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Les racines du poutinisme

On se perd souvent en conjectures quant aux raisons profondes de l’intervention de Vladimir Poutine en Ukraine. Les trois textes présentés dans le présent dossier permettent de s’en faire une idée assez précise. Il revient au président russe de créer le « cinquième empire ».

Dans 2022/7

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1 On se perd souvent en conjectures quant aux raisons profondes de l’intervention de Vladimir Poutine en Ukraine. Les trois textes présentés dans le présent dossier permettent de s’en faire une idée assez précise. Le premier, écrit par l’historienne Françoise Thom au lendemain de l’intervention en Géorgie en 2008, présente la genèse et la construction d’une idéologie solidement charpentée, que les Occidentaux n’ont pas prise au sérieux. L’effondrement de l’URSS a généré au sein du KGB et chez d’influents intellectuels un esprit de revanche fondé sur la nécessité de restaurer la nation et l’empire russes. L’historienne donne à lire des écrits méconnus des idéologues qui cimentent la pensée poutinienne. Il revient au président russe de créer le « cinquième empire ». La nouvelle grande Russie ainsi projetée a pour ambition de damer le pion à l’hégémonie américaine et d’instaurer y compris en Europe occidentale un contre-pouvoir capable de s’opposer efficacement aux supposées inepties du libéralisme mondialisant dont l’Occident est le vecteur. Profitant d’un OTAN « amorphe et mou », la Russie est à même de reconquérir les espaces russes dont elle a été privée. Animée par des dirigeants faibles et corruptibles, une Europe divisée tombera sous la dépendance du gaz russe et n’aura pas les moyens de réagir.

2 Dans le second article, deux politologues s’intéressent en particulier au cas de l’idéologue Alexandre Douguine, proche de Poutine depuis son accession au pouvoir en 2000. Imprégné des idées slavophiles de l’Eglise orthodoxe, selon lesquelles Moscou est la “Troisième Rome”, Douguine anime le « Mouvement Eurasiste International », créé en 2003. Il est un conseiller officiel de la Douma et dirige le Centre d’études conservatrices de l’université Lomonossov à Moscou.

3 Il importe de lire ce que Poutine lui-même a dit. François Thom cite deux extraits de discours du président russe, en 2004 et 2007. Notre troisième texte est le discours qu’il a prononcé en 2014, au lendemain du référendum organisé en Crimée après l’intervention des troupes russes. Sa lecture permet de vérifier qu’il adhère en profondeur à l’idéologie des intellectuels et hiérarques évoqués dans les deux articles précédents. On y lit par exemple que « la nation russe est devenue l’un des plus grands, sinon le plus grand groupe ethnique au monde à être divisé par des frontières » et que « Kiev est la mère des villes russes. La Rus’ de l’ancienne Russie de Kiev est notre source commune et nous ne pouvons pas vivre l’un sans l’autre ».

Portrait de Vladimir Poutine, février 2020 / CC4.0, Kremlin.ru

Vers le cinquième empire

Manifestation en Géorgie contre l'invasion russe, 2008 / CC4.0, Giorgi Abdaladze

4 À l’été 2008 deux événements sans lien entre eux se produisent simultanément : l’invasion de la Géorgie par la Russie et la crise financière aux États-Unis. Six mois plus tard, l’historienne Françoise Thom, spécialiste de l’URSS et de la Russie, publie dans la revue Commentaire un article dont la lecture éclaire magistralement, treize années plus tard, les raisons de l’intervention de Vladimir Poutine en Ukraine.

5 Elle met en évidence l’aveuglement des Occidentaux face à une stratégie très structurée, conçue de longue date. « Les Occidentaux ne comprennent pas dans quel univers mental les dirigeants russes évoluent », écrit-elle d’emblée. Son cœur est une idéologie revancharde propre aux « siloviki, ces anciens du KGB auxquels Poutine a donné une position dominante dans l’appareil d’État ». Une idéologie développée par des intellectuels comme Alexandre Douguine (théoricien de « l’eurasisme »), Mikhaïl Leontiev, Konstantin Pisarenko et Alexandre Prokhanov. L’historienne donne à lire des extraits de leurs textes mais aussi de discours ou propos de Poutine, qui en illustrent la cohérence.

