CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Contrairement à ce que proclame une certaine vulgate médiatique, les « rencontres improbables » entre différents segments de la société française ont bel et bien eu lieu dans les « années 68 ». Les traces archivées de cette séquence singulière de notre histoire sociale sont tenaces et incontestables, pour peu qu’on veuille bien prendre la peine de s’y arrêter. Au-delà d’une nécessaire et minutieuse administration de la preuve, les auteurs livrent ici quelques pistes pour cerner les facteurs de ce véritable déni d’histoire : pourquoi les luttes solidaires entre étudiants et ouvriers, par exemple, ont-elles tant de mal à accéder à la postérité et à la légitimité historique ? Sans doute parce que ces expériences concrètes de décloisonnement portent en elles les ferments les plus prometteurs d’une authentique utopie politique.

2Le 17 mai 1968, après une première manifestation spontanée la veille, près de trois mille étudiants marchent du Quartier latin vers l’usine Renault de Boulogne-Billancourt à l’appel du syndicat étudiant UNEF, défilant avec drapeaux rouges, poings levés et Internationale devant les grilles fermées de l’entreprise [1]. La manifestation a été filmée par la télévision et la séquence a été souvent réutilisée dans les années ultérieures dans diverses émissions commémoratives comme preuve de la coupure entre étudiants et ouvriers. Or, non seulement ces images n’ont pas été diffusées en mai 1968 [2], mais des étudiants du Comité d’action de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, qui avaient noué des contacts avec des ouvriers avant l’occupation de l’Ile-Seguin à Boulogne-Billancourt, se trouvaient, au moment même à l’intérieur de l’usine au grand dam de la direction de la CGT Renault [3] : tout contact n’était donc pas coupé avec les étudiants.

3La coupure entre étudiants et ouvriers relève donc des lieux communs sur 1968, qui supposent aussi une réduction de l’arc temporel et de l’espace social : la révolte étudiante, limitée au mois de mai et au Quartier latin à Paris, se solde par le discours du général de Gaulle le 30 mai suivi d’une défaite dans les urnes à la fin du mois de juin. Cette réduction a pour effet de gommer l’extension et le polycentrisme du mouvement social, de négliger son extension géographique et temporelle, d’occulter enfin les « rencontres improbables » entre acteurs sociaux habituellement séparés dans leurs espaces de vie et de travail, ce passage de frontières et ce décloisonnement de l’espace social qui ont marqué le moment 1968. La rencontre entre étudiants et ouvriers est à cet égard paradigmatique – car c’est celle qui est continûment niée sur le mode de la dérision –, même si elle n’est pas la seule, puisque des paysans ravitaillent les grévistes, que des étrangers, étudiants ou ouvriers, participent au mouvement (au risque d’être ensuite expulsés), que des jeunes de toute condition participent aux manifestations et aux occupations « étudiantes », que des étudiants et des intellectuels vont dans les quartiers populaires et animent des comités d’action. Ce déni s’appuie sur un deuxième lieu commun sur la « génération 68 » qui exalte les réussites médiatiques et économiques des anciens étudiants contestataires, tout en remettant ainsi implicitement chacun à sa place et en éradiquant toute utopie de transformation du monde. Enfin, dernier lieu commun évoqué ici, celui de l’image d’un Mai 68, individualiste et hédoniste, s’épanouissant dans la libération sexuelle, image qui s’est imposée avec l’interprétation culturaliste des événements.

4L’étude du processus de contestation et l’analyse des remises en cause de l’ordre social dans les « années 68 » pose la question du rapport entre un noyau d’idées ou de représentations de la réalité et des pratiques sociales d’acteurs très divers – parfois en rupture avec les modalités de la revendication syndicale et de l’expression politique classiques – cristallisées dans l’événement. Nous nous proposons, autour du « moment 1968 » en France, de mettre en œuvre une historicisation de ces « rencontres improbables » attentive au souci de la preuve. De ce fait, l’enquête passe par le recours systématique aux sources écrites et audiovisuelles produites à l’époque [4]. Des témoignages, écrits (ou filmés) sur le moment même, ont été rendus public parfois avec un certain décalage temporel. L’examen attentif des textes, paroles et actes des acteurs de tous bords, au moment où ils ont été énoncés ou produits permet de mettre en place une autre cartographie et de proposer une autre histoire sociale des événements. L’acmé de ces « rencontres improbables » s’est produite en mai-juin 1968. Mais, même si l’intensité et la diversité en ont été maximales dans cette période, forgeant des émotions partagées, ce n’étaient ni les premières ni les dernières, ce qui nous conduira à évoquer à la fois une histoire longue des transgressions de l’ordre social et le devenir de ces « rencontres improbables » dans la longue décennie contestataire qui a suivi 1968, définie par l’expression « les années 68 ».

Une longue histoire

Centralité ouvrière, centralité populaire

5Aller au peuple est une démarche qu’ont mise en œuvre les populistes russes à la fin du 19e siècle dans l’empire tsariste, mais aussi ces instituteurs et institutrices français, hussards noirs de la République, animant le soir les universités populaires pour faire partager leur science et leur savoir à la classe ouvrière [5]. Démarche personnelle entreprise deux décennies plus tard par d’autres intellectuels, telle Simone Weil se faisant embaucher dans plusieurs usines de la région parisienne pour connaître la vie de la classe ouvrière [6], ou encore ces prêtres-ouvriers et sœurs-ouvrières partageant vie, travail et loisirs ouvriers pour transmettre leur foi à partir de 1943 [7]. Ce mouvement ancien s’accélère dans les années 1960, par-delà l’épisode de la condamnation romaine de 1954. Il s’inscrit également dans la tentative plus ample des chrétiens de renouer avec le monde ouvrier, inaugurée par la création de la Jeunesse ouvrière chrétienne (française) – JOC(F) – dans l’entre-deux-guerres et ponctuée par la création de l’Action catholique ouvrière en 1950. Il se traduit notamment par des soutiens marqués de l’épiscopat aux grévistes dans plusieurs grands conflits sociaux du printemps 1967, notamment dans la sidérurgie et les mines de fer de Lorraine ainsi que dans les Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire [8].

6Par ailleurs, les sciences sociales, et particulièrement la sociologie renaissante de l’après-seconde guerre mondiale, s’intéressent à la « classe ouvrière » ancienne ou nouvelle. Depuis la Libération, il est habituel que de jeunes sociologues partent effectuer un stage de plusieurs mois dans une usine ou une mine, afin d’y faire la preuve de leur capacité d’enquête [9]. Pour saisir l’importance de la référence ouvrière – et plus largement populaire – dans l’espace intellectuel, il faut également se rappeler combien la sociologie du travail occupe une position dominante à l’intérieur d’une discipline en plein renouveau. La création du Centre d’études sociologiques, premier laboratoire de sociologie du CNRS, dirigé entre autres par Georges Friedmann, donne l’essor à une grosse équipe de sociologues du travail. C’est en 1959 qu’est lancée la revue Sociologie du travail, un an avant la Revue française de sociologie.

