CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’étude des zones franches en Inde pousse aux paradoxes. Là naquit la première zone de l’Asie, dans un pays alors pourtant résolument protectionniste. Mais l’ouverture du pays dans les années 1990 n’a guère coïncidé avec la montée en puissance des zones franches. Et c’est à partir de 2005, au moment où triomphe une libéralisation économique qui devrait rendre les zones moins utiles, que celles-ci se mettent soudain à fleurir quand on ne les attendait plus. De cette chronologie passablement chaotique émergent quelques questions générales : on peut ainsi se demander si un pays qui crée une zone franche tient forcément à libéraliser son économie. Ouvrir une fenêtre n’est-il pas parfois le meilleur moyen pour garder le reste du territoire sous un fort protectionnisme ? Cependant, créer ce genre de zones n’est-il pas aussi parfois un moyen de mettre en place à échelle réduite une réforme souhaitée pour tout le pays, mais politiquement impensable à l’échelle nationale ? Dans tous les cas, on peut se demander si le nombre de zones franches dans un pays est un si bon indicateur de son degré d’insertion dans la mondialisation.

2 L’évolution de la politique des zones franches indiennes reflète-t-elle l’évolution de l’ouverture au monde de ce pays ? Cette question, qui sera l’objet de la première partie de cet article, n’a donc rien de banal. Sans doute faut-il chercher pour en trouver la réponse du côté d’une seconde problématique, à savoir comment le mondial est relié au local – en quoi les enjeux de la mondialisation peuvent être relayés par des intérêts très locaux, et vice versa, quand bien même les uns n’ont a priori aucune relation logique avec les autres… Il nous faudra pour le comprendre jouer au petit jeu des échelles, en faisant intervenir notamment le niveau spécifique des États fédérés au sein de l’Union indienne, avant d’évaluer l’échelle des territoires locaux générés par les zones franches. Tant il est vrai que les zones franches ne doivent pas être vues au seul prisme de la mondialisation : des enjeux à échelle beaucoup plus locale interviennent dans leur fonctionnement.

1 L’Inde dans la mondialisation : quel rôle pour les zones franches ?

1.1 Du ballon d’essai au fer de lance

3 Les zones franches indiennes sont officiellement des « enclaves », considérées comme des territoires étrangers pour les opérations commerciales, les taxes et les tarifs douaniers. Un tel concept n’avait donc rien d’évident pour une Inde qui acquiert l’indépendance en 1947 et qui se doit de doubler son autonomie politique d’une autonomie économique (Jaffrelot éd., 2006). La colonisation britannique s’était trop longtemps identifiée à la concurrence industrielle de la métropole pour que la jeune nation ne choisisse pas un protectionnisme qui, de toute façon, correspondait au modèle de développement économique prévalant pour les années 1950-1960 dans le Tiers-monde. L’histoire des zones franches indiennes peut être découpée en cinq périodes :

4 1965-1981. Nehru, au pouvoir jusqu’en 1964, est partisan d’une économie mixte où l’État joue un grand rôle, mais non d’une économie fermée. Son idéologie est socialisante, mais cela ne l’empêche pas de nouer des liens étroits avec les États-Unis. Les collaborations étrangères dans certains secteurs se trouvent encouragées, y compris sous forme d’actionnariat étranger. C’est cependant après sa mort que la première zone franche de l’Asie est créée, en 1965 : l’Export Processing Zone de Kandla, dans le Gujarat. Le but était de développer un territoire qui avait été très affecté économiquement par la partition avec le Pakistan. Mais le « package » d’incitations pour s’y implanter n’était pas assez important, étant donné la faible place de l’exportation dans la stratégie de développement de l’époque.

5 D’ailleurs, le protectionnisme se renforce avec l’arrivée au pouvoir d’Indira Gandhi : le Foreign Investment Board naît en 1968 et le très restrictif Foreign Echange Regulation Act en 1973. L’Inde s’est éloignée des États-Unis pour se rapprocher de l’URSS, ceci alors même que la Chine met en place ses premières zones franches en 1979 et que les dragons asiatiques (Corée du Sud, Taiwan, Hong-Kong) créent à cette époque leurs Export Processing Zones (Ota, 2003).

6 C’est toutefois durant cette période qu’est lancée la zone de Santacruz à Bombay (aujourd’hui Mumbai), dédiée à l’export à haute valeur ajoutée : diamants, électronique et logiciels (software). La bureaucratie imposée lors de toute demande d’installation n’empêcha pas que la situation géographique de la zone (à l’extérieur de l’agglomération à l’époque), sa proximité des infrastructures (chemin de fer, aéroport) et la difficulté à trouver des terrains dans la capitale économique de l’Inde lui offrent un succès inégalé. S’y développe un véritable cluster (district industriel) du diamant (Bombay, avec Surat et Jaipur, est une des trois villes traditionnellement spécialisées dans cette activité). Le diamant, qui génère des droits de douanes élevés, permet aussi de réaliser des économies conséquentes s’il est produit en zone franche, ce qui l’a fait sortir de la seule économie informelle. Aujourd’hui, la zone assure plus de la moitié des exportations des zones franches indiennes grâce à son statut spécialisé dans ces produits de haute valeur.

71981-1990. La porte de l’économie indienne est à nouveau entrouverte dans les années 1980, et par la même Indira Gandhi, incitée par un prêt du FMI en 1981. Son fils Rajiv, au pouvoir de 1984 à 1989, se lance ensuite dans une politique d’encouragement à la consommation des classes moyennes qui a pour corollaire la hausse des importations et l’attraction de certains investissements étrangers. La politique des zones franches est relancée en 1984. Sont créées les zones multi-produits de Noida (en banlieue de Delhi), Cochin (aujourd’hui Kochi), Falta (à 40 km de Calcutta), et Madras (aujourd’hui Chennai). Celle de Vishakhapatnam est créée en 1989, mais n’entrera en fonction qu’en 1994. Des terrains équipés et surtout des usines clé en main sont proposés à la location. Dispensaire médical, restaurant, télécommunications, poste, banques sont théoriquement offerts à l’intérieur de la zone, les États de l’Union indienne s’engageant à bâtir en dehors écoles, hôpitaux et autres infrastructures de logement et de loisir. Les incitations à l’installation ne sont cependant pas plus importantes.

