CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le football africain est connu en Europe grâce à ses vedettes évoluant à l’étranger. Depuis 1985 et la récompense du Marocain Mohamed Timoumi du FAR de Rabat, tous les gagnants du Ballon d’or africain évoluent dans des pays européens l’année de leur victoire. Véritables vedettes autant dans leurs patries respectives que dans les autres pays africains (Künzler, 2010), les footballeurs expatriés les plus connus sont utilisés comme les symboles d’une fierté nationale, voire continentale, et comme des modèles à suivre (Takou, 2006).

2Au-delà des enjeux symboliques, l’objectif de cet article est de quantifier la présence des footballeurs importés d’Afrique en Europe, en mettant en exergue non seulement les liens entre pays de départ et pays d’arrivée, mais en prenant en compte aussi l’analyse des pays par lesquels ils ont transité. Cette étude permet de montrer l’importance des aires géographiques concernées par les flux de joueurs africains, qui couvrent désormais l’ensemble de l’Europe et une grande partie de l’Asie [1].

Quels sont les principaux pays d’origine ?

3Parmi les joueurs considérés dans l’analyse, un peu moins d’un tiers sont expatriés (32,7 %). La notion d’expatrié définit les footballeurs qui évoluent a? l’extérieur du pays dans lequel ils ont grandi et qu’ils ont quitte? suite au recrutement par un club étranger [2]. Indépendante du critère de la nationalité, cette définition nécessite une bonne connaissance de la biographie des joueurs et permet de mesurer les flux internationaux intervenus en lien direct avec la pratique footballistique. Elle comporte l’avantage d’isoler les joueurs importés depuis l’Afrique des footballeurs de la « diaspora » (Poli, 2010), originaires de ce continent mais ayant grandi en Europe.

4La majorité des expatriés présents dans les équipes européennes provient d’autres pays de ce continent (52,2 %), ce qui s’explique d’abord par des logiques de proximité, renforcées juridiquement par la libéralisation quasi généralisée de la circulation des sportifs professionnels dans le cadre de l’intégration européenne. Depuis l’arrêt « Bosman » prononcé en 1995 par la Cour de justice des communautés européennes, la présence de joueurs possédant un passeport communautaire dans des pays membres de l’Union européenne n’est plus soumise à des quotas (Dubey, 2000). Des restrictions continuent à exister dans la plupart des pays pour les footballeurs non communautaires, mais elles sont aussi moins contraignantes que par le passé (Poli, 2006).

figure im1

5Après l’Amérique latine, l’Afrique représente la principale zone d’origine extracontinentale des joueurs expatriés. À l’échelle du continent, les pays d’Afrique de l’Ouest représentent à eux seuls deux tiers des effectifs (66,2 %). À l’inverse, peu de joueurs proviennent des pays d’Afrique de l’Est [3]. Parmi les pays où le football professionnel est plus développé, l’Afrique du Sud (19), la Tunisie (13) et le Maroc (12) exportent aussi un nombre relativement important de joueurs. Les sélections qui disposent du plus grand nombre d’expatriés en Europe sont aussi celles qui obtiennent les meilleurs résultats. Le cas de l’Égypte est particulier : avec seulement quatre joueurs dans les ligues européennes prises en compte, le nombre d’expatriés égyptiens est inversement proportionnel aux résultats obtenus par la sélection nationale, qui a gagné les trois dernières éditions de la Coupe d’Afrique des nations (CAN).

6Les footballeurs importés d’Afrique sont relativement jeunes. Malgré l’incertitude existant au sujet de l’âge de certains joueurs africains, souvent accusés de triche, cette observation trahit d’emblée des logiques migratoires spécifiques et spéculatives [4]. L’exportation de ces jeunes se spécialise en effet vers des joueurs à vocation offensive qui, plus recherchés sur le marché des transferts, offrent de meilleures possibilités de gain aux dirigeants de clubs et aux agents qui mettent en place et gèrent les « canaux migratoires » (Findlay, Li, 1998) au travers desquels les footballeurs circulent (Poli, 2010). Plus d’un tiers des joueurs importés d’Afrique (35,4 %) sont des attaquants, un résultat plus élevé que celui enregistré pour les expatriés d’autres origines (24,8 %). À l’inverse, les joueurs provenant du continent africain sont comparativement moins souvent défenseurs (22,8 %) que les autres (31,7 %) [5].

