CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Dans quelle mesure la mémoire de la guerre civile et du franquisme a-t-elle influencé la transition démocratique ? Julio Aróstegui analyse le jeu délicat que l’historien du temps présent doit décrypter entre la mémoire des peuples et l’instrumentalisation de celle-ci par les responsables politiques. Aussi tente-t-il de démonter les imbrications multiples qui nouent à la fois une mémoire sociale, une mémoire mobilisée, une mémoire politisée et une mémoire instrumentalisée.

2 Parmi les thèmes encore à étudier ou controversés à propos de la transition postfranquiste inaugurée en 1975, la mémoire de la guerre civile et le rapport que celle-ci entretient avec le régime qui en est issu occupent une place privilégiée dans le champ de la recherche espagnole [1]. Cette mémoire et ses particularités trouvent leur fondement dans certains éléments faciles à identifier. Tant durant la période de la transition que pendant la période postérieure où l’opinion publique ainsi que les chercheurs en sciences sociales se sont interrogés à ce sujet, on a pu en effet percevoir que la liquidation du régime de Franco était étroitement liée à la problématique de la guerre civile, qui quarante années auparavant, avait tragiquement clos la première tentative démocratique en Espagne [2]. Le fait que l’instauration du régime franquiste ait été l’une des conséquences historiques de ce conflit et que ce traumatisme des années 1930 ait laissé de profondes séquelles – ne serait-ce que par le nombre élevé de victimes –, explique cette situation particulière. Dès lors, on ne s’étonnera pas de constater que la fin d’un régime né de la guerre civile ait ramené au premier plan et de façon incisive, la mémoire de ses origines, les images de cette guerre, tout en suscitant la crainte que celle-ci ne se reproduise…

3 Ce constat débouche sur une interrogation. Comment le souvenir efficace ou l’oubli non moins efficace du traumatisme de la guerre civile a-t-il conditionné le comportement politique de la population espagnole durant le processus de transition postfranquiste ? Répondre à cette question revient à éclairer le lien intime que l’imaginaire collectif a créé entre ces deux questions. L’article présente une réflexion historiographique sur cet important thème de recherche. La bibliographie sur cette question reste relativement limitée [3]. Les travaux historiques qui analysent les témoignages directs ou mesurent les comportements des citoyens de l’époque ne sont ni courants ni faciles à interpréter. On dispose surtout d’études ou de contributions conditionnées par les idéologies qui dominent sur cette question.

? Mémoire, politique et souvenir

4 Dans un écrit antérieurement mentionné, j’avais relevé – phénomène pour le moins significatif – que le gouvernement socialiste alors en fonction [4] présidé par Felipe González avait émis le 18 juillet 1986, date anniversaire du cinquantenaire du soulèvement militaire antirépublicain qui déclencha la guerre civile, un communiqué pour le moins surprenant compte tenu de l’origine idéologique et politique de ses auteurs. « Une guerre civile n’est pas un événement commémorable, même si ce fut un épisode déterminant dans la trajectoire biographique de ceux qui l’ont vécue et souffert (…). Le gouvernement, poursuivait ce communiqué, veut honorer et saluer la mémoire de tous ceux qui en tout temps ont contribué par leurs efforts et, pour beaucoup d’entre eux, par leur vie, à la défense de la liberté de la démocratie en Espagne (…). Il évoque également avec respect le souvenir de ceux qui, à partir de positions différentes de celles de l’Espagne démocratique, ont lutté pour une société différente pour laquelle nombre d’entre eux ont également sacrifié leur propre existence. » À travers ces messages – et d’autres –, le gouvernement socialiste souhaitait clairement que « le cinquantenaire de la guerre civile scelle définitivement la réconciliation de tous les Espagnols » [5].

5 Ce document ne reflète évidemment pas l’état de l’imaginaire populaire au sujet de la guerre mais il est représentatif et d’une attitude (l’intention de forcer l’oubli de la guerre civile), et d’une politique (les mesures d’action publique adoptées pour atteindre cet objectif qui n’ont jamais cessé d’être polémiques depuis cette période). L’ambiguïté recherchée, les contradictions et jusqu’à l’allure clairement cynique de ce communiqué gouvernemental révèlent des positions caractéristiques de la période de consolidation de la démocratie, durant laquelle la culture politique du consensus prévalut clairement. Pour retrouver un discours aussi désinvolte envers la mémoire historique de la tragédie, il faudrait remonter à la rhétorique qu’avait employée le propre régime de Franco. On se souvient qu’au début des années 1960, le gouvernement franquiste décida d’opérer un revirement au sujet de la guerre civile. Via son dispositif de propagande, il « vendit » aux Espagnols le thème des « vingt-cinq années de paix ». Pas même le discours politique des années de transition, entre 1975 et 1982, année de la victoire socialiste aux élections générales, n’avait placé les deux camps sur un pied d’égalité quant à la légitimité de leurs fins. Ni à gauche ni à droite. Avec un tel discours, on plaçait sur un même niveau les défenseurs de la société démocratique et ses ennemis. Aucun doute n’était alors possible : aux yeux de ceux qui avaient rédigé ce document insolite émanant du gouvernement socialiste, la réconciliation des Espagnols primait sur tout.

6 On ne sera guère moins surpris de constater, parallèlement, la prolifération des travaux cherchant à démontrer la faible possibilité de changement social durant la transition. Cette fermeture résultait de la ferme volonté d’occulter le passé comme l’illustrent les commentaires de José Vidal-Beneyto, fin observateur de la société espagnole : « Nous savons tous que la démocratie qui nous gouverne s’est édifiée sur la dalle qui recouvre le tombeau de notre mémoire collective » [6]. Cette réflexion, qui date de 1981, anticipe ce que Paloma Aguilar a écrit dans les années 1990 : « Tout au long de la transition espagnole, un pacte de silence fut instauré entre les élites les plus visibles pour réduire les voix amères du passé qui suscitaient tant d’inquiétude dans la population » [7]. Ces observations – il en existe d’autres – sont fort représentatives du problème symbolique, interprétatif, intellectuel et social que la mémoire de la guerre civile a posé au sein de la société espagnole de la seconde moitié du 20e siècle et, plus spécialement, dans le dernier quart de siècle ouvert en 1975.

