CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il y a quelques années, c’était en 1995, mon ami AlainVilbrod publiait chez l’Harmattan un ouvrage intitulé Devenir éducateur, une affaire de famille. Après une enquête menée auprès de plus de 800 éducateurs, il expliquait de quelle façon l’imprégnation de certaines valeurs vécues au sein de la cellule familiale avait pu conduire un certain nombre de personnes à devenir éducateur, non pas forcément que leurs parents aient été eux-mêmes dans des professions sociales, mais la conception de l’homme et du monde soutenue par leur famille les avait conduits à choisir une profession de transmission où ces valeurs pouvaient être portées.

D’héritages en héritages…

2Je pensais à cela lorsque se préparait ce numéro de vst, sur la philosophie de l’action, et je réfléchissais à mon propre cheminement, tel que d’ailleurs je le décris dans Profession éducateur. Ces valeurs portées ne sont pas autre chose qu’une certaine philosophie de l’existence, une certaine manière de voir l’être humain, ses capacités, le respect qu’on lui doit, dans une société où il soit reconnu, aidé, et accompagné par ses pairs. Et si je cherche dans mes souvenirs d’enfant, et particulièrement ce que m’a transmis mon père, je trouve tout ce qui fait encore aujourd’hui le fondement de ma vie – si j’écris ma vie, c’est qu’il m’a toujours été impossible de dissocier ma vie professionnelle de ma vie privée : les sphères sont différentes, mais les bases restent identiques.

3J’ai d’abord appris que quelles que soient les épreuves traversées, il fallait avoir confiance en la vie – et rebondir, chaque fois que des événements venaient détruire en partie ou en totalité ce qui avait été commencé. C’est ce que Madame François, cette aventurière de l’éducation nouvelle, définissait chez moi comme un optimisme raisonné, c’est-à-dire une volonté de dépasser le moment pour utiliser le potentiel restant. Lorsque Bertrand Schwarz nous proposait d’aider les jeunes en « difficulté » à dresser la liste de leurs compétences, et à les ranger dans un portefeuille qui compléterait un curriculum vitae, il ne faisait pas autre chose que nous aider à être les éléments déclencheurs du rebond.

4Et cela m’amène au deuxième héritage : un respect absolu de la dignité de chaque être humain (fût-il repoussant ou voyou). Constater n’est pas juger. Le pauvre a besoin de mon estime et de ma reconnaissance avant d’avoir besoin de mon assistance, et l’une ne va pas sans l’autre. On ne se penche pas sur les gens. Dans Graine de crapule, Fernand Deligny dit en parlant des enfants que « se pencher sur eux, c’est le meilleur moyen de recevoir un coup de pied au derrière ». Et dans le rapport du csts sur l’usager, nous disions, en parlant de posture qu’on ne peut communiquer avec quelqu’un allongé sur le sol qu’en s’asseyant près de lui. La posture verticale donne une impression de domination insupportable. Et le partage ne saurait être seulement physique et matériel.

5La Moquette, cet espace inventé par l’association Les Compagnons de la Nuit, invite au partage culturel, au débat, à la critique de l’actualité, à l’écriture, à l’art sous toutes ses formes. Comme il en est fait part dans Le croisement des savoirs, tout savoir, tout langage peut être partagé et échangé ; ce qui exclut tout laxisme, tout populisme qui consisterait à cacher nos réflexions sur la vie. Comprendre la délinquance n’est jamais l’approuver. La critique est aussi une marque de respect envers l’autre, envers sa faculté de penser, sa capacité à analyser. Un homme reste toujours un homme.
Là réside mon troisième héritage, cette rigueur que mettait mon père dans chacune de ses actions, quel qu’en soit le support : recherche de la qualité, refus de l’à peu près, du « c’est bien assez pour eux », non pas pour chercher à être le meilleur, mais pour donner le meilleur de soi-même – refus de l’obéissance aveugle à la hiérarchie par souci d’être apprécié et bien noté. Car le respect de la dignité des autres passe, bien sûr, par le respect de notre propre dignité.

L’existence comme parcours philosophique

6Tout cela, je l’ai vécu dans mon enfance, et je m’en suis imprégné, en dehors de tout sermon moralisateur. C’était une philosophie de l’homme en action. À l’âge où l’on refait le monde, j’ai découvert des porteurs de cette parole. Dans quelques philosophes, qui sont devenus pour moi des référents idéologiques. Henri Bergson que j’abordai par le rire, mais chez lequel je découvrais très vite cette théorie de l’élan vital, cette force essentielle qui pousse tout être vivant à franchir les obstacles qui se dressent devant lui, à chercher le dépassement de lui-même. Emmanuel Mounier, dont je dévorais le traité du caractère, adhérant à sa théorie de la personne, cet individu singulier dont l’accomplissement dans la vie n’est possible que parce qu’il appartient à un ensemble, et qu’il y a entre lui et cet ensemble un échange permanent qui les enrichit réciproquement. Jean-Paul Sartre, dont j’admirais le courage contenu dans cette théorie de l’existence. Exister, c’est avoir en soi une vision de l’avenir, et de l’avenir terrestre. Ce n’est pas remettre à plus tard : c’est s’inscrire dans un futur, dans un devenir, un dynamisme, sans attendre que d’autres nous y poussent, en étant le plus possible maître de son destin, c’est-à-dire de la conduite de sa vie, sous peine de n’être rien ou d’être mort.