7Dans les années 1960, cette attirance vers la classe émancipatrice, la classe ouvrière, prend une autre ampleur. Elle a été favorisée par les combats anticolonialistes puis anti-impérialistes pendant la guerre d’Algérie et contre la puissance américaine en Amérique latine et en Asie : ils ont permis une ouverture, à l’Autre, à l’Étranger qui a pris la figure du paysan bolivien ou vietnamien. Elle est surtout relayée à partir de 1967 par le mouvement d’« établissement » engagé par une organisation maoïste essentiellement étudiante, l’Union des Jeunesses communistes (marxistes-léninistes), et qui concerne ensuite l’ensemble des groupes maoïstes et environ deux mille militants [10]. Le projet politique explicite consiste à encourager le travail prolongé d’étudiants dans les usines et les exploitations agricoles, afin d’y nouer des contacts avec les masses ouvrières et paysannes, et par là d’y diffuser les enseignements de la Révolution culturelle chinoise et d’y former des noyaux dirigeants des luttes révolutionnaires futures [11]. Dès lors, la finalité politique, et presque organisationnelle, prime sur toute considération éthique [12]. Par-delà le projet politique, l’établissement aboutit à des rencontres improbables entre de jeunes intellectuels, étudiants ou lycéens, hommes et femmes, et des ouvriers et paysans. Souvent classés ouvriers spécialisés (OS), les établis travaillent en outre avec les fractions les plus démunies et les plus méprisées de la classe ouvrière : ouvrières spécialisées femmes ou OS immigrés par exemple. Ces rencontres favorisent une dénaturalisation de l’univers usinier, questionnent les évidences et les routines, souvent tues et omises, et permettent ainsi de décrire la situation d’ouvriers marginalisés à l’intérieur du mouvement ouvrier. Par là, l’établissement présente un caractère de subversion de l’ordre social, qui explique pourquoi les établis furent parfois à l’initiative de grèves dans les usines en mai-juin 1968 ou après.

Jonctions dans les mobilisations

8La centralité ouvrière favorise ainsi le ralliement de couches intellectuelles aux ouvriers, d’autant que ces derniers relèvent la tête après la fin de la guerre d’Algérie. À cet égard, un des aspects peu abordés de la grève générale des mineurs de 1963 est la convergence, dans l’action, d’acteurs sociaux divers. Jusqu’à 1968, ces convergences restent ponctuelles dans les différents conflits sociaux, mais elles soulignent la centralité de la question ouvrière. Deux mille étudiants qui manifestent leur soutien à la grève des mineurs de 1963 au Quartier latin se heurtent violemment avec la police qui charge ; les cris de « Charonne » fusent, rappelant l’intervention brutale, l’année précédente, de la police parisienne contre une manifestation pour la paix en Algérie le 8 février 1962 [13]. Un professeur de la faculté des sciences déclare : « Rompant avec cette étiquette de caste dont on aimerait nous voir affublés nous nous rangeons sans hésiter du côté des mineurs. Ce n’est pas seulement par sympathie que nous sommes avec eux, mais parce que leurs revendications sont légitimes et que leur combat pour la défense des libertés syndicales est aussi le nôtre [14]. » À l’occasion de cette grève générale dans les puits de mines, les lycéens et les étudiants font renaître les comités du Front antifasciste de la guerre d’Algérie et les transforment en comités de soutien qui collectent partout pour les mineurs grévistes. À Grenoble et à Montpellier les étudiants participent aux manifestations et aux marches sur la préfecture. Il y a donc, dans le feu de l’action, convergence de catégories sociales peu habituées à se rencontrer : paysans qui apportent un soutien concret aux grévistes (pommes de terre des paysans bretons et vin des viticulteurs du Languedoc), étudiants qui manifestent leur solidarité et affrontent parfois violemment la police.

9On retrouve une jonction dans l’action similaire à Caen en janvier 1968, marquée notamment par une grève des ouvriers spécialisés qui culmine, le 26 janvier, lors d’une nuit d’émeute et d’affrontements en ville avec les forces de l’ordre [15]. Répercuté immédiatement et largement par la presse nationale, la presse régionale et la presse d’extrême gauche, l’événement est construit, et son sens donné, dans le moment même : c’est une révolte ouvrière, dans une ville qui a grandi trop vite, et une révolte d’ouvriers spécialisés, qualifiés pour certains – près d’un quart d’entre eux possède un Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) [16] –, venus travailler à Caen, attirés par la décentralisation d’entreprises comme la SAVIEM. Les trois mille employés de cette filiale de Renault se sont prononcés majoritairement pour la grève illimitée à partir du 23 janvier. Un escadron de gendarmes mobiles est envoyé le lendemain par le préfet pour protéger les quelque trois cents personnes qui veulent travailler et qui en sont empêchées, parfois violemment, par le piquet de grève. Le conflit se déplace de l’usine à la ville où des affrontements ont lieu entre forces de l’ordre et ouvriers. Deux jours plus tard, le 26 janvier, les revendications salariales s’effacent devant la mise en cause des violences policières : le meeting de protestation du personnel de plusieurs entreprises caennaises, auquel se joignent une centaine d’étudiants, dégénère en bataille rangée. L’événement est constitué. Deux faits sont mis en avant par le préfet qui souligne ainsi la liaison entre ouvriers et étudiants : l’arrestation, le jour d’une manifestation étudiante contre le ministre de l’Éducation nationale, de deux jeunes ouvriers et la présence assidue sur les lieux du responsable de la CFDT [17]. La CFDT, syndicat majoritaire dans toutes les entreprises décentralisées, a une tradition ancienne de contacts suivis avec le syndicat étudiant depuis les luttes communes pendant la guerre d’Algérie. À Caen, les dirigeants de l’UNEF (syndicat étudiant) ont en commun avec les syndicalistes de la CFDT d’être passés par l’Action catholique ou la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) ; ils sont aussi parfois adhérents du parti socialiste unifié (PSU) qui a recueilli plus de 6 % des voix aux législatives de 1967. En responsable du maintien de l’ordre, le préfet met en avant un état d’esprit local favorable à la violence, perceptible selon lui par la participation de jeunes ouvriers et étudiants dans les manifestations syndicales (de paysans ou ouvrières). Il note aussi la présence active de groupes d’extrême gauche contenus par le service d’ordre de la CGT. La moitié des quatre-vingt-trois manifestants arrêtés avait moins de 22 ans ; les ouvriers prédominaient (cinquante-quatre), les autres étaient étudiants ou enseignants. En somme, selon le préfet, on avait assisté à Caen à la crise de croissance d’une génération qui s’était exprimée par la violence.

10Au début de 1968, le récit de ces « luttes exemplaires » et des « leçons » qu’il faut en tirer est récurrent dans les tracts, la presse voire les slogans des étudiants contestataires et parfois de la CFDT. Le 22 mars 1968, les cent quarante-deux étudiants nanterrois qui occupent le bâtiment administratif y font explicitement référence. La contestation, son essor et sa circulation notamment dans les périphéries du pays, favorisent ces rencontres improbables, qui déjouent l’ordre social. Elles s’inscrivent également dans des reconfigurations politiques et syndicales complexes, et notamment des radicalisations d’acteurs sociaux traditionnellement plus conservateurs.

Décloisonnement social et rencontres

11Pendant le temps court de mai-juin 1968, la conjoncture de crise aboutit à une « désectorisation » de l’espace social [18]. Dans les villes et les quartiers naissent de multiples et éphémères comités locaux, lieux d’échanges d’informations, de discussions et aussi d’entraide pour résoudre les difficultés du moment. Leur dénomination varie (comités de soutien, comités d’action), leur localisation aussi (dans les Maisons des jeunes et de la culture, les maisons de quartier, les écoles ou chez des particuliers comme à Paris), mais ils sont toujours en contact avec une ou plusieurs entreprises en grève [19]. Ces lieux de confrontation, surtout urbains, ont contribué à la libération de la parole [20] et au décloisonnement social. Cette configuration inédite favorise des rencontres improbables entre des acteurs sociaux, que leur position devait a priori tenir à l’écart les uns des autres, et à des phénomènes de métissage. Ce phénomène, dont on a vu l’antériorité, se poursuit dans l’après-68. Faute de pouvoir en dresser une liste exhaustive, nous préférons en décliner trois modalités particulièrement importantes.

