CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nous vivons une époque curieuse à plus d’un titre : tous les superlatifs semblent pouvoir s’appliquer à ce début de xxie siècle qui n’a rien de commun, dans l’histoire des hommes, avec les temps qui ont précédé. Le temps lui-même fait débat, dans une société mondialisée qui veut aller toujours plus loin et plus vite. Il n’est pas exagéré de parler de l’obsession de notre époque à vouloir aller au plus vite et au plus court entre deux points. C’est vrai des routes et de la circulation, c’est vrai de l’action, au nom de l’efficacité : relier deux points sans en passer par les étapes intermédiaires et surtout sans jamais remettre en cause cette idée même de vitesse efficace, donc utile. Or, selon nous, l’élaboration de l’action (qu’il s’agisse de celle du soignant, de l’éducateur, de l’homme politique) a besoin d’un temps, et pas n’importe quel temps : celui qui se laisse habiter, celui qui dit tout à la fois le passé, le présent et le futur de ce territoire situé entre deux points A et B, ce temps habité qui permet authentiquement de relier A et B, et non de les juxtaposer ou de les mettre en concurrence.

2Il existe dans le Pas-de-Calais, terre de mémoire par excellence, un lieu extraordinaire (au sens étymologique : qui nous sort de l’ordinaire), historique et mythologique : c’est le parc des Ducs de Bourgogne, en particulier du dernier des grands ducs d’Occident, Philippe le Bon, l’homme de la Toison d’or. Ce parc, aujourd’hui disparu (et sur les vestiges duquel est construit le village de Le Parcq), fut construit sur quatre siècles, à partir du xie siècle. Avant d’atteindre à la magnificence que lui reconnurent les théologiens médiévaux (qui pensèrent à un moment que le jardin d’Éden de la création se trouvait là), le parc des Ducs de Bourgogne eut une maturation lente : c’est une évidence, on ne construit pas un jardin à la vitesse et au temps de l’homme. Mais si les mots « jardin » et « vitesse » ne se rencontrent pas, ce n’est pas uniquement et pas d’abord à cause de la croissance lente de l’élément végétal : c’est parce que le jardin a besoin d’un temps habité pour se développer.

3Le temps habité est ce que notre langue française, trop proche du grec et du latin, rend si mal. Le temps habité, c’est celui qui dit à la fois le passé, le présent et le futur, dans un même mot qui va faire la synthèse des différents rythmes, des différentes respirations. Le temps habité, il se décline bien en hébreu ou en arabe, deux langues du mouvement même de la vie, comme la calligraphie qui les représente. Le merveilleux parc des Ducs de Bourgogne fut un endroit hors du temps, justement parce qu’il s’élabora dans la durée, dans l’addition des différents temps qui rythmèrent sa respiration. Ainsi, ce parc eut-il une inspiration arabe (les comtes de Flandres, puis d’Artois et enfin les princes bourguignons avaient exploré le monde arabe), sicilienne, flamande et enfin bourguignonne. Couvert d’arbres exotiques, d’essences rares, peuplé d’animaux mystérieux pour l’époque, l’endroit subit les aléas de l’histoire et les outrages des guerres successives. Détruit par les armées de Charles Quint, occupé par son fils Philippe, roi d’Espagne, et ses sujets, le jardin d’Éden est devenu un paisible village d’Artois, adossé à des ruines, celles d’un château et d’une autre vie.

4L’endroit est-il mort pour autant quand le canon eut raison de la muraille de pierre qui entourait le parc ? Non, un village s’est bâti sur un temps cataclysmique, celui de la destruction du lieu de plaisir de Philippe Le Bon, puis s’est développé sur un temps méditerranéen, celui de ses premiers occupants, espagnols, pour enfin trouver son rythme de croisière, celui de la terre grasse et des ciels bas, si bien décrits par Georges Bernanos. Autrement dit, il n’y eut jamais de rupture avec les temps anciens, avec les temps oubliés. L’homme d’ici et maintenant est aussi un homme de là-bas et d’avant, l’homme qui respire la terre aujourd’hui n’est que le descendant actuel de ce prince qui parcourait l’endroit à cheval. Il pourrait en être ainsi aussi de ses enfants et de ses petits-enfants.

5Il n’est pas certain cependant que le village et ses habitants survivront à l’accélération de l’histoire. Pour la première fois de son évolution en effet, l’homme est confronté à une remise en cause radicale de l’espace et du temps qui le structurent. Cette contestation de l’espace-temps concerne toutes les activités humaines et affecte en premier lieu le politique qui est devenu une chronopolitique. Tout se passe aujourd’hui comme s’il y avait une séparation des pouvoirs entre l’action et le temps – le temps qui, jusque-là, la préparait et la déterminait. L’homme politique du xxie siècle accélère, il est dans l’action, et l’apanage du pouvoir, son attribut le plus visible, devient la vitesse : le président de la République ne marche plus, il court ! Agir, ce serait donc agir vite, se passer du temps, non comme une privation mais comme une véritable libération.

