CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce livre vise à mieux en comprendre les grands enjeux des signalements d’enfant en danger, qui ont presque doublé entre 1994 (31 000) et 2006 (56 000). L’enquête, menée entre 1990 et 1992 dans deux quartiers de la région parisienne, comprend aussi le dépouillement des rapports rédigés par des assistantes sociales, des entrevues avec quelques-unes d’entre elles et l’observation participante de leur travail sur le terrain.

2Delphine Serre a choisi d’examiner l’ensemble des relations que les assistantes sociales entretiennent avec les autres professionnels (juges, médecins, responsables administratifs) et avec les familles, plutôt que leurs compétences et qualifications. Cette approche la conduit à ne pas considérer ces dernières comme des professionnelles mais comme des travailleuses du public. On constate ici une indétermination de leur statut professionnel qui se retrouve tant dans leurs pratiques hétérogènes que dans le débat qui oppose les sociologues anglo-américains et européens [1]. L’auteure mobilise les théories de la domination pour expliquer les positionnements des assistantes sociales, qu’elle assimile aux classes populaires en voie de déclassement. Si sa démonstration ne conduit pas de façon aussi claire à ce constat, Delphine Serre excelle à éclairer les moindres facettes de leur travail.

3L’obligation de signalement s’accompagne d’une fonction éducative qui vise à la transformation des familles [2]. La relation assistantielle met ainsi en contact des femmes des classes moyennes (p. 155) avec des personnes des milieux populaires. Deux types de désordres familiaux, positifs et négatifs, suscitent l’intervention des assistantes sociales. L’intervention face au désordre négatif (agression sexuelle ou physique) vise à soutenir l’édifice de la normalité sexuelle et à permettre aux victimes de devenir des sujets dotés de conscience. Les désordres positifs renvoient au manque, d’ordre familial par exemple, et aux obligations qui en découlent. Une morale familiale propre aux classes moyennes est ainsi véhiculée : l’enfant devient le socle de la cellule familiale. Décrite par Bourdieu comme le propre de la « petite bourgeoisie nouvelle », cette morale s’opposerait au conservatisme répressif de la bourgeoisie en déclin et favoriserait un libéralisme culturel où la norme d’égalité entre les sexes se retrouve comme élément central légitimant l’intervention étatique [3].

4L’auteure considère que cette morale familiale est marquée par les identités de genre, par lesquels s’exprime la tension entre féminisme égalitaire et féminisme de la différence. Considérant les origines de cette profession, fondée principalement par des philanthropes de la bourgeoisie, il est aisé de retrouver ce caractère de classe ainsi que le biais de ces femmes en faveur d’un féminisme maternaliste [4]. C’est autour du travail de care, ou du souci de l’autre, que s’effectue le changement radical survenu avec la seconde vague féministe des années 1970. Ayant rompu avec ses racines confessionnelles, l’assistance sociale a trouvé dans la relation d’aide sécularisée sa nouvelle légitimité. Toutefois, cette perspective historique et genrée échappe à l’attention de l’auteure dans son analyse des changements durant la période 1980-1990.

5Les différences générationnelles que l’auteure observe avec finesse résultent ainsi principalement de conceptions différentes de l’assistance. La génération des années 1980-1990 privilégie la notion de partenariat avec les autres services, pas seulement à cause du contexte de dévalorisation du métier mais bien parce qu’elles font l’expérience de l’interdépendance des métiers du care sur le terrain, en particulier sous l’angle du rapport à la justice. Moins dépendantes de la vision missionnaire/vocationnelle qui a marqué la génération précédente, elles favorisent aussi une morale de l’épanouissement.

6Cette étude souligne les malaises qui entourent la pratique des assistantes sociales. La bureaucratisation de leur travail se traduit par des injonctions contradictoires qui affectent leurs pratiques professionnelles :

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« Préserver le secret ou signaler, respecter les droits des usagers ou intervenir sont autant d’obligations juridiques souvent vécues comme une double contrainte. Ce sentiment est accentué par les antinomies de la raison bureaucratique qui incite à plus d’individualisation – par le biais de la contractualisation et de la responsabilisation – et qui multiplie parallèlement les processus de standardisation ».
(p. 295)

8Le manque de moyens les contraint à effectuer leur mission dans des conditions précaires et renforce le sentiment de subordination dans la division du travail. L’auteure considère le travail des assistantes sociales comme révélateur du déclassement que ressentent les classes moyennes du public. Son enquête signale toutefois d’autres possibilités d’interprétation puisque l’on voit bien l’ascension sociale que représente ce travail, en particulier pour des jeunes femmes issues de l’immigration. L’élévation du niveau de diplôme plaide aussi en faveur d’une professionnalisation accrue de ce métier.

