CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le BHNS d’Amiens a été mis en service le 11 mai 2019 et, sans attendre ses résultats en termes de clientèle, on peut se demander comment un projet aussi éloigné des fondamentaux des transports a-t-il pu être mis en œuvre.

2Les quatre lignes, cumulant une cinquantaine de km, reprennent pour l’essentiel le réseau cadencé mis en place en 2013. L’investissement, très important, a permis certes de compléter les sites propres existants, bien souvent en alternat ou bien dans une seule direction, mais surtout de réaliser un très important programme d’espaces publics plus ou moins en lien avec le nouveau réseau, et d’acquérir du matériel roulant, certes innovant mais de capacité inchangée.

3On se situe donc très loin des fondamentaux du concept de bus à haut niveau de service.

Des conditions favorables au développement d’un réseau de transport

4Amiens Métropole est une agglomération de forte densité, ce qui la place dans une situation nettement plus favorable que celle d’une agglomération de taille voisine, Besançon, qui a su tirer un meilleur parti des moyens dont elle disposait pour obtenir une fréquentation du réseau de transport et un équilibre modal bien plus satisfaisants.

5Mais, que la motorisation des ménages ait été plus tardive qu’ailleurs ou que les explications sur les politiques de mobilité aient été défaillantes, les attitudes politiques locales sont au minimum attentistes sur la place de la voiture en ville comme en témoigne le tarif exagérément bas du stationnement résidentiel d’un euro par an.

Une série d’occasions ratées

6L’histoire récente des transports à Amiens, quels que soient les trois présidents qui aient été aux commandes de l’agglomération, est celle d’un mésusage des moyens mis à leur disposition, d’une dispersion de l’offre, de la constitution d’un réseau cabotant inutilement, pour en définitive se traduire par une lente mais inexorable décroissance de la clientèle. Cette dernière est en effet passée de 16 millions de voyageurs par an en 1990 à 12 millions en 2012, avec un sursaut depuis, dû à la restructuration du réseau en quatre lignes fortes cadencées à 10’.

7Mais que de décisions malheureuses, entre la création de sites propres là où il n’y a pas congestion, le choix d’abandonner la traversée directe du centre-ville par les bus lors de la piétonnisation de son axe central, pourtant bien plus large que d’autres voies traversées par les tramways français et bien d’autres !

8La réalisation du BHNS d’Amiens utilise beaucoup les sites propres en alternat en approche de carrefour, y compris sur des axes majeurs de façon à conserver l’offre actuelle de stationnement, fût-elle organisée en épi (Fig. 1). C’est le décalque d’une disposition utilisée quasi exclusivement à Rouen en extrémité du réseau TEOR mais qui trouve ses limites dès lors que l’on voudrait accroître la fréquence ou que le trafic routier augmente sur les voies partagées avec le BHNS. À Amiens, le dispositif a déjà été employé route d’Abbeville et ne fonctionne pas correctement aux heures de pointe du matin.

Fig. 1
Fig. 1
Chaussée Jules Ferry L’ancienne voie romaine a conservé son stationnement en épi des deux côtés et n’accueille donc qu’un site propre entrant. On remarquera la discontinuité de la piste cyclable

Les caractéristiques du projet d’Amiens

9Le projet de tramway d’Amiens, porté par la municipalité Demailly, se présentait favorablement quant à son effet de levier – la densité de l’agglomération faisait qu’une ligne de 10 km transportait autant de voyageurs qu’une ligne de 15 km à Tours par exemple – mais par manque de portage politique, il n’y a pas eu de consensus entre les principaux acteurs locaux.

10C’est donc l’élection municipale qui a décidé de l’abandon du projet de tramway pour un autre projet, moins cher mais sans efficacité.

11Le ton est donné par le programme de la consultation des concepteurs, qui impose de maintenir l’offre de stationnement dans les corridors du BHNS et la capacité des carrefours traversés, en contradiction avec le Code des Transports sur la réduction de la part de la voiture et les objectifs du Plan de Déplacements Urbains. De fait, les secteurs congestionnés ne feront pas l’objet d’aménagements en faveur du transport public.

