CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1.  Introduction

1 Le but de ce texte est de montrer qu’une approche en termes de justice spatiale peut contribuer à mieux comprendre des situations urbaines, pour ce faire il prend l’exemple des grandes villes sud-africaines. Est d’abord exemplifiée la manière dont on peut appliquer une approche en termes de justice spatiale au système d’apartheid. Cette approche permet d’éclairer autrement les injustices de l’apartheid en montrant que même sous ce régime oppressif la définition de l’injuste doit être affinée pour aller au-delà des évidences, mais aussi à quel point l’espace compte pour comprendre la mise en pratique de l’oppression. Ce regard sur le passé est aussi nécessaire pour ré-examiner la période postérieure à l’apartheid en tenant compte des définitions du juste et des conceptions de l’espace qui y sont appliquées par le nouveau pouvoir en même temps que du poids des héritages. Enfin, on développera un exemple de terrain, celui des quartiers de Dunnottar et John Dube Village (situés dans l’aire métropolitaine d’Ekurhuleni à l’est de la province du Gauteng), illustratif de la complexité de la situation actuelle et des débats sur le juste et l’injuste qui sont en partie influencés par des représentations de l’espace.

2 Il s’agit, pour une part, de renouveler un exercice réalisé par David D. Smith au début des années 1990 en gardant à l’esprit les textes hélas prémonitoires de ce géographe sans doute trop peu relu : « The most likely scenario is profoundly depressing. It is that South Africa will steadily come more closely to resemble a normal capitalist society, its inherited racial inequalities interpenetrated by class. Its main distinguishing feature will be the size of its « underclass », detached from the consumption norms of the well-to-do and increasingly alienated. […] Unless this kind of scenario proves to be unfounded, to defend such a society on grounds of social justice may require almost as much ingenuity as under apartheid » (Smith, 1994, 62).

3 Les travaux de David D. Smith reposaient sur une démarche similaire à celle de David Harvey au début des années 1970 dans son ouvrage Social Justice and the City. Cette démarche consiste à s’appuyer sur des textes de philosophie politique qui ne traitent pas directement d’espace pour les appliquer en géographie. C’est ce que fait Harvey à partir des écrits de Karl Marx. C’est aussi la démarche employée par Bernard Bret (2015) qui propose une approche rawlsienne des territoires ou par des géographes anglophones (Merrifield et Swyngedouw, 1997 ; Soja, 2010). Smith procède de la même manière mais en mobilisant plusieurs théories de la justice, en l’occurrence John Rawls et Iris-Marion Young. Au-delà de ces références classiques, les débats sur la définition du juste sont prolongés, notamment, par les travaux sur la théorie du choix social et des capabilités d’économistes comme Amartya Sen (2009), par les approches orientées vers le multiculturalisme (Kymlicka, 1999 ; Taylor, 1989), par celles inspirées de la théorie des sphères de justice de Michael Walzer (1997) et par les travaux d’auteurs féministes (Nussbaum, 2000 ; Fraser, 2005 et 2010). Dans le cadre du présent article je m’appuierai essentiellement sur trois auteurs de philosophie politique : Rawls, Young et Fraser. Ce, d’une part, parce qu’un choix s’impose dans le cadre restreint d’un simple article, d’autre part, parce que sur mon terrain ce sont les auteurs qui m’ont aidé à comprendre les situations étudiées.

4 Cette démarche, en effet, a enrichi mon approche des inégalités spatiales qu’il ne s’agit pas seulement de mesurer et de localiser mais d’analyser en termes de justice et d’injustice. Ceci peut se faire de deux manières : en adhérant à une définition du juste proposée par un auteur et en en tirant des conclusions sur une situation particulière ; en prenant en compte la diversité des définitions du juste (définitions théoriques et représentations du juste des acteurs locaux) et en les confrontant à une situation spatiale donnée (Gervais-Lambony et al., 2014). C’est cette seconde démarche que je suis ici, mais, pour aller plus loin, je souhaite la croiser à un autre champ théorique, celui des théories de l’espace, ce pour analyser les conséquences de l’organisation de l’espace en termes de justice et d’injustices sociales, en même temps que les conséquences des injustices sociales sur l’organisation de l’espace. Le choix n’est donc pas celui d’une approche normative mais bien plutôt d’un exercice de croisement entre différentes approches issues de deux corpus :

5

  • ­ Les travaux théoriques sur la justice sociale qui s’articulent autour de trois grandes oppositions : entre une justice conçue comme « structurelle » et visant à atténuer les inégalités socio-spatiales par des mesures politiques et techniques, et une justice pensée comme « procédurale » selon laquelle ce sont les modalités de prise de décision qui conditionnent le caractère juste d’une action ; entre des définitions « universalistes », qui pourraient de ce fait être appliquées partout, et celles qui rejettent la possibilité même d’une définition universelle du juste ; entre les injustices qui seraient liées à des inégalités socio-économiques et celles qui relèveraient de dénis de « reconnaissance ».
  • ­ Les théories de l’espace, et nous pouvons nous appuyer sur plusieurs approches théoriques depuis les travaux d’Henri Lefebvre jusqu’aux avancées d’auteurs tel qu’Edward Soja (2000). Je prétends en effet que la définition de l’espace d’Henri Lefebvre est directement opératoire ici : l’espace est « la relation dialectique au sein de cette triplicité : […] la pratique spatiale (espace pratiqué, l’espace perçu) ; les représentations de l’espace, c’est-à-dire l’espace conçu, celui des savants, des planificateurs, des urbanistes, des technocrates ; […] les espaces de représentation, c’est-à-dire l’espace vécu à travers les images et symboles qui l’accompagnent, donc espace des “habitants” » (Lefebvre, 1974, p. 48-49). Cette triplicité de l’espace telle que définie par Lefebvre a connu maintes ré-interprétations qui sont toutes à notre disposition pour théoriser l’espace mais il faut y ajouter une autre complexité, celle des échelles spatiales, « échelles » qui n’existent pas, en soi, mais sont produites par des acteurs sociaux et politiques (Harvey, 2000) dont elles servent les objectifs.

6 Que nous apporte ce croisement de corpus qui est au cœur de la méthodologie d’une démarche en termes de justice spatiale ? Le plus simple est de donner la parole à Edward Soja qui me semble le dire avec la plus grande clarté. Premièrement, la démarche permet de tenir pleinement compte du fait que « the spatiality of (in)justice (combining justice and injustice in one word) affects society and social life just as much as the social processes shape the spatiality or specific geography of (in) justice ». Deuxièmement il faut être absolument clair sur le fait que la justice spatiale « is not a substitute or alternative to other forms of justice but rather a particular emphasis and interpretative perspective » (Soja, 2010, p. 5). D’où le titre du présent texte : le concept de justice spatiale permet de « re-visiter » et de « comprendre mieux ».

2.  Apartheid et spatialité de l’(in)justice

2.1.  L’évidence de l’injustice…

7 Les travaux d’Iris-Marion Young (1990) peuvent servir de point de départ pour une analyse en termes de justice spatiale du régime d’apartheid imposé en Afrique du Sud de 1948 à 1991. Young propose en effet de définir l’injustice comme une oppression et elle en distingue cinq formes (Gervais-Lambony, Dufaux, 2009). L’apartheid peut être considéré comme une tentative d’État pour mettre en œuvre systématiquement et simultanément ces cinq formes d’oppression au bénéfice de la minorité blanche et en utilisant l’organisation de l’espace.

