CAIRN.INFO : Matières à réflexion
figure im1

1La question sensible de « l’étranger » est fondamentale pour analyser la formation de l’État et la société en Côte d’Ivoire. Ce livre, sous la direction de l’anthropologue italien Fabio Viti, réunissant des articles de chercheurs ivoiriens, est une tentative pluridisciplinaire d’apporter un éclairage à plusieurs niveaux dépassant une lecture dominante focalisée sur la politique « nationale ». Si l’étude de cette question dans l’arène villageoise et les zones rurales ivoiriennes n’est pas nouvelle, le livre souligne la multiplicité des points d’entrée par lesquels il est possible d’étudier la question des étrangers dans l’aventure ivoirienne. La plupart des auteurs ont utilisé les outils de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire pour comprendre cette figure de l’étranger dans la société ivoirienne. Le livre a pour ambition de montrer que la signification et la condition des étrangers en Côte d’Ivoire sont loin d’être univoques, en faisant globalement émerger la figure de l’étranger « nécessaire » : « par son dynamisme, son esprit d’initiative, ses apports spécifiques mais aussi sa disponibilité et son rang social subordonné ».

2Fabio Viti souligne dans l’introduction que l’emprise et le succès des discours identitaires ne peuvent être compris sans appréhender leur « soubassement populaire ». En effet, sans véritablement ambitionner de lire ces questions « par le bas [2] », l’ouvrage propose néanmoins des points d’entrée moins usités pour renouveler le traitement de cette question, notamment : une approche socio-historique de la figure du Burkinabé dans l’imaginaire collectif des Ivoiriens, la figure de l’étranger dans la culture populaire (en particulier dans les séries télévisées), l’étranger en pays dida et dans la société baoulé, l’immigration dite « libanaise »… Les crises ivoiriennes, depuis les années 1980, ont souvent été analysées à travers le rôle des élites politiques et intellectuelles dans la production des discours identitaires. Or, les travaux autour de Jean-Pierre Chauveau et Jean-Pierre Dozon [3], ainsi que récemment Mike McGovern [4], ont montré l’intérêt d’une lecture anthropologique et historique pour comprendre la relation entre identités et crises sociopolitiques en Côte d’Ivoire. Les chapitres s’intéressant à l’étranger dans la cité et dans le jeu politique et électoral contemporain (Alfred Babo et Ousmane Zina) soulignent que la question de l’étranger en Côte d’Ivoire reste brûlante d’actualité. Pendant la campagne électorale ivoirienne de 2015, les discours identitaires – s’ils furent moins bruyants qu’auparavant – étaient néanmoins bien présents chez certains candidats.

3Ce livre envisage la question des étrangers en Côte d’Ivoire de quatre manières principales : l’étranger dans la cité et dans le jeu politique et électoral contemporain, l’étranger au village et dans les cultures « traditionnelles », l’étranger dans l’économie rurale, la question foncière et l’institution du « tutorat », et l’étranger dans l’imaginaire et l’image publique et médiatique. Les chapitres d’Alfred Babo et Ousmane Zina portent principalement sur la dimension politique, la plus connue, mais ces rappels sont importants. La sociohistoire de la figure du Burkinabé dans la société ivoirienne par Guéhi Jonas Ibo souligne les multiples dimensions et ressorts de la visibilité de cette part très importante des non-nationaux en Côte d’Ivoire.

4L’étude des représentations et discours autour des étrangers dans la culture populaire par Aghi Bahi permet de comprendre la figure de l’étranger « fantasmé » et « moqué ». Aghi Bahi souligne la « sanction sociale » que sous-tendent ces représentations, notamment dans les célèbres séries télévisées comiques ivoiriennes : « un châtiment social contre ce qui constitue un écart (l’étranger) par rapport à la norme (le national) ». Cette dimension ontologique de la compréhension du « Nous » et des « Autres » dans ces représentations de la culture populaire – peu étudié par la littérature – est bien démontrée dans l’étude d’Aghi Bahi. Cet étranger imaginé est en effet très présent depuis des décennies dans des séries aussi connues que Cours commune, chez les artistes Michel Gohou ou encore Adama Dahico. Ces performances de personnages étrangers stéréotypés sont révélatrices de cet étranger qui est « intégré mais reste encore globalement inadapté, pas à sa place, toujours comme une pièce rapportée ».