7 Une observation superficielle des faits peut conduire à l’idée que la guerre civile de 1936-1939 et ses conséquences qui s’étendent sur pratiquement un tiers de siècle, se présentent comme le nouveau « fantôme » ou « démon » du problème non résolu de la conciliation des deux Espag [8]. Mais il convient, dans une analyse plus étoffée de prendre en considération deux éléments au moins qui contribuent à conforter cette impression. Le premier se réfère à la difficulté de mesurer ou de vérifier directement les véritables effets de cette mémoire sur le comportement sociopolitique des Espagnols entre 1975 et la fin de la décennie 1980, voire au-delà. De ce point de vue, une enquête orale aurait présenté un intérêt majeur. Le second, plus complexe peut-être, tient au risque, inhérent à toute appréciation historique, de ne pas prendre convenablement en compte le changement extraordinaire intervenu dans la société espagnole entre les deux épisodes historiques que constituent la guerre civile et la transition postfranquiste vers la démocratie. L’oubli de cette donnée historique cruciale a provoqué des jugements trop rapides et a représenté sans doute en son temps l’une des variables omises par nombre d’observateurs en Espagne et à l’étranger. Ces derniers craignaient qu’un conflit puisse se déclencher à nouveau. Ils se sont pourtant clairement trompés.

? Les effets de la mémoire et ses sources

8 Pour aborder ce thème, il n’est pas inutile de se référer à la problématique même de la mémoire historique. En général, on a de grandes chances de se tromper lorsque l’on considère que les effets de l’expérience historique relatifs à la mémoire agissent de manière indifférenciée selon qu’il s’agisse de la mémoire directe ou de la mémoire spontanée des sujets, voire de la mémoire acquise – celle qui se constitue comme mémoire collective [9]. Pour l’Espagne, rappelons avant toute chose qu’en 1975, le pourcentage des individus ayant vécu la guerre civile n’atteignait plus que 30 %. Autre élément à prendre en considération, la nécessité de distinguer entre ceux qui ont vécu la guerre comme combattants dans l’un des deux camps et ceux qui en furent les témoins passifs en raison de leur jeunesse. La mémoire est certainement sélective. En 1975, la génération qui avait vécu la guerre était objectivement la génération précédant celle qui était majoritairement active. Son influence sociale, limitée, pouvait cependant être, dans une certaine mesure, plus importante chez les leaders politiques de l’époque qui représentaient encore cette mémoire vive, quel qu’ait été par ailleurs leur camp. Les secteurs franquistes les plus réfractaires au changement conservaient encore une partie de leurs vieux dirigeants, sans parler des idéologues. Dans le groupe des vaincus de la guerre, les communistes représentaient le mouvement politique se caractérisant par le plus faible renouvellement de ses dirigeants. En revanche, la génération active de la décennie 1970 n’avait pas vécu la guerre. Son « entéléchie générationnelle », pour reprendre les termes de Manheim [10], n’incluait évidemment pas l’expérience de la guerre. Si l’on mesure la mémoire en termes générationnels, force est également de prendre en compte sa dimension sociale et structurelle. Le régime de Franco, difficile à définir, avait en effet imposé une forte socialisation de la mémoire de la guerre civile. Cette mémoire constituait l’ultime et le plus attractif des vecteurs de mobilisation idéologique utilisé pour légitimer le régime.

9 Parallèlement à ce phénomène, une puissante « nouvelle culture politique » s’était cependant développée dès les années 1960. Fort étudiée [11], elle reflétait, sans nul doute, les effets d’une transformation structurelle. Les structures socio-économiques et socioprofessionnelles de l’Espagne avaient profondément changé au cours des années 1960 et 1970 [12]. La guerre civile, facteur clairement marginal, représentait un élément avant tout négatif dans la nouvelle socialisation politique qui était à l’œuvre. La mémoire de cette guerre civile, si décisive dans l’histoire de l’Espagne, est plus ou moins difficile à apprécier et à mesurer après la mort du général Franco selon que l’on cherche à en saisir sa signification sociale globale, sa présence dans les discours politiques – produits par les élites que Paloma Aguilar étudie dans l’ouvrage cité – ou encore son poids dans le comportement politique des citoyens. Ces dimensions de la mémoire sont difficiles à mesurer mais certaines le sont plus que d’autres. Ce qui oblige à les aborder toutes, fût-ce brièvement.

10 Le rôle exemplaire et actif de la mémoire de la guerre civile à la fin du régime franquiste semble indiscutable bien qu’il soit difficile d’apprécier précisément sa dimension opératoire d’un point de vue historique. Il faut ainsi repérer des « strates opérationnelles de la mémoire » en distinguant les leaders politiques et la masse de l’opinion publique, les courants politiques et les différents espaces territoriaux. La perception de la guerre et de sa mémoire dans des territoires comme la Catalogne, l’ouest de l’Espagne, la Castille en particulier, voire l’Andalousie changent parce que la trajectoire historique de ces régions pendant le conflit a été sensiblement différente d’un territoire à l’autre. Nous manquons toutefois d’informations et d’instruments suffisants pour en mesurer les conséquences sur la masse de la population. Nous ignorons en effet si la fixation mémorielle a pour référent la crise des années 1930, le soulèvement militaire et la guerre ou l’idée générale d’un affrontement fratricide et sanglant…

11 Mais la question ici débattue ne saurait se cantonner – du moins, le croyons-nous – à la recherche, à travers des sources et des indicateurs spécifiques, de traces plus ou moins opérationnelles se référant à l’épisode capital que fut la guerre civile. La persistance d’un fait d’importance collective comme la guerre civile dans la mémoire sociale au cours d’un autre moment important – la transition postfranquiste – nous oblige à la saisir comme une entreprise collective. Ce qui pousse à examiner des perspectives plus amples, en multipliant les différents points de vue pour tenter une explication, sinon exhaustive, du moins la plus proche possible des réalités sociales et politiques. L’auteur de ce texte n’entend pas d’ailleurs renoncer à se référer à sa propre expérience [13].

