CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Dossiers Cairn

Violences obstétricales et médicalisation du corps des femmes

Les violences obstétricales sont caractérisées par la violence institutionnelle, à laquelle s’ajoute la violence basée sur le genre. Ce dossier interroge la façon dont les représentations du corps des femmes peuvent s’infiltrer dans la prise en charge médicale, tant à travers ses gestes que ses paroles. À partir de là, une réflexion sur le terme de violence obstétricale peut s’engager, à travers les méandres de la relation soignant-soigné.

Dans 2022/17

image dossier
  • Suivre cet auteur Claire Michel
  • 1 L’émergence du terme de violences obstétricales en France est encore récente. C’est aux alentours de 2010 que l’on commence à le voir apparaître en France, mais ce n’est qu’en 2017 qu’il commence réellement à investir le langage courant, notamment suite à son emploi par Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes. S’ensuit une série d’articles, d’émissions et de débats sur ce sujet, qui soulève de nombreux enjeux : enjeux médicaux, mais également psychologiques, historiques, politiques, voire éthiques et déontologiques. C’est alors à « un débat [parfois] houleux que nous avons affaire […], dans lequel transparaît toute la dimension pulsionnelle qu’il mobilise » [1].

    2 Suite à ces débuts agités, en proposer une définition qui fasse consensus ne semble pas aisé. Celle de Marie-Hélène Lahaye, juriste belge et lanceuse d’alertes sur le sujet des violences obstétricales, a le mérite de la concision : « la violence obstétricale est l’addition de deux types de violences : la violence institutionnelle et la violence basée sur le genre » [2], et se définit comme « tout comportement, acte, omission ou abstention commis par le personnel de santé, qui n’est pas justifié médicalement et/ou qui est effectué sans le consentement libre et éclairé de la femme enceinte ou de la parturiente » [3].

    3 Il s’agit donc d’interroger les modalités de la prise en charge médicale de la grossesse, de l’accouchement, et du post-partum immédiat, tant du point de vue technique et protocolaire que du point de vue humain et relationnel. De façon concrète, cela peut concerner par exemple aussi bien des récits de défauts d’anesthésie lors d’épisiotomies [4] ou de césarienne, de touchers vaginaux à répétition, que des récits de paroles porteuses d’un jugement concernant la façon d’accoucher, d’absences de regards lors des soins, etc. Dans la définition ci-dessus, les violences obstétricales sont caractérisées par la violence institutionnelle - que l’on peut retrouver dans n’importe quel service hospitalier -, à laquelle s’ajoute la violence basée sur le genre. Il semblerait donc qu’à travers le terme de violence obstétricale, c’est également la spécificité du lien entre la médecine et le corps féminin qui se trouve interrogée : en quoi les violences obstétricales viennent-elles témoigner de ce lien ? Comment s’insèrent-elles dans l’histoire de l’obstétrique, et de son rapport au corps des femmes ?

    4 C’est par une perspective d’abord historique que ce sujet peut être éclairé, ce qui permet ensuite d’interroger la façon dont les représentations du corps des femmes peuvent s’infiltrer dans la prise en charge médicale, tant à travers ses gestes que ses paroles. À partir de là, une réflexion sur le terme de violence obstétricale peut s’engager, à travers les méandres de la relation soignant-soigné.

    Hon, Niki de Saint Phalle, 1966, installation temporaire au Musée d’Art Moderne de Stockholm

    Histoire de femmes, histoire de mères

    Photographie d’un service de maternité, Maternité de Châlons-sur-Marne, 1915. Auteur inconnu.

    5 L’obstétrique actuelle, ses pratiques, son épistémologie, son ancrage hospitalier et son organisation interne ne peuvent se comprendre sans une historicisation qui convoque le contexte social dans son ensemble. Si l’obstétrique en tant que spécialité médicale est bien sûr liée à l’émergence de la science moderne, elle se fonde également sur les changements sociaux profonds qui ont lieu entre les XVIIIe et XXe siècles. L’influence de l’Église se fait moins présente, les changements de régime politique s’ajoutent à l’influence des penseurs des Lumières, l’industrialisation bouleverse les pratiques professionnelles et les organisations familiales. Dans le chapitre III de son ouvrage Histoire des mères et de la maternité en Occident et dans un article de la revue Spirale, Yvonne Knibiehler explique que ces mutations ont transformé la naissance, modifiant les pratiques autour de l’accouchement, « [transformant] les relations entre les familles et les soignants, […] [bouleversant] les représentations de l’heureux événement », mais aussi celles du corps des femmes.

