CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Nous habitons, Tous [1]. »
Figure 1

Photographie prise à Foshan, près de Guangzhou (Olivier Lazzarotti, 12 juin 2014) 

Photo taken at Foshan, near Guangzhou (Olivier Lazzarotti, 12 June 2014)

figure im1

Photographie prise à Foshan, près de Guangzhou (Olivier Lazzarotti, 12 juin 2014) 

Photo taken at Foshan, near Guangzhou (Olivier Lazzarotti, 12 June 2014)

1 Comme allant de soi, tant chacun est désormais habitué à en recevoir depuis que, au cours des années 1960, la mondovision fonctionne, l’image a fait le tour du Monde [2]. Toute la détente de Stipe Pletikosa, gardien de but du club russe de Rostov, croate de nationalité et ici engagé avec son équipe nationale, n’y suffit pas. Sans doute le tir du brésilien Oscar, Oscar dos Santos Emboaba Júnior de son nom complet, un peu londonien aussi par son engagement avec Chelsea, était-il trop croisé, trop rapide, trop appuyé peut-être. Ainsi fut inscrit, à la 91e minute du match, le troisième but, celui de la victoire, in extremis s’il en est, du Brésil contre la Croatie.

2 Mais peut-être le contexte de la rencontre n’y fut-il pas pour rien non plus : comme match d’ouverture de la coupe du Monde de la FIFA, elle avait lieu « à domicile » pour les Brésiliens, soit avec le soutien massif de leurs supporters. Les 70 000 spectateurs venus au stade de la Corinthians Arena, à São Paulo, étaient ainsi largement acquis à la cause du pays organisateur. Ici ou là ? Un lieu peut aussi faire la différence entre deux équipes… Ce n’est du reste pas tout : près de 43 millions de brésiliens assistaient à la rencontre devant leur poste de télévision [3], des centaines de millions, et peut-être plus encore, au-delà dans le Monde. Dont moi, mais pas en même temps qu’eux.

3 Les faits semblent donc simples quand tant de publicité est ainsi faite sur le lieu et l’heure : ce jeudi, le 12 juin 2014, il est exactement 17 heures 31 au Brésil, 20 heures 31 en Temps Universel. Et pourtant, à bien y regarder, il n’est pas si simple de répondre aux deux questions basiques de l’espace et du temps.

1.  Où et quand ?

4 De fait, la photographie est prise à Foshan, une banlieue de Guangzhou. S’il n’est guère possible de reconnaître précisément cette localisation chinoise, – la multitude des drapeaux signalant surtout la présence du Monde –, on peut toutefois en avoir l’idée en portant son attention sur le petit panneau situé au-dessous de l’éclairage. À l’occasion, les habitués de l’alphabet latin auront appris qu’ils sont au café « Big Tree, Cafe & Pub ». Dans cette logique, la présence des deux clientes chinoises confirme le tout : c’est bien de Chine que l’on suit le match du Brésil.

5 Plus fuyante encore est la saisie du moment. La photographie, d’une part, n’est pas prise en direct. Le décalage horaire étant de 11 heures en été entre São Paulo et Guangzhou, pris sur le vif, le cliché aurait dû être saisi à 04 heures 31 du matin, soit le 13 juin, en pleine nuit, ce qui n’est visiblement pas le cas. Profitant du ralenti télévisuel pour ajuster précisément le moment où le ballon franchit la ligne de but, d’autre part, la photographie a été prise le 13 juin, certes, mais vers 18 heures, alors qu’il est 7 heures du matin de cette même journée à São Paulo. Elle illustre ainsi ce que Jacques Derrida (1984) qualifie de différance : ce qui semble le plus présent est donc déjà passé. Tel est l’un des intérêts – méthodologique – du recours à la photographie : la saisie d’un instant, fugitif et éphémère, ici, improbable ou inattendu, là, dont la trace « happée » constitue alors l’opportunité et le point de départ d’une analyse réfléchie.