12 D’un point de vue générationnel, la situation était claire : ceux qui ont vécu la transition comme génération active n’avait pas souffert de la guerre civile. Ils ont adopté des postures très différenciées. Les couches les plus formées de la population, spécialement celles qui étaient proches de l’opposition au régime, ne croyaient pas en général à la possibilité d’un retour en arrière. Pour cette raison, les événements qui se déroulèrent le 23 février 1981, constituèrent une surprise. La majeure partie de la population croyait, en général, en un changement qui appliquerait la justice sans compromettre d’aucune façon la réussite du développement socio-économique du pays. Le pouvoir politique qui, de son côté, resta entre les mêmes mains durant tout le processus de transition considérait les choses d’un autre œil ce qui s’explique bien entendu par l’origine politique des détenteurs du pouvoir. On sait que le discours politique sur la guerre civile durant le régime de Franco avait connu une évolution qui se caractérisa par des étapes clairement distinctes, comme l’a souligné Paloma Aguilar. Mais ce discours était devenu plus complexe. Il avait évolué au fur et à mesure que passait le temps, surtout à partir des années 1960, en raison même du changement caractérisant les structures sociales et démographiques du pays, en raison également du renforcement de l’opposition au régime franquiste.

? Le fonctionnement du mythe dans la mémoire

13 Le démantèlement du franquisme s’amorça par une profonde reconversion du mythe de la guerre civile, mythe sur lequel Alberto Reig a récemment consacré un ouvrage remarquable [14]. Ce fut la gauche qui raviva le souvenir du conflit et le besoin de le liquider pour en dégager ses responsabilités. La droite opposait à ce souvenir le désir de revanche présumé des vaincus. La peur associée à la guerre civile existait bien avant l’apparition des nouvelles institutions démocratiques fondées sur celles que la guerre avait détruites c’est-à-dire la démocratie constitutionnelle. Le problème de la mémoire de la guerre civile a donc largement précédé le processus de transition et cette mémoire a tendu de plus en plus à être divergente. La nouvelle conjoncture de référence fut précisément celle de la transition politique, à partir de la disparition de Carrero Blanco (1973). Dans ce contexte, le souvenir de la guerre civile joua un rôle important, difficile pourtant à évaluer avec exactitude car son importance risque d’être biaisée tant par défaut que par excès. Cette période de mutation s’infléchit en 1986, date correspondant au cinquantième anniversaire du début de la guerre qui inaugure un nouveau moment dans cette histoire de la mémoire. Y a-t-il eu, comme on a pu alors le dire avec insistance, une lutte contre la mémoire de la guerre civile ? Manuel Redero souligne assez bien la dimension de « pacte sur le passé » [15] que représente également la transition. Il est clair que le mécanisme de la réforme politique entreprise se fondait entre autres sur un discours de réconciliation des Espagnols. Ce message est important. Que l’on mentionne ou non la guerre civile, il existait au sein du secteur réformiste issu du franquisme, la conscience qu’il fallait une réconciliation, et que cette étape et ce mécanisme s’imposaient pour en finir avec le franquisme. Ce message avait peut-être été dirigé spécifiquement contre l’opposition externe au régime et à l’antifranquisme militant. Ainsi, la rupture comme mode de sortie du régime franquiste, aurait ouvert un processus de non-réconciliation, un processus où serait appliquée la justice historique. Elle aurait été perçue par les réformistes du franquisme comme un processus violent.

14 Pour le sociologue Victor Pérez Díaz, une nouvelle tradition culturelle démocratique a émergé avec la transformation socio-économique des années 1970 et ces traditions ont préparé le terrain à la transition. Cette thèse présente également un intérêt incontestable [16]. À partir d’une perspective sociologique, cet auteur a été le premier à démontrer que le problème de la guerre civile était intimement lié à l’apparition de cette nouvelle culture. La réévaluation ou la réinterprétation de la guerre civile a joué un rôle particulier dans l’invention de cette nouvelle culture démocratique. Les auteurs d’un ouvrage récent sur un personnage de premier plan dans la définition même de la transition, Torcuato Fernández Miranda, ont récemment affirmé avec raison que « la logique de la réforme contenait une vertu politique insurmontable : l’enterrement définitif de la guerre civile et de la tragique tradition des deux Espagne… » [17]. Les tentatives de règlement des grands conflits espagnols durant l’époque contemporaine avaient fréquemment débouché sur des guerres civiles. Seule la transformation de 1975-1982 n’a pas eu pour issue une guerre civile. Dans tous les cas précédents, les changements avaient débouché, tôt ou tard, sur un conflit – ainsi en 1808, 1820, 1833, 1868 et 1931.

15 Pour la problématique qui nous retient, la mémoire de la guerre civile a-t-elle exercé sur le processus de la transition espagnole une forte influence et selon quelles modalités ? Au premier abord et au vu de la causalité multiple de tous les phénomènes sociaux, une réponse affirmative s’impose. Cependant, la question et la réponse commencent à recouvrir plus de pertinence scientifique si on peut mesurer ce degré d’influence et ses effets, a fortiori quand ceux-ci sont réels et intenses. Peut-on dire qu’en 1975 la population espagnole était plus sensée et qu’elle fut donc capable d’éviter un affrontement à cette occasion ? Au fond, la véritable explication tient au fait qu’en 1975, la société espagnole était plus moderne, plus riche et plus à l’aise qu’en 1936. Cette remarque démontre que l’on ne saurait apprécier ce type de phénomène en excluant d’autres variables structurelles. On ne peut pas affirmer tout simplement que la société a appris, car il ne s’agit pas d’une simple question d’apprentissage politique, mais bien d’un profond changement social et, en conséquence, d’une reconversion de la mémoire du passé.

