CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Que voulez-vous donc ? Changer l’humanité ?
– Non, quelque chose d’infiniment plus modeste : que l’humanité se change, comme elle l’a déjà fait deux ou trois fois[1]»

1 Socialisme, utopie et autonomie semblent intrinsèquement liés dans la pensée politique du dix-neuvième siècle. Ces liens se donnent particulièrement à voir dans les écrits des auteurs de la « triade utopique classique [2] », Saint-Simon, Fourier et Owen. Les utopies imaginées par ces trois auteurs semblent bien se prêter au développement d’une pensée de l’autonomie. Marqués par le libéralisme du dix-neuvième siècle et réagissant aux contraintes qui pesaient sur l’essentiel de la classe ouvrière, ces auteurs n’ont de cesse de clamer haut et fort que dans la nouvelle organisation sociale qu’ils proposent de créer, tous profiteraient de cette liberté qui n’était alors l’apanage que de quelques privilégiés. De manière différenciée, leurs utopies témoignent d’un réel souci de l’autonomie individuelle et collective, tantôt en promouvant l’autogestion, tantôt en refusant toute forme de déterminisme social, tantôt enfin en promettant une abondance qui règlera toutes les causes du malheur et de la misère qu’ils observent.

2 Mais trouve-t-on pour autant dans leurs utopies une véritable promotion de l’autonomie comprise comme la capacité des individus et des sociétés à se donner leur propre loi ? Rien n’est moins sûr tant les auteurs de la triade utopique sont marqués par le positivisme de leur époque. Si ce versant de leur pensée a souvent été négligé, il faut sans doute en chercher la cause dans le Manifeste du parti communiste où Marx oppose son socialisme « scientifique » aux douces rêveries des socialistes utopiques. Pourtant, Saint-Simon, Owen et particulièrement Fourier étaient convaincus de proposer des remèdes aux maux sociaux en usant de la méthode rationnelle, proposant d’adapter enfin l’organisation sociale à la véritable nature humaine qu’ils avaient découverte comme étant avant tout laborieuse, rationnelle ou passionnelle. À un point tel qu’il semble chaque fois n’exister pour eux qu’une et une seule organisation sociale idéale : celle qu’ils ont déduite de leur analyse de la nature humaine.

3 La question se pose donc : les sociétés imaginées par les auteurs de la triade utopique classique laissent-elles une place à l’autonomie individuelle et collective ? C’est à cet examen qu’est consacré cet article, dont la première partie se penchera plus particulièrement sur celui de ces auteurs qui illustre le mieux notre propos : Charles Fourier [3]. Cet examen nous permettra d’illustrer comment toute utopie est tributaire de la méthode qu’elle adopte pour élaborer sa société idéale, et de mettre en regard, dans une seconde partie, le socialisme utopique et fermé de Fourier, et celui, ouvert et indéterminé, de Castoriadis.

Clarification conceptuelle : quelle autonomie ?

4 Avant de chercher dans les écrits de Fourier un espace hypothétique où pourrait se développer une pensée de l’autonomie, il semble indispensable, étant donné la polysémie du terme, de préciser à quelle conception de l’autonomie nous nous référons. Dans le sillage de Cornelius Castoriadis, nous caractérisons l’autonomie comme la capacité de l’individu ou de la société à entretenir un rapport libre et réflexif non seulement à la loi et à l’institution, mais aussi à la signification en général. Dans une société autonome, les individus sont conscients de ce que toute loi (comme toute signification) est une création de la collectivité, et qu’à ce titre elle pourrait être autre que ce qu’elle est. Il ne tient donc qu’à la volonté des individus qui constituent la société de la rejeter, de l’altérer ou de la remplacer par une autre norme qu’ils jugeraient meilleure [4].