6 Ce n’est pas tout. La photographie, enfin, a été prise à Lingnan Tiandi. Si le quartier est ancien par ses constructions, il est récent dans son aménagement et ses fonctions de commerce et de restauration. Ici, comme cela est aussi le cas à Shanghai, un groupe d’investisseurs qui a pris Xintiandi pour nom (littéralement le « nouveau monde ») achète d’anciens quartiers d’habitat populaire, en restaure les bâtiments et les transforme en boutiques pour les touristes ou tout autre habitant. À l’intérieur, des musées, des lieux de cultes ; tout autour, des programmes immobiliers. L’opération d’aménagement invente un présent, certes, mais en puise les formes et les significations dans le passé. De ce point de vue, les quartiers Xintiandi de toute la Chine font bien partie de la catégorie des mémoires-Monde (Lazzarotti, 2012) : des musées, des commerces, des investisseurs privés et un lieu ancien requalifié conçu pour être aussi bien unique que mondial. Dès lors, les habitants présents à Lingnan Tiandi sont, à la fois, en Chine et dans le Monde.

7 Ainsi, armé des conceptions géométriques de la géographie « classique », fondées à la fois sur la continuité des lieux et la gradation des tailles, disons de la grande à la petite échelle, armé des conceptions linéaires du temps, – passé, présent, futur –, on ne peut répondre à ces deux questions apparemment banales : où et quand sommes-nous ? L’image serait ainsi incompréhensible, et ce, d’autant plus qu’elle n’interroge guère, tant elle est banale, courante, habituelle : à la fois totalement visible et, pour cela même, parfaitement invisible. Et, avec elle, c’est tout le Monde du xxisiècle qui, pour être regardé avec les yeux du xxe, devient inintelligible : l’ensemble des relations aux espaces, aux temps, à soi et aux autres, est directement en cause.

8 Jusque dans sa plus apparente insignifiance, y compris dans sa plus plate banalité, cette photographie déborde des termes de la révolution géographique fondatrice du Monde contemporain (Lazzarotti, 2014b). Accès aux mobilités et passages aux « sociétés à habitants mobiles » (Lazzarotti, 2006 ; Stock, 2006), d’une part, diffusion de l’urbanité (Lévy, 1999), de l’autre, et avènement du Monde (Lussault, 2013) autant que son invention (Lévy, dir., 2008 ; Grataloup, 2007), enfin, en constituent trois des manifestations géographiques les plus marquantes. Mieux, peut-être : elles valent comme les trois termes de la profonde révolution géographique qui signale la contemporanéité du Monde par sa singularité historique momentanée. Si habiter a pu être habiter un lieu, un peu replié, un peu isolé, habiter, aujourd’hui, c’est donc habiter le Monde. Autrement dit, et même sans bouger, chaque habitant est impliqué par les autres, par tous les autres.

9 Du constat que ces processus ne sont pas isolés, mais qu’ils fondent un seul et même bouleversement est née, peu à peu au cours des années 1990 dans le cadre d’une équipe MIT explorant le phénomène touristique (Lazzarotti, 2001), l’idée de conceptualiser l'« habiter ». La profonde remise en cause des relations aux espaces et aux temps, donc aux relations à soi et aux autres, ont achevé d’en alimenter l’inspiration. D’où ce qu’il faut, par prudence et précaution, considérer comme hypothèse fondatrice : ce que plus de 7 milliards d’habitants vivent n’est pas une « crise » mais un changement de Monde et, qui mieux est, un changement technologique, écologique, économique, politique et géopolitique, social et humain de la manière de le construire. C’est pour cela que l'« habiter » s’impose comme manière de prendre acte du Monde contemporain et d’en rendre compte : depuis Foshan, dans le vieux quartier neuf de Lingnan Tiandi, suivre un match de football, jeu inventé par les Anglais, joué à São Paulo ; assister quelques heures après à son troisième but marqué par un joueur de Chelsea mais portant le maillot brésilien, et en faire un cliché photographique, averti de son inscription par un « replay », un revisionnage quasiment instantané, etc. !!!