8

  • ­ L’exploitation est liée au système capitaliste, elle correspond à l’oppression des classes sociales défavorisées, non pas seulement parce qu’elles ne bénéficient pas d’une redistribution équitable des richesses, mais aussi parce qu’elles sont exclues des processus de prise de décision, des choix individuels de vie et de la reconnaissance de leur identité collective. L’exploitation de la main-d’œuvre noire par l’économie blanche était le point central du système d’apartheid. Exploitation au sens marxiste, puisqu’était imposé le travail dans les mines, l’industrie, l’agriculture et les services à une population noire transformée en main-d’œuvre bon marché ; exploitation au sens de Young puisque cette main-d’œuvre était cantonnée dans des fonctions hiérarchiquement subalternes, longtemps sans droits syndicaux et toujours sans possibilités de participer à la prise de décision dans les lieux de travail. Ajoutons que cette exploitation reposait sur une organisation de l’espace. A l’échelle nationale, le système du travail migrant, qui assurait à l’économie une main-d’œuvre bon marché, ne fonctionnait que grâce au découpage du territoire national entre terres blanches et bantoustans [1] où était cantonnée la population noire sans autre moyen pour accéder à des revenus que la migration vers les zones blanches.
  • ­ La marginalisation affecte les exclus de la vie sociale (personnes âgées, mères célibataires, sans logis, sans emploi ni espoir d’en trouver un) qui perdent le respect de soi. La marginalisation affectait notamment sous l’apartheid celles et ceux qui était qualifiés officiellement de main-d’œuvre « excédentaire ». Ils pouvaient être renvoyés loin des zones d’activités économiques (donc essentiellement des villes) pour être cantonnés dans les bantoustans, exemple parfait de mise à l’écart à la fois sociale, économique et spatiale. À l’échelle urbaine, la relégation d’abord dans des townships éloignés, puis dans des zones frontalières des bantoustans plus lointaines encore (selon le principe de l’urbanisation déplacée, voir Cobbett et Nakedi, 1991), reposait sur les mêmes principes de mise à l’écart spatiale.
  • ­ L’absence de pouvoir Powerlessness — désigne l’oppression dont sont victimes ceux qui, indépendamment des questions de redistribution économique, sont exclus de toute prise de décision. L’absence de pouvoir caractérisait parfaitement sous l’apartheid le statut des populations non-blanches, essentiellement par leur exclusion des droits politiques, sauf sur certains territoires restreints et alors avec seulement la possibilité d’un rôle consultatif.
  • ­ L’impérialisme culturel est le processus par lequel un groupe est rendu invisible (en même temps qu’il est stigmatisé) par « l’universalisation de l’expérience et de la culture d’un groupe dominant et son instauration comme norme » (Young, 1990, 59, traduit par nous). L’impérialisme culturel de la population d’origine européenne sur les autres groupes culturels était une évidence durant la période d’apartheid. Considérée comme supérieure et universelle, la culture « blanche » s’imposait comme devant être l’idéal à atteindre pour les autres groupes, mais cet idéal était, de par la loi, rendu en même temps inaccessible. Pour mieux s’imposer, la culture dominante divisait aussi en soulignant et manipulant la diversité des identifications ethniques et culturelles (des différents groupes bantous, des communautés d’origine indienne et coloured) (Meillassoux et Messiant, 1991). L’espace était un outil majeur de cette manipulation puisqu’il était organisé à toutes les échelles pour séparer, donc associer identité ethnique et raciale à un espace.
  • ­ La violence est une oppression selon Young quand elle est une « pratique sociale » envers certains groupes, éventuellement considérée comme « normale » parce qu’elle est simplement la conséquence de l’appartenance au groupe. Que la violence faite aux populations non-blanches ait caractérisé l’apartheid est sans doute une précision inutile. De la violence de la répression policière et militaire à celle vécue dans leur quotidien par des individus humiliés parce que noirs, coloureds ou d’origine indienne.

9 Ces différentes formes d’oppression ne doivent cependant pas en occulter d’autres, notamment envers les femmes au sein des différents groupes sociaux, les homosexuels (dont les droits n’étaient reconnus dans aucune « communauté ») et les étrangers africains (qui, définis par l’apartheid comme des « native aliens », étaient placés dans une catégorie encore inférieure à celle des noirs sud-africains).

10 Arriverait-on à des conclusions différentes sur la nature injuste de l’apartheid en mobilisant d’autres approches que celle de Young ? Il est clair que l’apartheid bafouait tous les principes rawlsiens de justice. Dans la théorie rawlsienne (Rawls, 1971 ; Bret, 2015) on jugera le caractère juste de telle ou telle décision en fonction de la procédure qui a été suivie pour la prendre en même temps qu’en fonction de son résultat qui se doit d’être le plus favorable possible aux plus faibles tout en respectant l’égale valeur des personnes. C’est très exactement le contraire qui caractérisait le système d’apartheid : non-respect de l’égale valeur des personnes et inégalités de traitement au bénéfice des plus forts. L’approche utilitariste, celle à laquelle Rawls s’attaque directement, conduit cependant aux mêmes conclusions : si le juste est la recherche du mieux pour le plus grand nombre, l’apartheid ne l’est pas. Il est aussi clair que l’apartheid, par la mise en œuvre d’un système éducatif limitant la promotion sociale des Noirs, allait dans le sens d’une stricte limitation des « capabilités » (Sen, 2000) des individus « non-blancs ». De la même manière, pas de justice égalitariste sous l’apartheid, et bien sûr en aucun cas une justice structurelle (ou distributive) telle que peuvent la défendre des approches néo-marxistes : l’apartheid était bien une des formes adoptée localement par le système capitaliste, dans le cadre d’une alliance entre le secteur privé et l’État ; il était donc normal qu’il soit producteur « d’injustices territoriales » (Harvey, 2000).

2.2.  … mais un discours sur le juste

11 Cependant, et de deux manières différentes, le régime d’apartheid tenait un discours fondé sur des principes de justice. Premièrement, au sein de la seule population d’origine européenne, l’apartheid se donnait pour but de défendre les plus faibles : les Blancs les plus pauvres, Afrikaners non qualifiés à qui il offrait plein emploi et protection sociale (y compris le logement social). Au profit de ceux-là, une politique redistributive était mise en œuvre, en même temps qu’une politique de reconnaissance par la mise en valeur de la langue afrikaans et de la culture afrikaner contre une hégémonie anglophone (Posel, 1991). Le volet redistributif de cette politique concernait aussi le secteur économique privé : le développement d’un secteur capitaliste afrikaner faisait partie du projet de l’apartheid, projet parfaitement abouti et qui a d’ailleurs pu servir de modèle aux politiques post-apartheid de black economic empowerment visant à créer un entreprenariat noir. C’est sur ces bases sociales et identitaires, dans un contexte où le droit de vote était réservé aux populations blanches, que se faisaient les campagnes électorales du Parti National. Ceci démontre bien qu’en jouant sur le périmètre des groupes concernés par la relation de justice (envers qui il existe une « obligation de justice » (Fraser, 2010)), en l’occurrence en en excluant les non-blancs, il est possible de conjuguer politique oppressive et discours de justice sociale.

12 Au-delà, la propagande de l’apartheid utilisait aussi le registre de la justice pour légitimer sa politique envers les non-blancs : justice distributive à partir des années 1960 (chiffres à l’appui, il était démontré que le sort des noirs sud-africains était meilleur que celui des citoyens des états qui accédaient à l’indépendance ailleurs en Afrique) ; justice en termes de reconnaissance (en séparant les groupes culturels, l’apartheid était censé permettre de préserver leurs traditions et leurs patrimoines immatériels). Très paradoxalement, distribution et reconnaissance étaient donc combinées dans un discours de propagande raciste et appuyées par une organisation de l’espace en cohérence avec ce projet.

13 L’importance de la dimension spatiale de l’apartheid a été depuis longtemps reconnue (Foucher, 1991 ; Gervais-Lambony, 2003 ; Houssay-Holzschuch, 2010). Ce régime, ajoutant ses effets à ceux hérités de la période coloniale pre-apartheid, a non seulement utilisé l’espace pour contrôler ressources et population, il a produit un espace. Il s’agissait bien de produire un espace ségrégué, de le défendre en termes de représentation de l’espace et d’en faire un espace de représentation. De la même manière, la lutte contre le régime est devenue une lutte contre cet espace produit. À partir des émeutes de juin 1976 initiées à Soweto, c’est bien la structuration spatiale des injustices qui a été attaquée, ceci après une prise de conscience par les mouvements de lutte contre l’apartheid que l’espace lui-même était un outil d’oppression, et notamment l’espace urbain. C’est assez dire que l’héritage ici n’est pas qu’inégalités d’équipement, d’infrastructures, de biens matériels, mais aussi de représentations de l’espace et d’espace des représentations. Dans le domaine de l’aménagement urbain, les principes de l’urbanisme d’apartheid constituent une conception oppressive de l’espace, ils reposent sur plusieurs principes : le zoning systématique des fonctions urbaines ; la séparation des groupes raciaux mais aussi l’invisibilisation des espaces réservés aux non-blancs, c’est-à-dire que les privilégiés (comme souvent dans les situations de ségrégation, voir Young, 2000) sont maintenus dans l’ignorance de l’oppression ; la construction à bon marché pour les plus pauvres, qui se traduit par une forme urbaine caractéristique (même si influencée par le modèle de cités ouvrières européennes), le township qui est aussi un espace qui impose une identité (Gervais-Lambony, 2004). L’héritage de ces politiques est donc certes matériel, mais il est aussi l’héritage d’une conception de l’espace, qui a produit des espaces de représentation.

3.  Les politiques urbaines post-apartheid : quelle définition du juste ?

14 S’interroger sur la justice spatiale dans les villes sud-africaines depuis la fin de l’apartheid implique donc de tenir pleinement compte de la complexité de l’héritage. On peut faire l’hypothèse qu’une des erreurs centrales des politiques urbaines post-apartheid est de n’avoir tenu compte que de l’espace perçu et d’avoir donc mis en œuvre une politique trop limitée au seul rattrapage des inégalités matérielles.