81991-1999. Face à une crise de sa balance des paiements, l’Inde se voit contrainte en 1991 à la signature d’un plan d’ajustement structurel sous l’égide de la Banque mondiale et du FMI. C’est l’ouverture officielle, renforcée par la signature du Traité de Marrakech dès 1994 qui donne naissance à l’OMC. Dès lors, l’Inde va suivre à son rythme un processus de libéralisation économique – non pas comme un tigre, mais plutôt comme l’éléphant à laquelle elle aime se comparer. Malgré les changements de majorité et de gouvernements, les exportations doublèrent en dix ans.

9 En 1994, pour compenser la concentration géographique des zones franches limitées à huit villes, le gouvernement fédéral décide de les utiliser comme des institutions relais gérant, chacune dans leur juridiction composée de plusieurs États, les points francs (Export Oriented Units) – des unités exportatrices à 100 % autorisées à partir de 1981, ne payant pas de droits de douane ni d’accise à l’image des zones franches, mais non exonérées d’impôt sur les bénéfices. Les points francs ne sont soumis qu’à une condition majeure : avoir sur cinq ans un solde positif en devises. Leurs exportations représentent couramment plus du double de la valeur de celles réalisées par les zones franches (13 % des exportations nationales totales en 2002-2003, contre moins de 5 % pour les zones franches).

10 En 1998, la première zone franche privée est créée à Surat. Elle demeure supervisée cependant par le Development Comissioner (administrateur nommé par le gouvernement fédéral) de la zone de Mumbai. Véritable test pour le gouvernement, elle est placée au cœur du diamant indien et de la sous-traitance chimique et textile de la capitale économique. Sa progression sera lente mais constante. Jusqu’alors, on peut cependant parler d’un échec partiel des zones franches, non seulement en raison de la priorité toujours accordée à l’énorme marché intérieur, mais aussi parce que la politique en la matière demeurait trop prudente pour donner aux zones franches un grand rôle dans la tardive montée en puissance des exportations nationales.

11 Selon Aggarwal (2006), le rôle de ces premières zones franches fut pourtant loin d’être négligeable. Correspondant à une approche en cluster, elles ont permis le décollage de certaines activités. Ainsi, la mécanisation de la joaillerie, rendue possible par la technique de la cire lancée dans la zone de Bombay, a favorisé l’essor de cette activité hors du seul artisanat, si bien qu’en 2002-2003 les zones franches produisaient plus de 55 % de la joaillerie indienne. De même, l’arrivée de Burroughs puis de Citibank pour produire des logiciels dans cette zone ont précédé de plusieurs années l’installation de Texas Instruments et de Hewlett-Packard dans la ville de Bangalore : pionnière fut donc la zone de Mumbai.

Tab. 1

Les huit zones franches majeures de l’Inde. The eight major Special Economic Zones of India.

figure im1

Les huit zones franches majeures de l’Inde. The eight major Special Economic Zones of India.


Fig. 1

Exportations des zones franches indiennes. Exports of the Indian Special Economic Zones.

figure im2

Exportations des zones franches indiennes. Exports of the Indian Special Economic Zones.


122000-2004. L’Inde a désormais confiance en elle, depuis que le XXIe siècle s’est ouvert sur des taux de croissance annuels de 6 à 9 %. C’est ce qu’on pourrait appeler la fin de « la politique de la chaîne de porte » : depuis 1991, on entrouvrait en effet le pays en gardant la chaîne sur la porte, en n’acceptant les investissements étrangers que sous forme d’entreprises communes et avec des obligations d’exporter. Désormais, grâce à la confiance, l’Inde se laisse progressivement pénétrer, car elle saura exporter en contrepartie. Ses prises de position à l’encontre d’un libre-échange tous azimuts lors des négociations de l’OMC, en particulier depuis la conférence de Cancun en 1999, se font désormais plus accommodantes.

Fig. 2

Les unités de production dans les zones franches indiennes. Manufacturing units in Indian Special Economic Zones.

figure im3

Les unités de production dans les zones franches indiennes. Manufacturing units in Indian Special Economic Zones.


13 C’est en 2000 que, constatant le peu d’impact de la libéralisation sur la croissance économique nationale, et dans l’incapacité politique de légiférer plus « agressivement » pour l’ensemble du territoire, le gouvernement indien BJP  [1] prit l’initiative de relancer la politique des zones franches. Les anciennes Export Processing Zones deviennent des Special Economic Zones – le même nom que les zones franches de Chine, dont la référence sert explicitement de modèle. L’idée est de construire de véritables villes nouvelles (integrated townships) au lieu de simples enclaves industrielles : taille supérieure, logements sur place et activités commerciales locales, autant de nouveautés prévues.

14 Avec la création des SEZ, on réduit le pourcentage minimum d’exportation dans le chiffre d’affaires de l’entreprise. Les productions qui se trouvent en Inde réservées par la loi aux seules « petites industries » (SSI) deviennent autorisées pour toutes les tailles d’entreprise dans les SEZ. Quatre nouvelles zones franches deviennent opérationnelles en 2004 (Jaipur, Mahindra City à Chennai, Indore, et Manikanchan à Calcutta). On est loin pourtant d’un bouleversement : jusqu’en 2005, la part des SEZ dans l’économie indienne restait très limitée, avec un volume inférieur à celui des zones du petit voisin Sri Lanka.

152005-2007. Avec le développement des exportations et la vitalité de l’économie indienne, un manque de terrains en SEZ se profile. La loi de 2005 (mise en œuvre à partir de février 2006) est alors rédigée par le nouveau gouvernement dominé par le parti du Congrès (et soutenu, il faut le noter, par le parti communiste CPIM). Les droits et devoirs des acteurs (promoteurs, industriels, fournisseurs, habitants, etc.) sont pour la première fois clairement définis dans un seul document. Officiellement, le système d’autorisation se fait plus simple par un « guichet unique », en donnant davantage de pouvoir à un office (board) fédéral, tandis que c’est un comité local, et surtout le Development Commissioner de la zone, qui a l’essentiel des pouvoirs de décision sur les unités de production et la gestion interne – y compris les questions du droit du travail.