5 Par opposition, toujours selon Castoriadis, dans une société « hétéronome » les individus imputent l’origine de la loi et des normes à un hétéros, une altérité constitutive, extérieure à la société et qui la transcende (dont l’exemple emblématique serait « Dieu » dans l’idéaltype d’une société théocratique). Dans une société hétéronome, le monde social n’a de sens qu’en référence à cette altérité dont la loi tient sa légitimité. Cet hétéros constitue la clé de voûte de l’édifice de significations qui constitue le monde propre de cette société, et à ce titre est présenté comme extérieur à la société. Ce qui a pour conséquence de rendre ce principe fondateur (archè) et légitimant inquestionnable et « inatteignable », hors de portée de la critique. Il en va de même pour les lois et les normes auxquelles ce principe fondateur confère leur légitimité : « La Loi, pour les hébreux, n’est pas une loi de la tribu, elle a été formulée et donnée par le Seigneur en personne. Comment pourriez-vous mettre en question cette loi ? Comment pourriez-vous dire que la loi de Dieu est injuste, lorsque la justice est définie comme la volonté de Dieu ? Comment voulez-vous pouvoir dire que Dieu n’existe pas lorsque Dieu se définit lui-même egô eimi ho ôn, je suis (celui qui) est, je suis l’être (…). Comment voulez-vous dire : “Dieu n’est pas”, lorsque, dans la langue de la tribu, cela voudrait dire : “l’être n’est pas” [5] ? »

6 Alors que dans une société hétéronome, le statut transcendant et extérieur du fondement de l’institution préserve l’ordre institué de toute réflexivité critique des individus, dans une société autonome, la loi est une création de la collectivité, et celle-ci doit affronter avec lucidité cette auto-création par elle-même et pour elle-même des normes qui la régissent, avec tous les risques et les incertitudes que cela implique. Entretenir un rapport autonome à la loi et à la signification implique donc pour une société comme pour un individu — et cela est essentiel pour notre propos — d’« accepter à fond l’idée qu’elle [la société] crée elle-même son institution, et qu’elle la crée sans pouvoir invoquer aucun fondement extra-social, aucune norme de la norme, aucune mesure de sa mesure [6] ».

Quelle autonomie au sein du phalanstère ?

7Trouve-t-on des traces de cet idéal de l’autonomie dans l’utopie de Fourier ? Pour répondre à cette question, examinons brièvement les principaux traits du modèle d’organisation sociale qu’il défend. La communauté idéale imaginée par Fourier rassemble mille six cents individus qui mettent en commun leur terre et leur capital pour vivre ensemble dans un « phalanstère », sorte de palais sociétaire à l’architecture nouvelle conçu pour offrir un maximum de confort et subvenir aux besoins de la communauté. À cette fin, Fourier vante les mérites de l’organisation et de la rationalisation du travail face à la désorganisation de la libre entreprise en vue de réaliser d’importantes économies d’échelle et d’améliorer la productivité du travail. À la différence des théories communistes alors en vogue, il conserve en revanche l’inégalité dans la distribution des ressources pour récompenser le dépassement individuel. Ce principe inégalitaire est tempéré par le fait qu’en deçà des inégalités dans la distribution, un minimum vital sera assuré à tous dans le phalanstère sans que cela cause un problème de ressources [7], puisque tous les individus travailleront volontairement et librement.

8N’est-il pas vain d’espérer augmenter la productivité du travail en le rendant libre et volontaire ? Pas pour Fourier, car selon lui l’homme est avant tout un être fait de passions qui, dans la société industrielle, sont en permanence contenues et réprimées. Ces passions sont conçues comme des « forces » qui composent le caractère d’un individu et entraînent ses actions dans l’une ou l’autre direction en fonction de la résultante de leurs interactions. Elles sont au nombre de treize (douze « radicales » auxquelles s’ajoute l’unitéisme comme « passion pivot ») : cinq passions sensorielles (les cinq sens), quatre passions affectives (amitié, amour, ambition, familisme), trois passions « distributives » (la « papillonne » ou besoin d’alternance ; le « groupisme » ou l’agrément lié à la dimension sociale d’une activité ; et la « cabaliste » ou passion des intrigues) [8], ainsi que l’« unitéisme », ou passion de l’unité et de la complétude passionnelle qui chapeaute les douze autres [9].