Ouvriers et étudiants

12Le 14 mai au soir à Sud-Aviation-Bouguenais, première usine occupée en France, des étudiants organisent une marche à partir de Nantes jusqu’à l’usine et apportent argent et couvertures – soutien concret apprécié des occupants grévistes ; un millier d’étudiants passent ainsi la nuit à discuter avec les piquets de grève : « Le contact est chaleureux et bon enfant […] leur générosité et leur jeunesse nous suffisent, sans qu’aucun esprit chagrin ne se mêle trop à cet instant, de contester le bien fondé politique de toutes leurs déclarations », écrit un ouvrier chroniqueur de la grève. Les premiers jours, la rencontre, ici et ailleurs, a été chaleureuse, mais sans illusion sur les différences :

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« Nous n’ignorons pas les obstacles qui s’opposent encore à une union profonde entre l’usine et l’université. Des meetings communs, des rencontres au sommet entre eux et les syndicats ouvriers ne sont pas suffisants en l’état actuel des choses pour combler le “fossé” qui sépare encore faussement l’ouvrier et l’étudiant. Il faut de part et d’autre et surtout à la base où les contacts peuvent être plus directs et plus riches, des échanges sérieux et fructueux sur la meilleure façon de conjuguer les luttes ouvrières et étudiantes [21]. »

14L’exemple de Sud-Aviation permet d’attester une liaison entre étudiants et ouvriers, à l’intérieur d’une jonction plus ample entre intellectuels et salariés. Elle concerne la grande majorité des métropoles dotées de centres universitaires, tandis que les villes plus modestes, qui en sont dépourvues, voient se nouer des contacts entre lycéens et mouvement ouvrier. Une enquête nationale conduite par la CFDT auprès des Unions départementales et des fédérations souligne ainsi en juin 1968 des relations fortes en Haute-Garonne, Gironde, Loire-Atlantique, tandis que dans l’Isère, le secrétaire de l’Union départementale, dresse un portrait élogieux des étudiants de Grenoble le 15 mai : « Ils ne nous ont paru ni farfelus, ni enragés, ni […] des extrémistes qui menacent les libertés d’expression, mais au contraire, des gens extrêmement conscients de la gravité des problèmes qu’ils soulèvent et des responsabilités qu’ils portent [22]. » De même, au cours de la Commission confédérale « Jeunes » des 15 et 16 juin 1968, des responsables soulignent qu’en Côte d’Or, « les étudiants ont démarré la grève dans de nombreuses entreprises », mais aussi dans la Loire, en région parisienne, ou à Tours [23]. Ces contacts sont évidemment facilités par une solidarité générationnelle qui rapproche jeunes étudiants et jeunes ouvriers. De fait, les étudiants, par-delà les appartenances organisationnelles, se tournent vers les ouvriers, non seulement parce qu’ils incarnent la classe destinée à conduire la Révolution, mais aussi plus simplement parce que l’ampleur du mouvement dépend aussi de la mobilisation ouvrière. Cette attention se retrouve lors des États généraux tenus à Strasbourg du 8 au 10 juin 1968, où des représentants de plusieurs villes universitaires (Angers, Poitiers, Aix-en-Provence, Orléans, Toulouse, Lyon et évidemment Strasbourg) évoquent ce souci de nouer des liens avec le monde ouvrier [24].

15Une telle volonté se heurte cependant à une série d’obstacles. Certains syndicalistes redoutent par exemple des déprédations étudiantes de sorte que la fédération de la métallurgie CFDT entend limiter les contacts à l’extérieur des entreprises [25]. Cependant, les principales réserves viennent de la CGT et du parti communiste, qui redoutent la contagion gauchiste et entendent de ce fait préserver les usines des visites étudiantes. Ainsi le 17 mai, dans les premiers jours de la vague de grèves, une première mise en garde « contre toutes tentatives d’immixtion extérieure dans la conduite des luttes ouvrières » est adoptée par la CGT qui vise les étudiants et les groupes révolutionnaires désireux de se rendre dans les usines pour discuter avec les ouvriers [26]. C’est pourquoi, quand les assemblées générales de l’UNEF sont dominées par les étudiants communistes ou quand la CGT est suffisamment puissante dans tel ou tel établissement industriel, les rencontres ne s’opèrent qu’avec difficultés ; à Amiens, Lille ou Saint-Étienne par exemple.

16Dès lors, les lieux universitaires occupés deviennent parfois un espace de ressource pour des ouvriers qui s’échappent de la tutelle cégétiste et viennent y puiser des arguments pour radicaliser leur grève. Des salariés de l’usine Rhône-Poulenc de Vitry, y compris militants CFDT, se rendent ainsi à plusieurs reprises à la faculté de Censier à Paris, et des ouvriers de l’usine Renault de Cléon à la faculté de Rouen à Mont-Saint-Aignan [27]. Des ouvrières d’une usine de câblage à Montpellier évoquent également ces rencontres avec les étudiants du Comité d’action de la faculté de lettres et les discussions échevelées qu’elles y ont, notamment sur le rôle et la fonction des syndicats [28]. Ces exemples montrent combien les facultés de lettres polarisent la contestation et favorisent les rencontres. Les étudiants s’y montrent souvent plus contestataires et plus attentifs aux inégalités et aux fractures qui divisent la société française : ceux de Nanterre par exemple, tentent de mobiliser les habitants du bidonville qui jouxte leur université en y distribuant des tracts et les ouvriers immigrés de l’usine voisine Citroën [29]. De même, ce sont à la Sorbonne et à Censier que des structures de liaison avec les travailleurs immigrés se créent [30].

17Les comités d’action constituent fréquemment les instances de rencontres entre étudiants et salariés, et plus globalement d’un certain métissage social, surtout s’ils fonctionnent par quartiers, comme c’est le cas dans le Sud de Paris ou dans l’agglomération lyonnaise. Dans le quartier de La Duchère à Lyon, le comité d’action rassemble par exemple des étudiants en sociologie, des ouvriers de l’usine Rhodiaceta mobilisés depuis 1967, tandis que des structures similaires existent dans les communes voisines de Tassin, Décines ou Rilleux [31]. À l’échelon national, la Direction centrale des renseignements généraux en estime le nombre à plus de six cents : quatre cent cinquante en région parisienne et cent soixante-quinze en province, parmi lesquels quarante-trois demeurent en activité à l’été 1968, dont sept comités d’entreprise et trois comités d’action étudiants ouvriers [32].

Ouvriers, techniciens et cadres

18La seconde modalité importante concerne la liaison entre techniciens, ingénieurs et cadres d’une part, ouvriers d’autre part. Depuis le milieu des années 1950 les sociologues du travail, au premier rang desquels Serge Mallet, s’étaient beaucoup intéressés à ces catégories et avaient développé toute une théorisation concernant la « nouvelle classe ouvrière ». Les grèves de mai-juin constituent à la fois la confirmation d’une telle hypothèse et le début de son déclin. En effet, la coupure traditionnelle entre le monde ouvrier et celui des employés, confortée par les modalités d’organisation des élections aux comités d’entreprise, s’estompe dans maintes usines : des étudiants salariés du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), appartenant souvent au monde des techniciens, qui ont rédigé des monographies de grève, se plaisent ainsi à souligner la participation de ces catégories à la grève, aux discussions et aux négociations, tant dans quelques usines métallurgiques de la région parisienne qu’en province : à Cannes par exemple, à quelques encablures d’un festival de cinéma interrompu, des ingénieurs de l’usine Sud-Aviation réfléchissent à la cogestion et à l’autogestion, et une structure informelle de discussion destinée à la population se crée [33]. De même, à Grenoble, la demande formulée par leurs collègues de Neyrpic de pouvoir participer au piquet de grève, aux côtés des ouvriers, témoigne de cette rencontre entre salariés sur le lieu de travail, à la faveur de la grève, et de la jonction qui a pu s’y nouer [34]. Surtout, les structurations organisationnelles les plus audacieuses, subvertissant la logique syndicale, comme les comités de base, ou les réflexions les plus poussées sur l’autogestion sont apparues dans les entreprises qui rassemblaient précisément une large part de techniciens ou ingénieurs, comme Rhône-Poulenc à Vitry (une vingtaine de cadres sur trois cent vingt y ont occupé l’usine) ou les sites d’Issy-les-Moulineaux et Brest de la CSF [35].