? Mémoire et temps présent

16 Avec quelle hypothèse centrale et selon quels indicateurs peut-on mesurer l’effet de la mémoire historique sur les comportements du présent ? Apprécier le degré d’influence de la mémoire historique sur les comportements présents constitue l’un des grands défis lancés à l’histoire du contemporain. La nature même de la société espagnole offre la base à partir de laquelle il faut entamer toute recherche. Partir des changements sociaux vécus par la société de la fin du franquisme, matrice d’une société nouvelle, s’impose donc. Certains auteurs, Santos Juliá par exemple, ont essayé avec raison d’expliquer le processus de transition en analysant le saut qualitatif opéré par la société espagnole à partir des années 1960 [18]. Ce changement a été irréversible. Pour cette raison, la représentation de la guerre civile durant l’époque de la transition postfranquiste n’a pas pour source exclusive la représentation terrifiante issue de la guerre elle-même – guerre appréhendée comme réalité cruelle, moment fratricide et catastrophique qu’il faut exorciser. Elle découle également d’un autre élément qui, lui, dérive de cette vision « quasi optimiste ». La grande majorité de la société a senti que c’est durant le régime de Franco que l’Espagne a opéré ce bond en terme de bien-être et de qualité de vie. L’idée que la guerre civile et la mémoire d’un supposé échec de la République ont exercé une influence fondamentale sur les comportements politiques durant la transition, reste fort répandue parmi les journalistes, les historiens ou les acteurs. Pour Javier Pradera, la volonté d’éviter la réédition de telles horreurs a joué un rôle décisif dans le déroulement de la transition du franquisme vers la démocratie, voire dans l’échec du coup d’État du 23 février 1981 [19]. Vu l’influence de ce journaliste, le dogmatisme de ce propos éclaire notre discours. Un fait social et politique hautement plausible s’est convertit en un dogme dont on ne peut pourtant pas mesurer la pertinence. Cette idée s’est par conséquent métamorphosée en une affirmation triviale qui, dans une large mesure, se révèle sans fondement. Nombre d’analyses sociologiques portant sur les comportements de la population durant cette période de transition existent. Elles n’interrogent cependant pas cette mémoire en particulier. Rafael López Pintor souligne ainsi la relative autonomie de la sphère politique dans le processus de transition. Il montre que les citoyens ont en général accordé une plus grande attention aux conditions de vie et au bien-être économique qu’au contexte politique. La paix représentait une valeur plus grande que la liberté et la démocratie, le bien-être prévalait sur la justice [20]. Paloma Aguilar va jusqu’à affirmer qu’une enquête similaire portant sur la Seconde République aurait donné des résultats différents compte tenu de la plus grande politisation de la population d’alors. Personne ne peut prouver cette hypothèse. On sait toutefois qu’en période de crise – et tel fut le cas dans les années 1930 et les années 1975-1982 – les citoyens accordent plus d’importance aux conditions de vie qu’à d’autres éléments. Il n’empêche : le degré d’importance accordé à la politique en soi et comme instrument de résolution des problèmes diffère selon les périodes. Il aurait été largement différent entre les années 1930 et les années 1970. Pourtant, en analysant d’un point de vue sociologique les résultats du référendum relatif à la loi pour la Réforme politique (1976), les variables politiques, contemporaines et historiques ont exercé une influence déterminante par rapport aux variables relatives aux structures sociales. « Les élections de 1936, malgré les quarante années qui les séparent du référendum, reflètent un climat politique que l’on peut percevoir encore aujourd’hui » [21], conclut un rapport sur la société espagnole de 1978. Des corrélations ont également été établies entre le vote aux élections de la transition et certaines variables comme les violences de 1936. Les résultats montrent aussi l’existence d’une corrélation significative entre ces phénomènes de violence et le vote pour le PSOE, la corrélation jouant plus faiblement pour le vote PCE et Alianza Popular, négativement enfin pour le vote en faveur de l’UCD [22].

17 Le rapport FOESSA de 1975 montre également l’intérêt majoritaire que les Espagnols ont porté à la participation et à la représentation politique, phénomène nouveau par rapport aux résultats de 1970. Peut-être cette tendance tenait-elle aux développements politiques en cours. Les Espagnols sentaient bien le décalage entre le développement socio-économique et l’immobilisme politique du dernier franquisme. Mais personne ne s’attendait à un changement révolutionnaire. Les citoyens montraient leur faible connaissance et de la vie, et des partis politiques. Sur l’échelle gauche-droite – de 1 (extrême gauche) à 10 (extrême droite) –, la population espagnole se situait à un niveau moyen de 5,64, très à droite en apparence. Mais ce résultat se révélait somme toute similaire à la position des populations belge et allemande (les Français se situant à 5,05, les Italiens à 4,69). Dans le détail, ces données mettent en lumière le profil centriste de l’opinion publique espagnole.

18 La corrélation entre les résultats des élections de 1936 et ceux de la transition démocratique attirent également l’attention par leur signification [23]. L’existence même de cette corrélation prouve selon nous – et malgré les apparences – la faible influence jouée par la mémoire historique de la guerre civile sur le vote des citoyens durant la transition. Ces derniers – en tout cas pour ceux qui l’avaient déjà fait – votent de nouveau pour l’option politique qu’ils avaient choisie dans les années 1930, avant la guerre ! Aucune autre conclusion ne nous semble possible. Force est de préciser toutefois que la variable historique n’a pas la même influence selon qu’il s’agisse du vote pour UCD (Union du centre démocratique) ou pour le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol). Celle-ci se révèle beaucoup plus déterminante dans le cas de l’UCD, comme si la variable historique se révélait plus forte dans le vote de droite. Voilà qui tend à rendre malgré tout pertinente la thèse de l’influence de la mémoire de la guerre civile. Mais ce vote centriste se trouve également lié aux structures sociales. Une mono-explication ne permet pas d’en rendre compte. Dans le cas du vote pour le PCE, un fort lien unissait les antécédents historiques et les comportements électoraux de 1977. De sorte qu’en définitive, l’influence de ces antécédents historiques dans les élections de 1977 relève d’une explication très complexe et très différente selon les options politiques considérées. Le vote pour AP (Alianza Popular), par exemple, semble plus renvoyer à des facteurs exogènes que le vote pour le PSOE ou pour le PCE. Le rapport FOESSA le signale clairement : « le passé historique explique en partie les récents comportements électoraux des Espagnols… » [24]

