CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis les années 1980, les relations de travail sont au cœur des transformations qui affectent en profondeur le modèle social français. La nouvelle donne économique internationale, les mutations de l’action publique, les stratégies déployées par les entreprises… , voilà, sans ambition d’exhaustivité, quelques mutations majeures qui sont venues bousculer un système au cœur duquel, de longues années durant, la branche pouvait être considérée comme le niveau de régulation privilégié. Ainsi que l’a mis en évidence H. Katz [1993], la grande majorité des pays occidentaux ont vécu pareillement une révolution décisive pour la condition de salarié. La manifestation la plus évidente en est, un peu partout, un mouvement de décentralisation de la négociation collective. La France n’a pas fait exception. Pour des raisons multiples, le succès de la flexibilité au premier chef, l’entreprise a acquis un nouveau statut dans l’espace de régulation des rapports de travail. Celle-ci s’est progressivement imposée, pour emprunter au vocabulaire d’Alain Supiot, comme un foyer d’autoréglementation à part entière.

2 Les travaux qui ont été conduits en France afin de prendre la mesure de cette transformation l’ont été pour l’essentiel au prisme d’entrées spécifiques. Les négociations sur le temps de travail ont ainsi constitué un objet privilégié. Dans ce domaine, en effet, on a assisté de façon tout à fait spectaculaire à un basculement d’un mode de régulation tutélaire vers un mode décentralisé, négocié et surtout de plus en plus perméable à la dérogation aux règles légales. Aussi suggestives soient-elles, les études thématiques sont cependant sources d’insatisfaction. Elles n’embrassent pas par définition l’ensemble du champ des régulations.

3 La frustration est d’autant plus forte que, au niveau le plus décentralisé, les multiples interactions qui gouvernent les rapports sociaux de travail ont longtemps été confinées dans une boîte noire que seules des données administratives partielles et des enquêtes de terrain venaient éclairer. Or, pas plus en France qu’ailleurs, les relations sociales d’entreprise ne peuvent être comprises comme la simple projection, à un niveau inférieur, des modes de confrontation et de coopération dominant à l’échelle des branches ou de la nation toute entière. « Il y a, expliquait déjà John Thomas Dunlop dès les premières lignes de son maître ouvrage, des différences marquées en relations industrielles entre les entreprises, les industries et les pays. Si chaque espace de travail est unique d’une certaine manière, il existe des ensembles de situations qui partagent des traits communs du point de vue des relations professionnelles » [Dunlop, 1958, p. 1]. On comprend sans peine, pour toutes ces raisons, l’intérêt des enquêtes REPONSE qui nourrissent les analyses développées tout au long du présent ouvrage.

4 Grâce à ces enquêtes, nous disposons désormais d’un abondant matériau qui éclaire d’un jour nouveau les relations sociales dans les entreprises françaises. Les questionnements, on le verra, sont variés. Outre des interrogations fournies sur les interactions entre acteurs ou sur l’usage des dispositifs de négociation lato sensu, ils intègrent des volets souvent laissés dans l’ombre par les spécialistes du champ, à commencer par les perceptions et les pratiques des salariés, ou encore la rentabilité des entreprises. En élargissant de la sorte l’espace des investigations habituelles, les promoteurs des enquêtes secouent les évidences d’un paradigme fonctionnaliste (attaché au nom de Dunlop) qui a trop longtemps restreint le nombre des acteurs pertinents à interroger et qui, par ailleurs, a toujours incité à penser l’économique et le technique comme des variables purement exogènes. Bien qu’évolutives d’une vague d’enquête à l’autre, les options retenues ne dérogent pas en 1992-1993, 1998-1999 et 2004-2005 à cette ligne générale. Les résultats obtenus ont déjà donné lieu à publications dans différents supports diffusés par le ministère du Travail, à des publications dans les revues académiques, ainsi qu’à des colloques. Mais, pour la première fois, nous disposons d’une vue d’ensemble sur l’histoire, la méthodologie, les enjeux et les résultats des enquêtes. Ne boudons pas notre plaisir : il s’agit bien là d’un événement d’importance pour tous ceux que les relations sociales en entreprise intéressent.

5 Les enquêtes REPONSE présentent d’autant plus d’intérêt qu’elles aident à passer outre certains paradoxes inhérents en France à l’étude des relations professionnelles. Nul n’ignore par exemple le rôle central pour notre pays des échanges, conflits, consultations, négociations, oppositions et autres transactions qui, de l’atelier aux grandes messes interprofessionnelles, contribuent à forger le destin quotidien de millions de salariés. Les médias ne se privent de rendre compte à foison de tels événements. Or, en dépit de l’importance de ces faits sociaux, la recherche française en relations professionnelles est peu organisée et mal outillée. Les savoirs sont éclatés entre disciplines, les lieux de production et d’échange des connaissances se comptent sur les doigts d’une main. Ce n’est donc pas l’un des moindres mérites des promoteurs des enquêtes REPONSE que d’avoir aidé à structurer un réseau d’experts et de chercheurs (économistes, sociologues, politistes, gestionnaires, statisticiens, etc.) trop souvent prisonniers d’un espace académique étroitement cloisonné.