2.  Géo-graphie, cette singulière écriture

10 Une telle image aurait-elle fini d’étonner ? Produit du Monde contemporain imposant de remettre en cause des savoirs géographiques intériorisés, mais obsolètes, n’interroge-t-elle pas alors, au-delà même de ce qui doit être changé, sur ce qui, peut-être, ne change pas ? Et si, alors, l’immédiate contemporanéité pouvait introduire sur ce qui, depuis la nuit des temps, pourrait bien être l’une des pleines et entières dimensions de l’aventure humaine sur cette Terre : habiter ?

11 Chassant et récoltant, construisant des routes et des villages, aménageant les villes et dressant, autant que faire se peut, les lignes de partage du monde avec des murs, parfois longs parfois courts, parfois visibles parfois moins, étant ici ou là, encore, de telle manière ou de telle autre, les hommes et les femmes, volontairement ou non, consciemment ou non, selon leurs techniques et leurs représentations, inscrivent dans la Terre les cours, singuliers et collectifs, de leurs existences, les dynamiques de leurs relations en même temps que leur histoire. C’est ainsi que chaque géographie, chaque moment géographique de l’histoire de l’humanité pourrait bien signifier qu’il n’est pas de géographies qui ne soient, d’une manière ou d’une autre, une géo-graphie.

2.1.  Prendre la Terre pour pages

12 Jack Goody (1998 : 186) définit l’écriture par sa dimension spatiale, donc visuelle, et qui peut être réarrangeable. Cette première caractéristique, commune avec l’écriture alphabétique, n’englobe cependant pas toutes les formes de la géo-graphie.

13 Et, d’abord, parce que la spécificité de cette écriture est de prendre la Terre pour page. Marquée, dessinée, tracée, en un mot « graphée », la matière brute, disons l’espace, devient à la fois riche d’informations et organisée. Ainsi s’écrivent les lieux et les territoires du Monde.

14 Cela dit, la notion de « matière » appliquée à la Terre n’est pas uniforme. Dans le cas des surfaces aquatiques donc fluides, celles des mers et océans surtout, toute marque n’est qu’éphémère. Sitôt tracée, sitôt effacée ! Pour autant, les incessants passages des hommes tissent autant de lignes, désormais visibles avec les moyens modernes d’observation, en particulier liés à l’Internet [4]. Les mers, elles aussi, sont donc bel et bien habitées, comme le montre Guy Baron (2014), démontrant du même coup que l’on habite, même sans laisser de traces, du moins immédiatement apparentes.

15 Du reste, il n’est pas tout à fait exact de dire que les mers sont des espaces sans marques. Disons plutôt que, à l’occasion, elles ne se voient pas là où elles sont faites. Michel Lussault (2013) a ainsi beau jeu d’évaluer les effets terrestres des circulations marines, quand il reprend tous les lieux et les chemins mobilisés pour faire une « simple »… brosse à dents.

16 La géo-graphie n’est donc pas tant faite de matière que de matières. Parce que la page Terre n’est ni neutre, ni blanche, elle interagit, dans des mesures qui varient suivant les époques et les lieux, avec les inscriptions qui lui sont faites, et réciproquement.

2.2.  Autonomie formelle et « nature-culture »

17 Dans son Doctor Faustus, Thomas Mann fait une intéressante remarque (2003 : 83) : « Il [le musicien Leverkühn] nous montrait que mainte expression du jargon musical ne procédait pas du tout de l’acoustique mais du visuel, de l’écriture des notes ; […]. Il parla de l’aspect visuel de la musique notée, […]. » On peut comprendre de cela que l’écriture, ici l’écriture musicale, une fois inscrite, prend son autonomie formelle, le cas échéant avec ses dynamiques propres.

18 De fait, une fois construits, les lieux, les routes et tous les réseaux, etc., suivent aussi les dynamiques propres aux temporalités de leurs matières. Les bâtiments vieillissent, les réseaux s’usent, etc. La Terre, elle-même, est « planète vivante ». Elle s’invite, par exemple par ses craquements, à la cour des sociétés. Indépendamment des rythmes et processus sociaux, mais toujours cependant en liaison avec eux, les matières changent.