6 Prokhanov explique ainsi la théorie des cinq empires : après « celui de Kiev », celui de « la Russie moscovite », vint « celui des Romanov », qui a « vécu 300 ans » et « s’est effondré en février 2017, lorsque de nouveau triomphèrent les valeurs libérales ». Staline a ensuite « tiré la Russie de l’abîme » et « édifié le quatrième empire », après quoi « l’URSS tomba sous les coups du libéralisme ». Poutine est en train d’édifier le cinquième : « Après la deuxième guerre de Tchétchénie commença la renaissance de l’empire russe ». La guerre de Géorgie « montre que maintenant la Russie est prête à revenir dans les régions d’où elle avait reflué à l’époque de sa faiblesse ». Il ajoute : « Chaque empire a sa perception de l’espace. Nous devons accélérer l’union de la Russie et de la Biélorussie, y joindre l’Abkhasie, l’Ossétie du sud, la Transnistrie, la Khirgizie. L’Ukraine pourra être incluse, si elle vient à bout de son parti occidental ».

7 Mais l’objectif ultime est plus ambitieux encore : c’est d’étendre l’hégémonie russe à toute l’Europe, écrit Françoise Thom. En 1999 Poutine dit à Clinton : « Vous avez l’Amérique du nord et celle du sud, vous avez l’Afrique et l’Asie. Vous pourriez au moins nous laisser l’Europe ». D’où une politique offensive de propagande et de corruption des élites européennes, dont le chancelier Schröder mais aussi le président Sarkozy sont les exemples les plus frappants. Et une stratégie économique visant à « faire de la dépendance énergétique des pays européens un vecteur de projection de la puissance russe ».

8 Il s’agit aussi de diviser pour régner. Diviser les alliés des États-Unis, notamment l’Union européenne et même l’OTAN, perçu en 2008 comme « un club politique amorphe et mou », selon les termes de l’homme politique Dmitri Rogozine, alors ambassadeur auprès de l’organisation. Ce même Rogozine présente la guerre contre la Géorgie comme « un gant ouvertement jeté à la face du leader global du monde d’aujourd’hui ».

9 L’ennemi à abattre c’est le libéralisme au sens politique du terme. Son porte-drapeau est l’empire américain : « La réponse de la Russie au défi américain ne peut pas être libérale », écrit Mikhaïl Leontiev.

Françoise Thom est maître de conférences honoraire à la Sorbonne. Elle a publié récemment La marche à rebours. Regards sur l’histoire soviétique et russe, Sorbonne Université Presses, 2021.

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Pour aller plus loin

L’ombre portée d’Alexandre Douguine

Portrait d'Alexandre Douguine, principal idéologue de la Nouvelle Droite russe / CC4.0, Fars Media Corporation

11 Cité en premier par Françoise Thom dans son article de 2009 (voir ci-dessus), Alexandre Douguine est présenté comme « le principal idéologue de la Nouvelle Droite russe » par les politologues Stéphane François et Olivier Schmitt. Dans la revue Diogène, ils en décrivent l’itinéraire et en montrent l’influence, non seulement sur les cercles du pouvoir en Russie mais sur l’extrême-droite européenne et notamment française.

12 Né à Moscou en 1962, Douguine est docteur en histoire des sciences et en science politique. Ancien responsable du parti national-bolchevique jusqu’en 1998, il « anime l’association historico-religieuse Arctogaïa », laquelle professe « une prédilection pour les cultures et religuons eurasiennes ». En 1998 il devient conseiller à la Présidence de la Douma pour les questions stratégiques et géopolitiques, « une fonction qu’il exerce toujours ». Il se rapproche de Poutine en 2000 quand celui-ci prend le pouvoir et crée alors le mouvement Eurasia. Celui-ci devient un parti en 2001 et se « transforme en 2003 en Mouvement Eurasiste International ». Son « Conseil supérieur » comprend des personnalités du cercle du pouvoir poutinien, dont le ministre de la Culture Vladimir Sokolov. Il devient responsable du Centre d’études conservatrices de l’université Lomonossov à Moscou.