19Cette jonction entre les divers groupes de salariés, toutefois, échoue fréquemment, soit par hostilité de cadres attachés à l’ordre conservateur, soit plutôt par retrait prudent et attentisme. Surtout, la contestation croissante de la hiérarchie, la subversion de l’organisation du travail, voire le recours à quelques séquestrations de dirigeants, heurtent ces salariés en position d’intermédiaires entre les ouvriers et la direction. Encore embryonnaire en mai-juin, cette insubordination se développe ensuite de sorte que l’unité esquissée en 1968 se distend, voire se brise dans les années ultérieures [36].

Ouvriers et paysans

20À l’inverse, le troisième type de rencontres improbables, entre paysans et ouvriers, est encore relativement limité en mai-juin 1968 mais se diffuse ensuite plus largement. Au printemps 1968, cette rencontre dépend dans une large mesure des liens qui ont pu se nouer entre les organisations syndicales : dès lors, c’est principalement dans l’Ouest du pays, en Bretagne et dans les pays de la Loire, qu’une telle rencontre s’opère. Dans les semaines précédant la grève en effet, une mobilisation régionaliste interclassiste s’esquisse qui culmine le 8 mai 1968 dans une grande journée de mobilisation, encore antérieure au mouvement social proprement dit : les neuf départements de Bretagne et des pays de Loire manifestent avec le même slogan « L’Ouest veut vivre ». C’est un succès pour les organisateurs : des milliers de personnes – cent à cent vingt mille personnes environ – défilent dans de nombreuses villes petites et grandes. La journée régionale d’action est l’aboutissement d’un long processus initié, à partir de 1960 en Loire-Atlantique, par des actions communes [37], et par la création en 1966 d’une structure régionale des syndicats agricoles qui organisent une journée d’action le 2 octobre 1967, à laquelle se sont joints quelques étudiants et ouvriers. Dans un second temps l’unité programmatique se réalise avec les syndicats ouvriers [38]. L’axe essentiel de l’unité syndicale passe par la CFDT ; le moteur est la Loire-Atlantique et le passage de témoin se fait d’abord grâce à des hommes. Les dirigeants fréquentent les mêmes cercles de réflexion et le même parti (le PSU) et utilisent le même vocabulaire. Le 8 mai à Nantes, Daniel Palvadeau (CFDT) évoque dans son discours les « forces vives » de la nation pour une « économie au service de l’homme et non dominée par le profit », et Bernard Lambert, responsable agricole du CDJA, parle « d’hommes qui refusent la société du plus avoir, d’hommes qui veulent la justice et la dignité » et de « décoloniser la province » [39] (titre d’un ouvrage de Michel Rocard). Dans un style enflammé, il continue : « Nous le disons aux “enragés” du profit, aux “enragés” du pouvoir, aux “enragés” de la “finance” qui n’hésitent pas à écraser les hommes et les régions (les enragés ne sont pas ceux qu’on pense). Mais votre règne finira puisque aujourd’hui, au travers de ce 8 mai, celui des travailleurs commence” [40]. » La reprise et le renversement dans la figure du discours du terme « enragés » appliqué aux étudiants de Nanterre par le ministre de l’Éducation nationale le 6 mai sont intéressants ; la claire référence au chant sur les canuts lyonnais dans la révolte de 1831 (« votre règne finira ») introduit une filiation avec les luttes ouvrières du passé.

21Çà et là, des groupes de quelques centaines de jeunes gens (ouvriers, paysans, lycéens) s’en prennent à des symboles : à Fougères la mairie, la chambre de commerce et le domicile du député UDR sont visés. Au Mans, un groupe d’étudiants décroche le drapeau américain hissé pour la commémoration du 8 mai 1945 et le remplace par un drapeau nord-viêtnamien et à Nantes quelques centaines d’étudiants drapeaux rouges et noirs en tête, s’en prennent aux grilles de la préfecture [41]. Incidents isolés, œuvre de jeunes, étudiants ou non. Fait exceptionnel, à Rennes, 20 % des ouvriers de Citroën font grève et trois mille étudiants venus les soutenir sont contenus avec peine par le service d’ordre syndical. À Brest, c’est le responsable de l’UNEF qui préside le meeting commun et affirme le droit des étudiants brestois à vivre au pays [42]. Les contacts noués entre syndicats ouvriers et paysans, permettent ensuite que des paysans viennent ravitailler à bas prix les grévistes, notamment à Nantes où un pouvoir populaire semble fugacement s’instaurer [43] : un comité central de grève a été seul à la tête de la mairie pendant cinq jours, du 26 au 31 mai, et il l’a quittée définitivement le 10 juin. Simultanément, dans les quartiers, s’appuyant sur des réseaux associatifs existants et en particulier sur les associations féminines actives et nombreuses [44], une organisation du ravitaillement collectif se met en place pour faire face aux problèmes les plus cruciaux du quotidien. Ces initiatives se relient au comité central de grève qui vient de se créer. Une fois constitué, il siège à la mairie et peut apparaître comme une sorte d’administration parallèle [45]. Les prix sont surveillés chez les commerçants et des bons d’essence sont distribués pour les personnes considérées comme prioritaires. Il s’agit, en fait, à Nantes en 1968 d’un cartel d’organisations syndicales qui agissent depuis longtemps ensemble. Les délégués de syndicats de salariés travaillent avec les représentants des paysans pour organiser le ravitaillement dans les quartiers populaires : les produits agricoles (lait, légumes, pommes de terre, œufs, poulets) sont vendus au prix de production (les premiers points de vente sont établis le 31 mai [46]) ce qui permet de neutraliser les conflits : ceux nés des problèmes de pénurie dans le milieu urbain et ceux nés dans le milieu rural, à cause des difficultés, d’une part, à s’approvisionner en aliments pour le bétail (que les grévistes des ports leur livrent) et, d’autre part, à écouler les produits [47].

22Au-delà de la Bretagne, la mouvance cégétiste sollicite également les paysans du MODEF, proche du parti communiste, pour développer ces mesures de ravitaillement. Par là, le monde agricole participe également à mai-juin 1968, et l’entrée dans la lutte du monde paysan fait rêver quelques étudiants maoïstes à une union du prolétariat urbain et rural. Dès lors, de même que certains sont partis s’établir dans les usines, d’autres s’engagent à l’été 1968 dans une « longue marche » qui les conduit à travailler chez des paysans pauvres de Bretagne ou de Loire-Atlantique [48].