7Près de 80 % des expatriés africains qui évoluent dans les trente-six ligues ont été formés dans un des championnats du continent africain. Cette proportion a augmenté depuis l’introduction en 2001 par la FIFA d’un article dans le règlement sur le statut et le transfert des joueurs prévoyant l’interdiction du transfert de mineurs non communautaires dans des clubs européens. Si le transfert de mineurs n’a pas été complètement stoppé, son importance a diminué. Quelques clubs se démarquent en matière de formation : le club ivoirien de l’ASEC Abidjan a produit à lui seul dix-huit des joueurs africains recensés dans les trente-six ligues européennes, ce qui le place en bonne position, même en comparaison de beaucoup de grands clubs européens. Parmi les joueurs formés par ce club, on retrouve des footballeurs aussi connus que Yaya Touré (FC Barcelone), Didier Zokora (FC Séville), Kolo Touré (Manchester City) ou Aruna Dindane (FC Portsmouth).
Les pays africains forment en revanche très peu de joueurs recrutés dans d’autres pays du continent, et presque jamais de joueurs qui ont commencé le football sur un autre continent [6]. Si les pays africains forment une proportion importante des joueurs exportés, une part non négligeable d’entre eux (31,3 %) passe par une formation à l’étranger, pour l’essentiel dans une association membre de l’UEFA [7]. Le pourcentage d’expatriés africains formés à l’étranger est presque trois fois plus élevé que celui des joueurs d’autres origines (11,3 %). Avec 52 joueurs, la France est de loin le pays non africain qui contribue le plus à la formation de joueurs africains, devant la Belgique (19) et l’Italie (15). Ce résultat est un premier indice montrant l’habitude des équipes hexagonales à recruter des jeunes footballeurs en Afrique (Barreaud, 2000).

Tableau 1

Part de joueurs formés à l’étranger et âge de première migration internationale par zone d’origine

Tableau 1
Part de joueurs formés à l’étranger Âge de première migration Afrique 31,3 % 19,4 Amérique latine 6,4 % 22,0 Europe de l’Ouest 13,4 % 22,4 Europe de l’Est 10,7 % 22,7 Autres 21,4 % 21,1 Total expatriés 13,8 % 21,9

Part de joueurs formés à l’étranger et âge de première migration internationale par zone d’origine

8La plus forte proportion de joueurs africains formés à l’étranger reflète des trajectoires internationales plus précoces par rapport aux expatriés d’autres origines. La première migration internationale des Africains a lieu en moyenne à l’âge de 19,4 ans, soit presque trois ans plus tôt que les autres expatriés (22,3). La précocité de leur carrière internationale apparaît également à travers la proportion plus élevée (19,7 %) de joueurs partis en tant que mineurs, une proportion trois fois plus grande que celle des expatriés non africains (6 %).

L’Observatoire des footballeurs professionnels (PFPO)

L’Observatoire des footballeurs professionnels (PFPO) est un groupe de recherche créé en 2005 par les géographes Raffaele Poli et Loïc Ravenel réunissant des chercheurs du laboratoire ThéMA de l’université de Franche-Comté, du Centre international d’étude du sport de l’université de Neuchâtel et de l’Institut des sciences du sport de l’université de Lausanne. Sa vocation est le suivi de l’évolution du marché du travail mondial des footballeurs, à travers le développement de bases de données longitudinales sur les trajectoires de carrière. Celles-ci sont analysées par l’intermédiaire d’indicateurs statistiques parfaitement comparables dans le temps et dans l’espace. Conçu au départ dans une perspective purement académique, l’Observatoire a désormais acquis une dimension plus large et est régulièrement sollicité par les instances dirigeantes du football pour une meilleure compréhension des dynamiques à l’œuvre à des fins de gouvernance, ainsi que par les clubs professionnels pour une gestion optimale des effectifs dans une optique de performance. Deux fois par an, l’Observatoire publie des rapports d’une centaine de pages : l’« Étude annuelle du marché du travail européen des footballeurs » analyse dans le détail les caractéristiques des joueurs et des équipes dans les cinq meilleurs championnats d’Europe (Angleterre, France, Allemagne, Espagne, Italie) ; l’« Étude démographique des footballeurs en Europe » élargit l’analyse à trente-six championnats de première division de pays membres de l’UEFA. Moyennant un enregistrement gratuit préalable, le site de l’Observatoire donne accès à de nombreux indicateurs calculés à l’échelle des cinq grandes ligues européennes pouvant être déclinés par les internautes selon leurs besoins et intérêts.
Plus d’informations : www.eurofootplayers.org

