CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La croissance spatiale des principales capitales d’Afrique centrale s’est produite par extension en périphérie sous forme d’habitats spontanés pour les populations les plus démunies. À la marge des centres urbains d’inspiration occidentale, dont les frontières rigides se sont souvent superposées aux délimitations territoriales des anciennes administrations coloniales, on observe a contrario un étalement toujours plus important de sa périphérie. Elle se propage jusque dans des lieux réputés inhabitables tandis que son centre semble rester étrangement étanche à cette submersion. Avec la croissance des périphéries urbaines, le miroir grossissant fait apparaître le double de la ville, son envers qu’elle contourne et qu’elle refuse de voir : concentrations d’habitations de bois et de tôles sur des flancs de colline en érosion, ruelles de boue inaccessibles en saison des pluies. Il y a dans ces quartiers périphériques tout ce dont la ville ne veut pas : des morceaux de carton, de plastique, de bouteille, des amas de détritus. Et tout ce dont elle tente de dissimuler : des « masses informes de résidus urbains » (Mumford, 1964) qui persistent à témoigner de l’insalubrité des lieux et de la profonde précarité de ses habitants.

2Mais si la dualité peut se lire dans les traits de l’organisation de l’espace urbain, dans les paysages des capitales d’Afrique centrale, il serait erroné de n’y voir qu’une fragmentation de la ville et un morcellement de sa morphologie. Les pôles urbains d’Afrique centrale apparaissent de plus en plus discontinus, engendrant différents types de captivité sociale et spatiale, mais ils peuvent également donner lieu à la production multiple d’activités informelles, de créativités et d’inventions sociales qui donnent à voir des dynamiques d’échanges et des recompositions urbaines saisissantes [1]. Dans un contexte marqué par des réformes soutenues de décentralisation et par la prolifération concomitante d’associations et comités de quartier venus pallier les insuffisances des municipalités, on voit se dessiner de nouveaux espaces de transaction et de négociation reliant des mondes sociaux jusqu’alors séparés.

3La vieille opposition centre/périphérie de la ville africaine, conséquence d’un agencement hérité des politiques ségrégationnistes de l’administration coloniale et de sa réappropriation par les élites politiques de la période postcoloniale, se trouve aujourd’hui profondément remise en question par des migrants qui, à partir de leurs diverses « compétences citadines [2] », reconstruisent de nouvelles sociabilités et entreprennent des initiatives collectives dans les fêlures de l’espace urbain. La décentralisation, initiée depuis le début des années 1990, a posé la question de la gestion de la disparité urbaine, alors que la machinerie municipale est trop faible pour instituer une répartition égalitaire des ressources au profit des quartiers pauvres. Bien que les politiques de décentralisation impulsées dans un certain nombre d’États africains depuis 1990 par la Banque mondiale n’aillent pas forcément dans le sens d’une « démocratisation » des institutions (Otayek, 2009, p. 121-140), elles ont toutefois contribué à transformer les jeux de pouvoir en offrant de nouvelles arènes politiques à des acteurs qui pouvaient jusqu’alors en être éloignés [3]. Des mouvements se forment à partir des anciennes zones tampons héritées du pouvoir colonial et font progressivement émerger de nouveaux espaces stratégiques, instrumentalisés à des fins de mobilisations politiques, provoquant des jeux de tension et d’interdépendance inattendus entre acteurs sociaux et acteurs municipaux.
La ville postcoloniale africaine peut devenir un lieu de compromis et de transaction entre forces sociales, voire de résistance à l’ordre social dominant par des citadins qui sollicitent un « droit à la ville » (Lefebvre, 1968), mais aussi un droit d’accéder à ce qui existe déjà, et enfin un droit de transformer la ville à partir de ses « fissures démocratiques » (Hess, 2000). Nous formulons l’hypothèse que l’écart grandissant entre le pouvoir organisationnel, d’une part, et les identités collectives et individuelles en constante évolution dans un contexte de profondes transformations politiques, d’autre part, est porteur de nouvelles luttes sociales. La distance spatiale, sociale et symbolique qui sépare les centres mondialisés de ses périphéries marginalisées peut dès lors devenir un espace d’investissement, de légitimation et de luttes sociales et politiques. À l’œuvre dans des villes structurées autour des inégalités d’accès à l’espace public, elles peuvent produire des adhérences entre les différents mondes sociaux en présence dans la ville. C’est en scrutant les tensions et les articulations entre ces deux polarités que l’on cherchera à saisir comment des micro-mobilisations et des mouvements réactionnaires issus d’« espaces à faible légitimité » (Rémy et Voyé, 1991) redessinent une « urbanité non planifiée » (Groth et Corijn, 2005), et participent à la réorganisation et à la recomposition des espaces urbains d’Afrique centrale.
Aussi nous faudra-t-il analyser la structuration sociohistorique des espaces urbains d’Afrique centrale mais aussi dégager certaines lignes de fuites s’affranchissant de l’organisation sociospatiale des politiques urbaines et des pratiques sociales des migrants des quartiers périphériques. L’analyse des nouvelles recompositions à Yaoundé, Bangui ou Brazzaville nous permettra de rendre compte des transformations politiques et sociales mais aussi de comprendre comment de nouvelles politiques locales s’instituent dans un contexte soutenu de démocratisation et de décentralisation politique.

