CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Mise à la porte de la formation au nom de sa prétendue non-utilité dans l’exercice du métier d’éducateur, la philosophie revient aussitôt par la fenêtre, ne serait-ce que par la question du « pourquoi ? ». Pourquoi être éducateur ? Pourquoi s’occuper de cet autre-là ?

2La philosophie dans la formation des travailleurs sociaux occupe une place parfaitement paradoxale. Nombreux sont ceux qui affirment l’intérêt, la nécessité, l’ouverture que cet enseignement est à même de fournir aux professionnels et futurs professionnels. Des heures d’enseignement sont ainsi programmées, des thèmes et des auteurs convoqués, des procédures de validation des connaissances mises en place. Même s’il n’est pas rare que cet enseignement figure parmi les matières optionnelles… À l’autre bout, tout aussi nombreux sont ceux qui affirment la foncière inactualité, voire l’inutilité de la philosophie dans la formation des travailleurs sociaux. Sur un plan professionnel, tout au moins. Car les étudiants gardent toute latitude pour cultiver cette discipline à titre personnel, en dehors de leurs études – ce qui vient renforcer le caractère « paraprofessionnel » de la discipline. Raison généralement invoquée : la philosophie est de peu de poids comparativement aux urgences du terrain, aux tracas du réel et du concret, aux gestes techniques que les étudiants en formation se doivent d’acquérir et les professionnels d’accomplir, à l’attention, enfin, qu’il convient de prodiguer aux personnes, ces usagers plus ou moins démunis, englués dans toutes sortes de problèmes… D’ailleurs, des emplois du temps surchargés rendent cet enseignement, même optionnel, difficile à insérer dans un parcours naturellement centré sur l’apprentissage du métier. Pour une position, philosophie en tant qu’ouverture, avec quelque tendance au vœu pieux ; pour l’autre, philosophie en tant qu’abstraction, avec une tendance à l’utilitarisme sans état d’âme.

3Cependant, si paradoxe il y a, il ne réside pas dans ces positions typiques et typées, chacune admettant de multiples nuances, mais dans leur présupposé commun. En effet, l’une et l’autre de ces positions partagent l’évidence d’après laquelle la philosophie peut faire l’objet d’un choix : on peut, ou pas, lui reconnaître une place formelle et formalisée dans la formation des travailleurs sociaux. Il en va de même pour le droit ou l’informatique : rien de plus évident ! Las, le premier des enseignements philosophiques n’est-il pas, justement, que l’évidence est un aveuglement qui s’ignore ? Une évidence est un trompe-l’œil conceptuel. Analysons les choses de plus près. La philosophie est absente dans la formation des travailleurs sociaux dans la mesure, et dans la mesure seulement, où des programmes, des auteurs et des références ne lui sont pas spécifiquement réservés. Elle peut ne pas apparaître de manière manifeste, avérée, affichée… Mais exclue en tant que discipline nommément identifiée, en aucun cas la philosophie ne saurait l’être en tant que positionnement de facto, en tant qu’orientation d’office. C’est un état de fait, têtu comme de rigueur. Même quand la philosophie brille par son absence, son absence ne cesse de se signaler par des signaux fort audibles, sinon tonitruants.

Une pensée à bas bruit

4Les cas de figure ne manquent pas. Il y a bien de la philosophie, une certaine philosophie, dans la représentation plus ou moins caritative des usagers comme des « usagés » démunis, dans l’idée de l’échec scolaire comme relevant des seules incompétences subjectives et familiales, et non pas, aussi, du fonctionnement objectif de l’appareil scolaire, dans la confusion entre « parents démissionnaires » de par leurs profils psychosociaux et les « parents démissionnés » de par leurs conditions de vie… C’est bien une conception philosophique qui fait de la philosophie une pure abstraction déconnectée des urgences du terrain, ou un supplément d’âme pour des formateurs en délicatesse avec le cambouis du réel. Rien de plus philosophique que les conceptions empiristes et comportementalistes aujourd’hui dominantes – rudimentaires, mais philosophiques quand même… Il y a encore de la philosophie quand la professionnalité – impérieuse exigence que personne ne saurait escamoter – est pourtant rabattue sur la seule expertise technique, en négligeant ce fait que ni l’expertise ni les experts ne sont en dehors du temps, le même problème technique pouvant s’envisager et se résoudre selon des modalités techniques fort différentes, corrélées à des philosophies elles-mêmes distinctes. Il y a bien des questions techniques, toujours philosophiquement surdéterminées. Exemple de ces candidats travailleurs sociaux ajournés à leur examen car leur mémoire « n’est pas assez professionnel », ce qui veut dire, à la fois, pas suffisamment articulé à l’exercice du métier, effectivement incontournable, et pas assez adéquat aux orientations du jury quant à ce que serait l’exercice professionnel, ce que serait une urgence, le rôle de la réflexion dans l’urgence, etc. Il arrive que « non conforme » soit un euphémisme pour « non conformiste ».