12Lors de la première présentation du projet (Courrier Picard du 30 janvier 2015), les lignes sont annoncées avec une fréquence de 4 à 6 minutes, assez comparable à celle du tramway, ce qui aurait impliqué une très forte augmentation de l’offre.

Description

13Le projet de BHNS d’Amiens a donc consisté à traiter 44 km de voirie, pour y faire circuler quatre lignes de 50 km au total, à une fréquence affichée de huit minutes à l’heure de pointe, à aménager des espaces publics dans le corridor des lignes mais avec bien souvent des liens ténus avec le projet de transport, à acquérir 43 bus électriques sur batterie avec alimentation en tête de ligne, et réaliser un nouveau dépôt, indispensable pour des raisons d’urbanisme.

14D’après le dossier d’enquête publique, l’investissement de 122 millions hors taxes est réparti comme suit :

  • Infrastructures : 56 M€, soit un peu plus d’1 M€/km mais dont l’essentiel est consacré aux aménagements d’espaces publics,
  • Matériel roulant : 34 M€ pour 43 véhicules, soit 800 000 € l’unité
  • Dépôt : 20 M€
  • Systèmes et études : 12 M€

L’infrastructure

15Dans une opération de ce type, beaucoup se joue sur la mise en site propre des itinéraires – prioritairement là où il y a conflit avec la voiture –, dans l’offre, dans la régularité, dans un tracé le plus direct et dans la capacité de l’infrastructure à accroître sa clientèle.

16Les réalisations les plus abouties de BHNS (Nantes ligne 4, Rouen, Metz, T’zen) respectent parfaitement ces fondamentaux. Ce n’est pas le cas d’Amiens, dont le projet ne double même pas le kilométrage de sites propres existant [1] sur les quatre lignes Nemo et n’en crée pas là où ils seraient indispensables, dans certaines artères congestionnées du centre-ville – qui pourtant disposent d’itinéraires de contournement assez aisés – ou des faubourgs sud. La desserte de l’hypercentre est restée peu lisible.

17En résumé, la carte des sites propres du nouveau réseau évite les tronçons les plus congestionnés, pour lesquels aucune mesure de report de circulation n’a été prise (Fig. 2). Dans ces conditions, il ne sera pas possible d’atteindre la régularité souhaitable et les gains de temps de parcours possibles, compte tenu des investissements consentis. Par ailleurs, le BHNS étant non guidé, un tracé efficace sur le plan de la régularité et de la vitesse commerciale suppose souvent des surlargeurs significatives, comme on peut très bien le constater à Metz. Cela n’a pas été le cas à Amiens, ce qui occasionne souvent des ralentissements, voire même des quasi-collisions dans le secteur de la cité scolaire.

Fig. 2

Le tracé

Fig. 2

Le tracé

Ce plan, schématique et qui ne vise pas à l’exhaustivité de tous les aménagements réalisés, quelquefois très limités, rend bien compte de la nature du projet amiénois. Y sont portés les quatre lignes en tracé fin (bleue, rouge, jaune et verte), les sites propres (bidirectionnels en double épaisseur, unidirectionnels en simple épaisseur, en alternat en pointillé), avec des hachures lorsqu’ils ont été réalisés antérieurement. Les tronçons communs à plusieurs lignes (2,4) sont repérés. Sont également reportées les principales zones de congestion en carmin.
Les tracés passent tous vers la gare (G), ce qui déforme le réseau. Il aurait pu cependant avoir une architecture plus lisible et plus efficace (par exemple dans les relations entre pôles universitaires U) avec une traversée directe du centre et avec une fréquence meilleure. Les grands apports de l’opération sont localisés au sud et sont la desserte de l’hôpital (H) par la traversée de l’opération d’aménagement Intercampus (I), en utilisant le site propre qui y avait été aménagé, et celle de la Cité Scolaire (CS).