Du pouvoir colonial à la hiérarchisation sociale postcoloniale

4La configuration des espaces urbains d’Afrique centrale a une histoire qui s’inscrit dans le long terme. L’urbanisation coloniale, d’inspiration hygiéniste, a tracé les segmentations de ces capitales dont la plupart se sont organisées autour des polarités maritimes ou des activités économiques. Une division rigide de l’espace s’organise alors en deux sous-ensembles, le centre européen et les cités « indigènes », l’un installé à proximité directe des zones d’activités et les autres maintenus à distance dans des quartiers périphériques. Les gouverneurs éloignent de cette manière les villages du centre-ville en créant entre eux des zones non aedificandi, brisant ainsi la continuité urbaine. Par une volonté politique coloniale, on garde ainsi en réserve de vastes surfaces en marge des avenues principales pour des projets de prestige, parfaitement imaginaires, qui offrent la possibilité de maintenir une zone tampon vide de toute activité.

5L’histoire urbaine de Bangui est révélatrice de cette politique ségrégationniste. Le pouvoir colonial, craignant le développement incontrôlé des quartiers africains à proximité de la rivière Oubangui où l’administration s’est installée, mis en place dès 1942 un plan d’urbanisation qui provoque l’éloignement des populations africaines derrière une route circulaire à cinq kilomètres du centre (route de Mbaïki) alors qu’un no man’s land est maintenu entre le centre et la rocade. Mais suite à une explosion démographique provenant principalement d’un exode rural et faisant passer la population de Bangui de 6 000 habitants en 1940 à plus de 80 000 en 1956, la croissance de la ville n’est plus maîtrisée. Le désordre des circulations et des quartiers provoqué par cette rapide croissance conduit un architecte chargé de l’aménagement de la cité à remodeler la structure urbaine en créant des lotissements dans la zone tampon à proximité de la rocade. Une concentration de cités africaines est ainsi maintenue à la périphérie de Bangui tandis que d’autres quartiers spontanés apparaissent de façon anarchique dans les derniers espaces vacants, sur des terrains encore inondables séparés des quartiers du centre-ville par les bas-fonds marécageux des « marigots ». On retrouve un urbanisme ségrégationniste identique à Brazzaville où Sarvognan de Brazza obtient dès 1880 la signature du premier traité de protectorat avec le roi des Tékés. L’administration coloniale prend alors possession des terres situées à la limite du fleuve, sur la rive nord du Stanley Pool, tout en maintenant à distance les travailleurs africains déplacés dans les quartiers « indigènes » de Poto-Poto et de Bacongo. Le modèle colonial entre alors en action, imposant dans ces quartiers la logique du lotissement et des trames orthogonales, la construction en maçonnerie, le principe de séparation des quartiers tempéré par la promotion d’un secteur d’habitat social en faveur d’une strate d’« indigènes » servant directement le projet colonial. Les « Brazzavilles noires » (Balandier, 1955) sont ainsi créées pour canaliser et contrôler les populations africaines qui se rapprochent des quartiers du Plateau où les fonctionnaires de l’administration coloniale résidaient. Elles expriment la volonté des pouvoirs coloniaux de rassembler des populations africaines en marge des centres, de les maintenir à une distance respectable dans des zones marécageuses et d’exercer leur domination sur des populations dont ils craignaient en permanence le soulèvement [4].
Lieux chargés de mémoire coloniale, les politiques urbaines de rationalisation de l’espace se sont ensuite poursuivies autour d’un compartimentage (espace-fonction) ne tolérant aucune fraction d’espace qui n’eût pas été explicitement désignée et réservée. Le développement des villes n’est envisagé qu’en rupture radicale au modèle du « village ». L’urbanisation se poursuit autour de cette volonté de division, opposant de manière stricte le village à la ville, la tradition à la modernité, l’économie rurale, informelle et irrationnelle qui s’appuie sur la logique du don et de la solidarité familiale à la rationalité et à la modernité du marché capitaliste (Marie, 1997). De nombreux centres coloniaux connaissent un nouveau statut successif à celui de la ville ségréguée, celui de la ville « segmentée ». Car la division sociospatiale, dans ses principes inégalitaires et hiérarchiques, conserve à la ville sa dimension organique. La faiblesse structurelle de l’État et des collectivités accentue encore un peu plus l’inégale répartition des équipements. L’équipement en réseaux techniques, en rues aménagées, continue à opposer les lieux de manière crue. L’avantage est aux quartiers urbanisés de l’époque coloniale et aux quartiers planifiés plus récents, la ville instituée ; le handicap est aux immenses quartiers pauvres des dernières décennies dans lesquels vit la plus grande majorité de citadins et où s’instaurent de nouveaux pôles de solidarité et d’identification collective, la ville instituante [5].