5Deuxième enseignement philosophique : l’absence de la philosophie dans la formation des travailleurs sociaux est uniquement celle de certains courants philosophiques au profit de la présence massive, quoique pas toujours avouée comme telle, d’autres courants également philosophiques. Ce n’est jamais toute la philosophie, la philosophie dans la disparité de ses tendances et écoles, qui est présente ou au contraire absente. Tous comptes faits, rejeter la philosophie revient à tenir pour évidente l’option philosophique que chacun pratique de fait – évidente voulant immanquablement dire non discutable, partant dogmatique. Cela dit, ce serait banal d’imaginer que le dogmatisme est entièrement logé en face, chez ceux qui se méfient de la philosophie en général parce qu’en réalité ils ne jurent que par la leur. Car accorder formellement une place à la philosophie, avec ce que cela suppose d’embauche d’enseignants qualifiés, de programmes et de validations, ne garantit nullement que la philosophie est bien partie prenante dans la formation des travailleurs sociaux. Encore faut-il que trois indices, au moins, soient à l’œuvre.

6Le premier indice commande les deux autres. Si en effet la philosophie est l’amour du savoir, il faut souligner qu’il s’agit d’un amour engagé et d’un savoir orienté. C’est ce qu’illustrent la vie et surtout l’œuvre de maints philosophes, tout comme les thèmes que les uns et les autres développent ou combattent… Contrairement à ce que prétend une rumeur tenace, la philosophie n’a rien d’un exercice contemplatif. Il y a de la philosophie quand la question décisive « comment faire ? » (comment agir, quels actes poser, quels discours tenir, quelles ressources mobiliser ?) ne vient pas tamponner la question fondamentale « pourquoi faire ? pour qui ? contre qui ? » Autrement dit, quand les questions techniques ne se prétendent ni idéologiquement ni éthiquement neutres. Pour tout dire, ce ne sont pas là deux questions à tel point distinctes qu’elles renvoient à des univers étanches : dans le « comment faire ? » et dans le « pourquoi faire ? » une interrogation identique se déploie, selon deux perspectives aussi spécifiques que complémentaires.

7Telle est la condition majeure pour qu’un travail philosophique ait lieu : ne pas transiger sur la question du « pourquoi », maintenir cette question ouverte à propos de tout thème, qu’il s’agisse de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel, des symptômes scolaires d’un enfant, de problèmes de logement ou autres. L’assistante sociale qui, malgré des injonctions diverses, s’abstient de dénoncer les familles sans papiers a quelque chose à voir avec Antigone… Ou avec les collaborateurs de tous poils quand elle ne fait que son devoir, tout son devoir, rien que son devoir. Il y a philosophie quand on interroge ce qui semble aller de soi, quand l’évidence cède progressivement et incomplètement la place au savoir, c’est-à-dire à l’engagement. Progressivement et incomplètement, dis-je : le savoir n’a rien d’un état dans lequel il serait concevable de s’installer de manière assurée et définitive. Le savoir se déploie dans un processus en redéfinition ininterrompue, tels les polders, ces terres gagnées sur la mer qu’il convient de consolider sans cesse. À proprement parler, ce qui est philosophique n’est pas le thème traité, puisqu’il n’existe pas de thèmes nobles et d’autres impurs, mais la manière d’aborder un thème, la manière de l’infléchir, de le déplier, de ne pas l’ensevelir dans le sens commun.