3.1.  Une politique redistributive rawlsienne ?

15 Le contrat social de l’Afrique du Sud post-apartheid a été fondé, dans les années 1990, sous la présidence de Nelson Mandela, sur un certain nombre de principes généraux définissant le « juste ». Ces principes, qui s’appuient sur la freedom charter, manifeste politique de l’opposition au régime adoptée en 1955, sont essentiellement rawlsiens. Le plus fondamental est la reconnaissance de l’égale valeur de chaque citoyen sud-africain, quel que soit son groupe « racial ». Il en découle l’objectif de donner des droits égaux à tous mais aussi de mettre en œuvre d’une politique de redistribution en faveur des groupes sociaux désavantagés sous l’apartheid. C’est donc bien une définition de la « justice comme équité » (Rawls, 1971). Un des outils de cette politique a été la réorganisation politico-administrative des territoires : à l’échelle nationale, disparition des bantoustans (qui furent intégrés dès 1994 dans les 9 nouvelles provinces) ; à l’échelle urbaine, mise en place progressive de territoires (dont des autorités métropolitaines dans les huit plus grandes villes du pays) dotés d’une autorité unique intégrant les municipalités racialement définies sous l’apartheid. Cette réorganisation était la condition nécessaire pour une redistribution des richesses, elle devait permettre les rattrapages en termes d’équipements, de logements, d’accès aux ressources, mais dans le cadre d’une structure spatiale d’ensemble finalement peu modifiée.

16 Le pouvoir sud-africain post-apartheid, dominé par l’ANC dans le cadre d’une alliance avec la confédération syndicale COSATU et le Parti communiste sud-africain, a aussi fait, dès sa mise en place, le choix du libéralisme économique. C’est dans ce contexte qu’ont évolué les politiques économiques, de plus en plus caractérisées par des choix néo-libéraux et s’appuyant sur des partenariats public-privé. Ceci n’était pas contradictoire avec une définition rawlsienne du juste ; il s’agissait, en s’intégrant à la mondialisation économique et en attirant des investissements internationaux, de maintenir des taux de croissance élevés qui permettraient la redistribution en même temps que l’émergence d’une nouvelle classe moyenne et d’une nouvelle élite économique noires. Le rôle de l’État était défini alors comme devant d’une part redistribuer aux plus faibles (donc dans les espaces les plus défavorisés), d’autre part promouvoir le développement économique (dans les espaces attractifs) : spatialement cela conduisait à distinguer des catégories territoriales que l’on a pu qualifier d’espace-vitrines et d’espaces d’arrière-cours (Bénit, Gervais-Lambony, 2003). Une phase politique différente aurait dû s’ouvrir en 2009 avec l’arrivée au pouvoir de Jacob Zuma, élu sur la promesse d’un virage « à gauche » et d’un renforcement du rôle de l’État (Calland, 2013). Promesse non-tenue, au contraire. La collusion entre l’élite politique et le secteur privé s’est traduite par une corruption de plus en plus généralisée à tous les niveaux de l’État et plus violemment encore a été symbolisée par le massacre de Marikana (Alexander et al., 2012 ; Hayem, 2016) en août 2012 : la police sud-africaine tire à balles réelles sur des mineurs en grève dans la région de Rustenburg faisant 34 morts. Symbole donc d’une collusion entre l’État, l’ANC, les principaux syndicats et le patronat, Marikana a eu des effets considérables : montée en puissance d’une opposition politique radicale (portée par le parti Economic Freedom Fighters, EFF), scission syndicale au sein de la confédération Cosatu [2], crise de confiance envers l’ANC et ses leaders. En d’autres termes le discours du trickle down effect a perdu sa crédibilité parce que les termes du contrat social des années 1990 semblent ne plus être qu’un discours de façade. Cette évolution a conduit au choc des élections locales du mois d’août 2016. Jusque-là, les résultats électoraux de l’ANC s’étaient toujours maintenus au-dessus des 60 % nationalement. Une fidélité à l’ancien mouvement de libération l’explique, comme si les électeurs, même déçus, ne pouvaient se résoudre à voter pour d’autres partis (Booysen, 2015). Si les résultats des élections de 2014 avaient été un premier signal d’alarme pour l’ANC, les municipales de 2016 sont un véritable choc et se caractérisent par : un très fort recul de l’ANC (passé nationalement de 61,9 % des voix en 2011 à 53,9 % en 2016), une poursuite du renforcement de la Democratic Alliance (DA) (passée de 23,94 % à 26,9 %), principal parti d’opposition, qui élargit sa base électorale, de très bons résultats pour l’EFF qui participait pour la première fois à des élections locales et a obtenu 8,19 % des suffrages. Mais ces chiffres ne donnent qu’une image atténuée de ce qui s’est passé dans les plus grandes villes du pays : au Cap et à Nelson Mandela Bay la DA a remporté les élections largement, à Tshwane et à Johannesburg, grâce à une coalition avec les petits partis politiques et un soutien (sans coalition) de l’EFF, la DA a aussi remporté les municipalités. A Ekurhuleni, enfin, l’ANC n’atteint pas non plus les 50 % des voix (48,64 %) mais reste au pouvoir grâce à une coalition avec de petits partis politiques. Pour la plupart des commentateurs, ces élections sont un tournant historique qui confirme le déclin de l’ancien parti de libération. Dans les grandes villes on peut précisément se demander si ces résultats électoraux sont la conséquence de l’échec des politiques redistributives ou bien si les facteurs explicatifs sont à rechercher à l’échelle nationale et au rejet de Jacob Zuma et de son entourage autour duquel se sont multipliés les scandales liés à des faits de corruption avérés mais impunis ?

17 Pour répondre à cette question, un regard a posteriori sur la période 1994-2016 s’impose et il conduit à souligner à la fois des succès et des ambiguïtés de la politique de redistribution. D’une part elle a deux visages qui peuvent prêter à confusion, « déracialisation » et redistribution, d’autre part elle n’a pas empêché le creusement des inégalités sociales et spatiales.

3.2.  Redistribution et croissance des inégalités

18 La déracialisation s’appuie sur la politique de discrimination positive (affirmative action) qui a favorisé le développement d’une classe moyenne noire (la classe moyenne est passée de 1,4 million en 1994 à 6 millions en 2015 et plus de la moitié est aujourd’hui noire, voir Southall, 2016), alors que le Black Economic Empowerment (BEE) a permis l’émergence d’une nouvelle élite économique noire soutenue et favorisée par le gouvernement et souvent issue de la classe politique. Mais ce succès est présenté par l’ANC comme une forme de redistribution qu’il n’est pas : il est d’abord le résultat d’une politique qui ne visait pas au changement radical du système économique. Ce choix a été clairement confirmé en 2012 par l’adoption par l’ANC et le gouvernement du National Development Plan censé orienter la politique d’aménagement du territoire sur le long terme : ce plan assigne à l’État un rôle de gestionnaire du développement économique capitaliste et de redistribution.

19 L’État post-apartheid a bien été redistributif, c’est son deuxième visage. Entre 2004 et 2014, 60 % des dépenses publiques ont été consacrées à l’aide sociale (StatSa, annual report, 2014). Et dans le même temps nombre de territoires, urbains et ruraux, ont bénéficié des politiques de rattrapage et donc de transformation radicale des espaces pratiqués : électrification, accès à l’eau, l’éducation, les services de santé, construction de vastes ensembles de logements sociaux, etc. La priorisation par l’État de l’aide aux plus défavorisées a donc été réelle. Le changement social a aussi conduit à des changements spatiaux considérables, reflets des politiques nationales ; en ville, la plupart des grands townships ont vu apparaître de nouveaux centres commerciaux dont les clients sont la nouvelle classe moyenne ; une partie de cette dernière a aussi pu s’installer dans des quartiers naguère réservés aux Blancs ou dans de nouveaux lotissements résidentiels qui ont connu une expansion considérable dans les métropoles, presque toujours sous la forme de complexes résidentiels fermés. L’amélioration des transports publics, tout particulièrement dans la province du Gauteng, a accompagné ces changements en désenclavant de nombreux territoires urbains.

20 Cela peut sembler paradoxal, mais la mise en œuvre des politiques redistributives depuis 1994 a été concomitante d’un accroissement des inégalités sociales, de la montée en puissance des sentiments d’injustice, de l’exclusion sociale et spatiale d’une large partie de la population et du renforcement des cas d’identifications ethnicistes ou nationalistes prenant souvent la forme de la plus extrême violence. Faut-il dès lors mettre en doute le caractère rawlsien des choix politiques, affirmer leur insuffisance ou bien sur le fond s’interroger sur la possibilité même leur efficacité ?