Structuration coloniale et extension urbaine de Bangui

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Structuration coloniale et extension urbaine de Bangui

6Ville instituée et vases clos de centres urbains. La ville instituée d’Afrique centrale relève de la planification étatique et du règne du technico-organisationnel tirant son influence des normes occidentales de la richesse ostentatoire et de l’arrogance démonstrative de son patrimoine. Elle est liée aux rapports de production, à « l’ordre » qu’ils imposent. Elle correspond le plus souvent aux centres administratifs, politiques, aux quartiers des services marchands de la finance et de l’import-export et aux quartiers résidentiels des classes aisées. Le paysage urbain de la ville instituée se caractérise par de grandes avenues bordées d’immeubles, de carrefours et parcs ayant conservé des monuments rappelant le passé colonial. Centre des affaires et/ou banlieue résidentielle, on retrouve dans ces lieux l’héritage de l’urbanisation hygiéniste de la période coloniale où la matérialité, la surabondance et la richesse de l’hypercentre contrastent fortement avec les quartiers périphériques maintenus à distance par des mesures sécuritaires et de surveillance omnipotentes. La société de contrôle se met en place avec ses architectures sécuritaires et ses gardiens privés. Par les mesures de ségrégation sociale et raciale, le colonisateur a montré la voie en utilisant la division comme moyen de conjurer la « peur » qu’il ressent, peur de l’épidémie d’abord, peur de l’autre. C’est dans cette filiation lointaine que se met en place aujourd’hui une véritable « géographie de l’insécurité » (Louw, Bekker, 1996). Le temps n’est plus seulement aux mesures simples, comme la construction de hauts murs hérissés de tessons de bouteille. Les sociétés de surveillance privées et la prolifération des commissariats de quartiers participent désormais à l’édification des « vases clos » des centres urbanisés et des banlieues résidentielles paisibles.

7À Yaoundé, c’est dans ce qui était autrefois le quartier de résidence des administrateurs coloniaux et d’une manufacture de cigarettes que le quartier Bastos est rapidement devenu le lieu de prédilection des personnels expatriés, des ambassades et des élites locales. Difficile désormais de sillonner les rues asphaltées de ce quartier sans y rencontrer les personnels des sociétés de surveillance bardant le luxe ostentatoire des administrations et des résidences privées. Mais la massification de la ville, qui s’est progressivement traduite par une contiguïté spatiale des banlieues résidentielles et des périphéries pauvres de Yaoundé, a encouragé la mise en place de grands projets de construction à la marge du tissu urbain en faveur d’une élite désireuse de retrouver un isolement sans cesse remis en question. C’est de cette manière que de grands projets immobiliers sont actuellement entrepris sur de lointaines collines abruptes qu’il a fallu aplanir pour les rendre constructibles. La ville instituée de Yaoundé s’oriente donc désormais sur ses hauteurs. Elle se perçoit ostensiblement dans chaque recoin de la ville mais n’est traversée que par des citadins qui ont des raisons précises de s’y rendre tant elle est devenue difficile d’accès.
L’ambassade des États-Unis, qui fut pendant de longues années installée dans le centre de Yaoundé, a été transférée sur les contreforts d’une colline vide de toute activité, non loin de la future résidence du président Biya. Avant elle, le Palais des Congrès de Yaoundé et l’hôtel luxuriant du Mont-Fébé avaient déjà édifié leur riche architecture moderne sur des collines avoisinantes. La ville instituée se laisse regarder, désirer, envier mais n’est que rarement abordée. À Brazzaville, suite à la viabilisation des zones tampons marécageuses et de leur occupation massive par des couches sociales populaires, de nouvelles banlieues résidentielles s’érigent à l’extérieur du centre historique pour accueillir les élites fuyant la massification urbaine. La guerre civile inter-quartiers, qui a touché Brazzaville en 1997, et le contrôle du centre-ville, du plateau et du quartier Mpila par des milices armées n’ont fait qu’accentuer la croissance des périphéries urbaines, au détriment du centre historique et politique de la ville. La « belle maison », destinée à une élite de fonctionnaires, s’édifie désormais jusqu’à une vingtaine de kilomètres du centre, près de l’axe des trois sorties routières de la ville qui mènent à Pointe-Noire, Oyo ou Mayama. Si le centre-ville reste exclusivement réservé au milieu des affaires, des organisations internationales et des structures étatiques, les plus fortunés tendent toutefois à déserter les lieux pour rejoindre de lointaines et paisibles banlieues résidentielles.

Yaoundé : éloignement de la ville instituée et constructions sur les hauteurs de la ville

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Yaoundé : éloignement de la ville instituée et constructions sur les hauteurs de la ville

8Ville instituante et discontinuités urbaines. Alors que le destin de la ville instituée est de devenir un lieu aseptisé d’enfermement sécuritaire et l’espace à partir duquel se définissent les plans d’organisation de la structure urbaine, la ville instituante tend à préserver la « diversité citadine » par le passage et la cohabitation d’une population extrêmement diverse et toujours plus importante de réfugiés, de demandeurs d’asile, de migrants et, plus généralement, de l’ensemble des populations pauvres et marginalisées de ces capitales. Elle exprime des symbolismes complexes liés au côté souterrain et clandestin de la vie sociale. C’est la ville vécue à travers les images et les symboles qui l’accompagnent.

9Depuis que l’urbanisation est devenue un des principaux objectifs des programmes d’ajustements structurels lancés sur l’Afrique par la Banque mondiale au cours des années 1980, la population urbaine s’est profondément diversifiée par un exode rural très élevé, des nouvelles migrations économiques et des flux de réfugiés liés à l’instabilité politique des États voisins. La combinaison de ces trois facteurs, accompagnée d’une différenciation forte des quartiers par les pouvoirs publics, a conduit à une « archipélisation » de l’espace et a accentué les discontinuités urbaines (Jaglin et Piermay, 1996). Alors que le pouvoir colonial observait un strict cloisonnement entre les différentes ethnies, cloisonnement qui allait souvent jusqu’à une hostilité latente sinon ouverte, la ville instituante rassemble désormais des populations venues de tous les horizons. Des individus aux origines géographiques et au « statut migratoire » extrêmement divers sont placés en situation de coprésence dans une variété d’espaces qui se différencient selon leur degré de reconnaissance institutionnelle. Trois types d’espaces peuvent ainsi être distingués : l’espace « illégal », « coutumier » et « viabilisé ».