9Or, dans la société industrielle qui est celle de Fourier, l’existence de ces passions n’est pas reconnue. Pire, le rationalisme et le moralisme ambiants comprennent les passions comme de dangereuses sirènes détournant les individus des lumières de la Raison. Ce déni de la nature passionnelle de l’individu cause une souffrance sociale qui se donne particulièrement à voir dans l’organisation du travail industriel qui constitue le lot quotidien de la majorité de ses contemporains. Dans les manufactures, le travail de l’ouvrier est répétitif, abrutissant, dangereux, monotone, isolé, et à tous ces titres s’oppose aux passions des individus qui l’exercent. Il s’agit donc selon Fourier de repenser l’organisation du travail pour qu’elle corresponde à la nature passionnelle de l’individu. Dans le phalanstère, ce dernier ne se consacrera qu’à des tâches correspondant à ses passions dominantes, dans un cadre sain, en équipe (« groupisme »), et dans une rivalité stimulante (« cabaliste »). Pour échapper à la monotonie, le travailleur changera toutes les deux heures d’occupation, de collègues, et n’aura de cesse de varier l’exercice des différentes passions qui constituent son caractère (« papillonne »). Fourier nomme ce principe l’organisation du travail en séries passionnées [10] et en propose l’application généralisée dans le phalanstère. Il compte d’ailleurs sur ce principe pour engendrer les immenses hausses de productivité qui permettront d’assurer à tous un minimum de subsistance dans un cadre où l’abondance matérielle généralisée sera la norme.

10 Fourier est donc un socialiste qui ne prône ni la révolution, ni la suppression de la concurrence, ni l’abolition du capital, ni même la disparition de l’inégalité dans la distribution de la production. Son objectif n’est pas de modestement améliorer les conditions de vie des classes industrielles en supprimant ou en atténuant les causes de leur misère. Il s’agit de trouver enfin la forme de l’organisation sociale qui corresponde à la véritable nature passionnelle de l’homme, et de permettre ainsi la réconciliation définitive de l’homme et de la société [11].

11 Cette réconciliation est-elle synonyme d’autonomie ? Au moins deux éléments de l’organisation du travail en séries passionnées vont dans ce sens. Il est d’abord clair que cette attention à la diversité des passions et ce refus d’enfermer l’homme dans la norme d’un caractère idéal font droit à l’autonomie individuelle. En opposition à la société industrielle qu’il condamne, Fourier tient compte de la multiplicité des passions, et du libre choix de l’activité selon les complexions individuelles. La papillonne en particulier est valorisée comme passion de liberté, d’alternance. Ce n’est qu’en essayant sans cesse de nouvelles choses et en ne s’enfermant pas dans des activités bien déterminées que l’individu peut, selon Fourier, exprimer l’ensemble des treize passions qui le composent. L’importance que Fourier confère à l’autogestion dans son phalanstère est une seconde caractéristique qui exprime la prégnance de cet idéal de l’autonomie dans sa pensée. Il y a certes un reste de hiérarchie et de centralisation dans le phalanstère, mais au sein de chaque Série passionnée, ce sont les travailleurs qui élisent leurs supérieurs. L’autogestion permet d’assurer que le plus compétent soit bien élu par ceux qui auront directement pu juger de sa compétence, tout en favorisant une saine et forte émulation puisque chaque travailleur aura des chances d’arriver au sommet et mettra tout en œuvre pour y parvenir. Par rapport à l’organisation industrielle du travail, la proposition de Fourier semble donc faire un pas clair vers une plus grande autonomie individuelle.