21 L’accroissement des inégalités sociales (Seekings et Nattrass, 2005 ; Gibson, 2011) peut être vu comme une simple conséquence de la logique du système capitaliste qui conduit à un développement inégal (Harvey, 2000), donc pour une large part des choix de politique économique du gouvernement. Mais est aussi démontré par le cas sud-africain que l’accroissement des inégalités sociales n’est pas contradictoire, au moins à l’échelle urbaine, avec une réduction des inégalités spatiales. L’augmentation du taux de chômage, alors même que des politiques d’équipement et de construction de logements étaient mises en œuvre, est ici un facteur explicatif : il est aujourd’hui de plus de 36 % nationalement, nettement plus élevé dans les quartiers défavorisés, contre 20 % en 1994 [3]. Plus de sans-emploi, donc plus de pauvres, mais qui résident généralement dans des espaces mieux équipés que naguère.

22 Mieux équipés, mais tout autant ségrégués. En reprenant les catégories de Peter Marcuse (2009), on peut distinguer les nouvelles citadelles des plus riches (essentiellement les vastes communautés fermées récentes ou les anciens quartiers de l’élite), les enclaves résidentielles des classes moyennes (et on y rangera à la fois des communautés fermées de niveau intermédiaire, très souvent marquées par des dominances raciales, les quartiers investis récemment par la classe moyenne noire mais aussi des parties de bien des townships), et les ghettos (les parties de townships les plus à l’écart, les informal settlements, des slums péri-centraux) où résident exclusivement des citadins noirs. C’est le développement de nouvelles « enclaves » qui est le plus significatif des changements socio-spatiaux récents, et il faut noter que certaines sont situées dans les townships (ou à proximité immédiate) dont les représentations ont été très revalorisées.

23 On n’est donc pas passé d’une ségrégation raciale à une ségrégation sociale mais plutôt d’une ségrégation raciale à une ségrégation raciale et sociale. Dès lors deux questions de justice spatiale se posent. L’une concerne la possibilité d’une solidarité intra-urbaine entre citadelles, enclaves et ghettos, l’autre l’exclusion dont sont victimes les habitants des « ghettos ». La première question est de gouvernance : malgré la situation de fragmentation spatiale, un pouvoir métropolitain est-il en mesure d’assurer une redistribution minimale et les habitants des différentes parties de la ville peuvent-ils se sentir liés par des obligations de justice qui légitiment cette redistribution ? C’est la manière dont Iris-Marion Young (2000) aborde cette question : si, en effet, ces deux conditions sont remplies alors la ségrégation n’est pas en soi injuste et l’existence d’enclaves est rendue acceptable par le fait qu’il y a « solidarité ». Mais cela suppose aussi qu’aucun groupe ne soit victime d’un déni de reconnaissance notamment parce qu’il occupe tel ou tel espace (la stigmatisation d’un espace induisant dans ce cas celle de ses résidents). En d’autres termes, les ghettos devraient bénéficier à la fois d’une politique redistributive et de la reconnaissance de leur nature citadine (de leur « droit à la ville ») laquelle n’est possible que si sont transformés non pas seulement les espaces pratiqués mais aussi les espaces de représentation.

24 La ville sud-africaine contemporaine n’est pas dans cette situation idéale de justice. Le pouvoir métropolitain existe bel et bien, et ses politiques ont une dimension redistributive. Mais quelle reconnaissance des plus défavorisés ? Quelle participation de leur part à la conception de l’espace ? Quelle solidarité entre fragments urbains ? L’exemple de terrain développé plus loin permettra de revenir sur ces questions, indiquons d’ores et déjà que l’on est plus dans une situation de renforcement de l’exclusion des citadins des ghettos que l’inverse. Mais les espaces que l’on peut qualifier aujourd’hui de « ghetto » ne sont plus les mêmes que naguère. Les townships ont changé, on l’a dit, ils étaient les ghettos de l’apartheid mais ce rôle urbain est désormais avant tout joué par les quartiers informels (Haferburg et Huchzermeyer, 2014). Ces informal settlements, dont le nombre a explosé dans les années 1980 et n’a pas diminué depuis 1994, sont devenus l’obsession des autorités urbaines parce que les preuves de leurs échecs, mais aussi parce qu’ils sont non conformes à la conception de l’espace urbain qu’elles visent à projeter dans l’espace matériel.

3.3.  Nouveaux exclus et nouvelles échelles de l’injustice

25 Dans le contexte urbain post-apartheid les modalités et la nature de l’oppression ont donc profondément changé. Un type d’espace cristallise cette nouvelle oppression, l’informal settlement. La superposition espace stigmatisé et population opprimée est ici renouvelée, et c’est ce qui constitue le cœur même d’une situation d’injustice spatiale fondée à la fois sur une distribution inéquitable et un déni de reconnaissance (Fraser, 2005). C’est d’ailleurs sur la base de cette double revendication que s’est développé un des mouvements sociaux les plus importants du pays à partir de 2005, le mouvement Abahlali baseMjondolo, une organisation politique de défense des habitants des informal settlements née à Durban mais aujourd’hui d’ampleur nationale et qui appelle désormais à voter contre l’ANC (Hayem, 2016). Lors des élections municipales de 2016, il est apparu très clairement que c’est dans ces mêmes quartiers que l’EFF a obtenu le plus de voix. C’est aussi autour des problèmes de ces quartiers, et secondairement de certains townships, que se sont multipliés ce qui est localement qualifié de « service delivery protest » (Ballard et al., 2006 ; Sinwell 2011 ; Tournadre, 2014 ; Bénit-Gbaffou et al., 2015) : des manifestations souvent violentes contre les autorités locales qui n’ont pas tenu leurs promesses d’équipements et sont accusées de corruption.

26 On ne peut pas ne pas faire le lien entre ces phénomènes et ce qui a aussi profondément marqué la société urbaine sud-africaine, au moins depuis 2008 : les vagues successives de violences dites « xénophobes ». Elles se sont répétées régulièrement, en 2008, 2013, 2015, visant les populations étrangères et principalement africaines, mais aussi parfois des groupes ethniques nationaux mais minoritaires (par exemple, à Johannesburg ou Ekurhuleni, les shangaan dont la langue est la même que celle de nombreux migrants mozambicains du même groupe ethnique transfrontalier). Dans bien des cas les « étrangers » visés sont des commerçants exerçant leur activité dans les townships, mais très souvent les attaques et assassinats ont lieu dans les informal settlements stigmatisés comme étant les espaces où résident les non-Sud-Africains. Les violences contre les étrangers sont certes dénoncées officiellement, mais aussi manipulées pour détourner la critique du gouvernement en l’orientant sur les migrants (Bénit-Gbaffou, 2015). Plus largement, l’ANC est ambiguë sur les questions de reconnaissance des groupes identitaires, allant dans certains cas jusqu’à contredire ses idéaux historiques autant que les principes rawlsiens d’égale valeur des individus. A l’échelle nationale, la Constitution de 1996 reconnaît 11 langues nationales et les droits de minorités, mais il est bien plus surprenant qu’ait été maintenu le pouvoir des chefs « traditionnels » dans les zones rurales des anciens bantoustans (où ils conservent le contrôle des terres) (Cousins et Walker, 2015). Il est aussi frappant de voir que les identifications ethniques ont repris récemment une place importante dans les jeux politiques intra-ANC et tout particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir de Jacob Zuma, qui s’est appuyé sur son identité zouloue et continue de le faire en mobilisant électoralement à son profit la province du Kwazulu-Natal (numériquement la première du pays). De ce point de vue, on constate des décalages inquiétants entre reconnaissance des identités ethniques nationales, augmentation des mobilités internationales et renforcement d’un discours sur la justice fondé sur la notion de citoyenneté nationale. Ceci pose la question, comme sous l’apartheid, du « pour qui » de la justice (Fraser, 2010), autrement dit des questions d’échelle de la justice.