5L’anthropologie et l’histoire sont privilégiées par Gadou Dakouri et Fabio Viti. Que ce soit en pays dida ou baoulé, les figures de l’hôte et de l’étranger ont une profonde historicité qui permet d’éclairer le présent. Dans la société baoulé, celui qu’on nomme l’aofue est « dans une position de demandeur, donc de faiblesse, d’infériorité sociale, de dépendance ». Fabio Viti décrit précisément les contours de comment l’étranger est appréhendé dans la société baoulé, relevant un « ethnocentrisme très marqué » : « Ce n’est certainement pas un hasard si la notion culturelle “d’ivoirité” – faisant donc abstraction de ses dérives et utilisations politiques – est née et a été développée dans un milieu intellectuel baoulé ou akan. » L’auteur souligne aussi l’historicité de certaines représentations xénophobes de ceux que l’on perçoit comme « étrangers » du Nord (qu’ils soient en réalité nationaux ou non-nationaux) en lien avec la question du rôle de l’esclavage dans la société baoulé. Dans le texte de Noël Kouassi et Georges Kouamé mais aussi dans ceux d’Alfred Babo, Gadou Dakouri, et Fabio Viti, on souligne aussi l’importance de la relation hôte-étranger avec la question foncière, lié au tutorat comme économie morale.

6Les textes de cet ouvrage proposent effectivement une lecture intéressante pour comprendre ce « soubassement populaire » de cette figure de « l’étranger nécessaire » dans les pratiques sociales, les discours, dans l’arène villageoise et l’économie de plantation. Le livre rappelle que la compréhension de cette question passe par une lecture à plusieurs niveaux soulignant l’historicité de cette question. Cette démarche permet de dépasser les analyses qui ne donnent de l’importance qu’à l’agentivité [5] des élites politiques et intellectuelles, minimisant l’importance du « bas ». Il est vrai qu’une particularité du cas ivoirien est la présence très importante de non-nationaux dans les zones rurales, alors que dans d’autres pays comparables cette présence est souvent marquée dans les grandes villes.

7Néanmoins, on peut regretter la relative absence de travaux en zone urbaine (Abidjan, Bouaké, notamment) sur cette question des étrangers en Côte d’Ivoire. Aussi, le « chaînon manquant » de l’intrigue ivoirienne qu’est l’économie politique [6] n’est que peu abordé ici. Pourtant, celle-ci est essentielle pour comprendre l’immigration économique en Côte d’Ivoire. Les questions des diasporas et des liens de migrations transnationaux sont aussi peu évoqués. Enfin, il aurait été intéressant de lier cette étude du cas ivoirien à des questionnements théoriques plus globaux sur la question de l’étranger et des migrations interafricaines, mais aussi de la relation entre autochtonie et globalisation [7]. Pour autant, ces textes réussissent à proposer une lecture multi-niveau intéressante de cette question.

Notes

  • [1]
    L’Harmattan, 2016.
  • [2]
    Jean-François Bayart, Achille Mbembe, Comi Toulabor, Le Politique par le bas en Afrique noire. Contribution à une problématique de la démocratie, Paris, Karthala, « Les Afriques », 1992.
  • [3]
    Au-delà des innombrables textes de ces socio-anthropologues au fil des années, pour une rétrospective : Eyolf Jul-Larsen et al. (dir.), Une anthropologie entre pouvoirs et histoire. Conversations autour de l’œuvre de Jean-Pierre Chauveau, Paris, Karthala, 2011 ; et Jean-Pierre Dozon, Une anthropologie en mouvement. L’Afrique miroir du contemporain, Versailles, Quæ, 2011. Voir aussi une analyse récente de la Côte d’Ivoire « post-conflit » dans Jean-Pierre Chauveau, Jean-Pierre Colin, « La question foncière à l’épreuve de la reconstruction en Côte d’Ivoire. Promouvoir la propriété privée ou stabiliser la reconnaissance sociale des droits ? », Les Cahiers du pôle foncier, n° 6, 2014.
  • [4]
    Mike McGovern, Making War in Côte d’Ivoire, Chicago, Chicago University Press, 2011.
  • [5]
    Néologisme construit à partir du terme anglais agency, qui réfère aux capacités d’action et de décision.
  • [6]
    Bruno Losch, « Le complexe café-cacao de la Côte d’Ivoire. Une relecture de la trajectoire ivoirienne », thèse, université de Montpellier, 1999 ; Bruno Losch, « Retour sur un débat ivoirien inachevé. À propos du mille-feuille d’un gaou au pays gagou », in Eyolf Jul-Larsen et al. (dir.), Une anthropologie entre pouvoirs et histoire. Conversations autour de l’œuvre de Jean-Pierre Chauveau, op. cit., p. 603-617.
  • [7]
    Jean-François Bayart, Pierre Geschiere, Francis Nyamnjoh, « Autochtonie, citoyenneté et démocratie en Afrique », Critique internationale, n° 10, 2001, p. 177-194.
Maxime Ricard
Maxime Ricard est doctorant en science politique à l’université du Québec à Montréal et coordonnateur du Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix de la chaire Raoul-Dandurand. Ses recherches portent sur les politiques de sécurité en Côte d’Ivoire.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/09/2018
https://doi.org/10.3917/afco.263.0414
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...