12 Malgré cette défense de l’autogestion et l’accent mis sur la diversité des passions, l’utopie de Fourier reste cependant essentiellement hermétique à l’idée d’autonomie. La cause principale en est la démarche « scientifique » de Fourier qui est calquée sur la méthodologie des sciences naturelles alors en plein essor. Pour déterminer les formes de l’organisation idéale, Fourier commence en effet par analyser la nature de l’être humain puis, persuadé d’avoir enfin trouvé ses composantes fondamentales et leurs relations jusque-là ignorées, les passions et le « principe d’Attraction » (qui fait écho à la découverte de Newton), il en déduit le type de société qui correspond à cette découverte. Aux yeux de Fourier, le phalanstère n’est donc pas tant une utopie que la solution à l’énigme de la meilleure organisation sociale, résolue à l’aide de la méthode scientifique.

13 Ce positivisme latent est d’autant plus problématique que Fourier va bien plus loin que la simple analyse passionnelle de la nature humaine et soutient qu’il existe un ordre immuable et déterminé de l’Être dont la « théorie de l’Attraction passionnée » est la clé. Cette théorie fournit le cadre théorique général dans lequel s’inscrit l’analyse passionnelle de l’individu, et dans lequel le philosophe peut à l’aide de la méthode scientifique saisir les relations d’attraction qui unissent toutes les choses. Comme il l’écrit : « Je reconnus bientôt que les lois de l’attraction passionnée étaient en tout point conformes à celles de l’attraction matérielle, expliquées par Newton et Leibniz ; et qu’il y avait unité du système de mouvement pour le monde matériel et spirituel. Je soupçonnai que cette analogie pouvait s’étendre des lois générales aux lois particulières ; que les attractions et propriétés des animaux, végétaux et minéraux étaient peut-être coordonnées au même plan que celles de l’homme et des astres ; c’est de quoi je fus convaincu après les recherches nécessaires. Ainsi fut découverte une nouvelle science fixe : l’analogie des quatre mouvements matériel, organique, animal et social, ou analogie des modifications de la matière avec la théorie mathématique des passions de l’homme et des animaux [12]. »

14 La théorie de l’Attraction passionnée ne limite donc pas son champ d’étude à la science sociale. Il s’agit plutôt d’une ontologie générale qui cherche à mettre au jour les différents liens qui existent entre les choses et postule une Harmonie universelle qui n’est pas atteinte, mais constitue le terme du développement de l’ordre inné inscrit au sein de l’Être. La théorie de l’Attraction applique l’analyse passionnelle à des entités ontologiquement aussi différentes que les couleurs, les gammes tonales, les plantes et les planètes, et prétend éclairer tant la nature réelle de ces éléments que les relations « harmoniennes » qui existent entre eux [13].

15La démarche « scientifique » et l’inscription de la théorie sociale de Fourier au sein de cette ontologie où elle prend sens fait pencher sa pensée vers une forme de déterminisme ontologique à l’opposé de ce qui est requis par l’autonomie castoriadienne. Trois points peuvent nous permettre de montrer comment cette ontologie (qu’à la suite de Castoriadis nous qualifierons d’ « unitaire » en ce qu’elle postule une nature unique, déterminée et immuable de l’Être) rapproche l’utopie de Fourier d’une société hétéronome.

