CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le propos est frileux, le ton est normatif. Les recommandations de la Commission invitent l’usager à la réserve : résister aux modes linguistiques, ne pas céder aux tendances importées, s’abstenir de toute créativité. Pourtant, en dépit de son style prudent, ce texte recèle une véritable originalité. En quelques paragraphes, la Commission conjugue combat contre le franglais et critique des usages anti-sexistes. Autrement dit, elle s’érige en même temps contre les deux périls qui ont le plus mobilisé sur le front de la langue depuis ces trente dernières années. L’exploit devait être salué mais, plus encore, ce sont les effets de cette juxtaposition qui méritent d’être soulignés.

2À l’origine des controverses linguistiques, il y a une langue qui reflète les tensions de la société qui la parle, une langue dans laquelle se constate et se conteste le bouleversement des rapports de pouvoir entre les cultures et entre les sexes. Si le rejet des anglicismes s’inscrit explicitement dans un combat contre l’américanisation de la culture et pour la diversité culturelle, la critique des usages anti-sexistes prend traditionnellement l’allure d’une croisade contre l’ignorance et l’hérésie grammaticale. En conjuguant ces deux combats, la Commission pointe la réalité désignée par le mot « genre ». Malgré elle, elle souligne que l’objet du discours grammatical est de tracer la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable dans la langue mais aussi et surtout dans la société.

3En inscrivant ces recommandations dans la continuité des débats sur les rapports entre genre et sexe, la première ambition de ce texte est de montrer la dimension politique des positions prises par la Commission. Au-delà, l’analyse des controverses sur le « genre » permet de montrer comment la langue est devenue le terrain privilégié d’une guerre des sexes non déclarée.

4Récurrence des épisodes, pseudo-scientificité des arguments et virulence du ton, les controverses linguistiques apparaissent comme des jeux d’initiés dans lesquels les simples usagers ne se sentent pas autorisés à intervenir. C’est justement parce que la légitimité, scientifique ou institutionnelle, est souvent la meilleure arme des parties prenantes aux débats qu’il est nécessaire de resituer l’institution avant de s’attacher à son propos. Créée en 1996, la Commission générale de terminologie et de néologie a été placée au cœur du dispositif d’aménagement terminologique.

5Déclinée dans quatre versions successives du décret relatif à « l’enrichissement de la langue française », la politique terminologique vise à proposer des équivalents français aux termes étrangers, principalement anglo-saxons, importés aussi bien dans le langage courant que dans les lexiques spécialisés. Cette action de longue haleine a été poursuivie, depuis le début des années soixante-dix, par les gouvernements de droite comme de gauche. Inscrite dans ce cadre institutionnel, la féminisation des noms de métier et de fonction n’a pas bénéficié du même consensus. Contre cette entreprise ouvertement anti-sexiste, c’est l’Académie française qui a, dès 1984, formulé la thèse de l’étanchéité des deux catégories, genre et sexe, et, partant, des deux sphères, linguistique et sociale.

6Depuis sa création, la Commission générale de terminologie et de néologie a apporté une contribution déterminante à ces deux combats. En matière d’enrichissement du vocabulaire, sa mission consiste à superviser le travail des commissions spécialisées et à statuer sur les termes et expressions qui ne relèvent d’aucune autre Commission. C’est au titre de cette compétence d’ordre général qu’elle a produit, en 1998, un rapport sur la féminisation des noms de métier et de fonction qui s’attache à endiguer un usage pourtant de plus en plus courant.

7Les liens entre la Commission et l’Académie s’enracinent dans la lettre du texte qui l’a créée. Préparé par un gouvernement de droite, le quatrième décret relatif à l’enrichissement de la langue française signe le retour en force de la Compagnie [1] au sein de la politique terminologique. Non seulement tous les termes proposés par les commissions spécialisées sont, en dernier ressort, soumis pour avis à l’Académie, mais ses membres occupent des places stratégiques au sein de la nouvelle Commission générale. Son secrétaire perpétuel en est membre de droit, un autre académicien, Gabriel de Broglie, a été reconduit deux fois dans ses fonctions de président, tandis qu’un troisième, Erik Orsenna, a été nommé au titre de personnalité qualifiée. Logiquement, les avis de la Commission ont décliné les positions académiques.