18On a remarqué l’importance du budget matériel roulant dans le projet. Dans la mesure où les quatre lignes fortes étaient exploitées par des matériels de même capacité, voire un peu supérieure, le choix se justifierait donc par l’impact sur les émissions de gaz à effet de serre et sur le bruit. Dans l’absolu, il est certainement meilleur de pratiquer une politique de réduction des gaz à effet de serre qui s’applique à l’ensemble des véhicules urbains plutôt qu’aux seuls véhicules de transports publics, moyennant une perte d’autonomie et un accroissement des coûts unitaires (selon les Transports Publics Genevois, le coût global kilométrique d’un bus électrique à recharge rapide en tête de réseau est 10 % moins cher qu’un trolleybus mais 25 % plus cher qu’un bus classique).

19Puisque l’acquisition d’un parc de matériel roulant d’un nouveau type n’était nullement nécessaire, il eût mieux fallu créer des sites propres dans les secteurs congestionnés, compléter le parc existant et envisager une forte augmentation de l’offre.

Effets à court et à long terme

20Le concept finalement très original du projet d’Amiens –personne n’avait imaginé de ne pas réaliser de sites propres là où ils seraient utiles – aurait mérité une solide justification dans le dossier d’enquête publique sur les possibilités d’atteindre des objectifs de vitesse commerciale, de régularité et sur la capacité de l’infrastructure nouvelle à supporter des accroissements de fréquence. Il n’en a pas été ainsi et le dossier d’enquête publique se place sur le registre « d’autres opérations ont obtenu tel gain, donc le projet d’Amiens obtiendra ceci ». L’autorité environnementale avait pointé le sujet mais le maître d’ouvrage n’en a pas tenu compte [2].

Entre les lignes : Émile Coué et Jules Verne n’y pourront rien !

Force est de constater que l’obstination des élus amiénois confine à la méthode Coué, elle est loin d’une gestion appropriée des deniers publics. À la différence d’Émile du même nom, connu pour sa thérapie à base d’autosuggestion, ils ne guériront pas leur ville du « tout bagnole » dont elle souffre. On peut se prétendre écolo, proche d’une jeunesse friande de mobilités alternatives, la décongestion automobile n’est pas pour demain : l’offre de transports collectifs reste insuffisante, sa régularité trop chaotique pour séduire les chalands. Et les voir s’engouffrer dans un « Nemo » dont Jules Verne aurait regretté le caractère dispendieux.
« Lanceur d’alerte », j’espère que les Amiénois, séduits par des espaces publics retapés à bon compte, ne regretteront pas d’avoir loupé le tram d’une mobilité écologique depuis leurs voitures « embouteillées ». Les employeurs (qui paient la facture) auront quant à eux tout le loisir de pleurer sur de tels mécomptes. Beaux, mais inefficaces.
L’erreur fondamentale est d’avoir cru que pour conserver son attractivité au-delà de sa rocade, Amiens devait rester une ville ouverte à la voiture. À l’heure des cités dépolluées, elle n’aura pas les atours d’un transport propre ! Aimer sa ville, ce n’est pas perdre la raison.

21Pour ne donner qu’un exemple, la ligne bleue (n1) verrait sa vitesse commerciale accrue d’un km/h alors qu’elle n’est dotée que de 800 m de site propre supplémentaire dans le seul sens entrant !

22Il est donc difficile de prendre au pied de la lettre les accroissements de clientèle escomptés, les améliorations annoncées de vitesse commerciale ou de régularité, non quantifiées. À l’aune des gains obtenus par des investissements lourds et des infrastructures de transport totalement fonctionnelles, les résultats annoncés à Amiens ont un caractère magique ! (bilan LOTI de Grenoble, ligne C, passage de 15,7 à 18,4 km/h).