27 Bien des situations contemporaines d’injustice dans les villes sud-africaines peuvent en effet être mieux comprises en mobilisant le concept de misframing de Nancy Fraser (2010) : le misframing est l’injustice causée par une non-représentation au niveau scalaire efficace, celui où sont effectivement prises les décisions affectant les vies des personnes. Cette forme d’injustice concerne les migrants internationaux qui ne sont pas représentés localement, mais plus encore sans doute les mouvements sociaux locaux (des quartiers non légaux en particulier) : leur interlocuteur est en général l’autorité locale alors que c’est à un autre niveau qu’en vérité sont prises une large partie des décisions politiques et économiques les concernant. Cette manière de définir une autre catégorie d’injustice comme étant essentiellement de nature scalaire permet d’intégrer à la réflexion ce qui est une caractéristique essentielle de l’espace et vient s’ajouter à la triplicité lefebvrienne. À quelle échelle, en effet, doivent être posées les questions de justice spatiale ? Question de centrale pour tous les acteurs de la gouvernance (Brenner, 2001). Or, les échelles étant elles aussi une dimension produite de l’espace, ce n’est qu’en fonction des objectifs poursuivis par les acteurs socio-politiques que l’on peut dire l’efficacité plus ou moins grande d’une échelle pour plus de justice ou au contraire son rôle pour expliquer une injustice spatiale. Partant, il ne saurait être question d’un lien mécanique entre une échelle de gouvernement et son caractère juste ou injuste, de l’échelle locale pas plus que d’une autre (Young, 1990 ; Gervais-Lambony et al., 2014). Cette question essentielle de l’échelle vient s’ajouter au fait que les différents acteurs et groupes sociaux citadins, dans une même ville, fonctionnent sur des conceptions du juste différentes voire contradictoires, des conceptions, pratiques et représentations de l’espace qui peuvent s’opposer. C’est donc un faisceau de divergences qui est souvent explicatif des conflits politiques et territoriaux, comme je pense important de le montrer ci-après dans un cas particulier situé dans l’aire métropolitaine d’Ekurhuleni [4], dans la province du Gauteng. Cette province est un exemple parlant car les inégalités y sont extrêmes et la diversité des groupes sociaux plus forte que dans les autres métropoles du pays. Enfin le débat politique sur le niveau adéquat de gouvernement y est constant depuis bien avant 1994 (Gervais-Lambony, 2003).

4.  Dunnottar et John Dube Village : une petite histoire de justice, d’injustice et d’espace

28 Dunnottar est un quartier d’Ekurhuleni (Gervais-Lambony, 2003 ; Bonner, Nieftagodien, 2012), situé à l’extrême est de la municipalité, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Johannesburg. Le 14 mai 2007 [5], se tient dans l’ancien hôtel de ville de Nigel (nom de l’ancienne municipalité blanche aujourd’hui intégrée à Ekurhuleni), une séance du Development Tribunal, instance métropolitaine qui juge les différents sur les questions d’aménagement urbain. Ce jour-là, le tribunal examine la plainte de l’association des résidents de Dunnottar contre un projet métropolitain de construction d’un ensemble de logements sociaux appelé John Dube Village [6].

29 Dunnottar, était un quartier réservé aux Blancs sous l’apartheid ou quelques rares familles noires de la classe moyenne sont venues s’installer à partir du début des années 2000. Cette suburb est composée de 1 400 logements construits après la seconde guerre mondiale. Nombre des habitants originels de Dunnottar étaient des militaires, ce qui s’explique par la proximité d’une base de l’armée sud-africaine (photo 1). Le quartier est situé par ailleurs à environ 2 kilomètres du township de Duduza (320 000 habitants en 2015), il en est séparé par des terres agricoles. Dunnottar présente un paysage typique de suburb de la classe moyenne : maisons individuelles sur de vastes parcelles, faible densité, petit centre commercial constitué essentiellement d’un petit supermarché de la chaîne Spar.

Figure 1

Dunnottar ou la recherche d’un temps perdu (© Gervais-Lambony, 2016).

figure im1

Dunnottar ou la recherche d’un temps perdu (© Gervais-Lambony, 2016).

Sur la place centrale de Dunnottar, dans un paysage résidentiel à faible densité, cet étrange avion immobile symbolise le lien du quartier avec l’armée sud-africaine puisqu’une base militaire toute proche est à l’origine de sa construction. C’est en même temps, aujourd’hui, une référence à un passé tout à fait évanoui mais qui explique bien des aspects des représentations sociales et spatiales des résidents blancs.

30 John Dube Village est situé sur un terrain agricole racheté par l’autorité métropolitaine, à 800 mètres au sud de Dunnottar, il est prévu, dans la phase 1, la construction de 1 286 logements pour reloger les habitants de Zamani, quartier informel qui jouxte le township le Duduza.

31 Dans l’ancienne salle du conseil municipal de Nigel les habitants de Dunnottar sont venus nombreux, ils distribuent des tracts à l’entrée. Ils sont représentés par le président de l’association de quartier, patron de la quincaillerie locale, afrikaner comme l’écrasante majorité des habitants de Dunnottar et par un avocat (lui-même résident du quartier et agissant à titre gratuit). Face à eux, les fonctionnaires métropolitains, le responsable du City Planning Department et l’avocat de l’autorité métropolitaine. Et « entre » eux, juges théoriquement neutres, les élus locaux du Tribunal : 6 élus noirs et un élu « indien » de l’ANC, 3 élus locaux blancs membres de la DA (Democratic Alliance). Tous les intervenants du jour ont connu l’apartheid. Certains étaient déjà fonctionnaires municipaux, d’autres activistes de l’ANC, d’autres simples citadins. Tous ont fréquenté les lieux où ils se rencontrent aujourd’hui à une époque où ils symbolisaient le pouvoir blanc. Mais tous jouent le jeu « post-apartheid » dans un « théâtre » hérité de l’apartheid. Le formalisme de la réunion est remarquable. Une analyse des arguments avancés permet d’éclairer les conceptions diverses du juste et de l’injuste.

32 L’avocat des résidents de Dunnottar mobilise des arguments de trois ordres :

33

  • ­ Premièrement, le processus démocratique n’a pas été respecté car les habitants de Dunnottar n’ont pas été consultés, malgré leurs demandes répétées, y compris par une lettre adressée au Président de la République dont il est fait lecture, dans le cadre de la « démocratie participative » sur le projet John Dube qui pourtant les affecte car il est démontré, disent-ils, que la construction de logements sociaux va provoquer une baisse des prix immobiliers à Dunnottar.
  • ­ Deuxièmement, les familles qui seront logées à John Dube Village vont se trouver dans une localisation périphérique, loin de tout lieu d’emploi, c’est donc aussi pour les défendre qu’il faut lutter contre ce projet.
  • ­ Troisièmement, la construction de John Dube Village aura, selon eux, des conséquences de deux types. L’absence d’accès à l’emploi pour les futurs habitants les contraindra à se livrer à des activités criminelles, ce qui augmentera le taux de criminalité localement et tout particulièrement à Dunnottar ; la densité du quartier aura des effets environnementaux, l’usage de la paraffine pour se chauffer et cuisiner provoquera une pollution de l’air locale dangereuse pour les habitants de Dunnottar.

34 Les résidents de Dunnottar dénoncent donc une triple injustice : non-prise en compte de leur avis dans le processus de décision sur un projet qui les affectera (injustice procédurale) ; construction d’un ghetto qui n’améliorera pas la situation de citadins pauvres (injustice d’une redistribution mal pensée) ; question environnementale (injustice environnementale).

35 La défense de la forme urbaine de l’apartheid (c’est bien de cela qu’il s’agit) se fait donc ici en fonction d’une conception post-apartheid de l’espace et de la société. Elle fait intervenir aussi de nombreuses questions d’échelles. Le quartier de Dunnottar est rattaché à une circonscription électorale (figure 2) dont l’essentiel de la population se trouve dans le township de Duduza. L’élu local, en conséquence, est un élu ANC qui est accusé de se préoccuper seulement de son électorat noir (il a en effet systématiquement ignoré les invitations de l’association de résidents à venir aux réunions publiques qu’elle organisait), ce qui est loin d’être faux puisque les habitants de Dunnottar représentent moins de 20 % des électeurs de la circonscription et que de toute manière ils votent en très grande majorité pour le candidat de la Democratic Alliance. Ceci s’est confirmé pour l’essentiel lors des élections locales de 2016 : le ward a été remporté avec 60 % des voix par l’ANC, mais dans le voting district de John Dube Village on a voté à plus de 80 % pour l’ANC alors qu’à Dunottar la DA a obtenu près de 60 % des voix [7].

Figure 2

Délimitation du ward 111 l’aire Métropolitaine d’Ekurhuleni  

Delimitation of Ward 111, Ekurhuleni Metropolitan Municipality  

figure im2

Délimitation du ward 111 l’aire Métropolitaine d’Ekurhuleni  

Delimitation of Ward 111, Ekurhuleni Metropolitan Municipality  

Demarcation Board, 2016. Le quartier rectangulaire de Dunnotar apparaît très bien sur cette carte.

36 John Dube Village, inachevé au moment de la réalisation du fond de la carte, est seulement indiqué par le symbole représentant un bureau de vote. On voit aussi comment la logique (politique et démographique) de délimitation de la circonscription a conduit à y intégrer, à l’ouest, de petites portions du tonwship de Duduza (ce qui a pour conséquence de donner la majorité des voix du ward à l’ANC).