16 Les avantages fiscaux ne sont pas étrangers au succès de la loi. Outre l’exemption des droits de douane, d’accise et TVA, on note d’importantes réductions de l’impôt sur les sociétés (de 100 % les cinq premières années, 50 % pour les cinq années suivantes pour les unités de production, et de 15 ans pour les promoteurs). Un bon niveau d’infrastructures est garanti sur place (entrepôts dédouanés, banques off shore, poste, etc.). Mi-janvier 2007, on comptait 15 SEZ opérationnelles, employant 123 000 personnes  [2] (dont 40 % de femmes) dans 927 unités de production ; mais aussi 237 projets de zones acceptés, et 164 « in-principle approvals », soit un total de 416 zones ! Un haut fonctionnaire du Gujarat déclara même que cet État voulait obtenir le statut de « Special Economic Zone » pour l’ensemble de son territoire  [3]… Le Gujarat, très industrialisé, affiche d’ailleurs fièrement le nombre de 46 zones franches, record national. Tous ces projets pourront-ils fleurir ?

1.2 Exporter : où, et pour quoi ?

17 Grande est désormais la diversité des nouvelles SEZ : zones de 10 ha ou véritables petites villes (la superficie combinée des zones de Navi et Maha Mumbai s’annonce grande comme un tiers de la municipalité de Greater Mumbai ! ) ; zones mono-sectorielles (dans l’informatique ou dans le textile) ou zones diversifiées ; zones à promoteur privé (Nokia, Flextronic), ou zones lancées par un État de l’Inde voire un pays étranger (Singapour a plusieurs projets).

18 En 2005-2006, les zones franches ont exporté pour 5 milliards de dollars, soit 5 % des exportations nationales, en croissance de 67 % sur deux ans. Mais les points francs ont pour leur part exporté pour 8,5 milliards de dollars, soit 8 % des exportations indiennes. En termes de destinations, les SEZ exportent principalement vers les États-Unis, suivis de l’Europe (Royaume-Uni, mais aussi Belgique pour les diamants…), puis du Golfe persique et enfin de l’Asie. Ceci correspond à peu près à la carte des exportations hors zones franches, mais certains pays sont légèrement surreprésentés (États-Unis, Émirats) tandis que l’Asie, et notamment la Chine, apparaît plus discrètement : ces derniers pays sont en effet en concurrence directe avec l’Inde en termes de délocalisation, d’où le faible commerce des zones franches avec eux.

19 Avec le déclin régulier du textile (7 % de la valeur des exportations des zones franches en 2002), de la pharmacie et de la mécanique, c’est l’électronique (34 %) et surtout la joaillerie (42 %) qui représentent les trois quarts des exportations. On a là une structure sectorielle qui ne ressemble guère à celle des exportations nationales, dominées par le textile, la chimie ou la métallurgie, même si désormais l’informatique compte pour presque un cinquième de celles-ci. Les zones franches de l’Inde contrastent avec celles des autres pays d’Asie du Sud ou de bien d’autres pays du monde, étant donné qu’elles exportent moins de textile que des produits à forte valeur ajoutée et à main-d’œuvre plutôt qualifiée comme l’informatique  [4]. Le secteur des logiciels, jusque-là marginal dans les zones franches, apparaît en forte croissance. Que 61 % des nouvelles zones franches « approuvées » depuis 2006 soit dans ce secteur peut d’ailleurs apparaître préoccupant, étant donné que ce secteur n’a pas besoin de zones franches pour se développer en Inde, et que c’est autant de ressources fiscales perdues alors pour l’État. On peut noter d’une façon générale que le ministère des Finances se réjouit bien moins de la floraison actuelle de zones franches que le ministère du Commerce…

20 Leurs raisons d’être aujourd’hui sont débattues en Inde même. Leur développement correspondait à l’origine au souci d’engranger des devises, de stimuler l’investissement étranger et national et, à un degré moindre, de générer des emplois et des transferts de technologie. Plus récemment, le souci de favoriser le développement des infrastructures (ports en zones franches) s’est affiché avec la loi de 2005. Mais la faiblesse des capitaux étrangers (24 % de l’investissement en 2003, à comparer avec 81 % au Bangladesh et 82 % au Sri Lanka) limite les transferts de technologie : une faiblesse qui, du reste, est aussi celle de l’Inde dans son ensemble (en 2006, le pays aura même davantage exporté que reçu des capitaux). Or, le succès d’une zone franche en Inde est corrélé avec le degré d’intensivité en capital de ses activités, plus qu’avec tout autre facteur – en particulier, il n’est pas corrélé avec la taille de la zone (Aggarwal, 2005).

21 On pourrait aussi s’interroger un moment sur les raisons qui poussent à s’installer en zone franche. Paradoxe en effet : alors que l’Inde « émergente » réduit la pression fiscale générale et améliore ses infrastructures, les zones franches pullulent au lieu de perdre leur raison d’être. De même, pourrait-on dire, le marché intérieur apparaît de plus en plus attractif (par le nombre de consommateurs plus que par leur pouvoir d’achat), alors que les zones franches ne représentent pas le meilleur moyen pour l’investir : non seulement en raison des obligations d’exporter, mais aussi parce que la main-d’œuvre est souvent plus chère et pas plus mal protégée que dans le territoire sous douane.

22 En effet, contrairement aux zones du Pakistan ou du Bangladesh voisins, la législation du travail nationale n’est pas formellement suspendue dans les SEZ indiennes. Le taux de syndicalisation est certes inférieur à la moyenne indienne dans les secteurs correspondants, mais il n’est pas nul (moins de 15 % en moyenne). Les salaires en zone franche sont un peu plus élevés qu’à l’extérieur et le caractère « formel » de l’emploi oblige à payer retraites et pensions. À l’inverse, la libéralisation générale du pays fait que certains secteurs sur le territoire tarifaire (technologies de l’information) sont de plus en plus dispensés de suivre certaines règles sociales.