23L’effet clientèle devrait donc être assez réduit, l’offre kilométrique étant inchangée sur le réseau secondaire, bien loin des promesses faites lors de l’annonce du projet en janvier 2015.

24Contrairement aux opérations françaises de tramway ou même des plus réussies des opérations de BHNS, l’investissement consenti aura un effet de levier très limité sur la fréquentation du réseau et la population aura du mal à se convaincre de l’intérêt de ce type de travaux. Finalement la restructuration de 2013 aura été bien plus bénéfique.

25Par les faibles gains de vitesse commerciale permis, ne réglant aucunement les problèmes de régularité, et n’autorisant guère un accroissement des fréquences, la nouvelle réalisation d’Amiens ne peut être qualifiée de BHNS ni de projet de transport, mais bien plutôt de coûteux projet d’espaces publics financé par le versement transport. On peut se demander jusqu’à quel point cela ne met pas en cause la responsabilité des porteurs du projet.

26L’opération de communication qui a accompagné le projet mettait d’ailleurs bien plus souvent l’accent sur la transformation de la ville que sur le projet de transport, quitte à multiplier les contrevérités sur ce dernier :

  • Le nouveau réseau d’Amiens n’est pas le premier en Europe à exploiter des bus électriques alimentés en charge rapide en tête de ligne, il y a au moins la ligne 23 à Genève, mise en service commercial en 2017 et qui a d’ailleurs aussi connu des problèmes récurrents de fiabilité.
  • Il n’est pas le premier réseau de BHNS électrique de France, il y a au moins les trois lignes C1, C2 et C3 à Lyon. Les lignes C1 et C2 ont été mises en service en 2006, sont exploitées à 7’ de fréquence (doublée sur leur tronc commun vers la gare de la Part-Dieu) et ont des vitesses commerciales respectives de
    18,7 et 22,7 km/h.
  • Amiens n’a pas le premier parc (43) de bus électriques de France. Lyon (131) en détient plus. Et, il y a bien plus de lignes à traction électrique à l’étranger qui ne se parent pas du titre bien français de BHNS mais qui roulent sur des infrastructures autrement mieux adaptées et qui atteignent des performances meilleures. En Suisse, Lausanne (99 véhicules), Genève (116), Zurich (114).

Fig. 3
Fig. 3
Le matériel roulant, fourni par Irisar, est 100 % électrique avec « biberonnage » rapide en bout de ligne.

27Les lourds investissements des TCSP français, tramways et les meilleurs des BHNS, avaient été jusqu’à présent justifiés par l’effet de levier d’un système fréquent, régulier, rapide et confortable, impliquant un meilleur partage de l’espace public mais optimisant le coût d’exploitation du réseau et augmentant l’accessibilité du centre. Le projet d’Amiens a été conçu à l’inverse, sans aucune vision transports, sans réel accroissement de l’offre, ni de sa qualité, en reculant devant les décisions de partage de la voirie qui auraient pu en améliorer les performances.

28Les conditions ne sont donc pas remplies pour que le projet d’Amiens ait un effet significatif sur la clientèle de transports publics et encore moins qu’il soit l’outil permettant d’atteindre les objectifs du plan de déplacements urbains.

29Reste à compter sur l’effet placebo.

Notes

  • [1]
    La proportion de l’infrastructure en site propre passe de 21 % à 39 %, dont seulement 25 % en site propre intégral.
  • [2]
    Dans son avis sur le projet, l’autorité environnementale indiquait que, malgré une légère augmentation de la vitesse commerciale, cette dernière demeurait néanmoins faible, s’agissant de lignes à haut niveau de service. Dès lors le report modal de 5 % apparaissait comme surévalué. L’autorité environnementale indiquait de plus qu’il serait souhaitable que le projet soit complété par la mise en place d’un plan de circulation favorable au bus et par la limitation des places de stationnement.
Patrick Lemoine
Journaliste économique
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/12/2019
https://doi.org/10.3917/turb.135.0030
Pour citer cet article
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