13 Sa pensée « est fortement influencée par les idées slavophiles de l’Eglise orthodoxe, selon lesquelles Moscou est la “Troisième Rome” ». L’un des inspirateurs de Douguine est le Français René Guénon, dont il a traduit « son livre fondateur de 1927, La Crise du monde moderne ». Guénon considérait la civilisation occidentale comme décadente et valorisait ce qu’il appelait « les doctrines métaphysiques de l’Orient ». Pour Douguine les États-Unis sont l’ennemi par excellence. Un chapitre d’un de ses livres, traduit en français, s’intitule « Être russe signifie être antiaméricain, ou pourquoi nous n’aimons pas les Américains. » Douguine « rejette une mondialisation qui provoquerait l’apparition d’un monde “unipolaire” », écrivent Stéphane François et Olivier Schmitt. On retrouve cette idée chez Poutine, dont Françoise Thom cite ce passage de son discours de Munich en 2007 : « Qu’est-ce qu’un monde unipolaire ? […] Il ne signifie en pratique qu’une seule chose : c’est un seul centre de pouvoir […] C’est le monde d’un unique maître, d’un unique souverain ». Selon les auteurs, Douguine a « constitué » en France « un réseau de militants d’extrême droite […] composé de personnes qui rejettent fortement à la fois le libéralisme (philosophique ou économique), les États-Unis et les valeurs occidentales ».

Stéphane François est professeur de sciences politiques à l’université de Mons, membre associé du Groupe sociétés, religion, laïcités (CNRS-EPHE). Il a récemment publié Géopolitique des extrêmes-droites : logiques identitaires et monde multipolaire, Cavalier Bleu, 2022.
Olivier Schmitt est directeur de recherche à l’Institut des hautes études de la Défense nationale et professeur de sciences politiques à l’université d’Odense au Danemark. Il a notamment publié Pourquoi Poutine est notre allié ? Anatomie d’une passion française, Hikari Editions 2017.

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Pour aller plus loin

Un discours de Vladimir Poutine

Vladimir Poutine prononce un discours à Yalta quelques mois après l'annexion de la Crimée, en présence de membres de la Douma, en août 2014 / CC4.0, Kremlin.ru

15 Deux jours après le référendum organisé en Crimée après l’intervention militaire russe, Vladimir Poutine prononçait à la Douma un important discours, reproduit dans la revue Outre-Terre. J’en extrais des passages qui permettent de comprendre l’attitude du président russe à l’égard de l’Ukraine.

16 « Tout en Crimée évoque notre histoire et notre fierté communes. C’est l’emplacement de l’ancienne Chersonèse Taurique, où le Grand-prince Vladimir Ier a été baptisé. Son exploit spirituel, à savoir l’adoption du christianisme orthodoxe, a prédéterminé la base globale de la culture, de la civilisation et des valeurs humaines qui unissent les peuples de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie […]

17 Après la révolution, les bolcheviks, pour diverses raisons – que Dieu les juge – ont ajouté de grandes sections du Sud historique de la Russie à la République d’Ukraine.

18 Cela a été fait sans tenir compte de la composition ethnique de la population, et aujourd’hui, ces zones forment le Sud-Est de l’Ukraine. Puis, en 1954, il a été décidé que la région de Crimée serait transférée à l’Ukraine, ainsi que Sébastopol, en dépit du fait qu’il s’agissait d’une ville fédérale. Ce fut là l’initiative personnelle du chef du Parti communiste Nikita Khrouchtchev. Déterminer ce qui a motivé sa décision – un désir de gagner le soutien de l’establishment politique ukrainien ou d’expier les répressions de masse des années 1930 en Ukraine – est la tâche des historiens.