9Dans un contexte où les structures du pays de départ restent souvent amateurs, le départ à l’étranger représente pour de nombreux joueurs un des seuls moyens d’envisager une carrière professionnelle. En leur permettant d’évoluer à un niveau sportif plus élevé, le fait de s’expatrier ouvre plus souvent les portes d’une équipe nationale (Poli, 2010). Au-delà des plus grandes possibilités de développement personnel, des aspects symboliques sont à prendre en compte. Dans leurs pays d’origine, les « professionnels » évoluant à l’étranger jouissent systématiquement d’une meilleure cote par rapport aux joueurs évoluant dans les clubs locaux. Environ 40 % des expatriés africains sont des internationaux actifs, soit une part de dix points supérieure à celle des expatriés d’autres origines.

10Si le départ à l’étranger a lieu rapidement dans le parcours professionnel, il ne conduit pas directement vers le club actuel. La trajectoire de carrière est le plus souvent scindée en différentes étapes. Au sein des trente-six ligues de première division étudiées, le recrutement direct dans des équipes africaines reste modeste. À de rares exceptions près, il ne concerne bien évidemment que des joueurs africains [8].
Parmi les vingt-quatre championnats africains où les clubs européens ont directement recrutés des joueurs, on retrouve les grands pays d’exportation, comme le Nigeria (22 transferts) ou le Ghana (14), ainsi que ceux, comme la Tunisie (11) ou le Maroc (10), où les championnats professionnels sont plus développés et dont les meilleures équipes peuvent jouer au mieux le rôle de « tremplin » vers l’Europe. Par exemple, quatre joueurs [9] du club de l’Étoile sportive du Sahel (Tunisie), un habitué des finales des compétitions internationales africaines, ont été directement exportés vers des clubs suisses et français de bon niveau.

La grande mobilité des footballeurs africains

11Les analyses effectuées à l’échelle des cinq grandes ligues européennes montrent que les joueurs africains qui arrivent au plus haut niveau font preuve d’une plus grande mobilité sur l’ensemble de leur carrière. Parmi les expatriés recensés lors de la saison 2008-2009, les Africains affichent des taux de mobilité supérieurs à la moyenne (4,2 contre 3,9). De même, ils ont transité par davantage de pays que le total des expatriés (2,7 contre 2,5), tandis qu’ils sont présents dans leur club actuel depuis moins longtemps (2 saisons contre 2,7 saisons).

12À l’échelle des trente-six ligues, la durée de présence des joueurs africains dans leur club actuel n’est pas inférieure à celle des autres expatriés et se situe à environ 1,7 saison. Les caractéristiques du recrutement indiquent toutefois des trajectoires plus complexes [10].

13Parmi le 41,3 % de joueurs africains transférés depuis un pays tiers (qui n’est ni le pays d’origine, ni le pays actuel), une grande partie a été engagée depuis un autre championnat européen (76,6 %) et plus précisément, pour trois quarts d’entre eux depuis l’Europe de l’Ouest (59,5 %). À l’instar de ce qui a été souligné pour la formation, la France (29 joueurs) est le principal pays de transit, devant l’Allemagne (19) et la Belgique (13). Les recrutements depuis les pays des cinq grandes ligues représentent la moitié des cas d’expatriés africains passant par un pays tiers européen. Le mécanisme de redistribution montre les difficultés rencontrées par les joueurs à s’installer durablement au plus haut niveau européen. Bon nombre de joueurs ont des trajectoires de carrière descendante : ils accèdent à un certain moment de leur carrière dans les pays phares du football, pour ensuite repartir vers des ligues moins relevées.
Les joueurs africains ayant migré à l’intérieur de l’Afrique avant d’arriver en Europe sont recrutés surtout à partir des pays qui disposent des meilleurs championnats, notamment l’Afrique du Sud (7), le Maroc (5) et la Tunisie (4). Pour le reste, on retrouve des joueurs africains qui proviennent de tous les continents. Ce résultat reflète l’extension des zones géographiques concernées par les trajectoires de joueurs africains.