16 En premier lieu, comme nous l’avons déjà évoqué, l’existence d’une nature humaine déterminée permet à Fourier d’élaborer une philosophie de l’histoire dans laquelle il réinterprète les développements passés de l’humanité comme autant d’étapes nécessaires à la longue marche de l’humanité vers l’étape ultime de son histoire : l’Harmonie. Mais si l’histoire humaine est en fait déjà écrite, quelle place reste-t-il pour un projet d’autonomie collective ? Si le futur de l’organisation sociale dépend de la nature déterminée de l’être humain (et du monde auquel il est uni par l’attraction passionnelle), comment peut-il échapper à ce futur déjà inscrit en creux dans la « véritable » nature de l’Être ? Accepter cette ontologie unitaire et déterministe amène ainsi Fourier à nier que les individus qui composent la société soient capables de se créer eux-mêmes leurs propres normes et leur propre avenir [14]. De plus, si la nature véritable de l’homme est immuable et si le phalanstère est la seule organisation sociale qui lui corresponde, pourquoi un individu pourrait-il désirer vivre dans un autre système social, nécessairement imparfait au regard de l’idéal phalanstérien qui constitue le terme nécessaire de l’histoire ? Pour Fourier, les hommes ne sont donc pas libres de choisir leur destin, qui est l’Harmonie universelle, ou l’organisation sociale de leurs sociétés en conformité avec la véritable nature passionnelle de l’homme. Au mieux sont-ils libres dans les détours qu’ils prendront pour arriver au terme de leur histoire, mais ce seront toujours des détours — imparfaits au regard de la voie directe qu’expose Fourier à l’aide des découvertes de la théorie de l’Attraction passionnée.

17 Un second aspect de la pensée de Fourier témoigne bien de sa résistance au projet d’autonomie individuelle : il s’agit de l’éducation. Dans le phalanstère, les enfants sont formés au travail dès leur plus jeune âge. Dès qu’ils savent marcher et commencent à parler, on les laisse se balader et exprimer leur curiosité pour les intéresser aux tâches de l’industrie. Le but de cette initiation n’est cependant pas tant de former leur jugement par la diversité des occupations, que de déceler quelles sont leurs passions dominantes. L’éducation n’est en fait que « révélation » du caractère inné, des passions propres à chaque enfant, afin de lui trouver sa place dans le phalanstère. Pour Fourier, il y a donc un donné, à savoir la composition passionnelle, particulière à chaque individu, qui doit être découverte pour intégrer l’enfant à la structure sociale en fonction de sa composition passionnelle [15]. Malgré un libéralisme très marqué, on a donc l’impression qu’il n’y a pas de liberté véritable de l’individu par rapport aux passions qui le composent. L’individu est enchaîné à sa nature passionnelle qui détermine la place qu’il occupera dans le phalanstère. Certes l’organisation sociale pensée par Fourier a pour objectif de fournir à chacun le cadre idéal pour assouvir ses passions, à l’inverse de la société « civilisée » qui les réfrène, mais il n’en demeure pas moins que chaque individu occupe une place, une fonction, agit dans le phalanstère selon des déterminismes que sa nature passionnelle lui impose et qu’il ne saurait dépasser, de la même manière que le corps newtonien ne sait pas se dégager des forces et des lois qui agissent sur lui. Avec l’épistémologie positiviste de la physique newtonienne, Fourier importe donc également dans son utopie une forme de déterminisme « passionnel » qui ultimement s’oppose à l’autonomie individuelle.

18 En troisième lieu, la conception que Fourier se fait du libre arbitre nous montre bien à quel point sa pensée est réfractaire à l’idée d’un individu ou d’une collectivité se donnant à soi-même sa propre norme. Dans un texte intitulé « Du libre arbitre », Fourier attaque l’idée classique de libre arbitre : selon lui, tant les théologiens que les philosophes prétendent qu’il est acquis à condition pour les premiers que l’on renonce aux passions, et pour les seconds que l’on se plie au joug de la raison. Pour Fourier, au contraire, le libre arbitre n’est rien d’autre que le raisonnement sur les passions qui ainsi seulement peuvent être intégrées à l’ordre naturel des choses. Réfléchir sur soi pour comprendre ses passions et mieux les satisfaire, se plier à l’ordre naturel de l’Harmonie qui par la loi d’Attraction régit tant l’homme que Dieu (mais sur des plans différents), traiter ses passions avec raison en reconnaissant avant tout leur réalité constitutive, voilà le véritable Libre Arbitre selon Fourier [16].