8Un deuxième indice est le fait que l’enseignement de la philosophie ne revêt pas un caractère ponctuel, sporadique, tel un saupoudrage de citations célèbres et de références purement livresques car non habitées (cela les rendant, souvent, passablement grandiloquentes). Pour le dire positivement : cet enseignement accompagne régulièrement la formation des travailleurs sociaux tout au long de leur formation, tant dans les écoles que lors des stages. Appelons philosophie l’ombre portée de la formation de travailleurs sociaux. Détaillons : il s’agit bien d’un enseignement particulier, ni plus ni moins essentiel que celui des sciences sociales et humaines, de la législation, de la pédagogie ou de la poterie, tout en étant une dimension constamment à l’œuvre au détour de toute discipline. Enseignement parmi les enseignements autant que souci animant tout enseignement possible. Objectif : fabriquer une culture philosophique aussi solide que possible, un désir de philosophie, soit de parti pris pour la question du « pourquoi ». Car le philosophe est obligé d’être un militant du pourquoi. Cela suppose, bien entendu, que les centres de formation inventent des modalités organisationnelles qui permettent l’émergence et l’étayage d’un tel désir, sans trop s’abriter derrière les contraintes ministérielles qui pèsent sur eux. Comme indiqué déjà, le choix des centres de formation n’est absolument pas de donner ou de ne pas donner une place à la philosophie – leur seul choix, grave, stratégique, à propos duquel ils disposent de larges pouvoirs, porte sur les orientations philosophiques effectivement présentes et celles qui restent visiblement absentes.
Troisième indice, enfin. Celui-ci se fait jour quand la philosophie est présentée comme une pratique vivante, même dans le cas d’auteurs dits classiques, qu’il convient par conséquent de ne pas renfermer dans des mausolées culturels. Il importe de souligner que la philosophie est un champ de divergences, d’oppositions et de conflits, et bien entendu aussi de convergences, d’alliances et de pactes. Pas les uns ou les autres de ces traits, mais tous à la fois. La philosophie est tout, sauf lisse, unie, d’un seul tenant. Le pluralisme, lui, est indispensable – non pas la complaisance du pluralisme autoproclamé, mais le pluralisme effectivement pratiqué et constamment remis sur le métier : très précisément, la polémique aussi argumentée que possible. Condition sine qua non pour apprendre à interroger les sous-entendus des catégories que nous utilisons (« femme en difficulté », « jeune sans repères »), c’est-à-dire des catégories qui nous utilisent.
Autant dire que, quand l’enseignement de la philosophie n’est pas orienté par ces indices rapidement évoqués ici, ce n’est en principe pas la philosophie qu’on enseigne, mais une doctrine passablement catéchistique qui psalmodie des réponses à des questions qu’on a pris bien soin de ne pas poser. C’est souvent le chemin le plus court pour confondre le cours de philosophie avec le cours de morale, et réciproquement.

Lorsque la pensée libère

9Il n’en reste pas moins que, dans leur généralité, ces indices valent pour n’importe quelle formation. Mais ils sont particulièrement pertinents dans la formation des travailleurs sociaux. En effet, cette dernière prépare à des métiers qui sollicitent simultanément des registres hétérogènes, de la psychologie à la psychiatrie, des corpus légaux à la psycho-pédagogie, des sciences sociales à l’informatique… Dans cet ensemble bigarré, guère stabilisé, les travailleurs sociaux ont à puiser des ressources en vue de leurs pratiques professionnelles – pratiques qui, on le sait, ne se réduisent à aucun des registres évoqués. Ni même à leur addition. Le travailleur social n’est ni sociologue, quoiqu’il intervienne sur des aspects institutionnels et juridiques, ni économiste, bien qu’il fasse appel à des questions de revenus et d’emploi, ni psychologue, moins encore psychanalyste ou psychiatre, bien que ses interventions prennent en compte la subjectivité des publics auxquels il s’adresse, et ainsi de suite. C’est pourquoi il s’agit de puiser des ressources dans ces disciplines, sans nullement s’y cantonner. Les sciences sociales et humaines éclairent des dimensions essentielles des pratiques sociales, mais elles n’en détiennent ni la clé ni le mode d’emploi. Les pratiques sociales consistent à se servir de ce genre de ressources, à les investir au service de l’exercice professionnel, in situ, en chair et en os. La mise en chantier de variables foisonnantes, l’invention de stratégies d’intervention, l’adaptation à des situations toujours singulières sont autant de composantes indispensables des pratiques de travail social…