23Cette aide logistique, et d’abord nourricière, que les agriculteurs apportent, tend ensuite à se banaliser. Les longues occupations d’usine qui scandent les années 68 la font se multiplier : à Lyon par exemple, des ouvriers immigrés de l’usine Penarroya, en grève avec occupation de janvier à mars 1972, sont ravitaillés en produits vendus à prix coûtant par des agriculteurs du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA) du Rhône et de la Loire, et ce à dix-sept reprises [49] ! Cette jonction entre ouvriers et paysans, particulièrement forte dans le Grand Ouest, grâce à l’action du courant des Paysans travailleurs, issu du CNJA, se rencontre ainsi dans d’autres régions pendant toute la séquence [50]. Par là, cette rencontre improbable s’inscrit dans le développement du soutien, promu le plus souvent par des comités du même nom, qui subsume largement ce métissage social dans le post-68. Si les comités de soutien préexistent au mouvement de mai-juin, leur audience s’accroît dans les années ultérieures et certains conflits sociaux connaissent alors une audience nationale, qui traduit ces rencontres, alliances et échanges entre classes sociales. Deux exemples illustreront cette thèse : tandis que la grève du Joint Français à Saint-Brieuc en 1972 suscite une mobilisation essentiellement régionale mais massive [51], celle de Penarroya aboutit à la création d’un comité de soutien puissant à Paris, qui réunit nombre d’intellectuels, qu’ils soient écrivains (Marguerite Duras, Philippe Sollers, Simone de Beauvoir), historiens (Pierre Sorlin, Michelle Perrot, Madeleine Rebérioux, Pierre Vidal-Naquet, Claude Mossé, Jean Bouvier) ou philosophes (Michel Foucault, René Schérer) [52]. Une telle liste témoigne de l’importance que les intellectuels attachent aux luttes d’usines dans les années 68 et dont ils témoignent par un engagement public.

24De même, la lutte des éleveurs du Larzac contre l’extension d’un camp militaire à compter de 1971 aboutit en 1973 à une alliance avec les salariés de chez Lip de Besançon et à une mobilisation nationale exceptionnelle : en 1975, des comités Larzac existent dans soixante-quinze départements français [53] ! Ainsi, les comités de soutien entretiennent sur un mode mineur mais prolongé, la désectorisation de l’espace social que la conjoncture de crise de mai-juin 1968 avait favorisée. L’extrême gauche, notamment la Ligue communiste révolutionnaire, y puise de nouveaux militants, de sorte que la mouvance communiste d’une part, et la CFDT de manière croissante à partir de 1973 d’autre part, se montrent de plus en plus hostiles à ces phénomènes de soutien socialement métissés. C’est pourquoi, la CGT, qui orchestre une campagne nationale en faveur des salariés de l’usine Rateau à La Courneuve en 1974, structure le soutien à partir des organisations elles-mêmes : pas de mouvement spontané à la base en direction de la population comme à Penarroya ou au Joint Français par défiance envers les gauchistes, mais des actions convergentes des sections syndicales, des « organisations démocratiques » (Secours populaire, Tourisme et Travail, FSGT, etc.) et du parti communiste [54].

25De telles mobilisations témoignent de l’ampleur de la centralité ouvrière et populaire chez les acteurs sociaux. Ces convictions du caractère central de la classe ouvrière d’une part, du peuple d’autre part, dans l’espace politique, constituent des opérateurs idéologiques qui débouchent sur des pratiques qui rendent effectives ces rencontres improbables, par-delà le temps court de mai-juin 68 : ce sont les enquêtes militantes, les interventions à la sortie des usines, les « longues marches » vers les paysans, les pratiques de soutien, etc. De fait, ces rencontres reposent essentiellement sur la volonté d’intellectuels qui veulent aller au peuple. Reste que ce projet se heurte à des difficultés et connaît certaines limites, qui dépassent les réticences des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier.

Achoppements et retours du (refoulé) social

26La première limite, sans doute la plus importante, est le caractère partiel de ces rencontres improbables. En effet, de telles rencontres supposent des acteurs qui s’écartent de leurs assignations sociales et subvertissent la fonction de certains lieux (l’université pour les études, les usines pour la production, etc.). Or, en mai-juin comme pendant les années 68, certains lieux demeurent à l’écart du mouvement ou conformes à leur fonction : ainsi les quartiers bourgeois, à Paris comme en province, ou les Champs-Élysées le 30 mai 1968 qui, avec la manifestation gaulliste, demeure l’avenue du pouvoir d’État ; de même, certaines usines ne connaissent pas la grève en 1968, telle la Cristallerie d’Arques dans le Pas-de-Calais, ou l’usine Citroën de Rennes (ou si peu) [55]. En outre, si les facultés de lettres constituent bien des pôles du mouvement, celles de droit ou de médecine demeurent souvent les citadelles du conservatisme : à Dijon par exemple, les étudiants en droit se mobilisent dès le 6 mai aux cris de « Les enragés à l’asile », point de départ d’un comité de défense pour les libertés du travail, qui s’oppose à toute occupation [56]. Enfin, certaines zones, quoique grévistes, restent cependant largement à l’écart du mouvement, en raison de la faible emprise de la contestation. Tel est le cas des Deux-Sèvres et plus généralement d’une bonne part des départementaux ruraux, mais également de l’Alsace en dépit de la présence d’une université : dans la région, seul le bassin mulhousien connaît une mobilisation certaine, qui contraste avec le caractère « poussif » du mouvement ailleurs [57].

27Mieux, la suspension des assignations sociales que supposent les rencontres s’avère toujours temporaire. En juin 1968 par exemple, quand un ouvrier de Flins désigne les étudiants venus combattre à ses côtés, il évoque leurs cheveux longs, qui les singularisent et symbolisent une différence sensible [58]. Parfois ce « refoulé social » fait violemment retour, comme le montre le récit qu’une ancienne ouvrière de Lip fait de sa rencontre avec les maoïstes :

28

« Et puis je suis allée chez les maos, les maoïstes. Il y avait des femmes avocats. Des gens qui vivaient tous ensemble, en communauté. On allait à deux, trois, dans un endroit pour dire le fait. Les femmes ne faisaient rien. À minuit, ils disaient : “on va manger”. À minuit ! Voilà les hommes qui se mettaient à éplucher les patates. Ce n’est pas possible ! Les femmes fumaient à tire-larigot. “Bon t’iras coucher dans mon lit”, qu’ils disaient ! Parce qu’il fallait bien qu’ils nous couchent quelque part ! “Bon, je vais te montrer.” On montait dans un boui-boui, je ne sais pas quoi, affreux ! Il y avait une espèce de grabat par terre. Avec les cafetières, les casseroles. Mon Dieu ! Moi qui suis tellement méthodique… C’est des choses qu’on a vécues [59]. »

29Ce récit témoigne d’une altérité irréductible entre des maoïstes et cette ouvrière, notamment au niveau des mœurs, qui fragilise l’alliance entre groupes sociaux, et lui confère un caractère provisoire. Cette alliance s’avère d’autant plus compliquée ou précaire que certains militants de la CGT nourrissent une conception quasi ethnique de la classe, qui interdit à ces intellectuels, souvent « gauchistes », de pouvoir appartenir à leur camp [60]. Si les prêtres-ouvriers, à force d’engagement syndical, parviennent souvent à vaincre cette suspicion première, les étudiants établis la subissent quand leur « altérité » sociale est mise à jour. À Flins, derechef, à la suite de démêlés avec la police, l’identité de deux ouvriers établis maoïstes est révélée en janvier 1970 : Charles-Henri de Choiseul-Praslin appartient à la famille de Wendel, tandis que le père de Jean-Noël Darde est général [61]. La CGT se déchaîne alors contre ces « héritiers » et utilise leurs origines sociales pour les disqualifier politiquement. Elle stigmatise également la relative proximité entre la Gauche prolétarienne et le Front homosexuel d’action révolutionnaire : « N’a-t-on pas vu le 1er Mai, au matin, ces mêmes gauchistes tant aimés du pouvoir, défiler au côté des homo-sexuels, etc.… [sic] et souiller une fois de plus, ce 1er Mai, qui est celui des travailleurs [62] ? » Dès lors, la CGT exhibe des identités, et donc des assignations, sociales différentes, pour justifier des clivages politiques irréductibles. Au lieu que la politique vienne troubler le positionnement social, la CGT entend bien faire des origines sociales le marqueur infaillible d’un positionnement politique.