Du terrain à la définition du terme de « migrants »

10Parti pour étudier l’installation des réfugiés dans les espaces urbains de Yaoundé, Bangui et Brazzaville pendant plus d’une année entre 2007 et 2009 [6], il nous a semblé essentiel d’inclure dans nos travaux de recherche l’ensemble des migrants installés dans les nombreux quartiers marginalisés des capitales d’Afrique centrale. Nous employons ainsi le terme de « migrants » pour désigner une population dans son ensemble sans préjuger des catégorisations administratives habituellement employées pour les désigner (réfugiés statutaires, demandeurs d’asile, migrants économiques, provinciaux). Quels que soient les motifs du départ, les nouveaux arrivants des villes d’Afrique centrale tendent à se rassembler dans des espaces marginalisés et à instaurer ensemble des liens d’association pour faire face collectivement aux processus d’éviction urbaine dont ils sont l’objet. Les migrants apparaissent dans le cas présent comme des figures saillantes du double processus d’« éviction urbaine-recomposition sociale » mais sont aussi des vecteurs importants des glissements et des recouvrements entre le visible et l’invisible, le formel et l’informel, l’institué et l’instituant.

11L’espace « illégal ». Cet espace se bâtit de façon irrégulière sur des terrains squattés avec des moyens de fortune. Il se caractérise par de multiples îlots d’habitats populaires avec une propension à s’étaler considérablement et anarchiquement sur les terrains non parcellisés. Aucune garantie n’est généralement donnée à l’occupant par le « propriétaire » du lot ou par l’État. Au contraire, le véritable propriétaire cherche le plus souvent à récupérer son bien et l’État (ou la municipalité) à se débarrasser de cette population insolvable et hors-la-loi. Il reçoit la grande majorité des migrants rejetés de la ville moderne qui s’approprient, investissent et construisent dans les derniers espaces vacants et le plus souvent instables, leurs abris de fortune. Les zones marécageuses de Bangui, les contreforts des collines de Yaoundé ou les terrains sablonneux et glissants à la périphérie de Brazzaville constituent les espaces de refuge des nouveaux arrivants. Totalement absente du point de vue des politiques d’assainissement et de viabilisation des lieux, la municipalité intervient toutefois fréquemment pour apposer des avis de démolition dont l’objectif réel vise plus à décourager ce type d’initiative qu’à expulser des citadins déjà informés des risques liés à l’instabilité du sol et à l’absence de reconnaissance institutionnelle. Et lorsque ce ne sont pas les pouvoirs publics qui délogent ces nouveaux habitants, les lois géologiques interviennent brutalement pour enfouir des morceaux de terrains devenus glissants et friables pendant la saison des pluies. Elles peuvent miner de façon inopinée le sol sablonneux des collines et les remplacer par d’impressionnants ravins qui engloutissent des pans entiers de colline. « Dans de tels moments, la ville inachevée devient littéralement une ville cannibale, qui se met à dévorer son propre tissu urbain » (de Boeck, 2006, p. 87).

Structuration coloniale et extension urbaine de Brazzaville

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Structuration coloniale et extension urbaine de Brazzaville

12L’espace « coutumier ». L’administration coloniale exerçait son pouvoir sur les populations locales en nommant des chefs de quartier et en isolant les chefferies locales qui lui étaient préexistante. La création de ce système participatif était motivée par une tentative de court-circuitage du pouvoir coutumier en utilisant le chef de quartier comme contrepoids aux chefferies locales (Tall, 2006). Jouant la carte de la division, l’administration coloniale n’a toutefois pas éliminé les pouvoirs locaux antérieurs. Avec la massification urbaine et la densification exponentielle de ces villes, les chefs coutumiers des villages périphériques ont progressivement été amenés à étendre leur pouvoir sur des secteurs laissés vacants par le pouvoir colonial. Ces pouvoirs se sont reproduits et se sont diversifiés après la proclamation des indépendances et plus encore depuis les politiques de décentralisation. Face à la passivité des municipalités à entretenir les lieux, les pouvoirs coutumiers, issus d’anciennes structurations politiques antérieures à la ville, ont bien souvent retrouvé la légitimité du premier occupant, du moins quand ce pouvoir a été géré habilement sur le long terme (Piermay, 2003). L’acquisition d’un terrain auprès d’un chef traditionnel peut alors se faire en vertu d’une coutume qui en fait le détenteur légitime du sol, mais en contradiction avec la loi. « La ville favorise les réseaux souterrains du pouvoir local » (Remy, 1970). Ces quartiers, à la fois hérités par les chefferies locales et autoproduits par les nouveaux arrivants, permettent parfois de résoudre la crise du logement non maîtrisé par les pouvoirs publics en officialisant l’émergence de certains habitats spontanés. Au nord de Brazzaville, jusqu’à plus de vingt kilomètres des derniers quartiers construits, de nouveaux lotissements sont ainsi délimités sur des collines sablonneuses par des propriétaires coutumiers ou par des intermédiaires selon le même plan en damier que celui des vieux quartiers, séparant des blocs de parcelles de 400 à 500 m2 où la déclivité peut atteindre 8 à 10 %. Cette situation se vérifie également à Bangui où les principaux projets urbains, encouragés par les bailleurs de fonds internationaux, ont été entrepris dans les secteurs à fort pouvoir attractif pour les futurs investisseurs. En revanche, l’ancienne zone tampon s’étalant du PK 5 au PK 12, délaissée par les pouvoirs publics, n’a quant à elle cessé de décrépir au fil des années pour finalement devenir un énorme trou noir dans lequel viennent s’engouffrer les populations les plus marginalisées de la capitale. Encouragés par les chefferies locales, ces quartiers spontanés se sont alors multipliés autour de l’ancienne rocade qui était autrefois la frontière symbolique entre les colonisateurs et les villages africains.