Une mondialisation du marché du travail des footballeurs

14Comme le nombre de recrutements enregistrés l’indique (voir tableau 2), leur présence reste limitée en Amérique du Nord et en Océanie, où le football est moins populaire et où le nombre de clubs professionnels n’est pas très important, ainsi qu’en Amérique latine, l’autre région du monde qui exporte beaucoup de joueurs vers l’Europe. On recense toutefois quelques trajectoires qui illustrent un processus d’internationalisation, également en direction de ces nouvelles zones géographiques [11].

Tableau 2

Recrutement de joueurs africains dans des pays tiers

Tableau 2
Zone de recrutement Nombre % Europe 170 76,6 France 29 13,1 Allemagne 19 8,6 Belgique 13 5,9 Angleterre 9 4,1 Grèce 8 3,6 Italie 8 3,6 Afrique 25 11,3 Asie 23 10,4 Autres 4 1,8 Total 222 100,0

Recrutement de joueurs africains dans des pays tiers

15S’ils sont encore peu présents en Amérique du Nord et du Sud, les footballeurs africains sont de plus en plus nombreux en Asie, comme l’indiquent les 24 joueurs recrutés dans des pays asiatiques, dont 16 dans des pays du golfe Persique (5 aux Émirats arabes unis, 4 au Qatar et en Arabie Saoudite et 2 au Bahreïn). Des réseaux de transferts se sont mis en place depuis quelques années entre l’Afrique et l’Asie [12].

16On trouve également plusieurs dizaines de joueurs africains dans des pays du sud-est asiatique (Cambodge, Vietnam, Indonésie, Thaïlande, Malaisie, etc.). En février 2007, soucieuse de favoriser les joueurs nationaux, la Fédération de football cambodgienne annonçait la fermeture des frontières pour les footballeurs étrangers à compter du début de la saison suivante. Les nombreux joueurs nigérians, alors sous contrat avec les équipes cambodgiennes, ont dû trouver une autre destination. Des footballeurs africains évoluent dans différents pays asiatiques lors de la même année. Une dizaine de joueurs disputent, par exemple, le championnat du Bangladesh, où la saison ne dure que de juillet à septembre. Le reste de l’année, la plupart d’entre eux participent aussi au championnat de Hong Kong (Poli, à paraître).

17Les pays du golfe Persique sont particulièrement concernés par la présence de joueurs africains. Au mois de mars 2010, la base de données de la société Scout7 répertorie par exemple 31 joueurs originaires d’un pays africain en Arabie Saoudite, 18 dans les Émirats et 47 au Qatar. Dans cette région, le recrutement advient parfois de manière très précoce, comme dans le cas de l’académie Aspire [13].
L’objectif poursuivi n’est pas seulement de renforcer l’équipe nationale qatarie ou de relever le niveau du championnat local, mais est également d’ordre économique. Plutôt que de se contenter d’accueillir des anciennes vedettes sur le déclin, comme jusqu’à un passé récent, avec la mise en place de l’académie Aspire il s’agit désormais de développer le talent des jeunes en vue d’un transfert ultérieur en Europe, une destination sur laquelle sont rivés les yeux de tous les joueurs. Tout comme le Maghreb, le golfe Persique est devenu un tremplin possible pour les footballeurs d’Afrique subsaharienne qui rêvent d’accéder à des clubs européens. Les trajectoires de l’Ivoirien Kader Keita ou du Nigérian John Utaka sont des exemples de ce processus (voir encadré et graphique ci-contre).