9La question que cet ouvrage a le mérite de soulever est celle de la nature étendue de l’État social français. Il se substitue aux formes de contrôle que l’on voit ailleurs délégués à des organismes professionnels. Considérées comme des agentes de l’État, les assistantes françaises ne connaissent pas l’autonomie professionnelle de leurs homologues nord-américaines. Dans ce type d’État-Providence français, plutôt conservateur, le travail de care, presque exclusivement réalisé par des femmes, apparaît dominé. Il n’en va pas de même au Canada ou aux États-Unis, où l’État-Providence s’est construit avec l’aide des organisations professionnelles et non pas contre elles. Si, dans le cas français, l’assistance sociale dépend de la bureaucratie d’État, dans les deux autres cas, elle en est presque totalement autonome, puisant dans l’idéologie professionnelle sa légitimité.

10Voici donc un ouvrage essentiel pour qui veut comprendre le travail des assistantes sociales et la complexité des rapports qu’elles entretiennent avec les familles, la justice et l’État. De l’enquête approfondie de leurs pratiques effectuée par Delphine Serre résulte un livre d’une grande rigueur, aux références nombreuses et à l’écriture attentive aux détails qui remplissent leur quotidien. On aurait souhaité une plus grande attention à la question du genre et de l’origine ethnique, mais on respecte le choix de l’auteure qui a privilégié cet angle d’approche pour étudier un matériel aussi riche et ainsi éviter l’essentialisation inhérente à de telles approches.

Notes

  • [1]
    Il aurait été intéressant de laisser cette question ouverte, et d’aborder de front ce débat, même si l’on constate qu’il est difficile de faire la part de l’autonomie professionnelle et des contraintes qui pèsent sur cette profession comme sur la plupart des professions du public. D’une certaine façon, en ignorant aussi les autres débats qui entourent les analyses de professions très fortement identifiées au genre féminin, comme les infirmières en particulier, l’auteure n’envisage pas d’inclure le travail des assistantes sociales dans le cadre d’une sociologie des professions ou même des semi-professions, plus répandues en Amérique du Nord.
  • [2]
    Si l’on se réfère aux fondements historiques de cette profession, en France comme ailleurs dans le monde occidental, on ne peut qu’être frappé de la ressemblance de cet idéal de transformation avec le programme réformateur porté par les femmes philanthropes (surtout protestantes) de la première moitié du xxe siècle. Toutefois, le contenu de cet idéal a considérablement changé, puisque ce n’est plus la mère au foyer qui est reconnue comme le type de bonne mère, mais bien la mère au travail qui devient la norme à suivre. Car il va sans dire que le regard porté sur le type de famille, et ses désordres, permet aux assistantes sociales de conforter la norme de la morale familiale telle que conçue à un moment donné et dans un contexte social et politique donné.
  • [3]
    Le souci d’émancipation à l’égard des filles et celui de la domestication de la sexualité des garçons sont présents dans des signalements qui touchent globalement les deux sexes. Contrairement à une idée répandue, garçons et filles sont presque aussi nombreux à être signalés : « le sexe des enfants influence le motif du signalement, le type de désordre familial invoqué mais pas le fait de recourir à la justice » (p. 129).
  • [4]
    Cette branche du féminisme qui s’est activement opposée au familialisme d’église durant les années 1930 a largement imprégné la culture et les traditions du travail social, et sa rapide sécularisation. C’est dire s’il est aujourd’hui compliqué pour les assistantes sociales de se déterminer en faveur d’un féminisme de l’égalité qui, en France, apparait encore comme un féminisme revendicateur et radical, qui a peu à dire des mères mais beaucoup à penser des femmes!
Yolande Cohen
Université du Québec à Montréal
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/04/2013
https://doi.org/10.3917/tgs.029.0205
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