalement sur une mise en scène de l’indianité selon des représentations attendues et valorisantes que les populations résidentes entretiennent, à la fois condition et stratégie pour un droit à être là.

4.2.  Le droit à être ici et là

33Une autre spécificité des groupes minoritaires auxquels nous nous intéressons est celle de la prégnance des mobilités et des ailleurs. Pour nombre d’entre eux, l’être dans la ville s’accompagne de pratiques et de référentiels qui ne peuvent être circonscrits au seul espace urbain. C’est le cas des populations indiennes de Mexico qui peuvent entretenir des liens étroits et multiformes avec leurs villages d’origine, c’est aussi le cas des étrangers à Maputo ou des migrants centraméricains à Mexico pour lesquels la présence en ville est aussi élément de trajectoire migratoire. Dans la perspective des acteurs, l’être en ville se place dans un jeu de temporalités et de spatialités enchâssées qui accordent une place significative à des lieux plus ou moins distants ou accessibles, desquels on vient, vers lesquels on aspire à aller ou vers lesquels on ne peut se rendre. Il est important selon nous d’intégrer ces univers de positionnement et ces trajectoires dans l’analyse de l’expérience urbaine et citadine pour deux types de raisons. En premier lieu parce qu’ils caractérisent et rythment des formes de présence/absence dans la ville et d’expérience de celle-ci qui ne sont pas de portée comparable pour le reste des citadins. En second lieu parce qu’ils produisent pour les individus des modalités d’appréciation et de représentation de l’expérience urbaine marquées par une altérité spécifique. Par les distances que ces situations créent avec le reste des habitants ou avec les autorités urbaines, nous observons que l’une et l’autre de ces dimensions pèsent dans la construction d’une légitimité à être dans la ville et à être pleinement reconnu comme citadin, donc à l’expression de droits. La sédentarité et la présence permanente et entière dans la ville seraient-elles condition à une construction pleine du droit à être citadin ? En renversant la perspective, nous formulons l’idée que les populations minoritaires expriment un « droit à être ici et là », un droit à la plurilocalité et à la multi-appartenance qui correspond à leur expérience et participe à fonder leur condition citadine.

34À Maputo comme à Mexico, la ville offre une possibilité d’ascension sociale en même temps qu’elle constitue une étape géographique dans des trajectoires de vie caractérisées par la mobilité nationale ou internationale. Ainsi, les migrants originaires d’autres pays d’Afrique vivant à Maputo ou les migrants centraméricains à Mexico n’ont souvent pas choisi cette destination. Pour une part d’entre eux à Maputo, le séjour s’inscrit dans la perspective de quitter un jour la ville, par exemple pour se rendre dans l’Union européenne en obtenant un hypothétique « visa Schengen », considéré comme un sésame, ou encore en Afrique du Sud voisine (Miambo, 2017). À Mexico, une majorité des migrants centraméricains est prise entre une impossibilité d’aller aux États-Unis et une volonté de ne pas rentrer dans des régions d’origine marquées par la violence (Faret, 2017). Vivre « ici et maintenant » permet donc de développer un imaginaire migratoire tendu vers « ailleurs et plus tard » en raison de la sécurité et de la tranquillité relative que peut offrir la vie en ville. Pour d’autres à Maputo, cette ville représente une étape à la durée indéfinie, plaisante et reposante par rapport à l’atmosphère considérée comme oppressante et au contexte potentiellement dangereux à l’encontre des étrangers dans l’Afrique du Sud voisine. La référence permanente à un ailleurs fonctionne aussi pour une part significative des populations indiennes à Mexico (Perraudin, 2017). L’enjeu apparaît comme celui d’obtenir une place en ville tout en maintenant des liens avec le village d’origine, en projetant parfois d’y retourner ou en se projetant dans une nouvelle migration aux États-Unis. À Maputo comme à Mexico, les migrants voient leurs identités spatiales comme multiples, inscrites dans des réseaux variés et d’ampleur parfois considérable, à l’instar des Guinéens installés parfois depuis des décennies au Mozambique tout en restant très attachés à leur pays d’origine. Nombreux sont par ailleurs les commerçants qui circulent dans plusieurs pays d’Afrique mais aussi à Dubaï ou en Chine pour y effectuer des achats en gros. La mobilité internationale de courte durée fait ainsi pleinement partie de leur manière de vivre en ville, et partant, de leur citadinité (Fournet-Guérin, 2019).