19 C’est en cela que l’écriture géographique, hybride mélange de « nature » et de « culture », peut être considérée comme « nature-culture », selon les termes utilisés par Bruno Latour (1991). D’une certaine manière, elle échappe, avec le temps qui passe, aux conditions techniques, historiques et sociales qui ont fondé sa construction. Et ainsi, mêmes immobiles, les formes de l’écriture géographique ne sont jamais totalement figées.

2.3.  Changements de temporalité.

20 Écriture, la géo-graphie l’est aussi au sens où Jacques Derrida (1967 : 65) a pu l’entendre, comme « inscription et institution durable d’un signe ». D’un signe qui, de temps en temps, fait sens selon les sociétés qui les habitent, parfois même au-delà d’elles, quitte à ce que ce soit autrement. Et si, comme écriture, la géo-graphie dépassait l’existence de ceux qui la marquent, le présent de ceux qui l’ont marquée ?

21 Cela voudrait alors dire que l’espace habité géographique accède à une dimension temporelle « augmentée ». Que les lieux et les territoires existent au-delà des vies de ceux qui les ont construits pour s’adresser à tous ceux qui les habitent, à ceux qui les ont habités. Les constructeurs du Parthénon d’Athènes ou de Tombouctou avaient-ils comme projet de s’adresser à tous les mondes à venir ?

22 Pour autant, si tant est que les formes restent identiques, ou à peu de choses près, il n’est pas sûr que les pratiques le demeurent. Il y a parfois continuité dans les usages, mais pas toujours dans les manières de les utiliser, de les valoriser. De même, les représentations peuvent changer : verrait-on la même matière, qu’on ne la regarderait pas pareille. Peut-être même encore ne lit-on pas deux fois la même géo-graphie.

2.4.  Des habitants pour signes

23 D’où cette autre originalité de l’écriture géo-graphique, et pas des moindres : les habitants eux-mêmes en sont des signes. Par leurs présences, leurs pratiques, par leurs imaginaires aussi, ils participent à entretenir, pour les confirmer ou les contester, les sens des lieux et des territoires du Monde. L’écriture géo-graphique est donc dynamique, souple, mouvante, malléable, susceptible de changer avec chaque passage, avec chaque habitant. C’est encore que telle écriture peut elle-même être support d’écriture. De tags en détournement par les pratiques – comment transformer une usine désaffectée en un site touristique ? – le sens de l’écriture n’est jamais définitif, jamais figé tant les rapports humains qui s’y déroulent peuvent avoir d’effets sur lui. Écriture et ré-écriture, résultat et processus à la fois, se combinent alors dans des langages, jamais finis ; en particulier mais pas seulement parce qu’ils sont à multiples degrés de signification.

24 La géographie est donc écriture. Une écriture qui, aujourd’hui comme hier, produit sa grammaire : les lieux et les territoires du Monde. Une écriture sans paroles, une écriture silencieuse, certes, mais pas muette, une écriture qui ne traduit aucun langage, parce qu’elle est elle-même langage. Un langage sans phonétique, mais pas sans bruits et pas sans odeurs. Un langage autonome, somme toute. Fait de matières, il a ses symboliques, et ses processus de symbolisation, et ses métaphores, avec toutes leurs ambiguïtés et ambivalences, avec ses savoirs aussi bien que ses règles et ses normes, comme autant de signes matériels et, pour la science géographiques, comme matières à penser.

3.  L'« habiter » : se construire en construisant le Monde

25 Comme écriture partagée, la géographie constitue ainsi l’une des dimensions de l’expérience humaine, une expérience silencieuse que le mot habiter, mieux que tout autre, permet de nommer. Habiter, c’est dire sans parole : dire quoi, de qui et à qui ?

3.1.  Première hypothèse : habiter, c’est existentiel

26 Et s’il était désormais possible de faire une géographie des hommes et des femmes, je veux dire de chacun des hommes et des femmes, de la même manière que les géographies classiques ont fait celle des lieux ?