37 À l’inverse, l’avocat de l’autorité métropolitaine argumente à une tout autre échelle. Il expose que John Dube Village n’est qu’un élément du programme de lutte contre le logement informel (dont il rappelle l’importance numérique considérable à Ekurhuleni) à l’échelle de la métropole et, au-delà, de la province du Gauteng dans son ensemble. L’avocat souligne que la municipalité entend les inquiétudes des résidents de Dunnottar mais que le relogement des habitants des quartiers informels est sa priorité. C’est un argumentaire qui s’appuie strictement sur une justice redistributive, allant, sans le dire complètement, jusqu’à reconnaître que cette redistribution juste peut avoir des effets injustes localement ; l’autorité métropolitaine, à sa manière, invoque là le risque du local trap (Purcell, 2006) pour justifier sa politique. Il est ici reconnu une inégalité de traitement mais juste d’un point de vue rawlsien car au bénéfice des plus faibles.

38 Au total, nous avons affaire à un cas typique de nimbysme[8]. Ce qui est plus original c’est le cadre spatial inchangé dans lequel ceci se déroule et le respect de règles nouvelles d’interaction dans ce cadre hérité. Nouvelles pratiques, nouvelles conceptions de l’espace et du juste, nouvelles représentations ? Rien n’est moins sûr : à la sortie de la séance, les langues se délient de part et d’autre et les catégorisations raciales des acteurs et des espaces sont exprimées clairement alors qu’elles étaient totalement absentes des propos tenus en public. Du côté des élus locaux ANC le propos est très clair : « these white people, they think it is still apartheid ! They are just racist » ; « the process must go on, but they will lose ». Les élus locaux de l’opposition ont, quant à eux, bien peu d’arguments pour défendre l’association de résidents. Du côté de cette dernière, le propos du président est radical : « you know, I grew up in Rhodesia and had to move to South Africa in the eighties. The same thing is happening here, these ANC people won’t listen to us anyway, although we are the ones who made this country ». Deux références ici au passé de l’apartheid mais une vue bien différente : celle de l’oppression qui ne doit pas être oubliée ; celle d’un âge d’or qui est suivi du déclin actuel.

39 Il est frappant de constater que deux autres groupes d’acteurs concernés par la création de John Dube Village ne sont pas présents lors de la session du Developement Tribunal. Les habitants du township de Duduza, voisin donc de l’informal settlement qui sera détruit. Ils se révèlent très favorables au projet, mais les raisons n’en sont pas le souhait d’une distribution équitable, elles sont liées à la représentation qu’ils ont du quartier informel : « many of these people are foreigners, there is a lot of criminals ». Le conseiller municipal ANC de la circonscription a un propos plus mesuré, mais au fond se sent peu concerné par le sort de ces gens : « this settlement is not legal, they have not rights here ». Pas d’obligation de justice (Fraser, 2010) de la part du politicien local donc… Et dans le même temps, les principaux intéressés sont absents du débat : celles et ceux qui seront « déplacés » dans le nouveau quartier, ne sont simplement pas représentés (et ne se sont pas constitués en association locale) et constituent une minorité invisible. Qu’est-ce qui légitime, aux yeux des autorités municipales, le fait de parler en leur nom ? Ce n’est ni leur pauvreté, ni leur appartenance culturelle, mais bien le statut non légal de l’espace où ils résident. C’est de ce fait qu’ils sont hors-norme et donc simples objets d’une politique de justice normative.

40 Cet exemple illustre : les décalages temporels entre les transformations des trois dimensions de l’espace (pratiqué, conçu, vécu) ; les tensions liées à la confrontation de conceptions différentes du juste et de l’injuste (procédural ou redistributif, culturel ou économique) ; les impossibilités de communication dues au fait que les acteurs se réfèrent à des échelles différentes ; les oppositions entre des définitions différentes des groupes envers lesquels doit être reconnue une obligation de justice.

41 La suite de l’histoire de John Dube Village est à la fois surprenante et habituelle. Habituelle car dans la suite du processus de réclamation de l’association de résidents de Dunnottar a connu les résultats attendus. Au niveau métropolitain, leur plainte a été rejetée comme non-fondée ; ils ont par la suite fait appel de cette décision auprès du ministère provincial du logement mais ont de nouveau été déboutés. Ce processus a seulement retardé le projet John Dube Village, en 2010 les premiers habitants y sont installés et une extension est prévue pour arriver à un total 4312 logements.

42 Surprenante car le secteur de Dunnottar connaît aujourd’hui une autre évolution. Dans le cadre de son plan de développement économique et en partenariat avec la Province du Gauteng, la municipalité d’Ekurhuleni a lancé, en 2012, un projet de pôles de développement répartis sur son territoire [9]. Le premier, dédié aux activités de haute technologie, est situé à proximité de l’aéroport international Oliver Tambo (qui dessert la province du Gauteng tout en étant la plaque tournante du trafic aérien pour toute l’Afrique australe) ; le second est au sud d’Ekurhuleni, à proximité du township de Vooslorus et sera un port sec qui viendra compléter celui de Johannesburg qui est saturé ; le troisième est précisément situé à côté de Dunnottar et s’articulera sur une usine de construction ferroviaire qui fournira l’ensemble des grandes villes du pays. La répartition spatiale de ces projets est présentée par la municipalité comme une mesure de justice : nord, sud et est de la métropole bénéficieront de leur « pôle » et donc des créations d’emplois. À proximité de Dunnottar est délimité un périmètre de 72 hectares qui accueillera l’usine du groupe Gibela, consortium associant Alstom (pour 60 %) et deux groupes sud-africains issus des politiques de Black Empowerment, et une zone industrielle pour les sous-traitants. Gibela est en partenariat avec l’agence nationale des transports urbains (PRASA, Passenger Rail Agency of South Africa) dont il sera le fournisseur exclusif. La création de plus de 2000 emplois est annoncée. L’inauguration du site a eu lieu fin 2015, les travaux de construction de l’usine sont en cours et le début d’activité est prévu en 2017. Dans son discours d’inauguration le maire d’Ekurhuleni déclarait : « The establishment of this plant is a great milestone for the City. Zoning such a big space of land for such an initiative gives one a sense of relief, knowing that it is for the benefit of our people. The job opportunity projections and the economic boost that will be brought about by the existence of this plant in our City speaks volumes ». Le gouvernement local est ici dans son rôle de developmental state, défini à l’échelle nationale, que l’on distingue mal de l’entreprenarial state décrit par David Harvey (2006) ; il est toujours distributif mais au sens où il accompagne une distribution territoriale jugée équitable des entreprises privés créatrices d’emplois.

43 Une des conséquences collatérales de ce projet est de faire mentir les prédictions de l’association de résidents de Dunnottar : selon l’agent immobilier dont le bureau de vente est situé dans le quartier, les prix de vente des maisons à Dunnottar sont repartis à la hausse depuis 2011 (après une période de baisse continue dans les années 2000) et de petits promoteurs immobiliers ont racheté des lots pour les transformer en petites résidences fermées destinées à un nouveau marché de ménages de la classe moyenne noire. En revanche, peu d’effets à ce jour dans le nouveau quartier John Dube à ce jour ; les nouveaux résidents sont confrontés aux difficultés habituelles des nouveaux quartiers de logements sociaux (dits ensemble de « RDP houses » car construits, depuis les années 1990, sur les crédits du Reconstruction Development Program) : mauvaise qualité des équipements, enclavement, difficulté à régler les traites des crédits. Depuis 2013, organisés à leur tour en association locale, les résidents sont engagés dans un conflit avec l’autorité métropolitaine sur la question de l’accès aux soins : les rues ne portent pas de noms, les ambulances ne peuvent répondre aux appels d’urgence et « the municipality doesn’t even bring us a mobile clinic for our kids and their mothers have to travel a long distance to Duduza or (Dunnottar) for them to access health care » déclare un résident à la presse locale (Ekurhuleni News, novembre 2013).

44 Il est évidemment trop tôt pour juger des autres effets locaux des politiques conduites dans cette partie est de la métropole d’Ekurhuleni. Mais pas pour en tirer quelques observations sur les jeux d’acteurs et les conséquences de la diversité des échelles concernées et des représentations du juste et de l’espace. Quel type d’espace est produit ici et en fonction de quelles représentations ? Le rejet de l’informel (donc du non légal) est sa première caractéristique, c’est finalement la chose ici la mieux partagée et la moins questionnée. Aucun acteur (de quelque niveau de gouvernement ou groupe de résident de tel ou tel quartier) ne défend le maintien de l’informal settlement (ses résidents pourraient le faire mais ne sont pas consultés). On a une forme urbaine donc non « reconnue », hors norme de ce que l’urbain doit être, et jugée par essence injuste (ce qui donc légitime toute action de déplacement ou de transformation décidée par les autorités) et ce n’est en rien une originalité. À l’opposé, le paysage de John Dube Village (figure 3) est une reproduction du modèle du township mais du point de vue des autorités est par essence « juste » : il est un espace de la redistribution. C’est une perception avant tout quantitative et qui ne prend en compte ni la capacité d’innovation locale des espaces informels, ni le problème de la localisation : les bénéfices pour la population du quartier d’être proches du township sont ignorés (accès aux services et commerces du township, relations sociales, accès aux transports). Dans l’espace, s’applique donc une politique avant tout distributive, c’est bien un croisement du spatial et du social qui guide des choix politiques éloignés des vécus citadins, et fonction des statuts spatiaux autant que sociaux.