6Il s’agirait donc moins aujourd’hui d’habiter le temps, d’habiter de multiples temps qui structurent, à la manière d’une colonne vertébrale, l’ossature d’une histoire collective, que de traverser, le plus vite possible, des territoires devenus simples fils conducteurs, fibres optiques, entre un point de départ A et un point d’arrivée, toujours provisoire, B. Le village de Le Parcq, et ses 800 habitants, est aujourd’hui menacé d’éventration par une deux fois deux voies routières, qui permettrait d’aller toujours plus vite entre la ville (les grandes métropoles du Nord) et le littoral, donc la plage. Deux conceptions politiques s’affrontent ici : d’un côté, l’élu, homme d’actions immédiates, homme de progrès (forcément) ; de l’autre, le citoyen, inscrit dans l’histoire de cette terre et conscient de sa généalogie, collective et individuelle, ainsi que de la réflexion à conduire sur l’idée même d’intérêt général qui précède et détermine la notion de progrès. Ce que l’homme politique ne comprend pas (il aura donc toujours besoin de penseurs !), c’est que cette notion de village-fil conducteur trouve rapidement sa limite lorsque le point B est atteint. La vitesse trouve toujours son point d’arrêt et le temps revient en boomerang comme un invité surprise. Sur les plages, les vestiges du mur de l’Atlantique, tels que les décrit Paul Virilio [1] : qu’ils soient réels ou imaginaires, emprunter des fils conducteurs de plus en plus rapides, c’est forcément heurter de plus en plus durement les bunkers de notre pensée insuffisante et finie. Revient alors, souvent trop tard, après le désastre, la question la plus essentielle : et si nous avions réellement pensé l’action à entreprendre, en serions-nous là aujourd’hui ?

7Si la vitesse est le principal attribut du pouvoir aujourd’hui, rien ne garantit qu’elle est une valeur sûre, car rien ne permet de garantir qu’elle est une valeur-refuge. Est-elle en effet encore maîtrisable par le cerveau humain ? Le cyberespace se construit sous nos yeux à la vitesse de calculs d’algorithmes de plus en plus complexes. L’organisation de ce cyberespace permet la planification stratégique du pouvoir de la vitesse, ainsi l’attaque des virus informatiques provoque-t-elle des changements quasiment instantanés. Le temps instantané devient le temps réel et cette accélération n’est plus accessible à la connaissance, donc à la maîtrise, humaine. La vitesse va plus vite que l’Homme et se retourne contre lui : l’automatisation des marchés financiers fait passer l’économie (lente) à l’ère de la finance, instantanée, et la complexité impose un degré d’abstraction toujours plus grand. Le piège de la vitesse se referme sur l’homme d’action : la vitesse devient facteur d’incarcération, d’incarcération dans le monde. La vitesse devient précipitation et la vision du monde plus panoptique que jamais.

8La physique nous apprend que le temps n’a pas de vitesse, que celle-ci est la dérivée du temps. Le temps ne s’accélère donc pas, mais c’est ce qui se passe dans l’intervalle de temps qui s’accélère. Le temps est ainsi découpé en tranches de plus en plus fines : à la seconde a succédé la nanoseconde et la picoseconde. C’est dans ces intervalles, sous le seuil de perception humaine, que se construit la victoire du champion du monde du 100 mètres : le dernier de la finale apparaît au spectateur comme franchissant la ligne d’arrivée en même temps que le vainqueur !
Faut-il pour autant penser, avec Daniel Halévy et son Essai sur l’accélération de l’histoire[2], écrit en 1948, que l’inéluctable est devant nous ? Certes, le blues a été remplacé par le jazz, et ce dernier par le rock ; certes, la patience a fait place à « l’impatience générationnelle » (Paul Virilio) et la photo numérique a supplanté les tirages argentiques ; certes, le xxe siècle nous apparaît pour toutes ces raisons, et pour bien d’autres encore, être un siècle totalement dépassé et obsolète, mais il nous ouvre aussi à la possibilité d’un autre monde qui reste totalement à inventer, associant étroitement vitesse et contexte. L’homme pensant, promeneur solitaire, adversaire de la vitesse, a encore un avenir, comme l’œuvre d’art a encore son rôle à jouer dans un monde de copies. De même que l’original (l’œuvre d’art) impose la durée et le lien social à son admirateur comme à son contempteur, alors que la copie se fait lithographie ou photocopie, c’est-à-dire éloge de l’instantané, l’homme pensant peut rester ou redevenir le déterminant essentiel de la prise de décision.
Oui, l’homme pensant est encore de saison, mais à la condition que notre monde retrouve les chemins d’une véritable cohésion sociale, fondée sur une communauté d’intérêts bien plus que sur une communauté d’émotions, véritable pandémie grippale qui mondialise pour le pire nos affects en temps réel et fait office de raisonnement. C’est grâce à l’homme pensant que nous échapperons à la globalité enivrante, mais dangereuse, car elle finirait par se refermer sur nous comme un piège mortel (souvenons-nous du poème de Parménide et de la menace de la belle totalité finie que représente la bulle). L’homme pensant est à la communauté des hommes, et aux décideurs en particulier, ce que le ressort d’échappement est au mécanisme de la montre : c’est lui qui permet d’éviter le temps accidentel, ce temps inhabitable en rupture avec la durée.

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« Concluons donc hardiment […]
Voilà mon système, ou plutôt la vérité si je ne me trompe fort. Elle est courte et simple.
Dispute à présent qui voudra ! »
Julien Offroy de La Mettrie, 1709-1751 (disputant, un siècle plus tard, avec Descartes, dans L’Homme-machine, 1748).

Notes

  • [1]
    Paul Virilio : penser la vitesse, film de Stéphane Paoli, Arte éditions, 2008.
  • [2]
    D. Halévy (1948), Essai sur l’accélération de l’histoire, Paris, éditions De Fallois, 2001.
Bernard-Marie Dupont
Professeur de médecine,
professeur de bioéthique
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/vst.104.0082
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