CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1 Et si toute l’ambiguïté d’un festival scientifique, entre fêtes et savoirs, pouvait aussi être cela même qui en fait l’intérêt et la richesse ? Et alors, l’une des missions d’une revue scientifique comme les Annales de géographie pourrait bien être non seulement d’en rendre compte mais, sous une forme autre, d’en prolonger le geste, quitte à l’élargir. Tel est le sens de ce numéro « habiter, mots et regards croisés ».

2 Le mot « habiter » est flottant dans le champ des sciences sociales et humaines tout au long du xxsiècle, parfois avant, en tout cas pour ce qui est des géographes utilisant le français. Tel est, par exemple, la démonstration que font Isabelle Lefort et Philippe Pelletier à propos du géographe libertaire Élisée Reclus. Postérieurement, et dans la géographie des années 1950, il prend la trace d’une querelle entre un homme-habitant, porté par Maurice Le Lannou le catholique, et un homme-producteur, soutenu par Pierre George le marxiste [1]. La discussion mettait déjà à jour de profondes divergences de point de vue. Plus largement, et en ce début de xxisiècle, l’ « habiter » aura fait son entrée « officielle » sous les feux de la rampe en octobre 2014 exposant du même coup un mot qui, tout à la fois, fédère la géographie et lui offre un champ de formulation et d’actualisation de certains de ses débats. Références à l’appui, les textes réunis en rendent compte.

3 L’organisation du numéro repose sur trois des grandes définitions actuelles du concept. Habiter, c’est être dans le monde est la plus ancienne. Elle provient de la phénoménologie ontologique heideggérienne et privilégie l’analyse et la prise en compte des rapports aux mondes de chacun et chacune. Augustin Berque et André-Frédéric Hoyaux s’en inspirent. Dans l’entrelacement du sujet et du monde, Jean-Marc Besse, quant à lui, explore l’expérience quotidienne de la co-habitation. Habiter, c’est faire avec l’espace : cette seconde définition trouve ses sources dans un courant de la philosophie pragmatique. Arrière-plan d’une théorie de l’action, elle alimente les géographies de Michel Lussault, de Jacques Levy et de Mathis Stock. Habiter, se construire en construisant l’espace, insiste sur la portée existentielle et politique, anthropologique en un mot, de la dimension géographique de l’humanité (Olivier Lazzarotti).

4 Pour la géographie d’aujourd’hui, l'« habiter » est donc désormais doublement connoté : comme mot classique, – ce qui ne veut pas dire courant – de son vocabulaire « scientifique » ; comme mot contemporain, nommant tout ce qu’il peut y avoir d’inédit dans l’expérience géographique du Monde. Mais, au fond, ni néologisme, ni mot réactionnaire, il offre peut-être aussi l’opportunité, pour la géographie, de penser, à la fois, son immédiate actualité et ses plus anciennes permanences. Signe de sa vigueur et de son intérêt, une telle résurgence – le mot sent bon – active les lignes de fractures à l’intérieur même de la géographie. Voilà aussi ce que signalent les trois définitions rappelées. D’une certaine manière, elles situent les écarts entre les différents utilisateurs du mot et leurs arrière-plans épistémologiques. C’est que l'« habiter » soulève quelques-unes des grandes questions des sciences sociales et humaines : inné ou acquis ? Histoire des hommes ou métaphysique des dieux ? Singulier de chacun ou collectif de tous ? Sensible ou rationnel ?, etc. Autant de questions qui rappellent bruyamment que la géographie n’est pas isolée des autres sciences. Au passage, cela illustre la désormais porosité des sciences sociales et humaines et, ce faisant, invite les géographes à penser la singularité de leurs apports aux débats globaux. Pour être plutôt porté par la géographie contemporaine, l'« habiter » n’aura d’importance que si les géographes savent montrer aux autres l’intérêt de son usage. Et tout cela marque, sans doute, l’un des signes d’une géographie vivante, toujours à inventer et réinventer et dont l'« habiter » est à la fois la manifestation et l’enjeu.

5 Les dynamiques existaient donc et se lisaient les unes les autres. Et il en fut une quinzaine d’années ainsi. Car à Saint-Dié, elles devaient se rencontrer, se parler, se montrer. Et les conditions de cette rencontre, incluant bien sûr le lieu lui-même, participèrent, – comment ne pas le remarquer ? – à cette science en marche. C’était face aux autres, le 5 octobre 2014, sur la grande scène de l’espace George Sadoul, à l’instigation de Béatrice Collignon et Philippe Pelletier, directeurs scientifiques de cette 25e édition du FIG. Grand témoin et acteur majeur, le journaliste scientifique Sylvain Allemand suggéra l’idée qu’une image introduisît, en un propos à la fois bref et accessible, les options scientifiques de chacun : Augustin Berque, Jean-Marc Besse, Jacques Lévy, Michel Lussault, Olivier Lazzarotti. Et ainsi, non seulement la géographie se vit comme « performance », mais elle se fait aussi comme telle et par elle. À l’écrit, la revue des Annales offre la possibilité d’étendre la « surface » de l’habiter à d’autres collègues impliqués par le mot : une autre manière de faire.

6 Cela dit, et comme peu de bouleversements scientifiques n’engagent pas aussi les formes de leur énoncé, les normes éditoriales classiques ont été volontairement interrogées. Ce dont il s’agit, ici, c’est de présenter, dans une formule à la fois resserrée et illustrée, les usages autant que les conceptions de chacun de ceux qui cultivent l'« habiter ». Aller à l’essentiel en commençant par montrer l’idée et faire apparaître la diversité des traitements, telles sont, dans le dialogue des mots et des regards, les intentions de ce positionnement éditorial.

7 Et comme il y a peu de bouleversements scientifiques qui ne s’accompagnent d’un changement de pédagogie, la pédagogie se devait d’accompagner cette marche. L’entrée de l’ « habiter » dans les programmes de la classe de 6e en marquait la première étape, celle dont témoigne ici Catherine Biaggi.

8 Voici donc comment se prolonge maintenant l’un des chemins pris, en cette année 2014, dans ce forestier pays des Vosges.

Notes

  • [1]
    Voir, par exemple, Michel Sivignon (1993), « Du verbe habiter et de son amère actualité », Revue de géographie de Lyon, vol. 68, n° 4, 1993, p. 215-217.
Olivier Lazzarotti
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/09/2015
https://doi.org/10.3917/ag.704.0335
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