CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En préambule, trois remarques : d’abord les termes de « session de formation » sont mauvais, car ils laissent entendre un courant à sens unique qui partirait du « formateur » ; or, l’ergonome apprend, énormément, au cours de ces sessions. On pourrait parler d’une formation réciproque.

2Ensuite, nous avons l’expérience de différentes catégories de sessions. Les modalités pratiques peuvent donc différer, mais la « philosophie » qui les sous-tend est la même et c’est ce dont nous allons parler. Rappelons que l’exemple développé ici, comme l’annonce le texte, est celui de sessions réalisées dans un cadre syndical, pour la plupart, avec des travailleurs et travailleuses exerçant une activité répétitive, parcellisée, et sous contrainte de temps forte (travail à la chaîne ou au rendement de la production de masse).

3Enfin, nous livrons ici l’état de notre réflexion actuelle sur des pratiques (réflexion non encore formalisée, c’est l’objet de notre travail de recherche actuel) qui ont une histoire vieille de plus de quinze ans (pour moi en tout cas !). Il s’agit d’une construction qui s’est élaborée progressivement à partir de l’expérience des sessions, mais aussi à partir de l’expérience des recherches menées en entreprise au cours desquelles se produisent aussi des échanges plus ou moins formalisés entre les travailleurs et l’équipe de recherche qui constituent une sorte de formation. Ces pratiques ont donc été et sont encore en mutation constante, car les demandes évoluent, les connaissances ergonomiques évoluent et nous évoluons aussi nous-mêmes. Nous ne traiterons pas cet aspect évolutif de la formation ici, mais nous essayerons d’en dégager les principaux traits.

Les fondements de la démarche

4Les travailleurs ont des connaissances sur l’activité de travail qu’ils exercent dans des conditions précises, sur les conséquences de cette activité sur leur santé, sur leur souffrance, sur leur personnalité même.

5Mais,

  • ces connaissances sont morcelées : le lien n’est pas fait, par exemple, entre le nombre d’incidents survenant au cours d’un travail dit « répétitif » et l’intensité de l’activité mentale nécessaire pour y faire face qui conduit à de la « fatigue nerveuse », entre les exigences visuelles d’une opération de montage très précis et la rigidification de la posture qui provoque des douleurs lombaires, dorsales, et pourtant chacun des éléments est connu et peut être décrit ;
  • elles sont incomplètes : par exemple ne sont pas connues les conséquences à long terme d’une exposition aux toxiques, les effets non auditifs du bruit, les sources internes de variabilité du fonctionnement humain…
  • elles sont biaisées en particulier par l’habitude qui conduit, en général, à une sous-estimation des activités déployées pour exécuter la tâche et faire face à ses imprévus ;
  • enfin, ces connaissances sont « individuelles » le plus souvent, et parfois non disponibles directement. D’une part, elles sont, en grande partie, intériorisées (après la période d’apprentissage et d’adaptation au poste, on « oublie » les difficultés qu’on a réussi à surmonter, sauf quand survient une situation de surcharge qui les fait réapparaître) ; d’autre part, elle sont, en général, non parlées – personne ne s’y intéresse –, ce sont donc des connaissances sans valeur sociale et il n’y a pas « les mots pour les dire » (ce discours est volontairement sans nuances).

6On constate que ces travailleurs, en première expression, expriment souvent une représentation d’eux-mêmes « acquise » au travers du discours officiel sur les caractéristiques du travail qu’ils font :

  1. Ils disent : « on est “cons” puisqu’on nous dit qu’on fait un travail “con” pour lequel on n’a pas besoin de réfléchir puisque d’autres le font pour nous », ce qui peut être interprété comme un raisonnement qui conduit à une dévalorisation de la personne.
  2. Ils expriment l’impression de « devenir des machines », car le travail oblige à des automatismes ; ce qui peut être interprété comme un sentiment de peur de la perte de la maîtrise de sa propre pensée, d’une dépersonnalisation.

7Par ailleurs, ils racontent comment les comportements acquis au travail se prolongent dans la vie personnelle hors travail : par exemple, les phrases stéréotypées imposées dans le travail (téléphonistes) sont employées avec les proches, dans la rue, chez les commerçants. La gestion du temps personnel reste calquée sur le mode de contrainte de temps subie dans le travail. La façon dont ces comportements sont rapportés traduit, là encore, un sentiment d’atteinte de la capacité relationnelle affective, de souffrance de perdre quelque chose de soi, d’être « sous emprise ».