    6 L’une des modifications majeures dans les pratiques obstétricales au cours des siècles derniers concerne le lieu de l’accouchement : du domicile de la parturiente au milieu hospitalier, qui devient majoritaire au cours du XXe siècle. « Migration décisive » qui s’explique par une multiplicité de facteurs, se faisant ainsi l’illustration de la façon dont les pratiques obstétricales sont en interaction étroite avec le contexte social, et façonne en retour les représentations disponibles de l’accouchement.

    7 Parmi ces facteurs, les guerres que vit la population française aux XIXe et XXe siècles accroissent l’intérêt de la médecine pour la natalité : « la patrie manquait d’enfants », ce qui menaçait sa puissance. En parallèle, les progrès médicaux - et notamment depuis Pasteur - favorisent également l’essor de l’obstétrique, modifiant son savoir et ses pratiques, et accélérant ainsi l’apparition de maternités de plus en plus technicisées. Les politiques publiques s’ajoutant à cela, le nombre de femmes accouchant en milieu hospitalier a quasiment doublé entre 1952 et 1974, confirmant ainsi la place dominante prise progressivement par le référentiel médical en matière de grossesse et d’accouchement. Si les progrès techniques ont pu participer à la baisse de la mortalité enregistrée au cours du XXe siècle, ce changement de lieu n’a pas été sans affecter l’expérience vécue de l’accouchement, et la portée de cet événement pour les familles : « avant, dans les familles, chaque naissance constituait un moment fort, d’une grande richesse affective. […] Alors qu’une femme qui entre en clinique quitte les siens, elle se met aux ordres des médecins ». Ainsi, en se centrant sur un des pans de l’histoire des pratiques obstétricales dans une société en pleine mutation, Yvonne Knibiehler pointe efficacement la façon dont les représentations disponibles des femmes, des mères, et de l’événement de la naissance s’articulent avec le développement de l’obstétrique. Son épistémologie, malgré un référentiel scientifique qui prône l’objectivité, ne peut ainsi être séparée du contexte dans lequel elle se constitue et évolue, au fil des avancées scientifiques et sociales.

    Yvonne Knibiehler est une grande historienne française de la maternité, ancienne Professeure à l’Université de Marseille, spécialisée en histoire des femmes, de la famille et de la santé. Autrice de plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’obstétrique, le rapport entre la médecine et le corps des femmes est au cœur de nombre de ses travaux.

    8

    Pour aller plus loin

    9  

    10

    Pour aller plus loin

    Un ventre sous emprise ?

    Illustration tirée de L. J. Hubert, Cours d’accouchements, 1869

    11 Forts de cette historicisation, il devient alors possible de se pencher sur les enjeux actuels de l’obstétrique moderne. En prenant le ventre des femmes à la fois comme métonymie et métaphore du corps féminin et de sa fonction reproductrice, Diane Garnault propose d’éclairer les ressorts inconscients de ces enjeux en obstétrique, dans un article de la revue Corps & psychisme (anciennement Champ Psy). L’hypothèse est alors la suivante : il est possible de relier guerre et médecine sur l’usage et la représentation du corps féminin et de ses organes génitaux reproducteurs, à travers ce que la psychanalyse appelle la pulsion éspitémophilique - ou pulsion de savoir. Guerre et médecine, loin de partager des pratiques, partageraient alors plutôt de mêmes enjeux inconscients à l’égard de ce que représente le ventre des femmes. L’autrice situe ces représentations dans des fantasmes inconscients, qui infiltrent la collectivité jusqu’à donner forme à des pratiques instituées, et dont on retrouve les effets dans le discours des femmes qui s’y trouvent confrontées.

    12 Freud définit la pulsion de savoir comme irriguée par « deux affluents majeurs […], la pulsion scopique et la pulsion d’emprise ». Les organes génitaux féminins étant anatomiquement cachés, invisibles, le ventre des femmes, « figure condensant sexe et matrice maternels », se fait alors « paradigme de l’objet énigmatique qui se dérobe à la réduction théorique par le savoir ». Derrière ces représentations, le référentiel psychanalytique permet alors de distinguer l’expression d’un désir autant que d’un interdit : celui de voir ce que cache ce lieu énigmatique, que l’on peut relier aux paroles qui entourent parfois les pratiques de césarienne ou d’échographie qui rendent visibles le caché ; celui aussi de maîtriser cet objet qui échappe, fantasmé comme puissant de par son pouvoir créateur, et qui est en cela source d’angoisse. Ainsi, dans un contexte de guerre comme dans le cadre des avancées médicales en matière de gynécologie-obstétrique, « l’aboutissement du processus épistémophilique nous paraît consister en une exhibition chosifiante de l’intérieur du ventre maternel, comme si une vérité dernière résidant dans la chair nue enfin dévoilée ». L’appui de l’argumentation sur des témoignages de femmes autant que sur des paroles prononcées par les soignants montre par ailleurs que ce jeu fantasmatique et pulsionnel a pour terrain l’interaction entre ces deux partis, qui, que ce soit dans un contexte de guerre ou de soins médicaux, se définit notamment par des dynamiques de pouvoir. Le psychologue clinicien peut alors se faire récepteur de ces enjeux, en « [réintroduisant] du décalage dans l’écoute des effets de déliaison qui émanent de la logique discursive médicale », tant pour les usagers du système de soin que pour les soignants.