30De même, les rencontres improbables qui contreviennent aux assignations de genre, suscitent une crispation en retour et des injures sexistes. Ainsi, en mars 1971, quand l’occupation d’une bonneterie à Troyes est organisée par des femmes, avec le soutien des féministes du MLF, la CGT désapprouve et traite de « putain » la jeune femme gauchiste à l’origine d’une telle initiative [63]. L’ordre, dans ses dimensions sociale et sexuée, bousculé par l’irruption des féministes, est ici rétabli avec la complicité d’un syndicat. Enfin, les achoppements s’expliquent également par une certaine forme de cécité des intellectuel(le)s révolutionnaires. Une féministe déplore ainsi :

31

« Je crie aux “établies” que, si elles veulent cesser d’enregistrer des échecs dans des usines de femmes où elles bossent, il ne faudra plus qu’elle répriment comme elles le font la spontanéité des ouvrières à parler de leurs problèmes de femmes avant tout. Je leur dis que ce qu’elles appellent avec mépris les “histoires de cul”, c’est tout aussi politique que le reste qu’elles croient plus noble. […] Ainsi, même ouvrières, on est toujours et avant tout des femmes subissant un traitement différent, un traitement d’inférieures, tant du patron que du “compagnon” [64]. »

32Dans le cas présent, c’est davantage l’incapacité à accepter un discours ouvrier semblant a priori a-politique qui explique la précarité de la rencontre et de l’interlocution. Au-delà, ce sont dans les dimensions les plus intimes et les moins accessibles à l’idéologie – et la question du corps en particulier – qu’un hiatus social, qui se creuse parfois en fossé, se manifeste à nouveau, et précarise ces rencontres.

33Une confirmation en est apportée par l’expérience limite, mais remarquable comme telle, de militants d’un groupe maoïsant, la Base ouvrière : à l’été de 1971, après un travail politique prolongé autour de l’usine de Flins, ces militants d’extrême gauche décident de s’installer dans une grande maison transformée en communauté à Gargenville dans le cadre d’un mouvement d’« immersion dans les masses [65] ». Or, loin d’habiter un havre communautaire propice à une révolutionnarisation de la région, les militants découvrent une violence des rapports sociaux qu’ils ne soupçonnaient pas et qui font échouer cette expérience. Très naturellement, les domaines de l’intime et notamment celui de la sexualité, c’est-à-dire ceux où des expériences différentes de socialisation débouchent sur des goûts et des dégoûts insurmontables, cristallisent des oppositions, qui sont d’abord sociales. Et alors que Tiennot Grumbach tente une analyse politique des tensions avec des jeunes ouvriers pour les minimiser, Hélène Bleskine, dans un texte autobiographique ultérieur, affirme crûment : « Le mariage avec Flins est dur à avaler, c’est la boule dans la gorge lorsque le fossé de nos différences devient l’océan entre deux continents [66]. » La béance traduit l’échec de la rencontre. Les jeunes intellectuels parisiens ne supportent pas la violence des rapports sociaux et des rapports de sexe dans la banlieue ouvrière, que traduisent notamment les bals des samedis soirs et leurs rixes habituelles entre bandes, mais aussi entre Français et immigrés [67]. Des violences sexuées pouvant aller jusqu’au viol de militantes ont été commises, de façon très exceptionnelle cependant, par des immigrés, qui ne comprenaient sans doute pas la liberté de circulation et de comportement de ces jeunes étudiantes ou établies. La dénonciation de ces actes déchire organisations et individus. Faut-il s’en remettre à la dénonciation publique (Issy-les-Moulineaux, 1971) ou à la justice qualifiée alors de « bourgeoise » (Paris, 1978) ou encore taire ces errements violents, individuels, entre personnes semblant appartenir au même « camp » ? Si pour la plupart des féministes la dénonciation du viol prime, pour d’autres, en particulier les militants masculins des organisations extraparlementaires, le positionnement, plus ambigu, se décline parfois sous la forme de « contradictions au sein du peuple » !

34De même, une décennie après l’ouverture du premier centre de Planning familial français en 1961, le scandale vient encore de Grenoble. Le 8 mai 1973, une anesthésiste de l’hôpital – membre d’un collectif grenoblois qui s’est créé en février 1972 pour obtenir l’abrogation de textes répressifs sur l’avortement et s’est rallié à l’association Choisir – est inculpée pour avoir pratiqué un avortement sur une jeune fille de 17 ans à la demande de sa mère. C’est le père, un maçon italien, garant de la virginité de sa fille, qui a porté plainte. La doctoresse Annie Ferrey Martin revendique son action militante et bénévole. Le maire de Grenoble, Hubert Dubedout, qui désapprouve à titre personnel l’avortement, adopte un point de vue moraliste en dénonçant le séducteur de la jeune fille, un homme d’âge mûr marié, qui n’est pas inquiété [68]. On voit comment le slogan « le privé est politique » prend tout son sens dans cette affaire et comment la revendication pour les jeunes filles et les femmes de pouvoir « disposer de leur corps » est à l’ordre du jour. De nouveau, l’action illégale, par le scandale qu’elle provoque, active le débat public, en particulier à l’Assemblée nationale, et ces coups de boutoir accentuent la mise en cause des lois de 1920 et de 1923 qui sanctionnent l’avortement et répriment la propagande anticonceptionnelle [69]. L’association grenobloise Choisir pratique des avortements alors que le collectif national de Choisir s’y refuse : cette contradiction apparente met en évidence la relativité, du moins en province, des appartenances et des sigles. Le scandale judiciaire témoigne surtout du fait que des clivages sociaux et de genre (ici entre une anesthésiste et un maçon), portant sur l’intime, viennent interrompre ces rencontres improbables.

35En juillet 1968, le ministère de l’Intérieur avait fait effectuer un recensement par les préfets de la participation des « non-étudiants », catégorie hybride forgée pour la circonstance [70]. La catégorisation administrative montre à quel point ce mélange des genres paraissait incongru et dérangeant, et pas seulement à la CGT. L’aspiration utopique au décloisonnement social qui s’est manifestée en mai-juin 1968 a sans doute plus marqué individuellement les acteurs sociaux que ne laissent supposer l’instrumentalisation des images du piétinement étudiant devant les grilles fermées de « la forteresse ouvrière », Renault-Billancourt. De fait, des acteurs sociaux ont voulu échapper au destin qui les assignait à une classe sociale, et les rivait à un type de lieux. Ces échappées, toujours précaires et difficiles, ont commencé dès avant mai-juin 1968. L’événement, qui met l’ordre social en crise en mai-juin, facilite ces rencontres et favorise ces métissages sociaux, mais ils se poursuivent tout au long des années 68. Les esprits forts d’aujourd’hui peuvent certes moquer cette aspiration à la traversée des frontières sociales. Elle traduit cependant tout à la fois une grande aspiration progressiste chez de jeunes intellectuels, un désir d’ouverture à d’autres espaces sociaux et culturels pour de jeunes ouvriers en rupture d’usine, en même temps qu’elle a favorisé la connaissance que la société française avait d’elle-même.