Keita et Utaka, figures du football transnational

Après un bref séjour en Suède à l’âge de dix-sept ans organisé par l’intermédiaire d’Alfred Obrou, un agent de joueurs ivoirien résidant à Stockholm, Kader Keita retourne en Côte d’Ivoire dans le club de l’Africa Sports Abidjan. Au bout d’une année, il est transféré en Tunisie, dans le club de l’Étoile sportive du Sahel, où il reste une saison. De Tunisie, il repart en direction des Émirats arabes unis et s’engage pour le club d’Al Aïn. Un an plus tard, il est recruté par l’équipe qatarie d’Al Sadd Doha. Après trois ans au Qatar, Keita est engagé par l’OSC Lille pour un montant estimé à 3 millions d’euros. Deux ans après, le club français réalise une importante plus-value en cédant le joueur à l’Olympique lyonnais pour 16 millions d’euros. Devenu indésirable à Lyon, Keita joue désormais à Galatasaray Istanbul, qui l’a recruté pour environ 8,5 millions d’euros.
L’attaquant nigérian John Utaka a aussi rejoint l’Europe en passant par le golfe Persique. Âgé de seize ans, il est dans un premier temps transféré d’Enugu Rangers au club égyptien d’Arab Contractors, puis d’Ismaily SC. Après trois ans en Égypte, il part à Al Sadd Doha. Il reste une année au Qatar avant d’être recruté par le RC Lens pour environ 2 millions d’euros. Cette somme est multipliée par trois deux saisons plus tard, lorsque le joueur est recruté par le Stade rennais. Après deux saisons, le club breton réalise aussi une plus-value en cédant Utaka au club anglais de Porstmouth FC pour environ 10 millions d’euros, club dans lequel il évolue depuis plus de deux ans.
Tableau 2

18Les exemples de carrières fragmentées entre une multitude de pays et impliquant l’Asie sont de plus en plus fréquents. Seize des cent cinquante-six joueurs africains (10,3 %) sous contrat lors de la saison 2008-2009 avec des clubs des cinq principales ligues européennes (Angleterre, Allemagne, Espagne, France, Italie) ont transité par ce continent durant leur carrière. Trois d’entre eux sont même passés dans plusieurs championnats différents [14]. Les pays de golfe Persique sont à nouveau ceux qui ressortent : six des joueurs ayant transité par l’Asie sont passés par le Qatar, cinq par les Émirats arabes unis et deux par l’Arabie Saoudite. La Chine, l’Iran, le Liban, la Malaisie et la Thaïlande ont vu chacun transiter un de ces joueurs.

19Rendue possible par l’élargissement spatial du spectre d’action des recruteurs des clubs et des agents de joueurs, la transnationalisation (Vertovec, 1999 ; Vertovec 2003) des trajectoires, qui mettent désormais en relation non seulement un pays de départ et un pays d’arrivée, mais aussi une série de pays de transit, est au cœur du processus de mondialisation du marché du travail des footballeurs (Poli, 2010). Ce phénomène comporte une intégration fonctionnelle (Dicken, 2007) des championnats à vaste échelle, se définissant par le fait que les différentes ligues par lesquelles les joueurs passent remplissent des rôles distincts mais complémentaires. La circulation internationale des joueurs africains reflète bien les différentes fonctions des championnats dans un marché mondialisé.
Dans une perspective de mobilité professionnelle, les clubs peuvent jouer le rôle de « tremplin », lorsqu’ils permettent aux footballeurs d’accéder à des équipes de meilleur niveau, de « stagnation », lorsque le nouveau club n’est pas plus fort que l’ancien, ou de « rétrogradation », lorsque l’équipe où le joueur est transféré est plus faible. La structure pyramidale du football professionnel, où le nombre de clubs disposant de moyens très importants est relativement faible par rapport aux équipes moins riches, fait que les fonctions de stagnation ou de rétrogradation sont plus courantes que celles de tremplin. Dans cette configuration, d’un point de vue statistique les trajectoires ascendantes constituent l’exception plutôt que la règle.

Les logiques d’importation en Europe

20Parmi les ligues européennes de première division, la France et la Belgique sont celles qui emploient le plus grand nombre de footballeurs africains [15]. Ceci confirme l’importance de la perpétuation de liens hérités de l’histoire de relations entre territoires dans la configuration géographique des flux, même dans un contexte de mondialisation (McGovern, 2002 ; Poli, Ravenel, 2005). Dans le même temps, les canaux migratoires empruntés par les joueurs africains aboutissent dans la presque totalité des pays européens. Sur les trente-six ligues analysées, seuls les trois championnats des pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) ne comptent aucun expatrié d’Afrique. Le constat d’une diversification des réseaux migratoires est encore plus net quand on mesure la proportion de joueurs africains par rapport aux expatriés [16].