23 D’autre part, certaines zones à statut spécial ont été créées localement : ainsi, Cyberabad, la ville nouvelle dans la banlieue de Hyderabad consacrée à l’informatique, a été dotée par le gouvernement d’Andhra Pradesh d’un régime spécial de normes de construction ou d’occupation du sol. Que peut alors ajouter le statut de zone franche ? (C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le Karnataka et l’Andhra Pradesh, déjà bien dotés en informatique grâce aux pôles de Bangalore et Hyderabad, ont longtemps attendu avant d’avoir leurs SEZ).

24 Un facteur d’attraction fondamental est bien sûr les avantages fiscaux, qui engendrent selon les secteurs 15 à 30 % d’économie dans les coûts de production. Et l’absence d’impôt sur les bénéfices est cruciale pour certains secteurs de pointe et pour les investisseurs étrangers. Les avantages sont par ailleurs désormais proportionnels au poids géo-économique de l’investisseur : Nokia a pu établir sa zone franche en se voyant dispensé du respect de la clause qui oblige, pour pouvoir vendre sur le territoire indien, d’avoir un solde positif en devises étrangères. Nokia ne paye en outre pas de droits de douane, car le secteur est considéré comme prioritaire…

25 Les infrastructures (et « infostructures ») de qualité des zones franches demeurent un avantage majeur, puisqu’elles contrastent avec celles, souvent dans un état catastrophique, qui prévalent dans le reste du pays : approvisionnement en eau et électricité garanti 24 h sur 24, bureaucratie théoriquement moindre, facilités de commercialisation grâce aux législations récentes, guichet unique, etc. Tout cela est fondamental, en particulier pour les entreprises étrangères connaissant mal les pratiques bureaucratico-économiques de l’Inde – les autres peuvent préférer s’établir en points francs, à proximité des matières premières et sur des terrains meilleur marché.

26 Dès lors, la facilité actuelle de création d’une zone franche n’amène pas les gros investisseurs potentiels à utiliser les SEZ existantes. Nokia a créé sa propre SEZ, de même que Flextronic ou Wipro. Certes, nous le verrons, il y a un élément évident de spéculation immobilière dans cette opération, mais une partie de ces zones connaîtra le succès économique. Le problème est de savoir combien de temps les actionnaires accorderont aux zones privées pour être rentables.

27 La création de nouvelles zones franches a enfin une simple raison spatiale : des SEZ pourtant assez récentes se sont trouvées précocement saturées (Kochi, phase I de Surat) même si d’autres sont encore disponibles (Vizag, Calcutta). L’enjeu des SEZ est donc aussi la disponibilité de terrains, dans un pays où la densité de population est si forte, et où les terres agricoles sont légalement difficiles à convertir.

2 De New Delhi aux États de l’Union, et au secteur privé : un jeu d’acteurs complexe

2.1 Une multiplication des zones franches qui mène à la concentration spatiale

28 La comparaison des cartes 1 et 3 illustre le passage d’un mode d’entrée dans la mondialisation à un autre : du mode « sur la pointe des pieds », fait de prudence et de tâtonnements, au mode « des confettis » fait de zones qui se multiplient, éparpillées sur tout le territoire.

29 Les critères de localisation des zones franches étaient plus lisibles avant 2005 (carte 1). Le premier critère était la littoralité : à l’origine, les huit zones franches étaient toutes côtières, à l’exception de celle située dans la capitale Delhi. Cette littoralité perd une partie de son importance avec la naissance de nouvelles SEZ continentales (46 % des zones franches en avril 2006). Les contrastes régionaux n’apparaissent pas énormes à première vue dans un pays qui, d’une manière générale, se caractérise d’ailleurs par une relative homogénéité (Landy, 2002). Il reste cependant à voir si les zones continentales se développeront aussi vite que les littorales : cela est possible si leur production est exportée par avion – et qu’un aéroport international existe à proximité : nombre de ces zones continentales se trouvent près de Delhi (qui en compte 13 sur la carte 3). Pour le reste, le transport par la route jusqu’à un port coûte entre 500 et 800 euros le conteneur pour une zone de l’intérieur : un handicap pour celles qui s’annoncent « multiproduits ».

Fig. 3

La nouvelle carte des zones franches (avril 2006). The new map of the special economic zones (April 2006).

figure im4

La nouvelle carte des zones franches (avril 2006). The new map of the special economic zones (April 2006).


30 L’autre critère important de localisation est la grande ville (où se trouvent main-d’œuvre, aéroport, voire marché). La carte des zones franches reprend largement la carte de l’urbanisation. Sur la carte 1, toutes les zones franches à part Kandla se trouvaient près d’une agglomération millionnaire, en général dans la capitale économique de l’État concerné. Longtemps ce critère fut cependant moins déterminant que la littoralité : Hyderabad et Bangalore, trop continentales, n’avaient pas de zone franche malgré leurs six millions d’habitants. Aujourd’hui, ce critère apparaît essentiel – et l’on comprend que quelques voix s’inquiètent des risques de concentration aux dépens de régions laissées pour compte par la mégapolisation comme par les investissements. L’Inde était longtemps demeurée attachée à un modèle de développement économique fondé (officiellement) sur la diffusion et non la concentration, se refusant aux déséquilibres spatiaux et socio-économiques engendrés par les vastes zones franches à la chinoise. La nouvelle carte des SEZ témoigne d’un net infléchissement. Fin 2006, quatre États (Tamil Nadu, Karnataka, Gujarat et Maharashtra) comptent à eux seuls la moitié des nouvelles zones autorisées, alors que les États pauvres comme le Bihar ou l’arc himalayen n’en ont aucune (Aggarwal, 2006)  [5].

31 Certes, on ne peut se contenter de la seule carte de localisation des nouvelles zones franches pour évaluer le degré de concentration spatiale ; il faudra également disposer d’une carte des volumes et valeurs exportés pour chaque zone quand elles seront disponibles. Mais si le succès des deux nouvelles zones de Mumbai ne fait aucun doute du fait de leur situation géographique (Shaban, Sharma, 2005), on peut douter des zones dans l’État pauvre du Jharkhand lorsque l’on considère le peu de succès qu’ont connu Kandla ou Calcutta. Les différences ne tiennent pas seulement aux infrastructures et aux diverses incitations, mais aussi aux identités politiques des États : la zone de Kochi a longtemps pâti de revendications ouvrières ainsi que de sa situation dans un Kerala à gouvernements communistes et à l’industrialisation limitée. En revanche, le « grand retour » de Calcutta est visible sur la carte 3, en raison des problèmes de saturation et de cherté de la main-d’œuvre à Mumbai ou Delhi, mais aussi de la politique devenue plutôt libérale du parti communiste au pouvoir depuis 1977.