8De la même façon qu’il a été jugé fautif de rechercher l’adéquation entre genre grammatical et sexe du référent pour nommer les femmes dans la sphère professionnelle, il est aujourd’hui considéré comme inutile d’étendre le sens du mot « genre » pour désigner l’objet d’étude des chercheuses et des chercheurs qui s’intéressent aux rapports entre les sexes. D’avis en recommandations, l’objectif est similaire : découpler le « genre » du « sexe » et sanctuariser cette première catégorie dans le discours formel de la grammaire.

9L’usage des formes féminines et masculines des noms de métier est un débat en apparence distinct de l’usage du seul terme « genre » dans le champ universitaire. Pourtant, la confrontation des arguments en présence met en lumière deux logiques antagonistes autour d’un enjeu essentiel : la place de la nature dans l’ordre linguistique et social.

10L’introduction du « genre » dans le vocabulaire des cher-cheur-e-s répond à la nécessité de questionner des discours fondés en nature. Son emploi a permis de s’affranchir de la catégorie « sexe » et de ses dérivés qui, ancrés dans le biologique, ne rendaient pas suffisamment compte de la construction sociale, historique et politique des identités et des rapports entre les sexes. Dans le débat sur la féminisation de l’usage, l’attention portée au genre des noms va de pair avec une critique de l’assignation des femmes à un nombre limité de carrières spécifiques. La revendication d’un usage paritaire vise à légitimer leur place dans la sphère publique. Face à cette logique qui interroge les rapports entre « genre » et « sexe » pour déconstruire l’inégalité, les discours sur l’usage réaffirment la pertinence du biologique et de la nature.

11Si les recommandations de la Commission contestent un emprunt à la langue anglaise, c’est avant tout pour souligner que le « sexe » et ses dérivés suffisent à formuler l’ensemble des analyses du champ scientifique en question. Plus explicite encore, l’opposition académique à la coïncidence entre genre et sexe s’est appuyée sur la volonté de préserver un ordre décrit comme naturel de la langue. La métaphore imaginée par l’académicien Georges Dumézil en témoigne : « La faute première, dans ce débat et dans beaucoup d’autres, consiste à traiter le langage comme un jardin, passible des tondeuses, des sécateurs, des tuteurs, alors qu’il est une forêt. Tout y est particulier, à la fois solidaire de l’ensemble et original » [2].

12Dans leur dimension défensive, les rappels au règlement grammatical ont vocation à limiter le potentiel de déconstruction des discours et des questionnements formulés à partir du « genre » dans toutes ses acceptions. Plus encore, la facilité avec laquelle, dans une société démocratique, le discours sur la langue permet de légitimer la référence à un ordre fondé en nature signale également la dimension offensive de ces textes.

13À travers le refus de l’américanisation de la culture, c’est la diversité culturelle que l’on défend, la domination du plus fort que l’on conteste. Immédiatement légitime, ce combat se revendique ; il est moins avouable de s’opposer à l’objectif d’égalité entre les sexes. La résistance aux revendications féministes prend aujourd’hui des formes détournées. La langue est un de ses champs de bataille privilégiés. Qu’elles s’en prennent à tout un pan du lexique ou à un seul terme, les controverses linguistiques autour du « genre », catégorie grammaticale ou catégorie de pensée, permettent aujourd’hui de formuler une indicible préférence pour l’inégalité entre les sexes et, surtout, d’organiser l’invisibilité des femmes et des recherches sur les femmes dans la sphère publique.