Notes

  • [1]
    Alain Delale et Gilles Ragache, La France de 68 : « Soyons réalistes, demandons l’impossible », Paris, Seuil, 1978, p. 103.
  • [2]
    Archives Inathèque, INA KMCAD 890146, le rapport de chef de chaîne du journal télévisé du 17 mai porte la mention « sujet non diffusé ».
  • [3]
    Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), fonds Mémoires de 68, dossier Comité d’action Saint-Cloud.
  • [4]
    Mémoires de 68 : guide des sources d’une histoire à faire, Lagrasse, Verdier, 1993.
  • [5]
    Lucien Mercier, Les Universités populaires (1899-1914) : éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Paris, Les Éditions ouvrières, 1986.
  • [6]
    Simone Weil, La Condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951, 2002.
  • [7]
    Dans une bibliographie considérable, Nathalie Viet-Depaule et Charles Suaud, Prêtres et ouvriers : une double fidélité mise à l’épreuve, Paris, Karthala, 2006. Sur l’évolution générale du monde catholique, Denis Pelletier, La Crise catholique : religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Payot, 2002. Pour les femmes, Michèle Rault, « En mission dans le monde ouvrier, dans les années 1940-1970 », Clio. Histoire, femmes et sociétés, « Chrétiennes », 15, 2002, p. 135-145.
  • [8]
    Archives nationales (AN), 19820599/88, rapport de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG), « Le clergé et les grands conflits récents »,.
  • [9]
    Patricia Vannier, « Les caractéristiques dominantes de la production du Centre d’études sociologiques (1946-1968) », Revue d’histoire des sciences humaines, 2, 2000, p. 125-146. En ligne
  • [10]
    Voir la synthèse de Donald Reid, « Établissement : Working in the Factory to Make Revolution in France », Radical History Review, 88, hiver 2004, p. 83-111. Sur l’histoire et la mémoire de l’établissement, voir Marnix Dressen, De l’amphi à l’établi : les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Paris, Belin, 2000 ; id., Les Établis, la chaîne et le syndicat : évolution des pratiques, mythes et croyances d’une population d’établis maoïstes, 1968-1982, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • [11]
    BDIC, Fonds Gauche prolétarienne F ? Rés. 576/2/3/1. Texte de la commission centrale des groupes d’établissement, 1967.
  • [12]
    Robert Linhart, qui a lancé le mouvement d’établissement, explique ainsi : « Dans nos débats d’étudiants, je me suis toujours opposé à ceux qui concevaient l’établissement comme une expérience de réforme individuelle : pour moi, l’embauche d’intellectuels n’a de sens que politique. » (Robert Linhart, L’Établi, Paris, Minuit, 1978, p. 60)
  • [13]
    Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006.
  • [14]
    AN 770128 article 62, 7 mars 1963.
  • [15]
    Danièle Kergoat, La Combativité ouvrière dans une usine de construction de camions : l’entrée en lutte des ouvriers spécialisés, Centre de sociologie des organisations, Rapport au Cordes, 1977 ; Gérard Lange, « La liaison étudiants-ouvriers à Caen », in René Mouriaux et alii (dir.), 1968, exploration du mai français, Paris, L’Harmattan, 1992, t. I, p. 217-236 ; Cédric Leroy, « 1968-1979 : la décennie des grèves ouvrières. Contribution à l’étude du mouvement social dans le Calvados », mémoire de maîtrise, Université de Caen, 2001.
  • [16]
    D’après les conventions collectives de 1936, la possession d’un CAP devait donner la classification d’ouvrier professionnel. Or, en 1968, ces jeunes qui ont un CAP ne sont classés que dans la catégorie d’ouvriers spécialisés et donc moins payés.
  • [17]
    AN 83600 article 1, rapport du préfet du Calvados, le 3 février 1968.
  • [18]
    Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1986, 1992, p. 140 sq. Une nouvelle édition est prévue pour septembre 2009. En ligne
  • [19]
    Bibliothèque nationale de France, recueil des tracts de Mai 68 (des dizaines d’exemples dans l’agglomération parisienne).
  • [20]
    Michel de Certeau, La Prise de parole, Paris, Seuil, 1968, 1994.
  • [21]
    François Le Madec, L’Aubépine de mai, Nantes, CDMOT, 1988. La citation est extraite de la version manuscrite écrite en août 1968 et disponible au Centre d’histoire du travail (CHT) de Nantes, fonds 1968-1. Ce passage n’a pas été repris dans la version publiée, revue par un universitaire dirigeant du CDMOT, preuve du déni vingt ans après de ces rencontres entre ouvriers et étudiants en mai-juin 1968.
  • [22]
    Archives confédérales CFDT 7 H 58.
  • [23]
    Archives confédérales CFDT 7 H 43.
  • [24]
    AN 9800273/61, rapport du préfet du Bas-Rhin, 17 juin 1968.
  • [25]
    Archives interfédérales CFDT 1 B 344, consigne du 17 mai 1968.
  • [26]
    « La grève générale de mai 1968 », Le Peuple, 799-800-801, 15 mai-30 juin 1968, p. 29. Le 21 mai, Georges Séguy déclare dans sa conférence de presse : « L’opinion publique a été très favorablement impressionnée par la façon dont nous avons, avec fermeté, stoppé les provocations et les mots d’ordre aventuriers. Nous seuls avons voué à l’échec le projet de manifestation devant l’ORTF. Nous seuls avons ramené à la raison les étudiants prêts à envahir Renault. Nous seuls avons dénoncé les entreprises anarchistes. […] L’opinion publique, bouleversée par les troubles et la violence, angoissée par l’absence complète d’autorité de l’État, a vu en la CGT la grande force tranquille qui est venue rétablir l’ordre au service des travailleurs » (« La grève générale de mai 1968 », Le Peuple, 799-800-801, 15 mai-30 juin 1968, p. 41). Cette attitude n’a pas échappé à la DCRG : le bulletin quotidien du 16 mai comporte une note intitulée « Le PCF, “le parti de l’ordre” » (AN 19820599/40).
  • [27]
    Archives CFDT 7 H 45, compte rendu de la grève par Jean-Claude Clario au nom de la section CFDT de Rhône-Poulenc Vitry, 19 octobre 1968 ; Notre arme, c’est la grève, Paris, Maspero, 1968.
  • [28]
    BDIC, fonds des Cahiers de Mai, F ? Res. 578/14, Journal d’un groupe d’ouvrières, Montpellier 1967-1968, Paris, Liaisons directes, 1968, p. 58 sq.
  • [29]
    Film Citroën-Nanterre en 1968.
  • [30]
    Yvan Gastaut, L’Immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000, p. 42-43.
  • [31]
    Archives confédérales CFDT 7 H 48, collection du Journal du Rhône édité par l’UD-CFDT.
  • [32]
    AN 19910194/5, note de la DCRG du 14 août 1968.
  • [33]
    Archives du Laboratoire de sociologie du travail, CNAM, monographies préparées sous la direction de Jean-Daniel Reynaud et Sami Dassa.
  • [34]
    Archives FGM CFDT 1 B 344, 2 juin.
  • [35]
    Vincent Porhel, « L’autogestion à la CSF de Brest », in Geneviève Dreyfus-Armand et alii (dir.), Les Années 68 : le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2000, p. 379-398.
  • [36]
    Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière dans les années 68 : essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
  • [37]
    René Bourrigaud, « Les paysans et Mai 68 : l’exemple nantais », in René Mouriaux et alii, op. cit., p. 237-254.
  • [38]
    CHT Nantes, fonds 1968, 11-5, appel commun à la manifestation du 8 mai.
  • [39]
    CHT Nantes, fonds 1968, 11-8, projets de discours de Palvadeau (CFDT) et de Lambert (CDJA).
  • [40]
    CHT Nantes, fonds 1968, 11-8.
  • [41]
    La Nouvelle République du Centre-Ouest, 9 mai 1968.
  • [42]
    Vincent Porhel, « Mai 68 au Collège littéraire universitaire de Brest », mémoire de maîtrise, Université de Bretagne occidentale, 1988, p. 46. L’auteur suggère que le choix de la présidence étudiante est une forme de compromis entre les différents syndicats de salariés.
  • [43]
    Yannick Guin, La Commune de Nantes, Paris, Maspero, 1969.
  • [44]
    Dominique Loiseau, « Associations féminines et syndicalisme en Loire-Atlantique des années trente aux années quatre-vingts », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 3, printemps 1996, p. 141-161.
  • [45]
    Patrick Guiol, « La droite et les gaullistes nantais », in René Mouriaux et alii, op. cit., p. 256.
  • [46]
    Yves Chavagne et Bernard Lambert, 30 ans de combat paysan, Quimperlé, La Digitale, 1988, p. 125.
  • [47]
    Willy Pelletier, « Mai 68 à Nantes : mobilisation et démobilisation », DEA, Institut d’études politiques de Paris, 1986, p. 76.
  • [48]
    Danielle Tucat, « Les étudiants et le mouvement paysan en Loire-Atlantique, 1968-1974 », communication du 9 janvier 1995. Les communications du séminaire sur les années 68, tenu entre 1994 et 1998, sont disponibles sur le site de l’UMR CNRS Irice : http:// irice. cnrs. fr/ spip. php? article185.
  • [49]
    Voir le récit de Daniel Anselme dans Quatre grèves significatives, Paris, Epi, 1972.
  • [50]
    Ainsi, chez Coder, à Marseille en juin-juillet 1972, ou encore à Noguères pendant la grève chez Péchiney à l’été 1973. (François Prévost, Mutation dans le syndicalisme agricole : le courant paysans-travailleurs, Lyon, Chronique sociale, 1976)
  • [51]
    Jacques Capdevielle et alii, La Grève du Joint Français : les incidences politiques d’un conflit social, Paris, Armand Colin, 1975 ; Michel Philipponeau, Au Joint Français, les ouvriers bretons, Saint-Brieuc, Presses universitaires de Bretagne, 1972.
  • [52]
    Archives FGM CFDT 1 B 265.
  • [53]
    Gardarem lo Larzac : journal des paysans du comité millavois de défense et des comités Larzac, 3, août 1975. On compte ainsi quatre comités dans le Nord à Lille, Tourcoing, Maubeuge et Douai, cinq dans le Gard, trois dans le Var, deux dans le Tarn, le Loiret, la Charente et les Basses-Pyrénées, etc.
  • [54]
    Archives départementales (AD) de Seine-Saint-Denis, fonds Rateau 195 J 37-38, 205 J 5.
  • [55]
    Quatre usines sur les cent trois employant plus de mille salariés dans les régions du Nord, de Picardie, et de Haute-Normandie, subissent moins de quatre jours de grève. Cf. AD Nord 1008 W 17, rapport des renseignements généraux d’octobre 1968.
  • [56]
    Marianne Mugnier, « Le mouvement étudiant à Dijon en mai-juin 1968 », mémoire de Master 1 sous la direction de Jean Vigreux, université de Bourgogne, 2005, p. 37-38.
  • [57]
    AD Deux-Sèvres SC 10799/72, rapport de la Direction départementale du travail et de la main-d’œuvre, 14 juin 1968 ; Léon Strauss et Jean-Claude Richez, « Le mouvement social de mai 1968 en Alsace : décalage et développements inégaux », Revue des sciences sociales de la France de l’Est, 17, 1989-1990, p. 152.
  • [58]
    « Mai et juin 68 vus de l’usine », Les Temps modernes, 307, février 1972, p. 1302 et 1305. Cela rejoint d’ailleurs une remarque de Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 248-249.
  • [59]
    Dominique Féret, Les Yeux rouges, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 1999, p. 48.
  • [60]
    Voir, par exemple, la scène du film CGT Le frein (1970), dans laquelle un délégué cégétiste de Caen traite deux jeunes militants gauchistes de « horsains ». Le terme, en Normandie, désigne des étrangers.
  • [61]
    Le Monde, 20, 24 et 25-26 janvier 1970 ; Virginie Linhart, Volontaires pour l’usine, Paris, Seuil, 1994, p. 153-160.
  • [62]
    BDIC F Rés. 612/7, tract du 4 mai 1972.
  • [63]
    Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, Paris, La Découverte, 1998, p. 311.
  • [64]
    Le Torchon brûle, 1, in ibid., p. 311.
  • [65]
    Tiennot Grumbach, « En cherchant l’unité de la politique et de la vie », Les Temps modernes, 307, février 1972, p. 1210-1235.
  • [66]
    Hélène Bleskine, L’Espoir gravé, Paris, Maspero, 1975, p. 17.
  • [67]
    Ibid., passim, notamment p. 13, 16, 47, 53.
  • [68]
    Le Dauphiné libéré, 11 mai 1973.
  • [69]
    Non sans réaction : 10 301 médecins lancent le 5 juin 1973 un appel pour le respect de la vie.
  • [70]
    Les préfets sont d’ailleurs parfois embarrassés pour accéder à cette demande, AD Bouches-du-Rhône, 135 W 354. Les renseignements généraux dans un rapport de synthèse sur les « non-étudiants » d’août 1968 parlent des « revendications de la jeunesse » et recensent dans la catégorie, les bandes de jeunes, les « trimards », les contacts jeunes ouvriers-étudiants et les participations aux manifestations (comptabilisées par les arrestations).
Français