10À cet égard, la clinique transdisciplinaire de l’intervention sociale et la philosophie fournissent des aides précieuses et irremplaçables, sûrement complémentaires. La première, dès les stages et plus encore au cours des pratiques professionnelles ; la deuxième, en ouvrant au questionnement, soit à la conviction qu’il y a toujours d’autres manières de voir et d’intervenir à propos de réalités qui se présentent comme solidifiées et imperturbables. D’autres manières fructueuses, pertinentes, efficientes. Aider les praticiens à se libérer quelque peu des mirages de la pratique, en les sensibilisant à l’impact des présupposés, à la force des sous-entendus, à la portée des visées manifestes et des visées tacites : telle est la tâche ô combien hygiénique de la philosophie ! L’enjeu n’est certainement pas de former des professeurs de philosophie, moins encore des philosophes, mais des travailleurs sociaux relativement équipés pour s’orienter dans un monde changeant, disparate, hétérogène, inédit. Or, pour se lancer dans l’aventure du monde, il faut disposer, soit de doctrines convenablement fermées, sans portes ni fenêtres, langues de bois à l’épreuve de réalités, soit de quelques points cardinaux, suffisamment clairs et suffisamment dialectiques, afin de s’orienter dans le monde tel qu’il va et de dessiner un monde tel qu’on le voudrait. Respectivement, discours religieux et discours philosophique.

11Bien entendu, ce n’est certainement pas avec des catégories philosophiques que les travailleurs sociaux peuvent contribuer à améliorer le sort de ceux qu’ils accompagnent. Il n’en demeure pas moins que, à s’orienter avec des catégories manipulées à la va-vite (par exemple quand on confond le diagnostic sur les personnes avec les personnes elles-mêmes), leur tâche s’avère encore plus ingrate, et leur succès fort improbable. Chez maints travailleurs sociaux, découragement et lassitude doivent probablement quelque chose à la distance disons excessive prise à l’égard des philosophies du questionnement, des philosophies critiques. La difficulté à faire un pas de côté vis-à-vis des pratiques habituelles, pour mieux dire : vis-à-vis des représentations habituelles des pratiques effectivement mises en œuvre, mine lentement et sûrement l’intérêt que les praticiens peuvent avoir envers leurs tâches.

12Un dernier mot sur la question : « La philosophie dans la formation des travail-leurs sociaux, est-ce bien raisonnable ? » Ma réponse est négative, parfaitement négative. Ce n’est en effet pas raisonnable du tout ! C’est précisément pour cela que sa place est unique : si la philosophie a tout à voir avec la raison, le raisonnement, l’argumentation et la controverse, en revanche elle n’est nullement raisonnable, convenable, politiquement correcte. Le souci philosophique étant de penser, c’est-à-dire de ne pas céder sur la question du pourquoi, la philosophie ne saurait être bien pensante. Incapable d’indiquer ce qu’il faut penser, selon quels contenus, avec quels alliés et quels adversaires, la philosophie dans la formation des travailleurs sociaux prône la pensée comme risque, aventure, pari – surtout pas pour s’élever au ciel des idées, mais pour prendre pied dans la terre des avancées et des régressions sociales, là où les sujets humains sont convoqués à naître, là où ils vivent comme ils peuvent et/ou comme on les laisse vivre, là où ils meurent, mais pas tous de la même manière, ni pour les mêmes raisons. J’appelle « philosophie » une des modalités de l’engagement dans les affaires de la cité. Conclusion : agir ou philosopher, tel n’est surtout pas le dilemme.
Pour des développements plus larges : Saül Karsz, Pourquoi le travail social : définition, figures, clinique, Paris, Dunod, 2006.

Saül Karsz
Philosophe, sociologue, consultant
www.pratiques-sociales.org
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/vst.104.0065
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