CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis longtemps, les groupes professionnels ont intéressé et passionné les sociologues. Mais sur quelle sorte de problèmes et de questions leurs recherches ont-elles porté ? Pour certains, c’est le statut, le prestige, la réputation : est-ce que le groupe que j’étudie effectue un travail estimable, particulièrement noble, qui mérite à ce titre une considération et un respect particuliers ? Pour d’autres, l’autonomie est la question centrale, et il s’agit alors de savoir qui a le droit de décider si un travail est bien fait : soit les travailleurs et leurs pairs, soit un groupe ou une autorité externe, peut-être même l’employeur, comme cela arrive souvent pour les enseignants, ou encore, dans le cas des médecins et avocats, le client. Pour certains auteurs (notamment Talcott Parsons), les groupes professionnels incarnaient les valeurs de la société occidentale, et la question était alors de savoir comment ces valeurs sont mises en œuvre dans une situation donnée. Selon ce point de vue, les professions valaient mieux qu’un travail ordinaire, ce qui revenait, de la part des chercheurs, à reprendre l’image qu’elles avaient d’elles-mêmes, ou tout au moins celle qu’elles affichaient.

2 Le fait pour une activité d’obtenir le label de « profession » procure plusieurs avantages. Les professionnels gagnent plus que les travailleurs « ordinaires ». Une profession est davantage respectée et estimée qu’une occupation quelconque. Plus important encore, dans les cas purs, un professionnel jouit d’un degré considérable d’autonomie dans l’exécution de son travail. De nombreux groupes tentent donc de conquérir ce label. Mais, à moins que celui-ci ne soit bien établi par la tradition, il est fréquent que d’autres groupes tentent de les empêcher de l’obtenir, ainsi que les privilèges qui l’accompagnent. Cet état des choses débouche sur des discussions interminables quant aux critères permettant de décider si tel ou tel groupe de travailleurs correspond à une profession. Savoir qui aura et détiendra le pouvoir sur le lieu de travail est finalement un problème de politique des organisations, mais cela devient aussi un problème théorique, caractérisé par la production de définitions concurrentes, et marqué par la spéculation et la polémique.

3 À la base de ce type de discussion se cache un critère que la plupart des gens (peut-être pas ouvertement) considèrent comme irréductible : tout membre bien socialisé de notre société contemporaine sait qu’une profession est un type de travail organisé comme celui des médecins et des avocats. S’il ressemble à la médecine ou au droit, alors c’est bien une profession. Et il serait ridicule de prétendre le contraire. Mais tout membre bien socialisé de notre société contemporaine sait aussi que ces deux groupes jouissent également d’un grand prestige auprès d’un large public. Par conséquent, pour mériter le statut de profession, il faut pouvoir exhiber les mêmes attributs que les milieux juridiques et médicaux. Les professions « émergentes », dont les porte-parole réclament ce statut supérieur, sont sommées de prouver qu’elles possèdent les caractéristiques de l’activité juridique et médicale. Si la médecine requiert une longue formation tout comme le droit, alors ceux qui revendiquent le statut de profession doivent également exiger de leurs membres une formation longue. Puisque le droit et la médecine ont des codes de bonne conduite, alors les prétendants doivent également en avoir un.

4 Peut-être pour cette raison, la plupart des recherches sur les professions se sont-elles centrées sur la médecine, le droit, et les professions émergentes. Depuis des années, les chercheurs n’arrivent pas à s’entendre sur les critères permettant d’identifier une profession. J’ai donné l’exemple de la durée de formation et la présence d’un code éthique, mais ce ne sont pas les seuls critères ; la plupart des tentatives sérieuses pour définir une profession en ont proposé d’autres encore. Cependant, ces tentatives se heurtent invariablement à un problème insoluble. À tout ensemble de critères proposés il est possible d’opposer un contre-exemple, un type de travail qui possède précisément les caractéristiques mises en avant mais qui ne jouit pas du prestige social accordé à la médecine et au droit. Le droit exige une formation longue ? Et bien, la plomberie aussi ! Les avocats et les médecins possèdent des codes de bonne conduite ? Les voleurs aussi, même si leur code n’est pas écrit. Aucune définition n’a jamais réussi à éviter ce piège définitionnel.

5 Pour résumer ce qui demanderait de bien plus amples développements, la caractéristique clé, celle qui est au cœur de la prétention à être une profession, est, comme je l’ai déjà dit, l’autonomie. Les membres d’une profession ont réussi à se faire reconnaître comme les seuls dont les connaissances et l’expérience permettent de décider ce qu’il faut faire dans une situation donnée, et de juger, en fin de compte, si ce qui a été fait a été bien fait. L’autonomie est l’enjeu principal de toute discussion concernant le professionnalisme. Les critères avancés pour définir les professions sont donc plutôt des arguments destinés à justifier la prétention à l’autonomie. Ce point mérite quelques développements.