? Mémoire directe, discours de la mémoire

19 L’hypothèse ici défendue est, croyons-nous, plus subtile et plus nuancée que celles qui sont généralement présentées. Elle se fonde sur l’affirmation suivante : plus que la mémoire active de la guerre civile de 1936-1939, connue par une petite partie de la population, ce fut un type de discours – et non un type de mémoire – qui fut réellement opératoire ou important pendant la transition. Ce discours faisait de la guerre civile comme événement type la seule alternative à l’intelligibilité de la « transition » comme « réforme » des institutions existantes. La mémoire de la guerre civile a été dans une large mesure un stratagème placé au service des attentes des secteurs réformistes et de leur discours. Elle a représenté une idée selon laquelle le processus de transition se réalisait sous la menace ou la crainte d’une guerre civile, plus qu’un souvenir de la mémoire de la véritable guerre civile de 1936-1939. Autrement dit, c’est parce que dans le passé, on savait que les Espagnols avaient été capables de s’opposer en de terribles confrontations armées que l’on mobilisait ce souvenir. Et c’est ce souvenir qui constituait la menace d’une guerre civile plus que la véritable possibilité d’une nouvelle guerre. Type même de mémoire que le régime de Franco s’était obstiné à maintenir, à savoir une mémoire opératoire à visée politique.

20 Le point de référence de ce que l’on voulait obtenir par la réforme fut toujours nécessairement la première et la dernière démocratie qui avait existé en Espagne jusqu’à celle des années 1930. Vu que 70 % de la population en 1975-1976 n’avait pas vécu la guerre civile, il était en vérité peu efficace de récupérer l’image de cette guerre comme possibilité de répétition des événements. Ce phénomène ne tient pas au fait que la population ait vu des similitudes entre les années 1930 et les années 1960 et, qu’à ces ressemblances le souvenir de la guerre civile puisse être associée. Il s’agissait plutôt de l’idée que la résistance du régime franquiste puisse entraîner une guerre civile. Les mêmes textes qui peuvent montrer la présence de la guerre civile dans la mémoire collective servent également à montrer que le risque plus général d’un affrontement violent – élément clef de la question – représentait le vrai facteur pour expliquer l’attitude prudente de la population.

21 Dans la conjoncture de la transition, on a pu observer de façon croissante des manifestations de violence sous la forme du terrorisme [25]. Cette réalité a-t-elle également contribué à nuancer et à conditionner la présence active de la mémoire historique dans le jeu politique de cette période ? En réalité, les travaux qui existent sur cette question nous montrent les aspects quantitatifs, politiques et symboliques de ce processus mais restent discrets sur l’influence sociale exercée sur les comportements collectifs, influences qui auraient pu se traduire par des choix politiques. Depuis l’assassinat des avocats, spécialistes du droit du travail, en janvier 1977 jusqu’à la tentative de coup d’État du 23 février 1981, les manifestations de terrorisme politique ont suscité des réactions en faveur d’une transition pacifique. Mais, ces réactions ne semblent pas être directement reliées à des mémoires historiques particulières. « Modération et peur sont les nourrices de la liberté », observe Rafael López Pintor face aux actions de violence qui se sont déroulées entre 1968 et 1979 [26].

22 D’une façon générale, la guerre civile représente une thématique particulièrement présente dans deux types de discours politiques : celui du noyau dur du franquisme radical d’une part, celui de la gauche héritière de la guerre d’autre part. Dans ce dernier cas, le souvenir de la guerre est d’autant plus mobilisé que ces groupes se situent à l’extrême gauche, ce qui s’explique par l’identification de la guerre à une guerre révolutionnaire. Au sein d’Alianza Popular, le discours est en revanche ambivalent. Il évoque à la fois le caractère exemplaire du soulèvement militaire – « inévitable » – contre la République et ayant apporté ultérieurement le bien-être social mais pointe l’obsession de la revanche que manifestent les vaincus. L’intelligentsia du Parti communiste d’Espagne et du reste de la gauche se caractérise par une attitude spécifique. Elle souhaitait, plus que celle du franquisme, régler son compte avec le passé [27]. L’analyse du comportement des groupes de gauche oblige cependant à distinguer les groupes qui finirent par accepter la voie parlementaire et la négociation (le PCE et ensuite le Parti des travailleurs espagnols, l’Organisation révolutionnaire des travailleurs) de ceux qui se maintinrent en marge de cette voie durant tout le processus (Parti communiste révolutionnaire, Parti communiste marxiste-léniniste, etc.). La similitude entre la situation de la préguerre civile et celle de la transition était revendiquée principalement par l’extrême gauche et l’extrême droite. La coalition UCD et le PSOE, les forces qui postérieurement occuperaient le centre, le PCE développèrent un discours plus subtil. Pour eux primait la nécessité de surmonter les risques et les problèmes plus généraux de confrontation entre les Espagnols.

23 Cette nuance n’est pas sans intérêt. De fait, nombre de personnes n’écartaient pas la possibilité d’un grand « règlement de comptes » lié à la guerre civile [28]. La droite éprouvait quelques craintes sur ce point, supposant que l’esprit de revanche était fortement ancré dans l’esprit des vaincus et de leurs descendants familiaux ou idéologiques. Cette situation pouvait caractériser le PCE dont l’image, fortement liée à la guerre civile, marquait l’identité de ses dirigeants historiques encore actifs. Dans ses mémoires, Santiago Carrillo, secrétaire général du PCE, évoquait la guerre civile dans des termes habituels chez ce leader communiste : fascisme, répression, sang, etc. Il affirmait : « Encore aujourd’hui, après les nombreuses années écoulées, la mémoire historique de cette leçon de l’histoire continue d’opérer dans la vie politique. » Mais, Carrillo concevait cette influence d’une manière particulière : « Certains amis étrangers (…) ont opposé la réaction portugaise face au coup d’État de Spinola (…) à l’attitude passive du peuple espagnol la nuit du 23 février 1981. Et nous devons reconnaître que ce fut une nuit d’angoisse l’oreille collée aux transistors, mais, en même temps, une nuit de passivité » [29].