    Diane Garnault est psychologue clinicienne en service de maternité, et docteure en psychopathologie et psychanalyse. Ses travaux se centrent sur les rapports entre médecine et psychanalyse, à travers notamment les spécificités de la prise en charge du corps féminin.

    13

    Pour aller plus loin

    Parler le corps des femmes : effets du dit et du non-dit, du su et du non-su

    Représentation d’un appareil reproducteur féminin. Tirée de A. du Laurens, Toutes les œuvres de M. André du Laurens, 1621.

    14 Si l’épistémologie médicale se nourrit des représentations disponibles en son temps, elle devient également, en tant que discours dominant sur le corps humain, productrice d’un discours dont on perçoit les effets sur les corps et les psychismes dans la clinique. C’est à travers l’exemple des femmes atteintes du syndrome Mayer-Rokitansky-Kuster-Hauser (MRKH) que Mi-Kyung Yi propose de l’illustrer, dans un article de la revue Corps & Psychisme. En effet, ce syndrome rare se caractérise par un arrêt du développement congénital de l’utérus et du vagin, résultant selon la forme de la pathologie en la malformation ou l’absence totale ou partielle du vagin et/ou de l’utérus. Dans un référentiel où le féminin se définit encore en partie par les organes génitaux, la malformation voire l’absence d’une partie de ces derniers met les femmes concernées, mais également - et peut-être avant tout - le monde médical, à l’épreuve la question du féminin.

    15 Il s’agirait alors de pouvoir « approfondir les différentes strates du vécu traumatique dont la traversée implique à la fois la confrontation au corps interne défectueux, son traitement médical et surtout son élaboration psychique ». Confrontées aux enjeux psychiques liés à l’atteinte du corps, et particulièrement de ses organes sexués, les femmes atteintes du syndrome MRKH doivent faire face à l’annonce du diagnostic, ainsi qu’aux propositions de traitements médicaux qui consistent généralement, dans le cas de malformations importantes, en une chirurgie qui reconstitue un vagin dans le but premier de permettre une vie sexuelle pénétrative. Si la confrontation au syndrome réactive chez les femmes concernées nombre de problématiques psychiques en lien avec le narcissisme et la problématique œdipienne, la médecine est, elle aussi, « mise à l’épreuve face au féminin mis à mal ». Les actes médicaux ont lieu dans le tissage de l’interaction entre soignants et femmes, que la psychanalyse nomme le transfert, et qui se fait la scène du déploiement des enjeux pulsionnels. Ainsi, « les mots et gestes de la pratique médicale peuvent se révéler déterminants d’autant qu’ils interviennent sur fond d’une relation où la figure du médecin est investie comme artisan de ce qui fait et défait le corps humain ». Lorsque les soignants accompagnent l’acte chirurgical de mots tels que « faire un trou », c’est la représentation du corps interne féminin du médecin qui est en jeu, et qui passe dans l’acte médical. Ces paroles se font alors écho des théories sexuelles infantiles des soignants eux-mêmes, sans pour autant que cela les débarrasse de leurs effets subjectifs sur les femmes concernées : comment se représenter la chirurgie et ses conséquences lorsqu’il s’agit de « faire un trou » ? Ainsi, la médecine, « qui considère le corps et la réalité anatomique comme fondement premier de ce qui fait la femme […], [agit] sur les représentations et les modalités d’expériences vécus du corps féminin ».

    Mi-Kyung Yi est psychanalyste et Professeure de psychopathologie à l’Université de Paris. Ses thématiques de recherche se centrent notamment sur le féminin et l’enfance, dans une perspective à la croisée de la psychanalyse, de la médecine et des sciences sociales.