13L’espace viabilisé. L’édification de l’« espace viabilisé » date le plus souvent de la période coloniale. Il correspond à la promotion d’un secteur d’habitat social que les colonisateurs érigeaient en faveur d’une strate de travailleurs africains servant directement le projet colonial. Le lotissement était alors utilisé comme outil physique de l’aménagement de l’espace urbain et de ségrégation : lotissement équipé pour la population européenne, lotissement sommaire pour les colonisés. Si les États indépendants tentent parfois de maintenir la maîtrise de la puissance publique sur l’urbanisation et réaliseront de grandes opérations d’habitations collectives pour le logement du « plus grand nombre », force est de reconnaître la rareté des projets immobiliers entrepris depuis l’indépendance et la vétusté des habitats existants. La solution du logement public, dit « social », n’existe pratiquement plus depuis les années 1970. États et municipalités distribuent désormais, et en nombre limité, des parcelles « assainies » et modestement équipées dans des zones de transit (sites and services).
La combinaison entre les histoires économiques et sociales des villes postcoloniales et les récentes politiques urbaines impulsées par la Banque mondiale depuis les années 1980-1990 ont accentué les discontinuités urbaines. Les réformes de décentralisation ont provoqué l’apparition d’une floraison de nouveaux acteurs venus pallier les insuffisances des pouvoirs locaux et des municipalités et remédier à la désuétude généralisée des quartiers périphériques. À l’inverse d’une opposition fractale et d’une disjonction absolue entre la ville instituée et la ville instituante, on observe une hiérarchisation et un écart gradué entre le formel et l’informel, le centre et la périphérie. Face à la passivité des pouvoirs publics, la ville instituante peut aussi devenir espace d’appropriation et d’investissement par des migrants qui retissent entre eux des sociabilités nouvelles pour faire face collectivement aux processus de précarisation sociale et de marginalisation spatiale En même temps que se recréent des centres urbains clos et « sous contrôle », des espaces se libèrent dans les anciennes zones tampons, les aires périphériques et les quartiers ségrégués de la période coloniale où les nouveaux arrivants de la ville s’approprient les lieux et reconstruisent ensemble de nouveaux espaces de sociabilité et de reconnaissance mutuelle.

La « ville médiane » d’Afrique centrale : entre ville instituée et ville instituante

14Depuis le début des années 1980, la crise de la dette, accompagnée des politiques d’ajustements structurels, a eu pour effet de placer la plus grande part des pôles économiques des États d’Afrique centrale tributaires d’une insertion rentière [7] dans l’économie mondiale. Sur le plan politique, les modèles de redistribution politique ont, dans bien des cas, reposé sur les pratiques clientélistes des dirigeants qui ont fini par vider de son sens le projet de modernisation postcoloniale lié aux objectifs de décentralisation et de redistribution des pouvoirs (Otayek, 2009 ; Sindjoun, 2004). Dans ce contexte, le monopole du politique par les pouvoirs publics a été contesté par des groupes de plus en plus nombreux cherchant à recomposer, souvent en marge de l’État, l’espace public et les formes d’appartenance à la communauté. Mis ensemble, ces processus remettent fondamentalement en question le projet politique porté par les élites locales. Ils favorisent en revanche l’émergence de voies nouvelles d’émancipation et de création par les « invisibles » de la ville qui recomposent, en marge des centres urbains, de nouvelles polarités urbaines. Le projet postcolonial est certes en crise d’un point de vue politique, mais il est toutefois en pleine gestation et effervescence dans les couches populaires pauvres qui redessinent, à partir des aires ségréguées et des anciennes zones tampons, des projets collectifs innovants aptes à remettre en question l’ordre et la hiérarchie des centralités locales héritées des politiques hygiénistes du pouvoir colonial en recréant des points de jonction entre ville instituée et ville instituante.

15La dynamique de polarisation des ressources. Elle est notamment illustrée par le développement très significatif des associations et des comités de quartiers dans les fêlures urbaines des villes d’Afrique centrale. De nouveaux modes de participation dans le domaine public deviennent alors possibles par des acteurs jusque-là exclus des prises de décision [8]. Dans le contexte urbain actuel des capitales d’Afrique centrale, l’idée est de prendre en charge les affaires locales, dans la mesure où les institutions officielles ont failli. Un groupe d’habitants se réunit pour pallier les carences de l’administration. Ils s’engagent alors collectivement dans un domaine précis : petits travaux publics, collecte d’argent pour obtenir un raccordement d’eau ou d’électricité, régularisation du quartier sur le plan foncier. Ces comités sont une force d’initiative, de mobilisation, de négociation et de stimulation des autres acteurs. Quand ils mobilisent la population locale et font des démarches, ils sont au départ peu appréciés des municipalités, mais sont parfois suivis par celles-ci, processus créateur d’une nouvelle dynamique au sein de la ville.