8Or, du point de vue de l’ergonomie :

  • concernant le travail, comme on l’a déjà dit dans la note introductive, il n’y a pas de travail manuel, d’activités motrices, sans activité perceptivo-mentale, sans qu’il existe une variabilité de la tâche et de l’état de la personne obligeant à une activité incessante de régulation qui implique aussi bien le corps que le cerveau. D’où l’importance de la mise en évidence de l’écart entre ce qui, dans l’activité, se voit et ce qui ne se voit pas, entre le travail théorique, prescrit, et le travail réellement effectué ; mais aussi la difficulté de cette mise en évidence ;
  • concernant les conséquences sur la santé, il est sûr que l’exercice de l’activité de travail, dans les conditions d’environnement physique (bruit, éclairage, température, toxiques), humain et organisationnel (ici parcellisation du travail et contrainte de temps, mais aussi horaires, hiérarchie…), a des conséquences multiples sur la santé physique, mentale et sociale. Elles se manifestent dans et hors travail, à court, moyen et long terme, Comme il est dit dans la note. Mais, elles sont difficiles à identifier clairement, car certaines (au stade où l’ergonome intervient) sont atypiques (maux de tête…) et infrapathologiques (au sens médical de la définition de la maladie). De plus, les facteurs du travail qui sont responsables sont également multiples et en interaction. On est loin du modèle épidémiologique, une cause – un effet, et il est actuellement pratiquement impossible de savoir exactement ce qui revient à chacun d’entre eux.

En session de formation

9Très schématiquement, on peut décrire trois phases dans le déroulement d’une session : une qu’on pourrait qualifier de « maïeutique », une de « didactique » et une assez inqualifiable, de « déblocage ou d’ouverture » (faute d’un meilleur terme). Ces phases ne sont pas, forcément, chronologiquement ordonnées, elles peuvent s’entrecroiser.

10Rappelons que le premier objectif est d’arriver à découvrir ensemble ce qui, dans le travail, est à l’origine des troubles de la santé (au sens large), ressentis par les sessionnaires eux-mêmes ou qu’ils constatent autour d’eux. Après avoir recueilli l’ensemble des problèmes perçus, il va s’agir de faire la description la plus fine possible des activités permettant de réaliser une tâche dans des conditions données. Et, à partir de là, d’expliciter les conséquences diverses.

11À titre d’exemple, une personne du groupe accepte de parler de son travail.

12Dans un premier temps, ce travail est généralement décrit en deux phrases ; il s’agit de la définition officielle de la fonction au poste de travail. Puis, une demande de précision provoque un essai de décomposition très difficile à exprimer ; souvent alors, la personne se met à mimer en temps réel les gestes du travail, pratiquement sans paroles. C’est, pour la plupart des sessionnaires, la première fois qu’ils sont en situation de parler leur activité de travail à quelqu’un : ils n’ont pas les mots, spontanément (cela est indépendant de la capacité langagière de la personne). Ensuite se fait une reprise systématique du déroulement du cycle de travail (dans le cas du travail parcellisé, par exemple, mais cela est valable pour n’importe quelle situation de travail) dans tous les détails : ce qu’on fait, pourquoi ? Comment le fait-on ? Dans quelles positions ? Pendant combien de temps ? Que doit-on regarder ? Écouter ? Calculer ? Prévoir ? À quoi faut-il faire attention ? Qu’est-ce qui varie dans le temps ? Comment cela se passe quand on est fatigué ? Y a-t-il des différences entre le matin et le soir ? Entre le début et la fin de la semaine ? Etc.

13Toute la dynamique tient au jeu du questionnement de la part de l’ergonome et des participants qui permet un approfondissement progressif de la description et une évolution de la parole sur le travail, en quantité et en précision.

14Les préoccupations de l’ergonome sont, à ce stade, de faire apparaître :

  • l’écart (mentionné ci-dessus) entre le prévu et le réellement effectué, l’importance de ce qui ne se voit pas (l’activité perceptive et mentale de traitement de l’information), donc ne se mesure pas, et n’est pas pris en compte par l’organisation du travail ;
  • le poids des facteurs de variabilité de la tâche (incidents, usure des outils, modifications de la production, des consignes, etc.) et du fonctionnement humain (fatigue, rythmicité, âge, etc.) ;
  • les liens avec les conséquences exprimées préalablement et qui s’enrichissent au cours de la description. Par exemple, on va expliquer les mécanismes des névroses expérimentales, les effets de la double tâche sous contrainte de temps de Kaalsbeck, en particulier, qui peuvent être assimilés en partie aux manifestations de « fatigue nerveuse » provoquées par le travail répétitif sous cadence ;
  • les conséquences non évidentes, non connues.

15Les apports de connaissances « ergonomiques » nécessaires à la compréhension des phénomènes décrits se font au fur et à mesure que les problèmes se posent. On indique également, et ceci est très important pour démystifier la science, les « trous » qui existent dans les connaissances actuelles.

Les effets

16Le premier effet de cette description est souvent un effet de surprise, voire de choc, pour le narrateur lui-même. C’est pourquoi on a parlé de maïeutique, car les travailleurs expriment souvent cette impression « qu’ils ne savaient pas qu’ils savaient tant de choses » sur leur activité, mais aussi qu’ils ne savaient pas – ou plutôt qu’ils n’avaient jamais réalisé – qu’ils en faisaient tant, que c’était aussi complexe, qu’ils se servaient tant de leur cerveau, donc qu’« ils ne sont pas si cons que cela » ! et que c’est bien le travail qui est à l’origine de la plupart des troubles qu’ils ressentent.