Figure 3

Une rue de John Dube Village (© Gervais-Lambony, 2016).

A street of John Dube Village

figure im3

Une rue de John Dube Village (© Gervais-Lambony, 2016).

Un paysage caractéristique des projets de logements sociaux dit RDP et qui évoque les paysages des townships de naguère.

A street of John Dube Village

45 Les positionnements des différents acteurs de ce conflit local sont très fortement influencés par des références au passé. Un passé commun mais dont les représentations des uns et des autres sont contradictoires. En effet, l’arrière-plan racial, non-dit mais en fait central, est directement un héritage de l’apartheid, et c’est sur cette base qu’au fond chacun adopte sa position. Le discours des résidents blancs de Dunnottar est jugé immédiatement illégitime parce qu’ils sont les anciens oppresseurs, à l’inverse le discours des autorités et jugé illégitime par les résidents de Dunnottar parce qu’ils n’y voient en arrière-plan qu’une forme de revanche post-apartheid. Et dans les deux cas les formes urbaines produites ou défendues sont elles aussi héritées du passé et à aucun moment elles ne sont remises en cause. Notamment les questions de mixité sociale et raciale, dans ce contexte, ne peuvent même pas être abordées, c’est en termes de « race » en même temps que de classe que l’on raisonne, c’est en termes de race et de classe que l’on se représente l’espace, un « type » d’espace semblant correspondre à chaque groupe tant social que racial.

Conclusion

46 Comme le montrent le cas de Dunnottar à l’échelle locale autant que les ambiguïtés des politiques sud-africaines depuis 1994, la norme du juste et de l’injuste ne semble pas aujourd’hui aussi simple à déterminer que sous l’apartheid. Mais la première partie du présent texte visait justement à démontrer que cette norme sous l’apartheid même était moins évidente qu’il ne peut sembler. Une question centrale pour l’Afrique du Sud est bien la mesure des ruptures et des continuités entre ce qui précède et ce qui suit la phase de transition des années 1991-1994. Avant comme après, il n’existe pas un discours unique sur le juste, il existe en revanche de très fortes continuités de représentations et de conceptions de l’espace. Et, avant comme après, il existe des oppressions et des injustices qui se traduisent dans l’espace mais qui sont aussi induites par l’espace. En ce sens, la prédiction pessimiste de David D. Smith cité ici en introduction s’est pour une grande part concrétisée. Radicales sous l’apartheid, les injustices sociales semblent devenues « structurelles » dans le cadre d’une société libérale. Ceci correspond à la distinction qu’établit Iris-Marion Young entre une oppression imposée en conscience par un régime politique et un groupe social dominant et une oppression « structurelle », c’est-à-dire « disadvantage and injustice some people suffer not because a tyrannical power coerces them, but because of everyday practices of a well-intentioned liberal society » (1990, 41). Cette oppression structurelle est politique mais est aussi le résultat d’actions quotidiennes d’individus qui « contribute to maintening and reproducing oppression, but those people are usually simply doing their jobs or living their lives, and do not understand themselves as agents of oppression » (1990, 42). Ceci implique que l’abolition des lois de l’apartheid et le changement de régime ne peuvent pas avoir pour conséquence automatique la fin de l’oppression mais un changement de sa causalité puisque l’Afrique du Sud est bien passée, en 1994, d’un régime autoritaire à une « well-intentioned liberal society ». « Bien intentionnée » prend un sens assez précis en termes de politique urbaine : il s’agit de trouver le bon équilibre entre compétitivité et justice socio-spatiale (Le Blanc et al., 2014). Ceci conduit finalement dans les métropoles sud-africaines à faire de l’espace une des causes de la reproduction de l’injustice : une politique redistributive qui se traduit par la reproduction de formes et de catégorisations spatiales héritées, si elle modifie l’espace pratiqué et matériel, ne transforme pas l’espace vécu et dès lors renforce au lieu de réduire le sentiment d’injustice des plus défavorisés. Sur un plan théorique cela conduit à inviter à poursuivre les recherches sur les interrelations entre les différentes dimensions de la justice sociale (redistributive, procédurale, de reconnaissance) et les différentes dimensions de l’espace (triplicité et stratification scalaire) et à conclure ici sur deux questions : quels choix en matière de justice sociale transforment quelle dimension de l’espace ? Quelle dimension de l’espace doit être transformée pour rendre possible plus de justice sociale ?

Notes

  • [1]
    À partir de 1913, une loi foncière sépare en Afrique du Sud les terres réservées aux « Européens » et les terres réservées aux « Bantous ». Ces dernières devinrent ensuite des bantoustans, dotés progressivement d’une apparente autonomie et, à partir des années 1970, le régime de Pretoria imposa l’indépendance à quatre de ces territoires privant ainsi leurs ressortissants de leur citoyenneté sud-africaine.
  • [2]
    Qui a conduit à l’affaiblissement de la confédération après qu’en 2013, le Numsa, National Union of Metalworkers of South Africa, suivit en 2016 par le Fawu (syndicat des travailleurs de l’agroalimentaire) aient quitté la COSATU et soient entrés dans l’opposition politique.
  • [3]
    Le ralentissement de la croissance économique depuis la crise financière de 2008 a accéléré encore l’augmentation du chômage, pour l’année 2016 est annoncé un taux de croissance nettement inférieur à 1 %.
  • [4]
    Ekurhuleni, aire métropolitaine créée en 2000, compte 3,3 millions d’habitants. Ancienne région minière reconvertie à l’activité industrielle dans la seconde moitié du xxe siècle, Ekurhuleni connaît une forte croissance démographique (en 2001 elle ne comptait que 2,4 millions d’habitants). L’emploi industriel est en déclin, le taux de chômage officiel dépasse les 30 %, près du quart de la population totale vit dans des camps informels.
  • [5]
    Une première série d’entretiens avec les fonctionnaires municipaux, les élus locaux, des membres de l’association de résidents de Dunnottar a été réalisée à cette période. Par la suite et plus ponctuellement ont pu être réalisés des entretiens avec des résidents de Duduza (township et informal settlement) et du nouveau John Dube Village ainsi qu’à nouveau avec des élus locaux en 2013, 2014 et 2015.
  • [6]
    Ce nom n’est pas anodin : John Dube, homme politique noir de la fin du xixe siècle, pasteur évangélique, a été l’un des acteurs de la lutte contre le Land Act de 1913 qui partagea le pays entre terres blanches et réserves indigènes. Il fut aussi l’un des membres fondateurs et premier président du South African National Congress (rebaptisé African National Congress en 1923) en 1912.
  • [7]
    Ce dernier chiffre, assez faible pour une banlieue résidentielle « blanche », est une indication d’un changement récent de la population du quartier : depuis la construction de John Dube un certain nombre de résidents blancs ont quitté le quartier et des membres plus nombreux de la classe moyenne noire y résident.
  • [8]
    De l’anglais not in my backyard, utilisé à l’origine pour décrire les comportements sociaux dans les suburbs des villes des Etats-Unis, le terme nimbysme désigne l’attitude de rejet des plus pauvres et des plus « différents » par les résidents d’un quartier. Il s’exprime en général lors de la mise en œuvre de projets de logements sociaux, de centres d’accueil, de développement de nouveau lotissements, etc. C’est une forme de rejet local de l’autre qui peut n’être pas contradictoire avec un discours général tolérant (du moment que c’est ailleurs…).
  • [9]
    Depuis avril 2015 ce plan de la Province du Gauteng a été encore renforcé : le gouvernement provincial a annoncé sa nouvelle politique de « Mega Projects ». Il s’agit de vastes ensembles résidentiels (entre 15 000 et 60 000 logements à chaque fois) et d’activités économiques (des ensembles donc théoriquement auto-suffisants) répartis sur l’ensemble du territoire et visant à résoudre à la fois le problème du logement et des mobilités dans la « city region » (c’est à dire la conurbation qui couvre la quasi totalité de la province).
Français

L’article vise à appliquer au cas des grandes villes sud-africaines, et plus spécifiquement à celles de la Province du Gauteng, une approche en termes de justice spatiale pour l’exemplifier. Ce positionnement enrichit l’approche des inégalités spatiales qu’il ne s’agit pas seulement de mesurer et localiser mais d’analyser en termes de justice et d’injustice. Cette analyse est conduite de manière non normative, c’est-à-dire qu’est prise en compte la diversité des définitions de la justice sociale, à la fois les définitions théoriques et les représentations du juste des acteurs locaux. Ces définitions sont croisées avec un autre champ théorique, celui des théories de l’espace et c’est ce croisement qui est une avancée proposée par rapport aux travaux existants sur la justice spatiale. Pour analyser les conséquences de l’organisation de l’espace en termes de justice et d’injustices sociales, en même temps que les conséquences des injustices sociales sur l’organisation de l’espace, sont revisités successivement les politiques d’apartheid, les politiques post-apartheid et le cas d’un conflit local contemporain dans un quartier périphérique de l’aire métropolitaine d’Ekurhuleni.