14Quel débat public permet aujourd’hui d’affirmer haut et fort l’inégale valeur du féminin et du masculin, de poser l’intangible règle selon laquelle le masculin l’emporte et d’approuver l’effacement du genre féminin ? Seul, bien entendu, le débat sur le genre des noms permet, sous couvert de la neutralité du discours grammatical, d’énoncer de tels principes. De la même façon, seule la critique de l’usage du mot « genre » permet aujourd’hui de s’insurger contre la diffusion et la prégnance des recherches produites à partir de cette notion et de ses dérivés. Qu’il soit ou non fondé, le discours de la correction grammaticale permet de qualifier « d’abusif » l’usage du mot « genre », de considérer comme inutiles voire fautives des expressions telles que « gender awareness, gender bias, gender disparities, gender studies… » qui ont constitué autant de jalons dans la progression des idées féministes et, pour finir, d’énoncer une préférence pour les expressions composées à partir de termes qui renvoient à une différence exclusivement biologique entre les sexes.

15La controverse linguistique sur le genre des noms a été et demeure un moyen de dire son attachement à un ordre social inégalitaire. Aujourd’hui, les recommandations sur l’usage du « genre » manifestent la crainte et le refus de voir se développer des réflexions qui constituent autant d’instruments de renversement de ce même ordre traditionnel.

16Tout en permettant de dire l’indicible, ce discours vise juste car il conteste aux femmes et aux recherches sur les femmes leur visibilité. Or, quand il n’est plus possible de leur refuser l’accès à la sphère publique dans ses multiples dimensions – politique, professionnelle et académique –, la lutte se déplace encore et toujours sur le terrain linguistique. Seule l’interdiction de nommer permet de limiter la portée de ces avancées.

17Dans le sillage du mouvement féministe, l’émergence d’un nouveau champ de recherche sur les femmes, la construction des identités sexuées et les rapports sociaux de sexe a révélé des pans de connaissances, d’expériences et de savoirs occultés. Simultanément, des débats inédits ont été soulevés. De la création d’une discipline autonome pour se saisir de problématiques transversales à la reconnaissance de la double finalité, scientifique et politique, de ces travaux, ils déclinent encore et toujours la question de la visibilité. Si l’émergence du terme « genre » et de ses dérivés dans l’usage a nourri ces débats, il a aussi accompagné l’institutionnalisation de ces recherches. En plus de ses apports heuristiques, le « genre » incarne l’autonomie et la pertinence de ce questionnement transversal. Déconseiller son usage revient à s’inscrire en faux contre le développement et la légitimation de ces travaux dans le champ scientifique.

18L’offensive détournée qui s’en prend aux mots est d’autant plus efficace qu’elle épouse des clivages pouvant lui assurer des appuis déterminants. Ceux qui, à travers un discours aux accents savants, se sont opposés à l’usage des formes féminines de noms de métier ont trouvé parmi les femmes des alliées. Les pionnières ont souvent affiché une préférence pour un titre au masculin qui allait de pair avec un mode d’entrée non revendicatif dans la sphère publique. Nul doute que la Commission pourrait aujourd’hui faire des adeptes parmi les chercheuses et les chercheurs. L’utilisation du « genre » peut sans doute être critiquée. Mais, en ralliant la position de la Commission, ce n’est pas l’usage linguistique que l’on dénonce mais la réalité désignée par le « genre » et ses dérivés que l’on discrédite.

19Dans une perspective de long terme, les recommandations de la Commission peuvent apparaître comme des tentatives dérisoires pour freiner une tendance déjà bien engagée. En démocratie, la logique égalitaire l’emporte toujours. Tout est question de temps. Or, justement, si les tenants de l’immobilisme ont compris que le combat contre l’égalité des sexes était perdu, s’ils savent bien que toute avancée à découvert leur serait fatale, ils sont également conscients qu’ils peuvent gagner du temps.