21La diversification migratoire s’inscrit dans la spéculation sur des joueurs africains aux échelons moyens du football européen : les expatriés africains engagés par des clubs de niveaux moyen ou faible sont moins âgés [17]. Il y a une forte corrélation entre le pourcentage d’expatriés dans une ligue et son niveau sportif à l’échelle européenne, mesurée à l’aide du coefficient UEFA (voir tableau p. 74). Les logiques spéculatives sont le plus souvent focalisées sur les joueurs africains dans des ligues de niveau moyen à l’échelle européenne. Avec un coefficient de détermination de 36,3 %, la relation est hautement significative[18]. Par ailleurs, si l’on distingue les ligues en prenant en compte une hiérarchie à cinq niveaux construite à partir de leur place dans le classement UEFA, il ressort que la proportion parmi les expatriés des joueurs africains est plus élevée pour les ligues situées entre les 13e et le 20e rang. C’est aussi dans ces ligues que le recrutement s’opère le plus directement depuis l’Afrique, nouvelle preuve du mécanisme de la logique spéculative sur les jeunes joueurs africains.

Tableau 2

Conclusion

22Le présent article montre sans détours la bonne intégration de l’Afrique dans le marché mondial des footballeurs. Les joueurs africains ne sont plus seulement présents dans les anciens pays colonisateurs, mais se trouvent désormais dans un grand nombre de pays. Si les clubs européens demeurent les plus gros importateurs de main-d’œuvre depuis l’Afrique, les équipes asiatiques ne sont pas en reste. Les trajectoires de carrière des footballeurs sont de plus en plus fragmentées spatialement. Ce processus reflète le phénomène d’intégration fonctionnelle des ligues à une échelle transnationale, qui remplissent des fonctions distinctes en fonction des moyens que les clubs sont à même d’engendrer.

23En Europe, par rapport aux joueurs expatriés d’autres origines, les footballeurs africains tendent à être recrutés par des clubs de niveau moyen, qui ne disposent pas de budgets leur permettant d’engager des joueurs expérimentés en provenance de pays dont les clubs ont plus de ressources. Pour boucler leurs comptes, ces équipes sont obligées d’engendrer des recettes à travers des plus-values réalisées sur le marché des transferts. Ce contexte très spéculatif touche particulièrement les footballeurs importés depuis l’Afrique subsaharienne, que les clubs d’origine acceptent de céder à des tarifs très concurrentiels, presque systématiquement inférieurs au million d’euros. À titre de comparaison, le transfert des meilleurs joueurs d’Amérique du Sud se monnaie à plus de vingt millions d’euros.

Tableau 3

Recrutement d’expatriés africains selon le classement UEFA des associations nationales

Tableau 3
Rang 1-5 Rang 6-12 Rang 13-20 Rang 21-27 Rang 28 + Total Part de joueurs expatriés 43,9 % 41,2 % 33,2 % 25,6 % 15,9 % 32,7 % Part d’Africains parmi les expatriés 13,2 % 12 % 17,4 % 14,8 % 13,1 % 13,9 % Africains recrutés directement depuis le pays d’origine 13 12 40 18 17 100 Part de joueurs de 21 ans ou moins parmi les Africains  6,2 %  5,5 % 22,8 % 12,4 % 15,6 % 11,9 % Part de joueurs de 21 ans ou moins parmi les autres expatriés  7,1 %  5,6 %  6,5 %  3,3 %  7,6 % 6,0 %

Recrutement d’expatriés africains selon le classement UEFA des associations nationales

24Le chemin qui mène au succès apparaît particulièrement tortueux pour les joueurs africains. Seule une minorité arrivera à s’installer durablement dans le gotha du football européen. De nombreux joueurs devront se contenter de carrières relativement modestes qui leur permettront au mieux de vivre dignement. D’autres joueurs seront obligés de rebrousser chemin et de vivre la honte du retour au pays, ou alors de rester à l’étranger dans des conditions de grande précarité [19]. La plupart des footballeurs africains tentant leur chance en Europe ne pourront jamais être utilisés comme instruments de fierté nationale dans leur pays d’origine, contrairement aux rares vedettes, sur lesquelles les médias se focalisent très amplement et qu’une grande partie de la jeunesse masculine adopte en tant que modèles à suivre.