24 Parmi les dirigeants politiques qui contribuèrent à la transition, certains avaient vécu la guerre civile, d’autres non. Nous croyons que cette nuance revêt une grande importance lorsque l’on étudie l’image que les citoyens avaient de ces personnalités car des phénomènes de « solidarité intra-générationnelle » jouaient. La dynamique politique de la transition ne peut se comprendre sans cette particularité de la relève générationnelle. L’absence de celle-ci à la tête du PCE ne passa pas inaperçue. Le lendemain de sa légalisation, le 9 avril 1977, le quotidien El País affirmait : « le PCE doit être conscient qu’il représente l’une des rares formations politiques qui se présentent aux urnes avec des dirigeants et des cadres qui furent des acteurs de la guerre civile. » On supposait alors que ce constat susciterait le rejet de la population.

? Conclusions

25 Quelle conclusion – au moins provisoire – tirer de ces réflexions ? Il demeure difficile d’établir et encore plus de mesurer à quel degré et sous quelles formes la mémoire de la guerre civile a conditionné le comportement politique des masses durant les années centrales de la transition et de la consolidation démocratiques. Il est plus facile d’observer que la persistance de cette mémoire jusqu’à aujourd’hui s’est, dans une large mesure, diluée. Nous manquons d’enquêtes directes réalisées à l’époque sur ce sujet et le travail demeure difficile à entreprendre. Les indicateurs existants montrent toutefois que la crainte que la fin du franquisme puisse se traduire par une répétition du passé fut présente jusqu’à une date avancée. Cependant, force est de préciser que le lien entre ce phénomène et une mémoire « locale » de la guerre civile comme fait historique concret reste très diffus. En fait, il s’agissait plus d’une préoccupation face à la réaction des « pouvoirs factieux » – l’armée notamment – et à la crainte d’une revanche des victimes du régime antérieur. Ce sont ces éléments qui généraient avant tout des préoccupations. Mais, s’il est difficile de se forger une idée sur la mémoire de la population, il l’est moins d’étudier les discours politiques et leur support le plus visible, la presse. La polémique sur la signification de la guerre civile et son influence n’a cessé de se développer jusqu’à aujourd’hui. On peut même affirmer qu’à l’occasion du soixantième anniversaire (1996), elle s’est renforcée. À cette époque, l’arrivée au pouvoir de la droite entretient sans doute un rapport subliminal avec ce phénomène. Lors du cinquantenaire (1986), des positions intéressantes avaient d’ores et déjà été exposées. Juan Luis Cebrián avait évoqué une façon de percevoir la guerre à partir d’une « nouvelle culture politique » dans les publications d’une série de documents sur la question. Dix années plus tard, en 1996, un parti nettement situé à droite, le Parti populaire, accédait au pouvoir. Représentant une « nouvelle droite » moins directement reliée au régime antérieur et à la mémoire de la guerre, il développait des arguments que l’on pensait définitivement oubliés, y compris à propos de la justification de la guerre, ainsi qu’une littérature défendant la thèse des deux Espagne en lutte et dans laquelle la légitimité se situait dans le camp des insurgés [30]. À la lumière de cette nouvelle culture politique évoquée en 1986 et qui me semble la seule position acceptable, il n’est pas tout à fait juste d’affirmer, comme l’a dit Walther Bernecker au sujet de la perception sociale de la guerre civile existant dans la société, que l’on est seulement passé de la différence à l’indifférence. La perte d’intérêt direct que manifestent les citoyens sur la question représente un phénomène absolument normal mais elle est plus difficile à comprendre pour des personnes qui, comme moi, appartenions à la génération active durant la transition. Parmi les trois générations confluentes, c’est celle qui est active aujourd’hui – elle était alors la plus jeune – qui avait naturellement le moins conscience du passé. Dans les années 1930, on ne parlait pas de la guerre carliste qui s’était déroulée soixante ans auparavant, même si un débat politique et intellectuel portait sur ce sujet. Ce qui est indéniable en définitive, c’est que la mémoire de la guerre civile, étroitement liée à celle du régime à laquelle elle donna postérieurement lieu, a exercé une influence décisive sur le processus de sortie du régime franquiste. En général cependant, d’autres éléments, toujours liés au profond changement social intervenu au cours des deux décennies antérieures, ne sont pas pris en compte alors qu’ils nuancent en grande partie cette influence sur les comportements de la population espagnole. L’un de ces éléments est que la sortie du régime sous la forme d’une transition impliquait en soi un « pacte sur le passé », comme on l’a dit antérieurement. Ce principe implique une forme spécifique de gestion de la mémoire sous une forme inversée ou négative : l’imposition de l’oubli. Un second élément conditionnant est le fait évident que cette forme de sortie fut conçue, imposée et menée à terme par cette fraction de la génération des années 1960 qui provenait du franquisme. La volonté de ne pas considérer les effets de la guerre comme l’interdiction de réaliser des « règlements de compte » – on aspirait plutôt à un pacte – figuraient parmi les conditions de réalisation de la transition. La mémoire joua un rôle certain mais elle fut « gérée » par ceux qui dirigèrent le processus de transition et ce, avec l’accord majoritaire de la population. On peut ainsi dire que la mémoire joua un rôle de « couche sémantique », de « cadre symbolique coercitif » qui définit et imposa ce qui ne pouvait pas se reproduire. Pour conforter cette hypothèse, si le comportement des dirigeants et des gouvernants est relativement facile à analyser, celui de la population, des citoyens, des électeurs ou des promoteurs d’une profonde mobilisation l’est beaucoup moins.