27 Posons pour cela que les lieux de naissance, ceux du travail aussi bien que des vacances, quand il y en a, constituent la part de la dimension géographique des identités. Les reprenant tous, les cartographiant au passage, il est possible de définir avec une bonne part d’objectivité la « carte d’identité » de chacun d’entre nous. Habitants sédentaires, habitants en mouvement, habitant d’un lieu, habitant du Monde, voilà autant de types possibles et même assez facilement repérables, du moins dans une première analyse. À plus grande échelle, les manières de chacun et chacune d'être dans un lieu peuvent être posées comme uniques. Tel est le sens de la « signature géographique », celle-là même que certains utilisent dans la recherche par « profilage » dans quelques cas de meurtres en série. Chaque habitant, chaque habitante produit ainsi des marques, parfois des traces qui font de tous les « auteurs », disons aussi les « géo-graphes » de leur propre existence. Ainsi, et très grossièrement, sont esquissés les contours étudiables de la géographie singulière de chacun et chacune considérés dans sa dimension géographique. Et cela donne sens et épaisseur à la notion d’habitant. Chacun, vivant ou mort, autre ou soi-même, peut ainsi être pris pour exemple (Lazzarotti, 2004a et 2015). Ce sera alors, dans un second temps peut-être, pour constater que les habitants ne font pas qu’habiter le Monde. Le Monde, aussi et toujours, les habite aussi. Et l’hypothèse fondatrice qui met en relation le « où ? » et le « qui ? » aura alors toutes les chances d'être validée.

3.2.  Seconde hypothèse : habiter, c’est politique

28 Les lieux et les territoires du Monde ne sont pas les décors des interrelations humaines, mais un de leurs enjeux. Autrement dit, d’une part, il n’est pas équivalent de se rencontrer ici ou là. Imaginons, ce jour-là, un match Brésil-Croatie en ouverture d’une coupe du Monde organisée en Croatie : il y a fort à parier que le résultat eut été autre.

29 Dans un ordre tout à fait différent, la quête des États pour faire inscrire sur la liste du patrimoine mondial ceux qu’ils considèrent, aujourd’hui, comme des hauts lieux de leurs territoires, constitue un cas exemplaire de l’importance des symboles locaux. Mais, au-delà même, les rencontres elles-mêmes peuvent changer les lieux. Empreinte autant que matrice, pour reprendre l’analyse d’Augustin Berque (2014 : 27-28), les lieux sont donc des termes, aux contours multiples et dynamiques, des interrelations humaines dans leur dimension géographique, autrement dit des cohabitations. La notion de cohabitation se pose ainsi comme portée politique de la dimension géographique des sociétés.

3.3.  Habitants, cohabitants.

30 Au cœur même de la géo-graphie, dans ses processus aussi bien que ses résultats, se joue l’articulation entre les singularités que sont les habitants et les collectifs que sont les cohabitations. Se donnant à tous et à chacun, l’écriture géo-graphique vaut ainsi comme dynamiques, parfois intenses, parfois faibles, comme tensions, parfois fortes, parfois adoucies, comme jonctions, parfois heureuses, parfois malheureuses, mais, dans tous les cas, toujours permanentes de chaque habitant à tous les autres. À la différence de ce qui pourrait être une « rédaction », comme l’expression de ce qui est déjà formé et conçu, la géo-graphie est bien écriture : une construction, en l’occurrence et réciproquement une construction de soi et des autres dans, par et avec les lieux et les territoires du Monde.

31 C’est en cela que l’on peut conceptualiser l'« habiter », outil qui vise à analyser et comprendre l’habiter, expérience géographique commune du Monde, comme mouvement permanent. Singulièrement, se construire en habitant ; collectivement, cohabiter parmi les autres dans le Monde ; dynamiquement, se construire en construisant le Monde.