19 Ces trois aspects de la pensée de Fourier nous montrent qu’au sens castoriadien du terme, il n’y a chez lui ni autonomie individuelle car les individus sont in fine déterminés par leur nature passionnelle, ni autonomie collective, car la société des humains est indéfectiblement liée à son destin qui est l’Harmonie et la réconciliation avec l’ordre naturel de l’Être, ce dernier étant déduit à partir de la théorie de l’Attraction passionnée.

Le projet d’autonomie de Castoriadis, une utopie en rupture ?

20L’échec de Fourier à penser une société utopique qui ferait place à l’autonomie individuelle et collective est-il à imputer à sa méthode ? Toute volonté d’élaborer une société idéale en la déduisant d’une certaine conception de l’homme et de l’Être est-elle vouée à reproduire une forme de déterminisme chaque fois enchaînée à l’ontologie qui sous-tend cette tentative d’imaginer la société idéale ? La difficulté est réelle, car si Saint-Simon et Owen échouent de la même manière que Fourier [17], la démarche qui consiste à établir un type anthropologique idéal et à en déduire la société parfaite ne semble pour autant pas propre aux seuls socialistes utopiques. De manière plus générale, tout plaidoyer en faveur d’une organisation sociale idéale repose sur une certaine conception de l’homme qui s’insère dans une ontologie politique où cette organisation idéale trouve sa légitimité.

21 De ce point de vue, qu’en est-il de l’« utopie [18] » de Castoriadis ? Sa particularité réside dans le fait que son projet d’autonomie ne vise pas une organisation sociale bien définie, mais plutôt un rapport de la société à ses normes qui lui donne la possibilité de choisir par elle-même son propre modèle d’organisation sociale (cf. supra). Contrairement à Fourier et aux socialistes utopiques, Castoriadis ne dit donc rien des normes que devrait adopter la société dans le futur ou de la forme de l’organisation sociale idéale [19]. Celle-ci doit être le résultat du choix des individus en tant qu’ils sont une collectivité politique autonome. La seule exigence que pose l’utopie castoriadienne est donc que ces individus restent critiques par rapport à la norme dont ils se dotent, et qu’elle soit le résultat d’une élaboration collective, réflexive et lucide. En un mot : autonome.

22 On pourrait objecter que de même que chez Fourier, le projet d’autonomie de Castoriadis se légitime à partir d’une ontologie politique et d’une certaine conception de la « nature humaine » : c’est parce que Castoriadis conçoit l’homme comme puissance de création et d’auto-altération que l’utopie castoriadienne refuse tout déterminisme et pose comme seule exigence une réflexivité critique de la communauté à l’égard des lois qu’elle se donne. Il faut cependant noter que si la démarche est similaire, elle aboutit pourtant à des résultats fort différents selon que la nature humaine est considérée comme une et déterminée ou comme indéterminée et en conséquence caractérisée par la nécessité pour chaque société et chaque individu de se créer une « nature humaine ». Pour Fourier le problème était de comprendre la nature réelle et unique de l’homme et de l’Être en général, afin d’en déduire l’organisation sociale idéale. Son utopie repose sur une ontologie unitaire et il n’y a en conséquence qu’une solution possible au problème de l’organisation sociale, puisqu’il est entendu que cette nature humaine ne peut être changeante sur le fond (quoiqu’elle puisse se donner à voir sous plusieurs formes selon les époques). Au contraire, chez Castoriadis qui avance que la subjectivité humaine est avant tout une puissance de création et d’auto-altération, il y a une conscience très profonde du fait qu’il n’y a pas une nature humaine unique et déterminée. Aux antipodes de cette ontologie unitaire, Castoriadis affirme que ce qui caractérise l’homme est sa capacité à créer son monde relativement librement et à l’investir de significations imaginaires sociales propres à chaque société [20]. L’enjeu n’est alors plus de chercher cette forme fantasmée de la société naturelle qui correspondrait à la véritable nature de l’homme, mais de définir les critères politiques sur la base desquels une forme de société peut être préférée à une autre. Et la réponse de Castoriadis à cet épineux problème de l’auto-institution imaginaire de la société est bien connue : il s’agit du projet d’autonomie par lequel des individus décident en toute lucidité et de manière critique des normes et lois qu’ils s’appliqueront.