26 En définitive, on peut proposer comme hypothèse que l’effet de cette mémoire ne fut pas direct – personne n’a voté pour ou contre la guerre civile… – mais que celle-ci, sans constituer un événement possible et menaçant, agit comme une réserve ou un frein sémantique, plus ou moins conscient et explicite, qui accordait plutôt au passé une valeur exemplaire de leçon. La mémoire de la guerre et du régime franquiste a continué d’agir, bien que ce soit une mémoire qui se soit transformée chaque jour. Durant les années 1980, sous un gouvernement socialiste aussi intimement lié à la mémoire de la guerre, on vit se développer de façon intense une culture de la réconciliation. L’esprit avec lequel on a vécu le cinquantenaire du début du conflit en fut la meilleure preuve : « Personne ne gagne une guerre civile » affirma à l’époque un historien de la taille de Manuel Tuñon de Lara, dont les engagements politiques à gauche lui avaient valu l’exil. Mais cette réconciliation socialement assumée et aux effets politiques évidents n’a pas toujours été aussi bien acceptée parmi les élites intellectuelles espagnoles. Durant les années 1990, un retour du débat idéologique se produisit. À travers la position de sa hiérarchie, l’Église catholique espagnole a refusé systématiquement de reconnaître toute responsabilité dans les faits incriminés, qu’il s’agisse de la guerre ou du régime franquiste et a développé de façon unilatérale une culture de « victime ». Le gouvernement de la droite rénovée a également refusé de faire toute déclaration politique impliquant la reconnaissance de l’illégalité et de l’illégitimité du soulèvement antirépublicain de 1936 comme le proposait la gauche au sein du Parlement espagnol. Sur le plan idéologique, les traces de la guerre civile demeurent ainsi pérennes. Le sentiment que la transition a imposé une forme injuste d’oubli du passé persiste. Mais force est de reconnaître aussi que toute autre forme de résolution de ce conflit sur l’interprétation du passé qui ne regarde pas vers l’avenir a un coût plus élevé que l’oubli. L’Histoire est ce qu’elle est et elle n’est pas toujours juste.

27 ?