4.  D’habiter à l'« habiter » : ailleurs, longtemps ?

32 Mettre des mots sur une expérience humaine silencieuse, mais pas muette, – la condition géographique de l’humanité – peut ainsi devenir l’un des projets d’une science géographique portée et structurée par le concept d'« habiter ». Travail d’analyse, elle consiste alors à nommer ce qui est localisé – stricto sensu ce qui est mis en lieu –, s’il se peut et jusqu’où cela se peut.

33 Cela « simplement » dit, avec la conceptualisation de l'« habiter », les sciences sociales et humaines contemporaines sont confrontées à un curieux problème, une curieuse problématique. D’un côté, en nommant une des dimensions de l’humanité, l'« habiter » donne visibilité et force à tout un pan de l’expérience humaine. De l’autre, vouloir définir l'« habiter » autrement que comme écriture de soi et des interrelations humaines, je veux dire vouloir lui assigner un contenu, un sens ou, au pire, une norme, c’est l’orienter, l’appauvrir, voire l’instrumentaliser au service d’un projet idéologique ou d’un schéma inconscient, autrement dit faire de l’ « habiter » une norme politique, sociale ou personnelle. C’est prendre le risque d’ériger une expérience contingente en programme universel. Définir un « habiter », n’est-ce pas, en effet, poser implicitement qu’il y a des hommes et des femmes qui habitent, des hommes et des femmes qui n’habitent pas ? Car définir l’habiter, c’est, implicitement, assigner un inhabitable, mais alors pour le distinguer de l’invivable, là où il ne peut physiquement plus y avoir de vie. Qu’est-ce donc qui rend le Monde inhabitable : trop d’autres ou pas assez ? Trop loin ou pas assez ? Trop de soi ou pas assez ?

34 On le comprend ainsi : parler d’habiter, ce n’est pas suggérer comment existe tel ou tel habitant, ou comment on rencontre, ou non, les autres. C’est dire qu’on existe et qu’on rencontre dans la dimension géographique. C’est parler de compétences avant que d’éthique. Il faut des savoirs pour être ici, ou là. Pour inventer et tenir une place ici ou là, ou pour quitter tel ou tel lieu, faute d’en comprendre les ordres. De même, se déplacer, changer de lieu, cela s’apprend aussi. Le travail de la science géographique n’est-il pas d’éclairer tous les savoirs qui font que chacun et tous habitent le Monde dans l’idée que tous et chacun puissent, avec ces outils, rendre le Monde « mieux » habitable, pour eux comme pour le Monde ? On a alors bien conscience que ce « mieux » ne dit rien, mais que vouloir lui faire dire quelque chose, c’est choisir pour les autres…

35 Regardons, une ultime fois peut-être, la photographie. Comme cette trace la plus emblématique du Monde contemporain, à la fois comme image et comme production et circulation d’image. Mais aussi comme témoignage, mais alors le plus ancien, de ce qui fait l’humanité : une rencontre, toujours « localisée », de deux lieux, de deux sociétés. Ce sera donc pour énoncer une dernière hypothèse, comme une hypothèse conclusive, la plus forte peut-être, la plus audacieuse sans doute, la plus orgueilleuse aussi, que l’on puisse faire à propos de cet « habiter » : que la formule, émergée des conditions actuelles, puisse aussi être prise en considération ailleurs, avant et longtemps encore…

Notes

Français

L’image d’un but marqué lors du premier match de la coupe du Monde 2014 est apparemment anodine. Pourtant, elle porte une part des bouleversements géographiques qui traversent, et font, le Monde contemporain. Ancré dans ces processus, le concept d'« habiter » offre une possibilité d’en prendre acte et d’en rendre compte. Mais l’hypothèse du texte est que l'« habiter », au-delà des multiples modalités de ses manifestations, s’inscrit dans des temporalités bien plus longues. Ses portées anthropologiques, à la fois existentielle et politique, traverseraient ainsi les époques pour faire de l’écriture, géo-graphique en l’occurrence, et avec toutes ses spécificités, le concept large et fort de cette science géographique.

Mots-clés

  • écriture
  • habiter
  • habitant
  • cohabitation.