6 Un autre paradoxe vaut d’être mentionné. Vu de l’étranger, quand il n’est pas considéré comme tout simplement inclassable, le modèle des relations de travail à la française est souvent assimilé au parangon de la régulation étatiste. On sait pourtant, et le présent ouvrage le démontre d’abondance, que l’architecture des relations professionnelles de notre pays ne souffre guère de simplicité. Celle-ci n’est certainement pas réductible en tous les cas à un corps social dont les mouvements seraient tout entiers dictés par la tête politique. Au cours des deux dernières décennies, l’invention de nouveaux dispositifs de régulation est venue encore complexifier un paysage difficile à décrire en quelques mots à peine. Pour cette raison, les recherches dont les résultats sont ici consignés constituent un guide précieux pour qui souhaite s’aventurer dans le maquis français. En prenant à bras le corps la complexité d’un système en mutation, cet ouvrage livre une série de photographies précises, originales et parfois fort surprenantes, qui mettent à mal nombre de clichés réducteurs.

7 En dépit d’un syndicalisme toujours divisé et toujours peu doté en adhérents (du moins en comparaison des autres réalités nationales), au cours de ces dernières années, les institutions représentatives des intérêts salariés ont par exemple conforté leur place dans le tissu des entreprises enquêtées dans le cadre de REPONSE. Les interactions entre salariés et syndiqués sont certes complexes et les perceptions de la réalité des relations de travail sujettes à appréciations différenciées selon les places occupées. Tout indique bien néanmoins que, contrairement à ce que nous laissent croire les diagnostics pressés et paresseux, les relations professionnelles d’entreprise ne sont vraiment pas atones. Le répertoire de l’action collective est simplement en train de changer sous nos yeux. Les formes anciennes de protestation cèdent pour partie la place à de nouvelles (refus des heures supplémentaires, débrayages courts…), parfois fort difficiles à saisir à l’aide des filets de l’investigation quantitative. Voilà pourquoi, parce qu’ils permettent de saisir autrement les dynamiques à l’œuvre en entreprise, les comptes rendus de monographies qui, en ce domaine comme en d’autres, émaillent plusieurs des chapitres du présent ouvrage trouvent toute leur place aux côtés des résultats des exploitations des enquêtes REPONSE.

8 En étudiant par ailleurs les liens entre relations professionnelles, structuration des entreprises et efficacité économique, plusieurs des chapitres alimentent avantageusement des interrogations qui se jouent des disciplines constituées. Dans la veine des meilleurs travaux institutionnalistes — tels ceux, classiques aujourd’hui, de Richard Freeman et James Medoff [1984] –, ce livre donne à voir, loin de toute idée reçue, les interactions entre relations sociales et performances des entreprises. Avec un égal souci de rigueur et de nuance, plusieurs exploitations des enquêtes REPONSE disent également jusqu’à quel point le type d’insertion économique et les options gestionnaires informent les relations de travail. Ces investigations constituent une pièce supplémentaire, et non des moindres, au profit de ce courant des sciences sociales qui, depuis Max Weber au moins, cherche à identifier et à expliquer les multiples articulations entre économie et société.

9 Le fait que, dans une telle perspective, l’identité et la stratégie des acteurs fassent l’objet d’une attention toute particulière n’est donc pas un hasard. C’est même aussi là l’un des nombreux autres points forts des enquêtes REPONSE. Celles-ci fournissent matière à un diagnostic précis sur le rapport des salariés aux organisations syndicales, aux institutions représentatives, aux conseils de prud’hommes, etc. L’interrogation sur le « genre » des relations professionnelles est une manière tout aussi forte et intéressante de renouveler des travaux malheureusement déjà trop anciens sur la place des femmes dans l’action collective.

10 Afin de dire l’originalité et la fertilité des enquêtes REPONSE, il serait aisé de multiplier les illustrations. Mieux vaut laisser au lecteur, dès maintenant, le soin de découvrir par lui-même la richesse des données et de leurs interprétations. Avant qu’il ne s’engage plus avant, il faut néanmoins l’avertir : ce livre est une étape, non un point d’aboutissement ultime. Les enquêtes sont loin d’avoir épuisé tout leur potentiel d’exploitation, d’autres viendront certainement et déjà se dessinent des coopérations avec la Grande-Bretagne dont l’enquête Workplace Industrial Relations Survey a inspiré le projet REPONSE. Plusieurs indicateurs (constitution d’un groupe de travail à l’Association française de sociologie, soutenance de thèses dans le domaine, développement de programmes de recherche, parution de livres importants…) laissent penser qu’en France l’étude des relations professionnelles bénéficie aujourd’hui d’une nouvelle jeunesse. Fruit d’un long investissement collectif, le présent ouvrage conforte de belle manière l’élan du renouveau. On ne peut que s’en réjouir et espérer que les suites du programme REPONSE donneront lieu à l’avenir à aussi belle livraison.

BIBLIOGRAPHIE

  • DUNLOP J. T. (1958), Industrial Relations System, Carbondale and Edwardsville, Southern Illinois University Press.
  • En ligne KATZ H. (1993), « The Decentralization of Collective Bargaining : A Literature Review and Comparative Analysis », Industrial and Labor Relations Review, vol. 47, n° 1, octobre, p. 3-22.
  • FREEMAN R., MEDOFF J. (1984), What do Unions do ? New York, Basic Books Inc.
Michel Lallement
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2010
https://doi.org/10.3917/dec.bloch.2008.01.0007
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