Notes

  • [1]
    Une version différente de cet article a été présentée sous la forme d’un court essai en 1996, dans un séminaire de l’université d’Augsburg en République Fédérale d’Allemagne, organisé par l’ISLA (Institut für Spanien und Lateinamerikastudien). Ce séminaire, organisé par Walther Bernecker, compta avec la présence de collègues espagnols et allemands. Le format de publication des conférences, offset d’édition non vénale fit que sa diffusion fut limitée (voir Julio Aróstegui, « La memoria de la guerra civil en la sociedad española de la transición » dans Walther L. Bernecker (dir.), De la guerra civil a la transición : memoria histórica, cambio de valores y conciencia colectiva, table ronde, Neue Folge, Augsbourg, ISLA, nº 9, 1997). L’article ici présenté reprend quelques unes des principales idées exposées dans ce séminaire. Certaines interprétations et certains jugements trop catégoriques ou polémiques ont toutefois été reformulés et de nouvelles références ont été ajoutées. Le champ de réflexion a été étendu et de nouvelles références (thèses, opinions d’autres auteurs sur l’Espagne de la post-transition) incorporées. Quelques appréciations ont été relativisées par l’auteur en raison de la difficulté à démontrer la validité empirique de certaines hypothèses.
  • [2]
    Sous le terme « première démocratie », on désigne habituellement la Seconde République. On peut cependant affirmer que la première expérience réelle de régime démocratique en Espagne eut lieu durant la période 1868-1874 (la période dite du « Sexenio revolucionario ») au cours de laquelle fut instaurée une République démocratique, la première République espagnole, entre 1873-1874. Cette période fut cependant si brève et si chaotique que l’on peut affirmer qu’il ne s’agit alors que d’un projet de démocratie qui ne put s’exprimer et s’implanter pleinement.
  • [3]
    Nous renvoyons au livre pionnier de Paloma Aguilar Fernández, Memoria y olvido de la guerra civil española, Madrid, Alianza Editorial, 1996. Il faut également faire référence aux travaux de Alberto Reig, Memoria de la guerra civil. Los mitos de la tribu, Madrid, Alianza Editorial, 1999. Consulter également A. Reig, « Memoria viva y memoria olvidada de la guerra civil », Sistema (Madrid), 136, 1997, p. 27-42, excellent article où cet auteur analyse la persistance d’attitudes manichéennes fortement enracinées dans la mémoire. Ma propre contribution sur le sujet a été signalée dans la première note.
  • [4]
    À cette époque, le Parlement avait été dissout et les premières élections législatives sous mandat socialiste convoquées.
  • [5]
    Ce communiqué fut publié dans toute la presse et, en particulier, dans le quotidien El País (d’où a été tirée cette citation) qui, à cette époque, était proche du gouvernement socialiste.
  • [6]
    Cf. José Vidal Beneyto, Diario de una ocasión perdida. Materiales para un Principio, Barcelone, Editorial Kairós, 1981, p. 33. José Vidal Beneyto fut durant les années 1980 une des plumes les plus critiques depuis des positions de gauche sur le processus de transition politique espagnol.
  • [7]
    Voir Paloma Aguilar Fernandez, Memoria y olvido…, op. cit., p. 21.
  • [8]
    J’ai moi-même écrit quelques commentaires sur la peur de la résurrection du fantôme de la guerre civile dans l’article « Memoria de la guerra, sin miedo a la libertad » (Canelobre, (Alicante), 7-8, 1986, p. 7-16).
  • [9]
    La littérature sur la mémoire est abondante. Signalons pour première lecture quelques œuvres classiques comme celle de Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan, 1925 (Mouton, 1975) et Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, PUF, 1968 (œuvre posthume). Voir également le numéro « Memoria e Historia » de la revue Ayer, Madrid, 32, 1998 où se trouvent des collaborations de Pierre Nora et Gérard Namer, entre autres. Voir enfin une approche issue de la psychologie sociale proposée par José María Ruiz-Vargas, Las claves de la memoria, Madrid, Trotta, 1997.
  • [10]
    Cf. Karl Mannheim, « Der Problem der generationen », Kölner Vierteljahresshefte für Soziologie, VII (2), 1928, p. 157-185, et VII (3), p. 309-330. Des éditions postérieures en différentes langues ont été ensuite publiées. La traduction espagnole fut tardive : Karl Manheim, « El problema de las generaciones », Revista Española de Investigaciones Sociológicas, Madrid, 1993, 62, p. 193-242. L’entéléchie correspond à l’expression de leur expérience propre et du monde que manifeste un ensemble générationnel.
  • [11]
    Voir, par exemple, Victor Pérez Diaz, La primacía de la sociedad civil, Madrid, Alianza Editorial 1994, notamment son chapitre I.
  • [12]
    Sur cette question, consulter l’ouvrage dirigé par Jesús M. De Miguel, Estructura y cambio social en España, Madrid, Alianza Editorial, 1998. Il s’agit d’une analyse commentée de différentes enquêtes sociologiques réalisées depuis les années 1960.
  • [13]
    On est là en présence des implications de l’histoire du temps présent comme activité historiographique.
  • [14]
    Cf. Alberto Reig, Memoria de la guerra civil, op. cit.
  • [15]
    Voir la compilation complète où cet auteur a écrit une contribution, Manuel Redero Sanromán (dir.), « La transición a la democracia en España », Ayer (Madrid), 15, 1996.
  • [16]
    Outre l’œuvre déjà citée, voir également Victor Pérez Díaz, El retorno de la sociedad civil, Madrid, Instituto de Estudios Económicos, 1987.
  • [17]
    Voir Pilar Fernández-Miranda Lozana et Alfonso Fernández-Miranda Campoamor, Lo que el Rey me ha pedido. Torcuato Fernández Miranda y la reforma política, Barcelone, Plaza y Janés, 1995.
  • [18]
    Voir sa contribution dans Manuel Tuñon de Lara (dir.), Historia de España, vol. X**, Transición y Democracia, Barcelone, Labor, 1992. Lui même avait dit antérieurement que la différence entre les années 1930 et ce qui arriva ensuite est claire et déterminante. Et voir également Santos Juliá et José Carlos Mainer, El aprendizaje de la libertad. 1973-1986, Madrid, Alianza Editorial, 2000, ainsi que son article « Postfranquisme ou société démocratique ? Retour sur une interprétation » dans cette revue.
  • [19]
    Voir El País, 17 juillet 1996, « Los escarmientos de la memoria ». Javier Pradera utilise une certaine démagogie en appliquant ce cas à celui du problème basque actuel.
  • [20]
    Cf. Rafael López Pintor, La opinión política española : del franquismo a la democracia, Madrid, CIS, 1982, p. 15 et suiv.
  • [21]
    Cf. FOESSA, Informe sobre la situación social de España, actualización de 1978, Madrid, Euramérica, 1978. Cette étude établit une corrélation multiple entre participation, vote d’affirmation politique et pourcentage de votes a la CEDA en 1936, p. 716.
  • [22]
    Ibid., p. 716.
  • [23]
    Ibid., p. 716 et suiv.
  • [24]
    Ibid., p. 730.
  • [25]
    Se référer, entre autres, à Fernando Reinares-Nestares (dir.), Terrorismo y sociedad democrática, Madrid, Akal, 1982 ; José Luis Piñuel, El terrorismo en la transición española, Madrid, Fundamentos, 1986 ; Fernando Reinares, « Dittatura, Democratizzazione e terrorissmo : il caso spagnolo », dans Raimondo Catanzaro (ed), La politica della violenza, Bologne, Il Mulino, 1990, p. 117 et suiv. ; Julio Aróstegui, Eduardo G. Calleja et Sandra Souto, « La violencia política en la España del siglo XX », Cuadernos de Historia Contemporánea, Madrid, Université Complutense, 22, 2000.
  • [26]
    Rafael López Pintor, La opinión política española…, op. cit., p. 59.
  • [27]
    Voir Consuelo Laiz, La Lucha Final : los partidos de la izquierda radical durante la transición española, Madrid, Los libros de la catarata, 1995.
  • [28]
    Une anecdote personnelle illustre parfaitement la généralisation de ce sentiment. Au cours du printemps 1976, Manuel Fernández Cuadrado et moi-même travaillions au sein de l’Archivo General de Navarra sur le fichier des combattants carlistes durant la guerre civile afin de réaliser des études quantitatives. Nous dûmes vaincre toute une série de réticences des responsables de ces archives craignant que les noms de ces combattants qui luttèrent aux côtés de Franco durant la guerre ne fussent dévoilés publiquement. Ils n’étaient pas sûrs que cela ne leur porte pas préjudice sur le moment.
  • [29]
    Cf. Santiago Carrillo, Memoria de la transición, Barcelone, Grijalbo, 1983, p. 20.
  • [30]
    C’est un de mes commentaires dans « La guerra de Don Ricardo y otras guerras », Hispania, 196, LVII/2, 1997. Don Ricardo est en fait Ricardo de la Cierva, un des principaux producteurs avec Jiménez Losantos de ce type de littérature pseudo-historique.
  • [*]
    Professeur d’histoire contemporaine à l’université Complutense de Madrid, Julio Arostegui a coordonné le colloque « Historia y memoria de la guerra civil » (Salamanque, 1986) publié en 1988. Il s’efforce de développer depuis plusieurs années l’histoire du temps présent, au sens où l’école française l’entend.
    [Traduction de Erwan Basnier]
Français

Résumé

Comment mesurer les effets de la mémoire sur les comportements politiques et sociaux ? L’Espagne de la transition démocratique offre un terrain privilégié, mais difficile, pour répondre à cette question. Julio Aróstegui montre que la mémoire de la guerre civile espagnole précède la question de la transition politique. Largement instrumentalisée par le franquisme, la guerre civile a continué d’être présentée comme un spectre ou une menace latente. L’utilisation de ce type d’argumentation pendant la transition a servi l’opinion réformiste mise en œuvre par le gouvernement Suárez et à permis de déconsidérer les propositions radicales de rupture. Aussi l’historien propose-t-il de relire cette question de la mémoire selon les variables politiques tant du franquisme que de la transition démocratique.

Julio Aróstegui [*]
  • [*]
    Professeur d’histoire contemporaine à l’université Complutense de Madrid, Julio Arostegui a coordonné le colloque « Historia y memoria de la guerra civil » (Salamanque, 1986) publié en 1988. Il s’efforce de développer depuis plusieurs années l’histoire du temps présent, au sens où l’école française l’entend.
    [Traduction de Erwan Basnier]
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2005
https://doi.org/10.3917/ving.074.0031
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