Mots-clés

  • justice spatiale
  • Gauteng
  • Ekurhuleni
  • Afrique du Sud
  • ségrégation
  • politique urbaine
  • démocratie locale
  • représentations.

Bibliographie

  • Alexander P., Lekgowa T., Mmope B., Sinwell L., Xezmi B. (2012), Marikana. A view from the mountain and a case to answer, Johannesburg, Jacana, 210 p.
  • Ballard R., Habib A., Valodia I. (éd.) (2006), Voices of Protest : Social Movements in Post-apartheid South Africa, Durban, UKZN Press, 335 p.
  • Bénit C., Gervais-Lambony P. (2003), La mondialisation comme instrument politique local dans les métropoles sud-africaines (Johannesburg et Ekhuruleni) : les « pauvres » face aux « vitrines », Annales de géographie, n° 634, p. 628-645.
  • Benit-Gbaffou C. (éd) (2015), Popular politics in SA cities. Unpacking Community Participation, Pretoria, HSRC Press, 298 p.
  • Bonner P., Nieftagodien N. (2012), Ekurhuleni. The Making of an Urban Region, Johannesburg, Wits University Press, 267 p.
  • Booysen S. (2015), Dominance and Decline. The ANC in the time of Zuma, Johannesburg, Wits University Press, 324 p.
  • Brenner N. (2001), The limits to scale ? Methodological reflections on scalar structuration, Progress in Human Geography, 25 (4), p. 591-614.
  • Bret B. (2015), Pour une géographie du juste, Nanterre, Presses Universitaires de Paris Ouest, 277 p.
  • Calland R. (2013), The Zuma Years. South Africa’s Changing Face of Power, Johannesburg, Zebra Press, 505 p.
  • Cobbett W., Nakedi B. (1991), Marché et déchets du travail à Botshabelo, in Meillassoux C., Messiant C. (éd.), Génie social et manipulations culturelles en Afrique du Sud, Paris, Arcantère, p. 73-95.
  • Cousins B., Walker C. (éds) (2015), Land Divided, Land Restored. Land Reform in South Africa for the 21st Century, Johannesburg, Jacana, 314 p.
  • Crush J., Chikanda A., Skinner C. (2015), Mean Streets. Migration, Xenophobia and Informality in South Africa, Le Cap, African Center for Cities et International Development Research Center, 287 p.
  • Foucher M. (1991), Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 691p.
  • Fraser N. (2005), Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, Paris, La Découverte, 179 p.
  • Fraser N. (2010), Scales of Justice, Reimagining Political Space in a Globalizing World, Columbia University Press, 224 p.
  • Gervais-Lambony P. (2003), Territoires citadins, 4 villes africaines, Paris, Belin, 272 p.
  • En ligne Gervais-Lambony P. (2004), « De l’usage de la notion d’identité en géographie », Annales de géographie, n° 638-639, p. 469-488.
  • Gervais-Lambony P., Bénit-Gbaffou C., Musset A., Piermay J.-L., Planel S. (éd.) (2014), La Justice spatiale et la ville. Regards du Sud, Paris, Karthala, 279 p.
  • En ligne Gervais-Lambony P., Dufaux F. (2009), « Justice… spatiale ! », Annales de géographie, 665-666, p. 3-16.
  • Gibson N. (2011), Fanonian practises in South Africa, Durban, UKZN Press, 312 p.
  • Harrisson P., Gotz G., Todes A., Wray C., (éd.) (2014), Changing space, changing city. Johannesburg after apartheid, Johannesburg, Wits University Press, 590 p.
  • Harvey D. (1973), Social Justice and the City, Londres, Edward Arnold, 354 p.
  • Harvey D. (1992), Social Justice, Postmodernism and the City, International Journal of Urban and Regional Research, 16, 4, p. 588-601.
  • Harvey D. (2000), Spaces of Hope, Berkeley, University of California Press, 293 p.
  • Harvey D. (2006), Spaces of Global Capitalism. Towards a theory of uneven geographical Development, Londres, Verso, 154 p.
  • Hayem J. (2016), « L’État sud-africain face à Marikana et Abahlali : haine de la démocratie ? De la nature des lutes et des réactions qu’elles suscitent », in Porteilla R., Hayem J., Severin M., Dika P.-P., (éd.), Afrique du Sud, 20 ans de démocratie contrastée, Paris, L’Harmattan, p. 213-236.
  • En ligne Houssay-Holzschuh M. (éd), 2010, « Puissance émergente, nation adolescente : l’Afrique du Sud en 2010 », Revue EchoGéo n° 13.
  • Haferburg C., Huchzermeyer M. (éd.) (2014), Urban Governance in Post-apartheid Cities. Modes of engagement in South Africa’s Metropoles, Stuttgart, Borntraeger Science Publishers, 337 p.
  • Kymlicka W. (1999), Les théories de la justice et une introduction, Paris, La Découverte, 363 p.
  • Le Blanc A., Piermay J.-L., Gervais-Lambony P., Giroud M., Pierdet C., Rufat S. (éd.) (2014), Métropoles en débats, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 420 p.
  • Lefebvre H. (1974), La production de l’espace, Paris, Anthropos, 486 p.
  • Nussbaum M. (2000), Women and Human Development : The Capabilities Approach, Cambridge, Cambridge University Press, 298 p.
  • Marcuse P., Connolly J., Novy J., Olivo I., Potter C., Steil H. (éd.) (2009), Searching for the Just City : Debates in Urban Theory and Practice, Abingdon, Routledge, 291 p.
  • Meillassoux C., Messiant C. (éd.) (1991), Génie social et manipulations culturelles en Afrique du Sud, Paris, Arcantère, 314 p.
  • Merrifield A., Swyngedouw E. (éd..) (1997), The Urbanization of Injustice, New York University Press, 245 p.
  • Posel D. (1991), The Making of Apartheid 1948-1961. Conflict and Compromise, Oxford, Clarendon Press, 297 p.
  • Purcell M. (2006), « Urban democracy and the local trap », Urban Studies, vol. 43, 11, p. 1921-1941.
  • Rawls J. (1971), A Theory of Justice, Cambridge, Harvard University Press, 666 p.
  • Seekings J., Nattrass N., 2005, Class, Race, and Inequality in South Africa, Durban, UKZN Press, 466 p.
  • Sen A. (2009), L’Idée de justice, Paris, Flammarion, 558 p.
  • En ligne Sinwell L. (2011), « Is “another world” really possible : Re-eximaining counter-hegemonic movements in post-apartheid South Africa », Review of African Political Economy, 38, p. 61-76.
  • Smith David D. (1994), Geography and Social Justice, Blackwell, 346 p.
  • Soja E. W. (2000), Postmetropolis. Critical Studies of Cities and Regions, Oxford, Blackwell, 440 p.
  • Soja E. W. (2010), Seeking Spatial Justice, Minneapolis, University of Minnesota Press, 256 p.
  • Southall M. (2016), The New Black Middle Class in South Africa, Johannesburg, Jacana Media-James Currey, 357 p.
  • Taylor C. (1989), « Cross-purposes : the Liberal-Communitarian Debate », in Rosenblum N (éd), Liberalism and the Moral Life, Cambridge, Harvard University Press, p. 135-149.
  • Tournadre J. (2014), Après l’apartheid. La protestation sociale en Afrique du Sud, Presses Universitaires de Rennes, 269 p.
  • Tuan Y.-F. (1971), Space and Place. The perspective of experience, Minneapolis, University of Minnesota Press, 235 p.
  • Walzer M. (1997), Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, 376 p.
  • Young I.-M. (1990), Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 286 p.
  • Young I.-M. (2000), Inclusion and Democracy, Oxford, Oxford University Press, 304 p.
Philippe Gervais-Lambony
UPL, Université Paris Nanterre, Institut universitaire de France, UMR CNRS LAVUE
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/03/2017
https://doi.org/10.3917/ag.713.0082
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...