16À Brazzaville, un petit groupe d’habitants du quartier Bacongo composé indistinctement de réfugiés, de demandeurs d’asile, de migrants et de Congolais, s’est ainsi constitué de manière informelle pour pallier les insuffisances croissantes des politiques urbaines en matière de voirie et d’assainissement du quartier. Il s’agissait principalement de collecter de l’argent et de mettre en place un plan d’organisation pour impliquer les habitants dans des activités de nettoyage et remédier à la décrépitude croissante du quartier. Mais lorsque le quartier devint l’objet de projets de réhabilitation immobilière et d’opérations d’expulsion, le groupe se constitua en comité, prit une importance croissante et heurta de front la municipalité pour empêcher l’expropriation du quartier. Le pouvoir politique local a ensuite profité de son existence pour impliquer les habitants dans les plans de restauration et de viabilisation. L’avant-projet a alors été réalisé en concertation étroite avec le comité, les institutions politiques, les services étatiques techniques. Sous l’impulsion du comité, cet avant-projet a ensuite été soumis à « enquête d’utilité publique » sous le contrôle d’un commissaire enquêteur qui dû consigner toutes les remarques, avis et contre-projets des populations et des associations intéressées. La réhabilitation du quartier et la construction de logements sociaux destinés aux habitants expulsés de leurs habitations n’auraient ainsi pu voir le jour sans l’implication soutenue du comité et la mobilisation active de ses membres.

17Outre les comités de quartiers, l’effervescence religieuse de la ville africaine constitue une dynamique importante de polarisation des ressources sociales et matérielles et se trouve stimulée par la situation de remise en cause des structures sociales anciennes et la perte de légitimités des élites politiques locales (Mbembe, 1988). Églises, écoles de pensées, paroisses se multiplient et constituent bien souvent le ciment fort des quartiers ségrégués permettant aux citadins de se réunir et dans bien des cas, de résister collectivement aux menaces urbanistiques actuelles.

18Dynamique d’organisation réticulaire. La diversité des comités, associations, ONG, Églises n’existent pas de manière complètement disjointes, autonomes et indépendantes mais trouvent leur appui et leur prolongement dans des lignes de réseaux qui favorisent la circulation des informations mais aussi les alliances ponctuelles ou plus durables de soutien et d’entraide entre les différents quartiers de la ville. Si l’espace urbain apparaît fragmenté, morcelé, marqué par des écarts gradués et des inégalités d’accès à l’espace public, la fragmentation spatiale ne peut toutefois être assimilée à une forme quelconque de division sociale. Au contraire, de nombreux plans d’action entrepris par des acteurs de la société civile visent précisément à structurer et à coordonner la diversité des associations en présence dans l’espace urbain autour d’une vision commune de l’avenir et d’un projet politique collectif pour la réhabilitation des quartiers.

19L’une des premières expériences de cette organisation réticulaire a été menée à Yaoundé dans les années 1990 avec la création de l’association Assoal (Association des amoureux du livre) au quartier Nkogbikok. D’abord groupe de lecture, Assoal s’est rapidement transformé en espace de débat et de communication des informations pour ensuite devenir le relais privilégié des habitants du quartier face aux autorités. Repris dans d’autres quartiers, cet espace d’échange a ensuite donné naissance à un tissu d’associations et de groupes locaux, engagés dans des actions autonomes et alternatives de développement économique et social. Face à ce mouvement, Assoal s’est repositionné comme une organisation sociale d’appui aux acteurs et associations locales du développement et coordonne désormais ce qui est devenu à Yaoundé le « Réseau urbain des habitants » rassemblant trois cents associations participantes réparties sur trente quartiers au sein desquels des responsables ont été désignés pour améliorer la communication au niveau de l’ensemble urbain. La dynamique d’organisation réticulaire des associations locales de Yaoundé a permis aux associations de base de prétendre à des financements dans le cadre des programmes de coopération internationale et d’engager les habitants dans une démarche d’échanges et d’élaboration commune de plan d’action. Surtout, elle a renversé la tendance dans un pays aux traditions centralisatrices fortes en faisant émerger de la base un projet politique collectif et une vision commune exigeant de s’exprimer par des mécanismes de démocratie participative.