Tableau 3

Notes

  • [1]
    Les données utilisées se réfèrent au mois d’octobre 2009 et couvrent trente-six ligues de première division de pays membres de l’UEFA. Au total, toutes origines confondues, 12 524 joueurs actifs ont été pris en considération, soit en moyenne un contingent de 23,7 individus par équipe. Sont considérés comme actifs tous les joueurs ayant participe? au moins une fois a? une rencontre de championnat depuis le début de la saison en question ou, lorsque cette condition n’est pas remplie, ayant pris part a? des matches de championnat dans une ligue professionnelle durant chacune des deux saisons précédentes. Compte tenu de leur statut particulier, les gardiens de but remplaçants ont été répertoriés dans tous les cas (Besson, Poli et Ravenel, 2010).
  • [2]
    Par exemple, dans le cas des joueurs d’origine africaine, l’attaquant de la sélection sénégalaise Mamadou Niang, né en France et jouant à l’Olympique de Marseille, n’est pas jugé comme expatrié. Au contraire, Emmanuel Adebayor, recruté à l’âge de quinze ans au Togo par le centre de formation du FC Metz, remplit les conditions pour être considéré en tant que tel.
  • [3]
    Dans l’ensemble, 571 footballeurs africains se répartissent dans les 528 équipes de l’étude (soit une moyenne supérieure à un par équipe). Parmi eux, le Nigeria (113), la Côte d’Ivoire (61), le Sénégal (57) et le Ghana (46) apparaissent comme les principaux exportateurs de talents footballistiques. Avec 15 joueurs expatriés, la Zambie est le pays de l’Afrique de l’Est le mieux représenté en Europe.
  • [4]
    Avec une moyenne de 25,4 ans, ils ont dans l’ensemble 1,5 an de moins que les expatriés d’autres origines (26,9 ans). On compte par ailleurs deux fois plus de joueurs âgés de 21 ans ou moins parmi les Africains (11,9 %) que parmi les autres expatriés (6 %).
  • [5]
    La forte présence de joueurs portés à l’offensive se traduit aussi par une taille moyenne légèrement (mais significativement) inférieure (180,9 cm) à la moyenne des footballeurs (181,7 cm).
  • [6]
    De ce point de vue, le cas de Peter Odemwingie est très particulier : né à Tachkent, en Ouzbékistan, d’une mère russe et d’un père nigérian, il commence à jouer en Russie, passant notamment par les équipes d’âge du CSKA Moscou. À 18 ans, il retourne dans le pays d’origine de son père, où il évolue pendant trois saisons au Bendel Insurance FC, avant d’être appelé en sélection nationale, ce qui lui permettra ensuite de repartir en Europe.
  • [7]
    Dans la mesure où la définition du pays de formation implique un séjour d’au moins trois ans dans un pays entre l’âge de 15 et 21 ans, il convient de rappeler qu’il est possible pour un joueur d’avoir deux pays de formation. C’est le cas pour 69 des expatriés africains.
  • [8]
    Une trajectoire particulière comme celle de l’Islandais Arni Gautur Arason, transféré par son club actuel, l’ODD Grenland (Norvège), depuis le club sud-africain du Thanda Royal Zulu, où il a joué pendant un semestre, représente une curiosité.
  • [9]
    Yacine Chikhaoui au FC Zurich (2007), Saber Ben Frej au Mans UC (2008), Seif Ghezal aux Young Boys Berne (2008) et Moussa Narry à l’AJ Auxerre (2008). Entre-temps, les deux derniers cités ont poursuivi leur route en direction de, respectivement, Al Ahly Djeddah (Arabie Saoudite) et Le Mans.
  • [10]
    Les clubs ayant dans leurs rangs des joueurs africains ne les ont que rarement recrutés depuis leur pays d’origine, presque trois fois moins (18,6 %) que pour les autres expatriés (45,6 %). La majorité des Africains sont donc recrutés soit depuis un autre club du pays actuel (40,2 % contre 27,6 %), soit dans un pays tiers (41,3 % contre 26,8 %).
  • [11]
    Né en 1987 à Douala, Alain Ollé Ollé quitte en 2004 le Cameroun pour rejoindre Plaza Colonia, un club de deuxième division uruguayenne. L’année suivante, il est transféré au Mexique, à Aguilas de Riviera Maya, une équipe liée à celle du CD America. Après une saison, il revient en Uruguay, au sein du Nacional Montevideo, où il joue pendant une saison et demie. En janvier 2008, il est transféré au SC Freiburg, alors en deuxième division allemande, avec qui il fête un an plus tard une promotion en Bundesliga, championnat dans lequel il évolue encore en octobre 2009. Depuis janvier 2010, le joueur a été prêté à Rot Weiss Ahlen, un pensionnaire de deuxième division.
  • [12]
    Des liens existent par exemple entre différents pays africains et l’Inde. En 2005, douze footballeurs originaires de six pays africains (Afrique du Sud, Cameroun, Nigeria, Togo, Bénin, Zimbabwe) évoluaient dans des clubs indiens (Mukharji, 2008). Avec les Brésiliens, les Africains constituaient le plus gros contingent de joueurs expatriés dans ce pays.
  • [13]
    Cette dernière a mis en place un réseau de détection mondial de talents qui touche pour l’instant quinze pays, dont dix Africains (Cameroun, Côte d’Ivoire, Ghana, Kenya, Mali, Nigeria, Rwanda, Sénégal, Ouganda et Tanzanie). Chaque année, plusieurs centaines de milliers de joueurs de treize et quatorze ans sont visionnées et une dizaine d’entre eux sont transférés au Qatar au titre d’étudiants.
  • [14]
    C’est le cas de l’attaquant camerounais du FC Nantes, Christian Bekamenga qui a évolué durant deux saisons en Malaisie, puis une en Indonésie, avant de rallier la France.
  • [15]
    Dans le championnat de Ligue 1 ceux-ci sont au nombre de 68, ce qui représente une moyenne de 3,4 par équipe. Avec 53 joueurs africains, le championnat belge atteint une présence comparable de 3,3 par équipe.
  • [16]
    On retrouve des pays comptant proportionnellement beaucoup de joueurs africains, autant dans les pays méditerranéens (en Israël ou à Malte) que dans les pays nordiques (en Finlande ou en Suède). Seule l’Europe de l’Est semble encore relativement en retrait de ce point de vue.
  • [17]
    On compte parmi eux près de quatre fois plus de footballeurs âgés de 21 ans ou moins (22,8 %) que dans les cinq grandes ligues (6,2 %). Une telle différence ne se retrouve pas chez les autres expatriés.
  • [18]
    Il atteint même 51,4 % si on exclut le cas très particulier du championnat chypriote, dont les clubs sont de niveau faible mais emploient beaucoup d’expatriés.
  • [19]
    Un footballeur camerounais rencontré à Yaoundé rapatrié dans son pays après deux ans passés sans papiers entre la France et la Suisse, à jouer en tant qu’amateur expliquait, par exemple, que ses amis du quartier ne pouvaient pas comprendre comment il avait pu arriver « dans la cave d’Ali Baba et ne pas avoir été capable de ramener de l’or ».
Français