Résumé

Dans cette vaste période de contestation que constituent les années 68, des rencontres improbables se produisent. Celles-ci s’inscrivent dans la longue histoire des intellectuels désireux d’aller au peuple et notamment vers les ouvriers. Mais elles s’accélèrent dans un certain nombre de mobilisations du début des années 1960. En mai-juin 1968, à la faveur de la désectorisation de l’espace social, ces rencontres improbables connaissent trois formes exemplaires : autour des ouvriers s’agrègent ainsi des étudiants, des techniciens et des cadres, des paysans enfin. Celles-ci se prolongent dans les années suivantes, notamment lors de grands conflits, tels Lip ou le Larzac. Toutefois, ces rencontres heurtent les stratégies d’organisations syndicales, notamment la CGT, et connaissent des limites : le métissage social ne s’opère pas dans les zones demeurées en retrait en mai-juin 1968, et il s’avère difficile lorsque ces rencontres exposent les dimensions les plus intimes des individus, et en particulier le rapport au corps.

Mots-clés

  • 1968
  • ouvriers
  • paysans
  • femmes
  • étudiants
Xavier Vigna
Maître de conférences à l’université de Bourgogne et membre du Centre Georges Chevrier (UMR 5605), Xavier Vigna a publié L’Insubordination ouvrière dans les années 68 : essai d’histoire politique des usines (Presses universitaires de Rennes, 2007).
Michelle Zancarini-Fournel
Professeur à l’université Lyon-I (IUFM), membre de l’UMR LARHRA, Michelle Zancarini-Fournel a récemment publié (Presses universitaires de Rennes, 2005) Histoire des femmes en France 19e-20e siècle, (Seuil, 2008) et a codirigé, avec Philippe Artières, 68, une histoire collective (1962-1981) (La Découverte, 2008).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/12/2008
https://doi.org/10.3917/ving.101.0163
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