32 Les différences concernent aussi le degré de corruption des États. Le jeu des guichets uniques fonctionne mal dans les SEZ et, de toute façon, le guichet unique sert bien souvent à délivrer des formulaires multiples… Il faut en effet plus de 15 signatures, et donc autant de pots-de-vin, pour pouvoir commencer une construction : si à l’intérieur de la zone la corruption est faible, les permis de construire ou les autorisations de pollution demeurent dépendantes d’autorités extérieures à la moralité souvent fragile. Parions que les États où la corruption est importante (Uttar Pradesh, Bihar, Madya Pradesh, etc.) n’attireront guère les investisseurs, en particulier les étrangers.

33 On peut alors douter que le maintien des points francs (EOU), qui peuvent être établis n’importe où sur le territoire, suffisent à eux seuls à réduire ces déséquilibres spatiaux. D’ailleurs, les nouvelles SEZ, dont certaines peuvent n’avoir que 10 ha et compter une poignée d’entreprises, sont-elles si différentes de ces points francs ?

34 Pourtant, la concentration à l’échelle nationale n’empêche pas le desserrement à l’échelle locale. Le rôle des zones franches pourrait être positif. Déjà celle de Noida, et plus récemment celle de Navi Mumbai ( « Nouveau Bombay »), sont implantées dans des villes nouvelles en marge de Delhi et de Mumbai afin de créer des pôles de croissance périphériques. C’est ce que certains nomment la « décentralisation concentrée » (Chakravorty, Lall, 2007) : les investissements récents, dans l’Inde libéralisée où les capitaux publics jouent un moindre rôle, favorisent les régions déjà en avance – mais en privilégiant les districts à la périphérie des mégapoles saturées. Un couloir Chennai-Bangalore-Mangalore apparaît d’ailleurs déjà sur la carte 3, en attendant peut-être que les dernières zones franches dessinent le « quadrilatère d’or » reliant les quatre principales mégapoles, pour l’instant matérialisé seulement par une autoroute presque achevée (Landy, 2006).

2.2 Vers une décentralisation de la gestion

35 On est ainsi passé des EPZ, peu nombreuses et contrôlées par « le Centre » (New Delhi), à des SEZ multiples, davantage dépendantes des États et souvent privées.

36 Il convient ici de rappeler que, selon les termes de la Constitution indienne, les industries qui n’ont pas de rôle stratégique national ainsi que toutes les affaires agricoles sont de la compétence des 28 États. Mais la « planification économique et sociale », les « trusts commerciaux et industriels » ainsi que les questions syndicales relèvent des compétences partagées entre « Centre » et États. Surtout, ceux-ci manquent souvent de ressources financières autonomes pour ne pas dépendre de New Delhi dans nombre de leurs décisions économiques. Le fédéralisme en Inde était fort centralisé il y a peu. Un virage est pourtant pris dans ce domaine aussi : d’une part, la libéralisation tend à remettre en cause le rôle de l’État – en premier lieu de l’État fédéral, puisqu’il était le plus manifeste – et la Banque mondiale n’hésite plus désormais à prêter à des États fédérés sans passer par le Centre. D’autre part, l’essor des partis politiques régionaux tend à dynamiser les autonomies provinciales, surtout quand le parti régional au pouvoir dans l’État se trouve dans l’opposition à New Delhi.

37 À partir de 2000, le Centre renonce à son monopole dans les créations de zone – en fait déjà écorné par la création dès 1994 de l’EPZ privée de Surat. Les zones franches entrent désormais dans des stratégies provinciales, voire locales, alors que jusqu’ici – officiellement du moins ! – elles n’étaient que de simples pions sur le grand échiquier fédéral. Elles témoignent ainsi à leur manière de l’effacement progressif du vieux modèle nehruvien fondé sur la priorité de l’intérêt national, qui tendait à dénier aux espaces de la fédération le statut de lieux appropriés, au seul profit de la croissance de l’Union indienne et aux dépens des populations locales (Landy, 2006). La bride fédérale est davantage lâchée : aux intérêts de la méso et de la microéchelle de jouer, au nom de la flexibilité et de l’efficacité – en risquant d’abdiquer tout souci d’ « intégration nationale ».

38 New Delhi n’a certes pas tout abandonné  [6]. Il faut son autorisation pour créer une nouvelle SEZ. Et c’est l’État fédéral indien qui contrôle encore les 8 anciennes EPZ et nomme leur Development Commissioner. Mais on peut penser que la libéralisation va renforcer la compétition entre États, au moins pour les infrastructures. Ainsi, les agences publiques d’investissement propre à chaque État joueront un rôle clef dans le développement de ces zones (TIDCO pour le Tamil Nadu, SIPCOT pour Navi Mumbai, à comparer avec l’inefficacité ou l’inexistence de telles agences en Uttar Pradesh ou Bihar) : soit que les États créent eux-mêmes une zone franche, soit qu’ils le fassent avec une entreprise privée dans le cadre de joint-ventures.

3 Les jeux de l’échelle locale

3.1 L’exemple de la zone de Chennai, reflet de l’environnement régional

39 Madras EPZ a été créée en 1984 et mise en place par le gouvernement fédéral à Tambaram, au sud de la capitale du Tamil Nadu. Celle-ci ne comptait à l’époque qu’une seule autre zone industrielle au sud, Guindy, tandis que le nord, à proximité du port (Ambatur), était consacré aux entreprises d’ingénierie et de l’industrie lourde (fonderie, etc.). Le but de cette zone était de recréer un cluster pour l’exportation industrielle, d’attirer les investissements étrangers et, à un degré moindre, de générer de l’emploi.