17Cette « prise de conscience » est parfois spectaculaire ; elle s’accompagne souvent d’une forte charge émotive. Elle entraîne une revalorisation de soi qui se répercute sur la façon d’envisager la situation de travail.

18Ainsi se trouvent démystifiés (ou démythifiés) les postulats du taylorisme, de l’ost et du chronométrage.

19Les questions et les réactions des participants qui renchérissent ou contestent ouvrent des perspectives ; des discussions se déclenchent qui proviennent d’une double découverte : d’autres vivent les mêmes expériences et les mêmes difficultés, mais également ailleurs ça se passe autrement. Les discussions sont parfois violentes entre les participants eux-mêmes, car les représentations habituelles sont ébranlées, mais certains s’y accrochent fortement et des doutes s’expriment sur ce qui vient d’être découvert.

20Mais ainsi se trouve cassé (au moins entamé) le sentiment de culpabilisation de la fragilité individuelle que chacun éprouve devant ses propres difficultés (sentiment renforcé par l’approche médicale classique), l’aspect collectif est réintroduit de l’intérieur et l’action devient envisageable. Par ailleurs, le mythe de l’inéluctable de la technique, argument constamment opposé aux travailleurs, se trouve ébranlé aussi. C’est ainsi que, peu à peu, se produit ce qu’on a appelé, supra, le déblocage à la fois de la parole et de la pensée, l’imagination est libérée et on peut commencer à travailler sur la contestation de l’existant et sur des propositions de transformation de ce qui « pourrait être autrement » (on a appris, par des témoignages ultérieurs, qu’au retour de sessions des actions concrètes sont parfois engagées avec succès ; une évaluation plus systématique est envisagée).

21Cela nous amène à évoquer les conditions nécessaires pour qu’une action ultérieure puisse s’envisager et pour que les effets de la session n’en restent pas au stade de la prise de conscience. Celle-ci peut mener individuellement au désespoir et à la démobilisation s’il n’y a pas de reprise collective avec un projet d’action sur les conditions de travail qui va mettre en jeu le rapport de forces dans l’entreprise.

La place de l’ergonome

22Les connaissances que l’ergonome apporte sont celles, classiques, de la physiologie et de la psychologie fondamentales, mais aussi celles qui sont issues des études ergonomiques réalisées sur le terrain. Ces connaissances permettent d’évoquer des exemples de situations semblables et différentes qui aident les sessionnaires à établir des comparaisons et à relativiser ou généraliser ce qui se passe dans leur propre situation de travail. Ces exemples complètent ou renforcent ceux qui sont donnés par les sessionnaires qui aident, en retour, les ergonomes à relativiser et-ou à généraliser leurs propres connaissances provenant toujours d’études cliniques limitées malgré tout.

23Cette expérience du terrain assure, par ailleurs, une crédibilité du discours ergonomique qui n’apparaît pas trop « dans les nuages ».

24Le rôle lui-même de l’ergonome-animateur pose des questions d’éthique, indépendamment de la discipline elle-même, sur lesquelles nous ne nous étendrons pas ici. En revanche, il faut souligner une des difficultés auxquelles nous nous heurtons, déjà soulignée dans la note, c’est la question de la transmission de la « compétence » d’animation de telles sessions, qui ne nous semble pas réalisable par l’écrit ; cette « compétence » s’acquiert essentiellement par la pratique à notre sens et se transmet par la relation, ce qui n’est pas sans poser de nombreuses questions scientifiques que nous laissons en suspens pour l’instant.

Notes

  • [1]
    On considère par commodité que ce terme englobe aussi les travailleuses, même si c’est abusif !

Bibliographie

  • Daniellou F., Laville A., Teiger C., 1982, « Fiction et réalité du travail ouvrier », in Les Cahiers français, n° 209 : 39-45, « Le travail ouvrier », La Documentation française éd., Paris.
  • Dessors D., Teiger C., Laville A., 1979, « Conditions de travail des opératrices des renseignements téléphoniques et conséquences sur leur santé et leur vie personnelle et sociale », Archives des Maladies professionnelles, 40, n° 34 : 469-500.
  • Teiger C., 1980, « Les empreintes du travail », in Fatigue ou Équilibre par le travail ?, Entreprise moderne d’édition éd., Paris, p. 27-44.
  • Teiger C., Laville A., Dessors D., Toutain R., 1979, Trade Union Participation in Research and Training in Ergonomics. Comm. Annual. Conference of Ergonomics Research Society – Oxford, Avril.
  • Wisner A., 1975, « Les phénomènes biologiques du vieillissement et les capacités des travailleurs de 40-50 ans », in Laville A., Teiger C., Wisner A. eds. « Âge et contraintes de travail », Naturalia et Biologia ed., Paris, p. 44-75.
Catherine Teiger
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2017
https://doi.org/10.3917/trav.035.0107
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