Bibliographie

  • Baron G. (2014), Habiter les navires de commerce au long cours, avant-poste de la mondialisation, Géoconfluences, 2014, mis en ligne le 1er octobre 2014. URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/oceans-et-mondialisation/corpus-documentaire/habiter-les-navires-de-commerce-au-long-cours
  • Berque A. (2014), La mésologie. Pourquoi et pour quoi faire ? Paris, Coll. Essais & conférences, Presses Universitaires de Paris Ouest, 77 p.
  • Davezies L. (2008), La République des territoires. La circulation invisible des richesses. Paris, coll. La République des idées, Seuil, 112 p.
  • Derrida J. (1967), De la grammatologie. Paris, Coll. Critique, Les éditions de Minuit, 446 p. 208 p.
  • Derrida J. (2001), La pharmacie de Platon. In Derrida, Jacques (2001). - La dissémination. Paris, coll. Essais, Le Seuil, p. 78-213, 446 p., 1972.
  • Derrida J. (1984), Entretien avec le Monde. Paris, Éd. La Découverte, p. 78-90, 240 p.
  • Goody J. (1998), La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage. Paris, coll. Le sens commun, Les Éditions de Minuit, 1977, 274 p.
  • Grataloup C. (2007), Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du Monde. Coll. U, Armand Colin, Paris, 256 p.
  • Latour B. (1991), Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique. Paris, La découverte, 1997, 208 p.
  • Lazzarotti O. (2015), « D’ici et de là : quelques éléments pour une approche géographique de l’identité », in Nour Sckell S. et Ehrhardt D., Le Soi et le Cosmos d’Alexander von Humboldt à nos jours, Beiträge zur Politischen Wissenschaft, Berlin, Dunker & Humblot, 262 p., p. 237-251.
  • En ligne Lazzarotti O. (2014a), Prémices d’une auto-géoanalyse. in Calbérac Y. et Volvey A. (dir.) « J’égo-géographie… », Géographie et cultures, n° 89-90, 2014, p. 133-149.
  • Lazzarotti O. (2014b), Habiter le Monde. Documentation photographique n° 8100, 64 p.
  • Lazzarotti O. (2012), Des lieux pour mémoires » Paris, Coll. Le temps des idées, Armand Colin, 214 p.
  • Lazzarotti O. (2006), Habiter, la condition géographique. » coll. Mappemonde, Belin, 288 p.
  • Lazzarotti O. (2004), « Franz Schubert était-il viennois ? », Annales de Géographie, n° 638-639, juillet-octobre 2004, p. 425-444.
  • http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo0003-40102004num11363821632
  • Lazzarotti O. (2001). À propos de tourisme et patrimoine, les Raisons de l’Habiter. Diplôme d’Habilitation à Diriger des recherches, avec les conseils de Rémy Knafou, Université de Paris VII, novembre 2001, 368 p.
  • Lévy J. (dir.) (2008), L’invention du Monde : une géographie de la mondialisation. Les presses de Sciences-Po, 403 p.
  • Lévy J. (1999), Le tournant géographique. Penser l’espace pour lire le monde. Paris, coll. Mappemonde, Belin, 400 p.
  • Lussault M. (2013), L’avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre. Paris, Coll. La couleur des idées, Seuil, 298 p.
  • Mann T. (2003), Le Docteur Faust. Paris, Le livre de Poche, coll. « Biblio », 1950, 604 p.
  • Stock M. (2006), « L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans les sociétés à individus mobiles. », EspacesTemps.net, Travaux, 26.02.2006
  • http://www.espacestemps.net/articles/lrsquohypothese-de-lrsquohabiter-poly-topique-pratiquer-les-lieux-geographiques-dans-les-societes-a-individus-mobiles/
Olivier Lazzarotti
Professeur de géographie, directeur de l’équipe « Habiter le Monde », université de Picardie-Jules-Verne
olivier.lazzarotti@u-picardie.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/09/2015
https://doi.org/10.3917/ag.704.0442
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...