40 La zone se situe à 10 kilomètres de l’aéroport, mais il faut traverser toute l’agglomération de 6 millions d’habitants pour atteindre le port de Chennai qui achemine la majorité des exportations. Elle est desservie par le train local et les bus de la ville, et la récente autoroute pour le sud du Tamil Nadu passe devant elle. Faible est le nombre d’unités dans l’électronique et les logiciels, mais leur part dans l’export est dominante. Depuis 2000 environ, dans la zone franche comme ailleurs à Chennai, nombre de sociétés des technologies de l’information sont venues s’installer, délaissant Bangalore, devenue trop saturée, ou Hyderabad, et ignorant encore la nouvelle zone privée de Mahindra à 40 km. La main-d’œuvre qualifiée y est importante, les infrastructures sont bonnes, l’aéroport proche, le gouvernement accueillant. Ce processus de tertiarisation change donc le profil de la MEPZ comme celui des autres zones industrielles de l’agglomération, et les buildings en verre côtoient désormais les bâtiments industriels plus classiques et vétustes.

41 Le deuxième secteur est le textile, mais sa part tend à décliner. Chennai a toujours été un grand centre textile, mais aujourd’hui beaucoup d’entreprises sont en faillite. La concurrence avec la Chine est difficile, et la main-d’œuvre qualifiée se raréfie. Traditionnellement, l’ingénierie aussi est importante à Chennai : ce secteur compte le plus grand nombre d’unités dans la zone. Des entreprises d’Ambatur sont venus s’y installer il y a quinze ans et produisent des pièces d’usinage ou des machines-outils. Le cuir, quant à lui, compte 6 unités qui réalisent 9 % de l’export : ces entreprises produisent du cuir de qualité, s’inscrivant dans la tradition de la vallée de la Palar voisine dont le « district industriel » produit la moitié du cuir indien (Kennedy, 2002). Terminons par les quelques entreprises chimiques et pharmaceutiques, celles de la transformation des minéraux et celles purement commerciales : il apparaît au total que les activités de la zone sont en partie déterminées par l’environnement régional et ses spécificités. Cela n’a rien d’exceptionnel : en cela, les zones franches de l’Inde ne sont que de fausses enclaves.

42 Avec 115 unités de production, la zone ne comptait plus de terrains disponibles en 2006. Les entreprises en dépôt de bilan (sick units) ont donc été expulsées. Elles avaient été acceptées lorsque les SEZ peinaient à attirer des investisseurs et se trouvaient donc moins regardantes. Or, des huit zones majeures, MEPZ est celle qui accueille le plus d’investissements étrangers, peut-être parce que les différents Development Commissioners, qui sont des personnes clefs, ont mis l’accent sur l’accueil des entreprises étrangères ; peut-être surtout en raison de l’ouverture générale et ancienne du Tamil Nadu, État industrialisé et urbanisé (Kennedy, 2007) qui se trouve le troisième ou quatrième État de l’Inde pour l’accueil des investissements étrangers. Plus du quart des unités sont des joint-ventures ou des investissements directs étrangers. Ceci se répercute sur la balance import/export de cette zone, meilleure que celles des autres.

43 Si l’électricité n’est pas toujours assurée en période de saison sèche, elle n’en demeure pas moins tout à fait correcte, grâce à son statut prioritaire pour l’Electricity Board du Tamil Nadu. Toutefois, MEPZ va se doter d’une capacité interne de production électrique en 2007, assurant ainsi ce qui avait été promis… 21 ans plus tôt lors de sa mise en service. La zone compte également un dispensaire médical, des usines préconstruites mise à la disposition des PME, des réservoirs d’eau, une banque, des guichets de retrait automatique, et deux cantines pour les ouvriers.

44 Les entreprises semblent satisfaites : plus de 10 % des sociétés déjà présentes dans la MEPZ ont installé d’autres unités de production dans la zone. La construction d’une usine y revient 10 à 15 % moins cher, car elle est exemptée de taxes. Et le non-paiement des droits de douane permet aux entreprises d’acheter des machines plus performantes, qui, si elles n’étaient pas en SEZ, reviendraient à 50 % plus cher. La compétitivité des unités est ainsi augmentée sur le marché international. Elles ont moins de problème de qualité et de délais de livraison que les exportateurs indiens classiques. Chez ces derniers, il n’est pas rare de voir un client étranger commander un ou deux conteneurs, puis changer de fournisseur, déçu de la qualité ou des délais. Dans la SEZ, les commandes sont plus régulières et mieux gérées, assurant la fidélité des clients. On observe donc l’effet positif de la création d’un cluster industriel où la concentration des compétences et des bonnes pratiques profite à l’ensemble des unités.

45 L’association locale des industriels, dont plus de 80 % sont membres, fédère les demandes des différentes unités. Elle permet d’organiser des ramassages communs des employés et de discuter des problèmes ou des développements de la zone. Elle joue aussi un rôle de lobbying sur le Development Commissioner. Quant à leurs relations au niveau du gouvernement central ou du gouvernement du Tamil Nadu, les industriels agissent au sein de la « section sud » de l’Export Promotion Council indien. Mais de l’avis des entrepreneurs, le rôle de celui-ci reste mineur. La plupart des unités avaient déjà leur marché avant de venir s’installer dans la SEZ, et démarchent elles-mêmes des clients potentiels dans les pays où elles souhaitent se développer.

46 Localement, le lien entre la MEPZ et l’extérieur est important, surtout depuis que la sous-traitance hors zone a été favorisée : la loi permet dorénavant d’externaliser les tâches à forte main-d’œuvre ou consommatrices d’espace. On compterait 2,5 emplois induits à l’extérieur pour un emploi en zone franche, pour l’essentiel dans un rayon de 15 km (en particulier dans le secteur de la mécanique). À l’intérieur, rares sont les entreprises travaillant en trois-huit. La main-d’œuvre est légèrement mieux payée dans la zone qu’à l’extérieur, phénomène renforcé par la présence importante des entreprises étrangères. Elle habite en général à Tambaram ou à Chennai, et vient par train ou par autobus municipal. Quelques entreprises organisent un ramassage de leurs ouvriers. La main-d’œuvre féminine est peu revendicative socialement étant donné que, peu qualifiées et d’origine souvent rurale, beaucoup quitteront de toute façon l’usine après leur mariage. Leurs salaires sont de toute façon souvent accaparés par le budget familial sans pouvoir être dépensés librement par ces femmes  [7] : leur emploi est en effet souvent décidé en amont par leur famille, voire par leur caste ou les notables de leur lieu de résidence.