35Ce droit à être ici et là est vraisemblablement l’un des plus difficiles à tenir, et n’est pas sans être source d’incompréhension voire de conflictualité, que ce soit du point de vue des autorités urbaines ou du reste des citadins. Les catégorisations et mesures mises en place présupposent souvent une « sédentarisation », ou tout le moins une dynamique de citadinisation passant par le constat d’une présence pleine et continue dans le contexte urbain. Par exemple dans les rapports à des institutions locales à Mexico, le projet migratoire ne peut être énoncé publiquement sous peine de perdre le droit à bénéficier des mesures mises en place par les autorités urbaines. Les conditions d’obtention d’un droit à un statut ou à un service (carte de résident, logement, accès aux services de santé…) obligent à une apparence de sédentarisation même si celle-ci ne correspond pas à la réalité des pratiques de l’espace. On retrouve ici les interrogations que les approches migratoires de la plurilocalité et des articulations d’échelles dans des champs sociaux transnationaux ont fait émerger (Schiller & Simsek-Çağlar, 2011 ; Smith & Guarnizo, 2009). Les approches en termes de sujets transnationaux ou translocaux questionnent la nature et les lieux d’expression et de subjectivation de populations mobilisant ancrages, circulations et légitimités multiples et s’exprimant sur des modes qui n’ont pas la ville pour échelle principale d’inscription (Goldring, 2002 ; Levitt et Schiller, 2004). Vivant en ville mais en interconnexion continue et multiforme avec des ailleurs, les migrants expérimentent des conditions citadines spécifiques, faites à la fois de la mobilisation de ressources situées à la base des logiques d’insertion locale et de référents qui débordent largement l’espace physique, l’environnement normatif ou les assignations de différents ordres que matérialise la ville. En ce sens, la permanence de mobilités et les articulations de lieux témoignent d’un droit à appartenir et faire circuler des références à plusieurs lieux, un droit à être là qui s’accompagne aussi d’une possible absence sans que celle-ci ne dégrade la légitimité citadine, un droit à des rythmes et temporalités qui ne sont pas celles de la majorité. L’insertion et l’articulation des usages et représentations de la ville dans des réseaux sociaux et des schémas de pratiques qui vont bien au-delà de celle-ci apparaissent alors comme en décalage, voire sont subversives au regard d’ordres urbains construits en rapport à d’autres référents. On rejoint là une interrogation devenue significative dans le débat sur le droit à la ville et la relecture des travaux de Lefebvre, celle qui pose la question des ordres de référence rendant légitime la construction de droits autour de telle ou telle figure de citadin.

5.  Conclusion

36Les problématiques qui sont au cœur des études urbaines portant sur la migration, l’insertion des minorités et leur intégration dans la société politique sont donc utiles ici pour contribuer à élaborer ce que peut être un droit à la ville : à travers les pratiques de l’espace urbain que nous avons signalées, ces populations visent l’accès aux ressources de la ville, en particulier la concentration spatiale des ressources et la libre circulation [4]. Au fond, cela fait apparaître que la ville est une ressource universelle, qui ne relève pas uniquement des pouvoirs municipaux ou nationaux. Approfondir cette réflexion est utile pour penser les situations tendues rencontrées par les populations vulnérables, et ainsi l’élaboration d’un droit positif universel qui traduirait ces aspirations.

37Nous avons montré que ce qui est le plus souvent convoité par les populations observées est une forme de droit à la discrétion. Mettant en évidence des pratiques que l’on peut qualifier de silencieuses (au sens à la fois où elles ne participent pas de revendications et mettent en œuvre une faible visibilité comme logique d’insertion à la ville), ces approches de la présence en ville et de registres de citadinité spécifiques posent en creux la question de la légitimité de sujets urbains. Ce « discret empiétement de l’ordinaire » (selon l’expression d’A. Bayat, 2010), fait de répétitions et de routines, de présence dans la ville, d’occupation de l’espace public ou des interstices urbains peut participer d’un droit à la ville de fait, reliant expériences citadines, pratiques de l’espace et modes de réaction à une mise en ordre de la ville.

38En outre, ces pratiques discrètes sont installées dans une polarité visible/invisible qui est le cadre de la construction d’une émancipation, du stigmate vers l’affirmation d’une pluri-normalité, c’est-à-dire la possibilité progressive d’une visibilité de groupe, autour de certaines formes sociales acceptées par la majorité (par exemple le restaurant de cuisine nationale qui constitue un espace de sociabilité). Ce scénario, qui renvoie en partie aux travaux de R. Park ou de Thomas et Znaniecki sur le paysan polonais (Park et Burgess, 1969 ; Znaniecki et Thomas, 2005), reste pourtant fragile, sensible à la tension autour de la norme et de ses évolutions, et sujet à des régressions. Il implique que la normativité de la citadinité puisse inclure des identités et des subjectivités plurielles, qui résistent voire s’affirment au moment de la transmission générationnelle. Il s’agit, par l’occupation et la pratique des espaces, de devenir un « autre » comme les autres, avec sa trajectoire, son lien avec d’autres lieux, sa culture et ses pratiques propres. L’appropriation des espaces et des normes urbaines, qui implique l’affirmation des altérités, est ainsi un processus de longue durée, qui renvoie à des questions plus larges de plurilocalité, de multi-appartenance et d’articulations sociales contemporaines. Cela signifie que le droit à la ville par définition déborde la référence territoriale du gouvernement urbain, puisque la ville, de manière générale, est le lieu où se réalisent les pluri-appartenances. Le droit à la ville est alors la revendication d’une non-normativité de la ville et de la citadinité, qui implique des mobilités et des espaces connectés.