20Croisement des dynamiques et ville médiane. Dynamique de polarisation des ressources et dynamique d’organisation réticulaire convergent, se complètent et définissent ensemble la ville médiane d’Afrique centrale. La volonté de contrôle et de partition de la ville se heurte de plus en plus souvent à la résistance organisée des habitants et remet fondamentalement en question l’incommensurabilité longtemps décrite entre les mécanismes d’organisation de l’ordre urbain et l’évolution des besoins et identités des citadins. Cet écart grandissant entre le pouvoir organisationnel, d’une part, et les identités collectives et individuelles en constante évolution, dans un contexte de profondes transformations politiques et économiques, d’autre part, est porteur de luttes sociales. La ville médiane, définie ici comme espace de luttes, de revendications et de légitimations dans des villes structurées autour des inégalités d’accès à l’espace public, peut alors produire des adhérences entre les différents mondes sociaux en présence dans la ville. Elle contient une multitude d’espaces intermédiaires [9] apparaissant de ce point de vue comme un formidable tissu d’articulation entre les pouvoirs publics et les mobilisations sociopolitiques en créant des points de jonction et de transformation réciproque. Des mouvements émanant de la société civile cherchent à délégitimer l’organisation des politiques sociales en instrumentalisant le territoire comme objet d’appropriation, d’investissement et de mobilisations sociopolitiques (Lardeux, 2009).
Difficile toutefois d’établir une distinction franche et marquée entre « espace de création sociale » et « espace de recomposition sociale », entre espace qui accumule des écarts avec l’instituant et espaces dont les frontières touchent de près celles des institutions [10]. Plus précisément, les politiques de décentralisation initiées depuis les années 1990 ont d’abord apporté de nouvelles responsabilités aux municipalités dans les mécanismes de redistribution sociale. Mais devant la faiblesse du budget mis à sa disposition et la généralisation croissante des situations de précarité, elles ont ensuite appris à encourager les initiatives, qu’elles soient formelles ou informelles, voire à fermer les yeux et à tolérer les activités et initiatives illicites en vue de limiter ses insuffisances, quitte à mettre à mal son autorité et son pouvoir local et à se voir concurrencer par toute une palette d’acteurs qui agissent conjointement et à niveau égal avec le pouvoir local dans l’amélioration des conditions de vie des citadins. L’effondrement des services communaux est alors allé de pair avec l’éclosion des formes associatives informelles, lesquelles ont dans le même temps provoqué une contestation du pouvoir politique par des groupes de plus en plus nombreux cherchant à recomposer l’espace public et les formes d’appartenance à la communauté.
Dans les contextes urbains d’Afrique centrale, dès lors qu’il y a création, il y a recomposition. Un nivellement voit le jour et contribue à exercer des porosités entre formes institutionnelles et non-institutionnelles au point d’effacer les frontières qui avaient longtemps prévalu. La ville échappe, notamment sur ses marges, à ceux qui l’ont conçue. Autrefois, prompt à déguerpir, détruire et punir, souvent pour marquer son autorité d’avoir été contournées, les municipalités ont dû développer, souvent sous l’impulsion des organisations internationales, d’autres modes d’intervention plus respectueuses des investissements, individuellement modestes, mais collectivement énormes des citadins : restructuration, remise à la trame, régularisation. Le formel et l’informel, la modernité et l’héritage, le licite et l’illicite participent désormais ensemble et de manière complexe à la construction de la ville africaine et au rapprochement des différents mondes sociaux en présence.

Conclusion : de la sociabilité urbaine à l’espace politique

21Si les initiatives engagées par les nouveaux arrivants de la ville permettent prioritairement de limiter la désuétude généralisée des périphéries urbaines et de faire face collectivement à la précarité de leur condition de vie, du point de vue de l’« être ensemble », et dans le cas d’espèce, face aux nouvelles dynamiques sociales des villes d’Afrique centrale, il paraît essentiel de souligner deux éléments : la création permanente et la dimension égalitaire des espaces publics. Ces deux conditions se traduisent par une véritable « invention sociale » (de Certeau, 1980) de l’espace public, laquelle implique outre une fabrication perpétuelle et au quotidien, une condition essentielle : le libre accès pour tout un chacun et l’égalité des individus qui se reconnaissent mutuellement comme sujet acteur et actif de l’organisation de leur espace.

22La hiérarchisation de l’espace urbain appliquée depuis la colonisation et son découpage artificiel opposant de façon abrupte le centre moderne aux périphéries en désuétude sont aujourd’hui bouleversés et de plus en plus contestés par les pratiques sociales des citadins. De la territorialisation de l’espace urbain reposant sur une logique stricte d’inclusion et de partition territoriale exercée par le pouvoir central, les villes d’Afrique centrale sont en passe d’exemplifier la puissance d’expansion de la société civile, laquelle apparaît comme un formidable moteur de déterritorialisation qui vient « détricoter » le maillage aménagé par le pouvoir central en renversant ses logiques de domination territoriale, « comme si toujours une ligne de fuite, même si elle commence par un minuscule ruisseau, coulait entre les segments et s’échappait de leur centralisation, se dérobait à leur totalisation » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 325). Des interstices apparaissent entre la ville instituée des planificateurs urbains et la ville instituante des pratiques sociales des citadins. En créant des alliances ponctuelles ou durables et en agissant collectivement et réciproquement dans la restauration des quartiers, ils acquièrent un pouvoir de reconfiguration de l’espace et participent activement aux profondes transformations de l’espace public des villes d’Afrique centrale en politisant la question urbaine dans un contexte de démocratisation soutenue. La décentralisation, d’abord fortement recommandée par les bailleurs, est actuellement très largement suscitée « d’en bas », par des mouvements sociaux urbains qui manifestent une aspiration à la démocratie locale. Ces mutations ont débouché sur une relative libéralisation du champ politique et à une déterritorialisation de son action, rejoignant par là même, la définition d’Hannah Arendzt sur la polis : « La polis proprement dite n’est pas la cité dans sa localisation physique ; c’est l’organisation du peuple qui vient de ce qu’on agit et parle ensemble, et son espace véritable s’étend entre les hommes qui vivent dans ce but, en quelque lieu où ils se trouvent » (Arendt, 1983, p. 223).