3.2 Entre logiques d’exportation et convoitises immobilières

47

Si une industrie particulière a besoin d’une grande étendue de terrain continue pour y établir une usine, il ne lui est pas possible d’acheter les terres de chaque agriculteur, en particulier au Bengale Occidental où très forte est la fragmentation foncière. Si une grande superficie est nécessaire pour un projet industriel très important, le gouvernement de l’État concerné ne doit-il pas l’acheter pour le projet ? Bien sûr, c’est un objectif public. Industrialisation signifie création d’emplois, développement de la société ; toute la population de l’État en bénéficiera. C’est pourquoi il est de l’intérêt de l’objectif public que la terre soit achetée.
N. Sen, ministre de l’Industrie du Bengale Occidental,
in Frontline, 29 déc. 2006, p. 37.
Nous n’avons pas besoin d’emplois. Nous avons notre terre. Nous ne pouvons pas vivre dans un bidonville. Le gouvernement nous en chassera aussi (… /…). Le gouvernement du Maharashtra est sourd. Alors que Sonia Gandhi a annoncé que les SEZ ne doivent pas s’installer sur des exploitations agricoles, ils continuent. Ils sont peut-être les esclaves des grandes sociétés mais nous, on ne les laissera pas nous asservir.
Des agriculteurs près de Mumbai, in Frontline, 20 oct. 2006, p. 9-10.

48 L’essor des nouvelles zones franches ne va pas sans critiques dans « la plus grande démocratie du monde ». Dans un pays aussi densément peuplé, tout aménagement quelque peu d’importance ne va pas sans déplacement de personnes. En Inde, où la bataille de la sécurité alimentaire n’est pas gagnée, toute terre agricole lotie entraîne contestation. La population active est encore en majorité agricole, et les sensibilités « de gauche » sont très vives à propos de la lutte contre la pauvreté : développer l’industrie de pointe et des activités fonctionnant pour une élite sociale demeure donc critiquable, encore davantage quand les entreprises sont étrangères.

49 Dans la polémique actuelle qui secoue l’Inde (Frontline, 2006), les éléments du débat à propos des zones franches sont identiques à ceux utilisés à propos des grands projets industriels, miniers ou hydroélectriques : quid des personnes déplacées, de la terre agricole perdue ? Quelles nuisances locales engendrées au profit de l’intérêt national ? Si la croissance économique de l’Inde rend nécessaire une telle politique, quel en est le prix à payer en termes d’indemnisation effective de la population touchée ? Rien que la zone de Maha Mumbai va exproprier plus de 26 000 personnes (Shaban, Sharma, 2005). Tandis que certains villageois espèrent vendre leur terre un bon prix et trouver un emploi non agricole, d’autres se font gruger par des intermédiaires. Et l’on sait combien les personnes déplacées par les grands « projets » sont souvent dramatiquement laissées pour compte, quand bien même un programme officiel d’indemnités peut exister sur le papier. Une partie du problème vient de ce que les États ont des droits de préemption sur les terres avec des possibilités de prix peu élevés, quand il s’agit de projets d’intérêt général (public purpose) comme une route ou un barrage. Mais dans le cas des SEZ, bien des gouvernements utilisent leur pouvoir pour reverser la terre aux promoteurs privés des zones franches, qui se trouvent donc gagnants aux dépens des agriculteurs propriétaires de la terre.

50 Selon la loi de 2005, la proportion minimale dévolue aux activités de production n’est que de 25 % de la superficie de la zone. Tout le reste peut être consacré aux fonctions résidentielles ou récréatives, souvent fort lucratives pour les promoteurs qui parviennent de plus à mettre sous le boisseau les réglementations environnementales et sociales. Nombreuses sont les critiques, des partis politiques de l’opposition comme au sein du parti du Congrès au pouvoir (Sonia Gandhi). Maintes manifestations de villageois craignant l’expropriation ont dégénéré (14 morts au Bengale en mars 2007), d’autant que le sujet est exploité politiquement. Le Centre se défausse sur les États, constitutionnellement responsables des questions foncières ; mais devant la polémique, le ministre fédéral du Commerce a dû en 2006 enjoindre aux chief ministers (premiers ministres des États) de ne lotir que les terres non irriguées… tout en concédant à la presse que l’agriculture indienne fondée sur de micro-exploitations n’est pas viable, et en soulignant que d’anciens agriculteurs pourront être employés dans les zones franches à des activités manuelles. Certains États ont ensuite affirmé que les agriculteurs devraient garder 12,5 % des terrains de la zone, ou du moins obtenir des parts dans les projets non industriels lancés dedans. Outre un plancher d’investissement minimal imposé aux promoteurs de SEZ, New Delhi décida aussi de fixer une limite aux résidences, hôpitaux, écoles, hôtels de luxe et autres golfs en fonction de l’emploi créé sur place.

Conclusion

51 Pour les zones franches, comme plus généralement pour son entrée dans la mondialisation, l’Inde est partie lentement, mais elle est désormais bien lancée. On assiste même à une véritable « banalisation » des zones franches, celles-ci se multipliant en mettant à profit une législation généreuse. En cela, elles sont emblématiques tout autant de l’ « émergence » de l’Inde que des modalités de celle-ci : augmentation du rôle des États fédérés tout comme des entreprises privées, nationales ou étrangères (la libéralisation n’est rien d’autre qu’une multiplication des acteurs) ; ambiance d’affairisme et critiques d’une partie de la « société civile ». Autant d’indices d’une segmentation croissante au profit de certains espaces et groupes sociaux, qui se détachent alors même que tout le reste de l’Inde demeure dans la pauvreté. Or, les nouvelles zones franches les plus vastes, qui pourront contenir routes, port, logements, avec un éventail d’activités très large et des liens renforcés avec l’économie locale, ne pourront suffire à tirer avec elles toute une région et encore moins un pays : sans doute est-ce là encore l’environnement régional qui détermine le succès de la zone franche, davantage que l’inverse.