6 Le travail a toujours lieu dans un contexte organisé, impliquant une diversité de travailleurs. Tous les travailleurs, même les plus humbles, détiennent une parcelle de pouvoir en situation de travail, qui limite nécessairement l’autonomie des professionnels. Les revendications que ceux-ci défendent au nom de leur compétence et de leur expertise provoquent des conflits, inévitables dans toute organisation, afin de déterminer qui a le droit de commander qui. La médecine est pratiquée dans les hôpitaux, officines et laboratoires, où divers spécialistes techniques et personnels auxiliaires se partagent le travail. Or chacun de ces groupes a ses propres intérêts, désirs et revendications, dont certains seront contraires aux intérêts des médecins. C’est la raison pour laquelle je prétends que la question du professionnalisme rejoint la question de la politique des organisations. Puisqu’il s’agit de questions politiques, qui concernent la distribution et l’exercice du pouvoir, le statut de professionnel est toujours soit en devenir, au centre d’un conflit avec d’autres, soit le résultat d’un conflit ayant trouvé une solution provisoire.

7 Ainsi, les infirmières souhaiteraient améliorer leur statut et leur autonomie en effectuant des tâches que les médecins estiment être les seuls à pouvoir faire. En cela les revendications des médecins contestent et limitent l’autonomie des infirmières. C’est un conflit qui autrefois fut résolu selon les souhaits des docteurs. Mais les temps changent, ainsi que les conditions de travail, et aujourd’hui des actes qui revenaient aux médecins sont finalement effectués par les infirmières.

8 On ne peut identifier et connaître l’ensemble des personnes qui ont pesé de quelque manière sur les efforts produits par une occupation pour se faire reconnaître en tant que profession, sans étudier empiriquement les situations de travail et les pénétrer en profondeur. Les chercheurs ne peuvent supposer qu’ils connaissent les réponses aux questions portant sur un processus de professionnalisation, sans avoir eux-mêmes enquêté auprès des personnes dont ils vont analyser le travail. Par conséquent, l’ensemble des questions auxquelles les chercheurs devront répondre pourrait inclure, par exemple, celle-ci : qui sont tous les groupes impliqués dans les situations et organisations de travail dont les activités affectent le statut du groupe étudié ? La liste doit inclure tous les autres groupes de travailleurs concernés, aussi bien ceux qui sont placés plus haut dans les hiérarchies pertinentes de l’organisation que ceux qui occupent des positions plus basses.

9 Un point important à souligner ici est que les personnes pertinentes pour la recherche peuvent ne pas être des participants à plein temps dans l’organisation du travail. De qui peut-il s’agir alors ? De l’homme de la rue, de clients ou de destinataires du service, comme par exemple de parents d’élèves qui ont des idées bien arrêtées sur ce qu’un enseignant doit enseigner et comment. Ou bien, de représentants d’organismes gouvernementaux, ayant la capacité de légiférer et réguler les activités d’une profession ou sollicités à l’occasion pour évaluer et juger ses activités, comme dans le cas des comptables qui révisent les comptes arrêtés par d’autres comptables employés par les grandes entreprises.

10 Un autre ensemble de questions porte sur le déroulement du travail. Quelle est la division du travail dans l’organisme ? Qui fait quoi ? Qu’est-ce qu’on est tenu de savoir, quelles aptitudes et compétences sont nécessaires pour remplir son contrat ? Qui effectue le travail ou les services que les clients ou patients de l’organisation s’attendent à y trouver ?

11 Encore une fois, qu’est-ce que les travailleurs doivent savoir, quelles compétences doivent-ils posséder, pour effectuer le travail à la satisfaction de ceux qu’ils doivent satisfaire ? Où et comment les travailleurs compétents acquièrent-ils ces connaissances et ces compétences ? Souvent, la recherche nous démontre que les compétences réellement nécessaires peuvent être différentes de celles exigées par les décideurs. Souvent aussi, elle démontre que les membres de la profession ont des avis divergents concernant les compétences cruciales et essentielles.

12 Quelle est la rhétorique mobilisée au cours d’un conflit ? Quelles sortes d’arguments, et quelles sortes de justifications, sont soulevées par les participants, lorsqu’ils essaient d’améliorer leur propre situation ou d’empêcher les autres d’améliorer la leur ?

13 Comment les conflits entourant l’autonomie professionnelle sont-ils influencés par les divers contextes nationaux, leurs cultures, leurs législations, leurs normes, leurs institutions, non seulement dans la manière dont ils sont définis mais aussi dans la manière ils sont résolus ?

14 Les contributions à ce volume donnent au lecteur la possibilité d’explorer ces questions à travers une grande variété de situations professionnelles et de contextes culturels. Chacune présente et éclaire un versant particulier du phénomène professionnel, en tirant partie des spécificités de chaque situation étudiée. Ainsi les recherches présentées approfondissent dans différentes directions l’ensemble des problèmes que je viens d’évoquer et en précisent encore la complexité en l’élargissant, au-delà des professions, aux groupes professionnels dans leur ensemble. Cet ouvrage est donc particulièrement bienvenu. Il représente une contribution majeure à l’étude des sociétés contemporaines, et je suis heureux de m’y associer à travers cette préface.

Howard S. Becker [1]
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    Traduction de Gabrielle Varro.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2010
https://doi.org/10.3917/dec.demaz.2010.01.0009
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