Notes

  • [1]
    Nous rejoignons les travaux de Laurence Roulleau-Berger sur les espaces intermédiaires et plus spécifiquement sur les porosités pouvant apparaître entre des mondes sociaux apparemment disjoints. Il n’existe pas d’oppositions fractales entre « interstices urbains » et « mondes institués » mais plutôt une diversité d’« espaces intermédiaires qui s’étalent sur un continuum allant d’espaces qui accumulent des écarts avec l’instituant et d’espaces dont les frontières touchent de près celles des institutions » (Roulleau-Berger, 2004, 1991).
  • [2]
    Signalons les travaux d’Agnès Deboulet (2002) et d’Isabelle Berry-Chikhaoui et Deboulet (2000), qui privilégient une approche « par le bas » ou de l’« entre-deux » pour rendre compte des capacités de certaines populations précarisées, plus particulièrement dans le contexte des villes du monde arable, à « co-fabriquer de la ville » par les interactions nouvelles entre pratiques institutionnelles et pratiques habitantes dans la construction des citadinités.
  • [3]
    René Otayek souligne à ce sujet : « La décentralisation serait moins le symptôme d’une démocratisation bien engagée que l’analyseur des capacités d’adaptation des pouvoirs autoritaires à la donne induite par les transformations de l’environnement interne (revendications démocratiques, « éveil de la société civile ») et international (consensus de Washington), dont la conjugaison pousse au désengagement de l’État et à son redéploiement, au bénéfice de nouveaux acteurs infra-étatiques et de nouveaux modes de régulation affranchis de sa tutelle ou au sein desquels il n’est plus qu’un acteur parmi d’autres » (Otayek, 2009, p. 123).
  • [4]
    À ce sujet Balandier écrit : « La ville incontestable ne pouvait être que blanche. Ce déni explicite imposait la considération d’un premier problème : celui de l’identification d’un univers urbain né de la colonisation, et encore tenu en situation coloniale. Il se caractérisait par des coupures, des séparations, des espaces d’occupation nettement différenciés. La coupure principale opposait la “ville” (européenne) aux “centres” (africains) » (Balandier, 1955, p. 45).
  • [5]
    Nous nous référons à Castoriadis (1975) qui a mis en évidence les différentes dialectiques entre l’instituant et l’institué dans la construction des imaginaires sociaux. Dans la lignée de cette réflexion René Lourau (1969) proposera une articulation des trois moments du concept d’institution entre l’institué (l’universel, l’ordre établi, les valeurs et la norme), l’instituant (la négation de cet universel, à la fois contestation et capacité d’innovation) et l’institutionnalisation (moment où la contradiction entre l’institué et l’instituant peut être dépassée par l’intégration progressive de l’instituant). Nous revisitons ces concepts dans le cadre des tensions et jonctions entre les différentes polarités spatiales et sociales des espaces urbains d’Afrique centrale et des pratiques des citadins.
  • [6]
    Le travail de terrain a été réalisé dans le cadre d’une thèse de sociologie dont le sujet porte sur le rapatriement des réfugiés congolais (RDC) à partir des principaux pays d’accueil (Congo Brazzaville, République centrafricaine, Cameroun). « De l’exil au retour. Dispositifs de rapatriement et carrières migratoires des retournés congolais (RDC) », soutenue le 15 septembre 2010, université Lumière-Lyon 2 (Modys-UMR 5264).
  • [7]
    Les politiques d’ajustement structurel des années 1980-1990, recettes imposées aux pays africains par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, vont maintenir les stratégies d’extraversion de leurs économies en établissant les paiements de service de la dette et la compression des finances publiques.
  • [8]
    Pour reprendre Camau et Massardier (2009), « les “publics” des politiques publiques s’invitent directement à la table, élargie, de leur négociation, voire de leur mise en œuvre. Ils passent du statut de cibles des politiques à celui d’acteurs, voire de concepteurs » (Camau et Massardier, 2009, p. 17-18).
  • [9]
    Les espaces intermédiaires sont définis par Roulleau-Berger comme des « espaces de micro-mobilisation et de résistance collective qui travaillent l’espace public de manière discrète et continue » (Roulleau-Berger, 2003, p. 151).
  • [10]
    Suivant la définition apportée par Roulleau-Berger, les « espaces de création sociale rendent compte de formes de socialisations discrètes et occupent des interstices sociétaux à côté de formes plus institutionnelles qui constituent la société […]. Les espaces de recomposition sociale naissent d’ajustements, d’arrangements, de transactions et de différends entre des formes institutionnelles et des formes non-institutionnelles » (Roulleau-Berger, 2003, p. 151).
Français

Résumé

Bangui, Brazzaville et Yaoundé, capitales d’Afrique centrale, sont le théâtre de profondes mutations urbaines. Ces villes plurielles, ségréguées à l’époque coloniale, font de nos jours l’objet de tensions économiques et sociales importantes. La question des migrants, abordée dans cet article, entrouvre une porte sur les méandres de la recomposition urbaine et les dynamiques à l’œuvre dans l’aménagement des espaces urbains. Deux pôles de la ville s’opposent. Ce principe d’exclusion entretient les luttes sociales et politiques qui déplacent le centre d’activité vers la périphérie.

Mots-clés

  • migrants
  • ville coloniale
  • ville postcoloniale
  • Afrique centrale
  • espaces urbains
  • urbanité
  • ségrégation urbaine
  • ville segmentée
  • ville médiane
  • Yaoundé
  • Bangui
  • Brazzaville

Bibliographie

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Laurent Lardeux
Laurent Lardeux est docteur en sociologie à l’université Lyon-2 (Modys UMR 5264) et ATER à l’université de Franche-Comté (laurent.lardeux@univ-lyon2.fr).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/10/2011
https://doi.org/10.3917/afco.237.0011
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