CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Que fait aujourd’hui le mouvement syndical face aux conditions de travail et d’emploi que subissent les fractions les plus exploitées des classes populaires, notamment celles et ceux que leur condition d’immigré-e-s et de femmes maintient tout au bas de l’échelle sociale ? Comment s’organise-t‑il pour atteindre ces travailleurs, défendre leurs droits, voire pour les aider à se doter d’une représentation collective ? C’est à ces questions, fondamentales pour le devenir du mouvement syndical – et, disons-le aussi, du mouvement ouvrier – que répond le beau livre de Cristina Nizzoli.

2Depuis la fin des années 1980, lorsqu’il est question de syndicalisme dans la littérature scientifique, la première thématique retenue est celle de la crise. Les cas nationaux sont alors comparés à partir des principales caractéristiques de leur système de relations professionnelles, de la capacité plus ou moins forte des syndicats à résister à l’érosion de leurs adhérents. La comparaison est le plus souvent menée par le haut, avec une entrée par les organisations. Autant dire qu’elle se heurte assez vite aux profondes différences qui existent entre les systèmes juridiques, dans le rapport à l’État et aux employeurs, ou du fait de l’héritage laissé par les modalités historiques de construction du syndicalisme dans chaque formation nationale.

3Cristina Nizzoli a opté, pour sa part, pour un autre point de vue. En privilégiant une entrée par le bas, une approche par les pratiques syndicales au quotidien telles qu’elles peuvent être saisies à l’échelle locale, elle s’est centrée sur ce qui peut justement être comparable par-delà les différences institutionnelles. Elle rend compte ainsi de la façon dont des responsables syndicaux locaux répondent aux demandes que leur adressent des travailleurs du secteur de la propreté, dont ils traitent effectivement ces demandes, considèrent ces travailleurs et comprennent les enjeux liés à la sous-traitance. Cette approche est encore trop rare dans les travaux sur le syndicalisme et il est important d’insister ici sur sa pertinence : ce que montre Cristina Nizzoli peut ainsi sembler de prime abord contre-intuitif par rapport à ce que l’on sait du mouvement syndical en Italie et en France, des taux de syndicalisation dans les deux pays. Pour autant, dans les deux cas, ce sont des militants et des syndicats relativement désarmés face aux stratégies patronales d’usage d’une main-d’œuvre externalisée et fortement précarisée que l’on rencontre au fil de l’enquête.

4Mais, si la crise du syndicalisme apparaît en toile de fond de ce livre, elle n’en est pas l’objet principal. L’étude donne certes à voir la faiblesse structurelle qui est celle du syndicalisme français, le manque de moyens dont disposent les militants le plus souvent bénévoles qui assurent les permanences dans l’Union départementale CGT à Marseille et, à l’opposé, la forte institutionnalisation de la CGIL à Bologne. Mais l’essentiel ne se situe pas là et, au travers de son enquête, Cristina Nizzoli découvre un autre visage de ces syndicalismes : du côté de la CGT, la débrouille au quotidien, la fragilité de la structure, mais également une approche qui demeure tournée vers la mobilisation et la prégnance d’une lecture des rapports de travail où la dimension de l’exploitation demeure bien présente ; du côté de la CGIL, un traitement beaucoup plus « administratif » des demandes avec cependant le rôle déterminant d’un jeune militant professionnel qui assume ici – à l’image des organizers dans le syndicalisme étasunien – une véritable fonction d’« activiste ».

5Le propos de Cristina Nizzoli ne vise cependant pas à dire si un modèle d’organisation est meilleur qu’un autre car plus efficace. Les démarches menées par ces militants ou permanents, à la base, ne s’inscrivent en rien dans un plan stratégique de développement ou de redéploiement de l’organisation syndicale vers des secteurs d’activité fortement précarisés. On est bien loin ici des réflexions sur le renouveau syndical qui sont au fondement de certaines campagnes d’action menées par les syndicats américains ou britanniques, et le fait de le constater est aussi un des apports du livre. Les syndicalistes dont il est question, loin d’être intégrés dans un « plan de campagne », apparaissent, au contraire, bien isolés. De même, Cristina Nizzoli n’a pas construit son étude à partir d’une mobilisation spécifique, emblématique et médiatisée, pour inscrire son travail dans une sociologie des mouvements sociaux. Elle est plutôt partie à la recherche du quotidien, celui d’une activité syndicale par certains côtés routinière, mais pour autant fondamentale : une activité – notamment celle des permanences, des démarches juridiques – au travers de laquelle se maintient un lien ténu avec une partie des employés prolétarisés d’aujourd’hui, du salariat subordonné.

6Car, malgré toutes les faiblesses des structures dans lesquelles ils évoluent, les syndicalistes dont l’auteure nous livre de riches portraits demeurent en prise avec un monde du travail profondément précarisé, et ce même s’ils ressentent bien souvent une impuissance face à l’ampleur des tâches à accomplir pour faire respecter le droit du travail, obtenir quelques avancées, voire créer des formes de solidarité, du collectif. Et avec leurs moyens, souvent limités, leur connaissance pratique, mais aussi leurs catégories de jugement, ils tentent tant bien que mal d’apporter des réponses concrètes et immédiates à ces travailleurs.

7La finesse des observations menées par Cristina Nizzoli permet alors de saisir ce qui se joue dans la façon de prendre en charge, de façon différenciée, telle ou telle demande, tel ou tel cas : la situation de cette travailleuse est jugée trop compliquée pour donner véritablement suite quand les problèmes d’une autre personne seront mieux cernés. Cristina Nizzoli nous invite ici à comprendre comment dans ce qui peut être assimilée à une « relation de guichet » ou de service, les catégories de jugement qui sont celles des syndicalistes n’échappent pas aux rapports de domination qui traversent les différents espaces sociaux. Réduits à l’invisibilité sociale dans la sphère du travail, soumis à des conditions d’emploi très dures (temps partiel, horaires éclatés, bas salaires, exposition à des produits nocifs…), les travailleurs précarisés du nettoyage tentent aussi d’obtenir une forme de reconnaissance dans leur échange avec les syndicalistes, dans le suivi de leur dossier individuel, dans la construction éventuelle d’une action collective. Et malgré la bonne volonté que mettront certains à répondre, malgré un dévouement militant qui est à comprendre au regard de leur propre trajectoire, les uns et les autres n’échappent pas dans leur façon d’évaluer un cas ou une situation à l’emprise de rapports sociaux à la fois sexués et racialisés.

8Cristina Nizzoli livre dans cet ouvrage une enquête nourrie en permanence de réflexivité, ce qui constitue une autre source de richesse de ce livre. Sa sensibilité de chercheuse impliquée dans son terrain lui permet de rendre doublement hommage à ces enquêtés : à ces militants qui, dans leurs pratiques au quotidien, malgré les limites et les contradictions de celles-ci, contribuent à ce que le syndicalisme ne soit pas complètement absent de la réalité des travailleurs les plus exploités et les plus précarisés ; à ces salariés du nettoyage, hommes, femmes, immigrés, qui ne cessent de subir dans leur expérience individuelle et collective des formes de relégation, de discrimination et de violence sociale. Il est à souhaiter que ce livre parle au-delà des cercles académiques aux militantes et aux militants qui sont justement investis dans ce travail de conseil, d’aide, de représentation au quotidien, qui se sentent et se savent parfois très isolés dans l’organisation et dont l’action revêt pourtant un sens déterminant.

Mis en ligne sur Cairn.info le 12/02/2019
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