20Dans les débats publics suscités par les revendications féministes, l’usage du temps, de l’histoire voire du calendrier est souvent remarquable. Au lieu de s’opposer, on fait valoir le caractère immémorial de l’ordre contesté, on suggère le report de la mesure envisagée pour, finalement, consentir à des réformes temporaires. Aujourd’hui, les recherches qui peuvent être désignées sous l’expression « études de genre » constituent un formidable potentiel, riche de son histoire et de sa diversité. L’idée trop rapidement énoncée d’un retard français cache, en réalité, un déficit de valorisation. L’avis de la Commission ne dit pas le bon usage. Il prend position contre la reconnaissance de ces travaux. Cette manœuvre vise à gagner du temps. Ne nous laissons pas distraire.

21Analysant les stratégies menées par les pionnières du féminisme français, Joan Scott en a souligné le paradoxe [3]. Exclues au nom de leur différence dans une société dont l’idéal est égalitaire, les femmes n’ont pas hésité à faire jouer les deux logiques pour conquérir leurs droits. Nombreuses furent celles qui revendiquèrent le droit à la citoyenneté politique en arguant aussi bien de leur appartenance à la commune catégorie d’individu que des qualités liées à leur expérience de mère. Sur le terrain contemporain et controversé de la langue, n’hésitons pas à nous situer dans cette tradition du paradoxe.

22Les rappels à l’ordre prennent la forme de discours sur l’usage. Soyons les greffiers et les greffières d’un usage en mouvement. Comme l’ont fait avec succès les partisans de la féminisation des noms, attestons, chiffres à l’appui, de l’emploi du « genre » dans toutes les dimensions de l’espace public, du champ de la recherche aux médias en passant par la politique. Si les dictionnaires enregistrent les usages, ils ne pourront qu’entériner cette extension de sens.

23Les rappels à l’ordre cachent des discours aux intentions politiques. Ne cédons pas aux injonctions infondées. Utilisons le « genre » pour faire progresser le débat sur son usage et ses apports à la science, continuons à montrer qu’il constitue une catégorie qui fait penser. Puisque, à travers l’énoncé d’interdits linguistiques, il s’agit de continuer la guerre des sexes par d’autres moyens, occupons le terrain de la langue.

Notes

  • [1]
    « Dès sa fondation, l’appellation "la Compagnie" est employée comme synonyme de "l’Académie" ou de "l’assemblée des académiciens", Statuts et règlements de l’Académie française (22 février 1635).
  • [2]
    Georges Dumézil, « MmeMitterrande, MmeFabia », Le Nouvel Observateur, n° 1035, 7-13 septembre 1984.
  • [3]
    Scott Joan W., La Citoyenne paradoxale. Les Féministes françaises et les droits de l’homme, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Bourdé et Colette Pratt, [Édition originale : Only Paradoxes to Offer. French Feminists and the Rights of Man, Harvard University Press, Cambridge-Londres, 1996], Albin Michel, Paris, 1998.
Claudie Baudino
Claudie Baudino, docteure en science politique, est chercheuse associée au gapp (Groupe d’analyse des politiques publiques, ens Cachan) et collaboratrice de cabinet au Conseil régional d’Ile de France. Ses principaux thèmes de recherche sont : gestion politique des différences, représentation des femmes dans les sphères publique et linguistique, politiques linguistiques, comparaison des débats publics sur le genre en France et en Belgique. Elle a notamment publié : Politique de la langue et différence sexuelle. La politisation du genre des noms de métiers, L’Harmattan, collection « Logiques politiques », octobre 2001 (thèse soutenue en 2000) ; "Gendering the Republican System: Debates on Women’s Political Representation in France", in Baudino Claudie, Lovenduski Joni, Meier Petra, Sainsbury Diane (eds), State Feminism and the Political Representation of Women in Europe and North America, Cambridge University Press, novembre 2005.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/12/2008
https://doi.org/10.3917/tgs.016.0123
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