    16

    Pour aller plus loin

    Les violences obstétricales en débat : enjeux polémiques de la médicalisation

    G. Klimt, La médecine, 1900-1907. Reproduction d’une peinture détruite en 1945, Vienne, Leopold Museum.

    17 En 2017, après l’intervention de M. Schiappa au Sénat, le terme de violence obstétricale fait une apparition soudaine dans les médias, et les modalités de discussion se font alors celles d’un débat entre deux partis : les femmes témoignant d’un vécu d’accouchement parfois traumatiques, et les soignants, qui trouvent dans la formulation du terme une dénonciation injuste de leurs pratiques de soin. C’est ce contexte et les termes de ce débat que rapporte Amina Yamgnane dans un article de la revue Périnatalité, tout en portant le point de vue d’une professionnelle de santé. Si le terme de violence obstétricale est récent, il existait en périnatalité un terme qui permettait de penser « les situations de la périnatalité où le traumatisme faisait irruption » : celui de traumatisme obstétrical. De ce terme, a découlé un ensemble de théorisations et de recherches, qui permet aux soignants de constater que c’est surtout dans le lien aux femmes prises en charge que réside le risque de traumatisme : manque de dialogue, manque de soutien, manque de verbalisation, manque de repérage des situations individuelles dites à risque… Selon l’autrice, il s’agit bien de questionner ses pratiques, mais surtout en y intégrant une « dimension psychoémotionnelle ».

    18 C’est en reprenant les modalités du débat que l’autrice construit son écrit : un paragraphe intitulé « Les femmes » suit celui nommé « Les professionnels », et ces derniers finissent par se rejoindre dans un « Ensemble » qui prône la discussion entre deux partis qui semblent, au premier abord, inconciliables. Sont alors mises en regard les difficultés vécues par les femmes et celles vécues par les professionnels, comme en miroir : s’il est précieux de questionner l’idée qu’un accouchement est le plus beau jour de la vie d’une femme, l’idée selon laquelle les professionnels de la périnatalité font le plus beau métier du monde est « une supercherie du même ordre ». Difficultés institutionnelles, manque de moyens économiques et humains, manque de locaux adéquats, mais aussi confrontation au risque vital voire à la mort : l’enjeu serait bien systémique. Ainsi présentés, les besoins de chacun des deux partis semblent difficilement compatibles. Chaque femme doit pouvoir bénéficier d’un accompagnement médical qui prenne en compte sa subjectivité, mais les professionnels semblent se heurter aux murs institutionnels. La réponse, d’après A. Yamgnane, se situerait alors dans une focalisation sur l’enseignement et la recherche d’une part, mais aussi dans « la dimension relationnelle, le sentiment de sécurité chez les futurs parents, mais aussi chez les professionnels ».

    19 La façon dont le sujet de la violence obstétricale peut être parlé pointe alors les enjeux qui le sous-tendent. S’il est nécessaire de sortir d’une opposition radicale entre deux partis qui ne pourraient se comprendre, présenter les problématiques de chacun des deux comme se répondant en miroir peut également être questionné. Si sortir de ces modalités de discours est si difficile, peut-être cela tient-il aux enjeux éminemment pulsionnels que recouvre ce débat, enjeux qui touchent à des strates psychiques sans doute bien plus profondes que ce que l’on pourrait penser de prime abord.

    Amina Yamgnane est gynécologue obstétricienne, cheffe de service de gynécologie obstétrique à l’American Hospital of Paris. Suite aux débats sur le sujet des violences obstétricales, elle s’est beaucoup exprimée sur la prise en charge de l’accouchement, en se centrant notamment sur les enjeux de la relation soignant-soigné.

    20

    Pour aller plus loin

    Notes

    • [1]
      Michel, C. & Squires, C. (2018). Entre vécu de l’accouchement et réalité médicale : les violences obstétricales. Le Carnet Psy, 220, 22-33.
    • [2]
      Lahaye, M.-H. (2018). Accouchement, les femmes méritent mieux. (p. 179). Paris : Michalon
    • [3]
      Ibid. (p. 187).
    • [4]
      L’épisiotomie est un acte médical consistant en une incision du périnée au moment de l’expulsion, et visant généralement à accélérer l’accouchement.
    Claire Michel
    Psychologue clinicienne, doctorante en psychopathologie et psychanalyse, ATER au département Etudes Psychanalytiques, Université Paris Cité
    Les violences obstétricales sont caractérisées par la violence institutionnelle, à laquelle s’ajoute la violence basée sur le genre. Ce dossier interroge la façon dont les représentations du corps des femmes peuvent s’infiltrer dans la prise en charge médicale, tant à travers ses gestes que ses paroles. À partir de là, une réflexion sur le terme de violence obstétricale peut s’engager, à travers les méandres de la relation soignant-soigné.
    Mis en ligne sur Cairn.info le 06/07/2022
    Pour citer cet article
    Distribution électronique Cairn.info pour Cairn.info © Cairn.info. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
    keyboard_arrow_up
    Chargement
    Chargement en cours.
    Veuillez patienter...