19 Ce qui importe maintenant, c’est que cette décision avait été prise en violation flagrante des normes constitutionnelles qui étaient en vigueur à l’époque même. La décision avait été prise dans les coulisses. Naturellement, puisque cela se passait dans un État totalitaire, personne n’avait pris la peine de demander l’avis des citoyens de Crimée et de Sébastopol. Ils ont été mis devant le fait accompli. Les gens, bien sûr, se sont demandé pourquoi tout d’un coup la Crimée devenait une partie de l’Ukraine. Mais dans l’ensemble – et nous devons le dire clairement, car nous le savons tous – cette décision a été considérée comme une simple formalité parce que le territoire de Crimée était transféré à l’intérieur des limites d’un seul et même État [l’URSS]. À l’époque, il était impossible d’imaginer que l’Ukraine et la Russie pouvaient se séparer et devenir deux États distincts. Cependant, c’est ce qui s’est produit. […]

20 Des millions de personnes se sont couchées dans un pays et se sont réveillées dans d’autres, devenant du jour au lendemain des minorités ethniques dans les anciennes républiques de l’Union, tandis que la nation russe est devenue l’un des plus grands, sinon le plus grand groupe ethnique au monde à être divisé par des frontières. […]

21 Nous nous attendions à ce que l’Ukraine reste notre bon voisin, et nous espérions que les citoyens russes et russophones d’Ukraine, en particulier le Sud-Est et la Crimée, vivraient dans un État ami, démocratique et civilisé qui protégerait leurs droits, conformément aux normes du droit international.

22 Cependant, ce n’est pas la manière dont les choses ont évolué. Maintes et maintes fois, des tentatives ont été faites pour priver les Russes de leur mémoire historique et même de leur langue, et pour les soumettre une assimilation forcée. […]

23 Je comprends ceux qui sont venus sur la place Maïdan avec des slogans pacifiques contre la corruption, la mauvaise gestion de l’État et la pauvreté. […] Cependant, ceux qui étaient derrière les derniers événements en Ukraine avaient un ordre du jour différent : ils préparaient un nouveau renversement du gouvernement ; ils voulaient s’emparer du pouvoir et ne reculaient devant rien. Ils ont eu recours à la terreur, à l’assassinat et aux pogroms.

24 Des nationalistes, des néo-nazis, des russophobes et des antisémites ont exécuté ce coup d’État. Ils continuent à donner le ton en Ukraine jusqu’à ce jour […]

25 En bref, nous avons toutes les raisons de supposer que l’infâme politique d’endiguement conduite aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles se poursuit aujourd’hui. Ils sont constamment en train d’essayer de nous confiner dans un coin parce que nous avons une position indépendante, parce que nous la maintenons et parce que nous appelons les choses par leur nom et ne nous engageons pas dans l’hypocrisie. Mais il y a une limite à tout. Et avec l’Ukraine, nos partenaires occidentaux ont dépassé les bornes, en jouant les durs et en agissant de façon irresponsable et non professionnelle. Après tout, ils étaient pleinement conscients du fait qu’il y a des millions de Russes vivant en Ukraine et en Crimée. Ils doivent avoir vraiment manqué d’instinct politique et de bon sens pour ne pas avoir prévu toutes les conséquences de leurs actes. La Russie s’est trouvée dans une position d’où elle ne pouvait pas se retirer. Si vous compressez le ressort au maximum, il se détendra avec vigueur. Vous devez toujours vous souvenir de cela. […]

26 Nos préoccupations sont compréhensibles parce que nous ne sommes pas simplement de proches voisins, mais, comme je l’ai dit plusieurs fois déjà, nous sommes un même peuple. Kiev est la mère des villes russes.

27 La Rus’ de l’ancienne Russie de Kiev est notre source commune et nous ne pouvons pas vivre l’un sans l’autre. »

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Pour aller plus loin

Soldats russes devant la base militaire ukrainienne de Perevalne, en Crimée, lors de son annexion en mars 2014 / CC3.0, Anton Holoborodko

On se perd souvent en conjectures quant aux raisons profondes de l’intervention de Vladimir Poutine en Ukraine. Les trois textes présentés dans le présent dossier permettent de s’en faire une idée assez précise. Il revient au président russe de créer le « cinquième empire ».

Mis en ligne sur Cairn.info le 24/06/2022
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