23Ainsi, bien que partageant avec Fourier et les socialistes utopiques une même volonté d’assurer une cohérence profonde entre anthropologie, ontologie et philosophie politique, Castoriadis réussit à rompre avec l’ontologie sociale unitaire et déterministe des socialistes utopiques et particulièrement de Fourier. En renonçant à chercher la « véritable » nature de l’homme, il ouvre donc son utopie à toutes les organisations sociales qu’une société autonome trouverait bon de se donner.

24 Pour conclure, il faut encore souligner qu’à l’inverse de Fourier et des socialistes utopiques qui pensaient que leurs modèles étaient d’une certaine manière nécessaires puisqu’ils sont inscrits au sein même de l’Être, Castoriadis ne pense pas que le projet d’autonomie soit inéluctable. Bien au contraire, il a conscience de la fragilité de ce projet, toujours menacé par la tendance « naturelle » des individus et des sociétés à s’instituer sur un mode hétéronome. Pour pouvoir se réaliser, l’utopie castoriadienne nécessite donc que les individus désirent vivre de façon autonome, et ce projet ne porte en lui-même aucune garantie ni d’échec, ni de succès. Pour ceux qui adhèrent à ce projet, il s’agit donc d’œuvrer à le réaliser, pour que l’autonomie, véritable objet de désir, puisse redevenir utopie. Avant d’être la vérité de demain, selon le mot de Victor Hugo.