39Depuis la proposition de Lefebvre jusque dans les mouvements collectifs d’occupation les plus récents, le droit à la ville se caractérise par l’immédiateté de son exercice, ici et maintenant, dans l’acte d’habiter et d’occuper la ville comme production collective. Ces mêmes mouvements récents opèrent le plus souvent une interpellation des pouvoirs publics à reconnaître et faire appliquer ce qu’ils ont désigné par leur occupation physique d’un lieu (Rolnik, 2018). En dehors de ces moments politiques, des foules urbaines occupent et fabriquent l’espace urbain par leur pratique silencieuse et répétée. Parmi elles, certains moins que d’autres ne peuvent interpeller les pouvoirs publics, ni même traduire des enjeux souvent vitaux par des revendications concrètes. Ils nous apprennent pourtant combien la ville est une ressource cruciale, qui justement s’inscrit bien au-delà du champ de la résidence et même de l’appartenance à toute communauté politique localisée. Cette ville définit au contraire une universalité qu’il serait urgent de reconnaître. Puisque les situations migratoires, climatiques et politiques actuelles affectent le périmètre classique de notre conception de l’habitat urbain, tant dans l’espace (être ici et là) que dans le temps (avec son passé, un avenir), elles nous obligent plus que jamais à penser « la ville comme [un] bien commun » (Deprez, 2013), formule tout à la fois politique et poétique.

Notes

  • [1]
    Pour des raisons pratiques cet article ne peut présenter les développements de ces cinq recherches ni s’attarder sur leur contexte. Pour cela nous renvoyons aux publications respectives des auteurs.es. mentionnées dans la bibliographie. Le collectif scientifique est composé de trois géographes, d’une historienne et d’une sociologue. Les méthodes communes sont fondées sur des approches qualitatives, comprenant des observations de terrain, des entretiens et des analyses de discours des institutions publiques. Ces travaux ont été conduits dans les trois villes d’étude entre 2014 et 2018.
  • [2]
    Programme Émergence Ville de Paris, 2014-2018, https://dalvaa.hypotheses.org/.
  • [3]
    Bien sûr, au Brésil comme au Mexique, il existe depuis plus d’un siècle des revendications politiques, avec des relais en ville, portant sur des exigences de citoyenneté pour les Noirs comme pour les Indiens, qu’elles prennent la forme de mouvements politiques ou d’organes de presse communautaires par exemple. Si ces mobilisations sont anciennes et importantes (même s’il n’est pas possible de les préciser dans le cadre de cet article), elles n’émanent cependant, comme très souvent, que d’une minorité et ne sauraient incarner les revendications ou les choix de la majorité des populations concernées. D’où l’intérêt heuristique de décaler l’analyse sur ces revendications discrètes, peu ou pas formalisées.
  • [4]
    « La condition des minoritaires relève […] d’une position dominée dans le champ social. Elle est celle de l’assignation identitaire d’individus et de groupes à des traits qui peuvent être raciaux, nationaux, culturels, genrés ou encore sexuels, assignation associée à une stigmatisation. »
    (Chassain et al., 2016, p. 7)
Français

Cet article se propose d’analyser les formes d’invisibilité de groupes stigmatisés (migrants, minorités racialisées, prostituées) dans différentes capitales de pays dits du Sud. Dans des contextes de domination (autoritarisme politique, marginalisation sociale et spatiale) dans lesquels contester les injustices subies serait trop coûteux, voire dangereux, l’invisibilité peut constituer une stratégie inscrite dans la vie quotidienne, qui permet de consolider sa présence et de se projeter en ville en épousant les figures citadines légitimes. Il n’y a alors pas de mobilisation collective autour de la reconnaissance des groupes ou du renversement des figures du stigmate, mais plutôt des stratégies d’anonymisation et de banalisation, qui se donnent à voir dans des pratiques de l’espace urbain, des habitudes et des expériences ordinaires. Il s’agit alors de s’interroger sur les formes et les conditions de cette invisibilité. On montrera que ces groupes peuvent accéder à des formes de tranquillité dans la manière d’être citadins, et ce en dépit même de leur vulnérabilité. C’est même leur seule possibilité pour affirmer leur place en ville et ainsi acquérir une forme de légitimité aux yeux des autres citadins. Loin d’être envisagé de manière normative ou revendicative, le droit à la ville prend alors la forme d’un droit à la discrétion, à être là, à vivre en ville comme n’importe quel autre. Les auteurs confrontent des expériences de terrain issues de trois villes (Maputo, Rio de Janeiro, Mexico), mettant ainsi en relation des contextes latino-américains et africains souvent séparés dans la littérature scientifique.

Mots-clefs

  • minorités
  • citadinité
  • droit à la ville de fait
  • invisibilité
  • pratiques
  • vie quotidienne
  • discrétion spatiale
  • grande ville
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Laurent Faret
Professeur de géographie, CESSMA, université Paris-Diderot et CIESAS/IRD
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Catherine Fournet-Guérin
Professeur de géographie, Lettres Sorbonne Université
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Chargée de recherche CNRS, université de Tours, CITERES
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/01/2020
https://doi.org/10.3917/ag.729.0110
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