7Et tandis que ces idées m’habitaient, donnant à ma vie une dynamique, malgré les épreuves qui m’ont assailli, comme elles ne manquent pas d’assaillir tous les êtres humains, alors que je cherchais comment utiliser tous ces éléments dans un engagement qui donnerait du sens à ma vie d’adulte, je rencontrais un mouvement pédagogique. Je dis bien un mouvement, et non une organisation, c’est-à-dire quelque chose qui bouge et qui fait bouger. Alors que d’autres cherchaient à faire carrière, j’essayais quant à moi de mettre en œuvre toutes ces idées qui m’habitaient. Merci aux Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (ceméa) de m’avoir retenu parmi les leurs. Promouvoir une éducation qui libère les enfants, les jeunes, des carcans dans lesquels la société souhaitait les voir rentrer, c’était donner une couleur à mes idées, une vie à mes postulats. Auprès d’eux, j’appris à approfondir mes connaissances sur l’homme par une observation partagée (que d’autres appellent clinique), à faire fonctionner mon imaginaire en partageant des jeux, des histoires, à utiliser mon corps et mes mains autant que mon esprit, à accepter la critique, comme à l’utiliser, donnant au débat avec les autres l’importance qui chasse la routine et la répétition, au profit de l’invention et de la création. Avec eux j’allais à la découverte de moi-même et des autres. Grâce à eux, je devins éducateur, au sens dynamique du terme ; non pas celui de educare (encadrer), mais bien de educere (conduire au-delà). Et cette dynamique ne m’a jamais quitté, ni dans l’approfondissement des idées ni dans la quotidienneté de mes actions. Parce que les livres m’avaient ouvert l’esprit, je cherchais en eux les compléments de ma compréhension du monde et des êtres humains.

8Maffesoli m’a permis de me mesurer à la violence, non sans connaître la peur, mais en m’aidant à la relativiser et à la dépasser. Teilhard de Chardin m’a sorti de l’opposition entre la science et ma foi, dilemme dans lequel je me trouvais parfois mal à l’aise. Jacquard m’a initié à la relativité de l’intelligence. Bertrand Schwarz m’a fait comprendre que le savoir existait en chacun et partout, pourvu qu’on le fasse émerger, quelle qu’en soit la forme. Des artistes comme Jean Vilar ou Pierre Boulez m’ont démontré que la culture ne saurait être la propriété d’une élite, et qu’il revenait à chacun d’entre nous de la faire surgir, et de la partager, sans qu’il y ait une hiérarchie dans les productions culturelles. S’il fallait citer tous les livres, tous les événements culturels qui m’ont enrichi, je pourrais y passer de longues heures. Mais parce que la connaissance du monde n’est jamais totalement aboutie, je ne me suis jamais senti « arrivé ».
Le mouvement qui m’a saisi ne m’a pas laissé sur la rive. Parce que je n’ai jamais cessé de découvrir, je n’ai jamais cessé d’exister. Suis-je un bon technicien de l’éducation ? Peut-être ! Mais ce qui est sûr, c’est que je ne saurais être seulement un technicien. La philosophie qui a nourri mes débuts continue à me nourrir aujourd’hui, à me faire avancer, à me faire progresser. Lire, regarder, analyser, débattre, qui sont pour moi autant d’éléments qui m’empêchent de mettre un point final, tant que mes facultés le permettront. Si le moteur d’une vie se trouve dans le désir, le désir se nourrit de la découverte, et ce qu’on appelle l’intuition est peut-être justement le résultat de cette aptitude que nous avons tous à recevoir et partager.

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Références bibliographiques

  • Conseil supérieur du travail social. 2007. L’usager au centre du travail social, eehesp.
  • Deligny, F. 1999. Graine de crapule, Paris, Dunod.
  • Ladsous, J. 2008. Profession éducateur, de rencontres en rencontres, Paris, L’Harmattan.
  • Ladsous, J. 1993. Madame François, aventurière de l’éducation nouvelle, Toulouse, érès.
  • Le croisement des savoirs, Paris, Édition Quart Monde, 2009.
  • Les Compagnons de la Nuit, La Moquette, 15 rue Gay-Lussac, 75005 Paris.
  • Vilbrod, A. 1995. Devenir éducateur, une affaire de famille, Paris, L’Harmattan.
Jacques Ladsous
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/vst.104.0042
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