Résumé

L’article décrypte certains rouages de l’expatriation des joueurs africains vers l’Europe. La précocité de leur migration et la fragmentation de leur trajectoire sont expliquées par les spéculations dont ils font l’objet. Les réseaux socio-économiques qui portent les filières spéculatives sont mis en lumière, ce qui permet de comprendre en particulier le rôle primordial qu’y jouent les clubs intermédiaires européens, et maintenant asiatiques, intermédiaires dans la chaîne à haute valeur ajoutée, au « taux d’éviction » le plus élevé du monde.

Mots-clés

  • migrations
  • footballeurs africains
  • circulation
  • Afrique
  • Asie

Bibliographie

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Roger Besson
Collaborateur scientifique au Centre international d’étude du sport (CIES) de l’université de Neuchâtel. Il termine une thèse de doctorat en géographie sur le public des stades de football et collabore activement dans le cadre de l’Observatoire des footballeurs professionnels.
Raffaele Poli
Maître-assistant à l’Institut des sciences du sport de l’université de Lausanne (ISSUL) et collaborateur scientifique au Centre international d’étude du sport (CIES) de l’université de Neuchâtel. Il est le cofondateur et le directeur de l’Observatoire des footballeurs professionnels.
Loïc Ravenel
Maître de conférences au Laboratoire « Thématiser pour mobiliser et aménager » (THéMA) de l’université de Franche-Comté et chargé de cours à l’Institut des sciences du sport de l’université de Lausanne (ISSUL). Il est le cofondateur de l’Observatoire des footballeurs professionnels.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/05/2010
https://doi.org/10.3917/afco.233.0063
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