1 Sociologue, anthropologue, philosophe ? Edgar Morin, qui a fêté ses 100 ans cette année, se méfie des étiquettes qui disciplinent l’esprit. « Je suis un étudiant perpétuel », précise-t-il. Lecteur de Sciences Humaines, il continue de s’en nourrir. Il se documente et prend des notes. En ce moment, il s’interroge sur l’idée de nation. Un siècle de vie, entre affres existentielles et surprises de l’histoire, lui aura enseigné une chose : on n’a jamais fini d’apprendre.
2 D’où vient donc une telle soif de connaissances ? La curiosité est fille de l’inquiétude et du désir. C’est une force active, puissante, qui cherche à percer l’inconnu. Tâtonnante, aussi. Elle zigzague, caresse sans toujours creuser, disperse. Longtemps dénigrée (saint Augustin y voyait une entrave à la studiosité), elle n’est pas toujours reconnue à sa juste valeur. On doit à Max Weber d’avoir durablement associé le savant à une « éthique de la conviction » : le scientifique se distingue par son respect inconditionnel de la valeur de vérité. E. Morin dessine une autre voie : une éthique de la curiosité. À la figure du sachant, il préfère les gens qui doutent, aiment, explorent, fécondent, changent d’avis, se rendent disponibles aux métamorphoses du réel. La « poésie de la vie » plutôt que la conviction qui cadenasse la pensée. La lucidité plutôt que la vérité.
3 Bien sûr, il faut un peu de méthode pour qu’une telle attitude ne se mue pas en impuissance intellectuelle ou en indécision chronique. C’est tout l’enjeu de son œuvre complexe, qui embrasse les yéyés et les Gilets jaunes. Quitte à évoluer dans un océan d’incertitudes, autant en prendre son parti, nous dit E. Morin. Créer sa voie et vivre par curiosité ; viser simultanément plus de liberté et de perspicacité. Cette leçon mérite attention aujourd’hui. La curiosité est un talisman contre l’obscurantisme, le dogme, l’information partielle ou mensongère, les pensées unilatérales et les idéologies asséchantes.
4 Dans ce numéro, on pourra suivre les tribulations d’un mammouth en Alaska, croiser des chercheurs financés pour visionner des matchs de foot, se faire petite souris dans le bureau d’une CPE, découvrir les mécanismes de la violence, se familiariser avec Antonio Gramsci ou s’interroger sur le rôle (avantageux) de l’ivresse dans le destin des civilisations. Depuis trente ans, Sciences Humaines a choisi de se situer dans ce camp des curieux. De déployer l’éventail des savoirs et des points de vue, pour tous les « étudiants perpétuels ».