Notes

  • [1]
    Parti du Peuple Indien : parti « nationaliste hindou », devenu libéral économiquement.
  • [2]
    Soit seulement 0,5 % de la population active industrielle (y compris BTP). En 2004-2005 les zones franches ne représentaient que 0,3 % du total de l’investissement dans l’industrie (Aggarwal, 2006).
  • [3]
    Hindustan Times, 26 janvier 2007.
  • [4]
    En 2004, le textile constituait 75 % des exportations nationales du Bangladesh, 67 % du Pakistan et 50 % de Sri Lanka, mais seulement 19 % de l’Inde.
  • [5]
    Pour les États himalayens, les tailles minimales pour l’établissement de zones franches ont pourtant vu leur plancher abaissé par la loi. Outre leur faible développement économique, des considérations géopolitiques ont pu empêcher la création de zones franches dans les régions frontalières, étant donné que, selon la loi de 2005, New Delhi peut opposer son veto quand sont menacées « la souveraineté et l’intégrité de l’Inde ainsi que la sécurité des États ».
  • [6]
    Fin septembre 2006, six mois après son vote, la loi sur les SEZ de l’État du Maharashtra n’avait toujours pas été approuvée par le Centre en raison de son caractère trop laxiste en matière de législation du travail : la loi contredisait en particulier des lois sociales du Maharashtra. Affaire d’autant plus notable que, il faut le préciser, le gouvernement de cet État a la même couleur politique que celui de New Delhi.
  • [7]
    En 2003, dans le textile, une simple manutentionnaire gagnait 550 Rs (11 €) par mois, mais on pouvait gagner 2000 Rs (40 €) dans la bonneterie… (Aruna Sivakami, professeur à l’Université de Madras, communication personnelle).
Français

L’évolution de la politique des zones franches indiennes ne reflète que très imparfaitement l’ouverture au monde de ce pays. Lancées très timidement, elles se sont multipliées récemment, une récente législation libérale reflétant la place croissante de l’Inde dans la mondialisation. Mais elles n’ont toujours pas une importance comparable à celle de beaucoup d’autres pays du Sud, l’Inde ayant d’autres forces sur quoi compter. La nouvelle carte des zones franches correspond à une certaine diffusion spatiale puisqu’elle favorise les marges des mégapoles et non leur centre, mais à l’échelle nationale c’est toujours la concentration qui l’emporte, le long des littoraux ou près des grandes villes. De nouveaux acteurs apparaissent, en particulier les États fédérés et les promoteurs privés, ce qui complexifie encore la dialectique entre intérêt national et intérêt local : les États disposent de plus d’autonomie, et, au risque de l’expulsion des agriculteurs vivant dans les zones aménagées, l’on se trouve désormais dans une logique de spéculation immobilière autant que de pénétration des marchés mondiaux.

Mots-clés

  • Zones franches
  • Inde
  • mondialisation
  • politique économique
  • district industriel
  • personnes déplacées

Bibliographie

  • Aggarwal A. (2004), Export Processing Zones in India : Analysis of the Export Performance, Working Paper 148, ICRIER, New Delhi, 41 p. (www.icrier.org/pdf/wp155.pdf).
  • Aggarwal A. (2005), Performance of Export Processing Zones : A comparative analysis of India, Sri Lanka and Bangladesh, Working Paper 155, New Delhi, ICRIER (www.icrier.org/pdf/ wp155.pdf).
  • Aggarwal A. (2006), « Special Economic Zones : Revisiting the Policy Debate », Economic and Political Weekly, 4 novembre 2006, p. 4533-4536.
  • Bost F. (éd.) (à paraître), Atlas des zones franches dans le monde, Paris, La Documentation française.
  • Chakravorty S., Lall S. V. (2007), Made in India. The Economic Geography and Political Economy of Industrialization, Delhi, Oxford University Press, 38 p.
  • Frontline (2006), dossier « Losing ground. Farmers fear large-scale displacement from Special Economic Zones », 20 octobre (www.frontline.in).
  • Jaffrelot C. (éd.) (2006), L’Inde contemporaine. De 1950 à nos jours, Paris, Fayard, 763 p.
  • En ligne Kennedy L. (2002), « Développement endogène et mondialisation. Un district industriel au Tamil Nadu », in F. Landy et B. Chaudhuri (éd.), De la mondialisation au développement local en Inde. Questions d’échelles, Paris, CNRS Éditions, p. 99-120.
  • Kennedy L. (2007), « Shaping Economic Space in Chennai and Hyderabad. The Assertion of State-Level Policies in the Post-Reform Era », Purushartha, numéro « La ville en Asie du Sud », dir. par V. Dupont et D. G. Heuzé, Paris, Editions EHESS, p. 315-352.
  • Kundra A. (2000), The Performance of India’s Export Zones. A Comparison with the Chinese Approach, Sage, New Delhi, 276 p.
  • Landy F. (2002), L’Union indienne, Nantes, Éditions du Temps, 287 p.
  • Landy F. (2006), Un milliard à nourrir. Grain, territoire et politiques en Inde, Paris, Belin, 270 p.
  • Nair P., Singh B. (2006), SEZ Drive in Gujarat, Ahmedabad, Ahmedabad Management Association, 89 p.
  • Ota T. (2003), « The Role of Special Economic Zones in China’s Economic Development as compared with Asian Export Processing Zones : 1979-1995 », Asia in Extenso (http:// www.iae.univ-poitiers.fr/EURO-ASIE/index.html).
  • Shaban A., Sharma R. N. (2005), Social impact assessment of Maha Mumbai Special Economic Zone, Mumbai, Tata Institute of Social Sciences (www.tiss.edu/SIA_MMSEZ.pdf).
Jérémy Grasset
Doctorant, Université Paris 7 et allocataire CIFRE LibrExport
Jeremy Grasset 92 Vinobapuri 3rd fl. Lajpat Nagar 2 New Delhi, Inde
jeremygrasset@gmail.com
Frédéric Landy
Géographe, Maître de conférences, Université de Paris X-Nanterre (Gecko), et IUF
Frédéric Landy Université Paris X-Nanterre Département de Géographie Laboratoire Géographie Comparée des Suds et des Nords (GECKO) 200, av. de la République 92001 Nanterre cedex
frederic.landy@wanadoo.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/ag.658.0608
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...