Notes

  • [1]
    Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe 3, Le monde morcelé, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 2000, p. 124.
  • [2]
    Selon l’expression qu’emploie Miguel Abensour dans « L’histoire de l’utopie et le destin de sa critique (I) », Textures, no6-7, 1973, p. 19.
  • [3]
    Ce texte a d’abord été rédigé dans une version sensiblement plus longue disponible sur la page Academia de l’auteur : https://www.academia.edu/24900946/ SOCIALISME_ET_UTOPIE_LAUTONOMIE_DE_FOURIER_%C3%80_CASTORIADIS. Le lecteur intéressé y trouvera un examen plus complet de la place de l’autonomie dans la pensée non seulement de Fourier, mais aussi de Saint-Simon et de Owen, ces deux dernières sections étant absentes de cet article.
  • [4]
    C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 1999.
  • [5]
    C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe 6, Figures du pensable, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 2009, p. 142. Sur ce sujet, voir également le texte « Institution de la société et religion » in Les carrefours du labyrinthe 2, Domaines de l’homme, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 1999, pp. 455-480.
  • [6]
    C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe 6, op. cit., p. 144.
  • [7]
    Des « problèmes de financement » dirions-nous aujourd’hui, en parlant d’une allocation universelle. Il est par ailleurs intéressant de noter que le réseau « Basic Income Earth Network » (BIEN) a été créé dans la continuation du « Collectif Charles Fourier ».
  • [8]
    Une bonne présentation par Fourier des trois passions « distributives » (qui semblent les plus atypiques) peut être trouvée dans le cinquième chapitre de l’Abrégé sur les groupes et les Séries passionnelles qui clôt la Théorie de l’unité universelle (Œuvres complètes de Charles Fourier, Paris, Anthropos, 1966, pp. 402‑413).
  • [9]
    Pour plus de détails sur la nature passionnelle de l’individu, voir les sections XI et XII de la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (Œuvres complètes de Charles Fourier, tome 1, Paris, Anthropos, 1966, pp. 72-82).
  • [10]
    Pour plus de détails sur la notion de « série passionnée », le lecteur se réfèrera utilement à l’introduction de la Théorie de l’unité universelle (Œuvres de Charles Fourier, tome 3, op. cit., pp. 19-25).
  • [11]
    Jean-Christian Petitfils, Les socialismes utopiques, PUF, coll. « L’historien », 1977, pp. 100-128 ; Roger Garaudy, Les sources françaises du socialisme scientifique, Paris, Éditions hier et aujourd’hui, coll. « Civilisation française », 1948, pp. 101-140.
  • [12]
    Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, op. cit., p. 13.
  • [13]
    Les « tables de correspondances » dressées par Fourier témoignent bien de cela. Notes de musique, métaux, couleurs, passions, opérations mathématiques y sont mis en relation de façon systématique dans un tableau de synthèse les faisant correspondre terme à terme. Ces correspondances qui semblent parfois très arbitraires ont contribué à décrédibiliser la pensée de Fourier, au même titre que certaines thèses farfelues sur l’homme et la société du futur. Voir : « Perspectives d’unitéisme et cosmogonie » in René Schérer, Charles Fourier. L’attraction passionnée, Paris, J.-J. Pauvert, coll. « Libertés », n°56, 1967, pp. 223-235 ; p. 240 pour un exemple de tableau de correspondances.
  • [14]
    Voir également Dominique Desanti, Les socialistes de l’utopie, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1970, p. 153.
  • [15]
    Cela se donne également à voir dans la typologie des caractères en fonction de leurs « compositions passionnelles » imaginée par Fourier. Il postule l’existence de 810 types de caractère distingués selon leurs dominantes passionnelles, qui idéalement distribués dans les deux sexes nous donnent les 1620 individus qui composent le phalanstère en Harmonie complète et composée (cf. Théorie des quatre mouvements, section XIII, op. cit., pp. 84-85. Voir également Théorie de l’unité universelle, Livre IV, section VII, in Œuvres complètes de Charles Fourier, tome 5, op. cit., p. 439).
  • [16]
    « Du libre arbitre » in Œuvres complètes de Charles Fourier, tome 2, pp. V-LXVIII.
  • [17]
    Le lecteur trouvera plus de détails sur l’échec similaire de Saint-Simon et Owen dans la version longue de ce texte, disponible sur Academia.
  • [18]
    Castoriadis aurait désapprouvé l’usage du terme « utopie » pour désigner son projet d’autonomie au sujet duquel il avait coutume d’affirmer qu’il n’était certainement pas une utopie. C’est même là le titre de l’un de ses textes, Le projet d’autonomie n’est pas une utopie, qui figure dans le recueil Une société à la dérive (Seuil, 2005).
  • [19]
    Il est possible d’objecter que dans les différentes parties de « Sur le contenu du socialisme », Castoriadis dresse tout de même un portrait des institutions de la société idéale. Il est cependant clair que ce texte n’est pas comparable aux élaborations théoriques de Fourier, Castoriadis ne faisant que penser les synergies qui existent entre certaines institutions (en particulier l’autogestion) et le projet d’autonomie. Il ne cherche nullement à découvrir les institutions qui correspondraient à la « véritable » nature humaine comme le font les socialistes utopiques. Dans ses textes plus tardifs, il n’aura du reste de cesse de répéter que ce n’est pas à lui de fournir une réponse à la question des meilleures institutions, mais aux individus qui composeront la société à venir.
  • [20]
    Pour de plus amples réflexions sur l’ontologie qui constitue les fondations du projet d’autonomie, le lecteur pourra utilement se référer aux articles de Castoriadis sur le sujet, et particulièrement à « Merleau-Ponty et le poids de l’héritage ontologique » (Fait et à faire, Les carrefours du labyrinthe V), « Portée ontologique de l’histoire de la science » (Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe II), ainsi qu’à l’excellent ouvrage de Nicolas Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis. Création et institution, Payot & Rivages, 2011.
Éric Fabri
Université Libre de Bruxelles
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/12/2016
https://doi.org/10.3917/tumu.047.0109
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