CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La création de la revue Imago si elle est postérieure aux premiers emprunts que des psychanalystes purent faire à l’anthropologie alors débutante, n’en reste pas moins le premier laboratoire de psychanalyse appliquée en extension à l’anthropologie.

2Mise en place en 1911, cette revue qui sera réellement fondée l’année suivante a, pour sous-titre, (Zeitschrift für Anwendung der Psychoanalyse auf die Geisteswissenschaften) (Revue pour l’application de la psychanalyse aux sciences de l’esprit). Freud la confiera à Rank (Rédacteur en chef) et Sachs. Le premier numéro qui contient le début de Totem et Tabou paraît le 28 mars 1912 chez l’éditeur viennois Hugo Heller. Imago se proposait de se spécialiser, comme le proclamait son en-tête, dans l’application de la psychanalyse aux sciences humaines. À l’origine, « cette nouvelle revue, nullement médicale » devait s’appeler Eros et Psyché. Le nom qu’adoptèrent ses fondateurs en hommage à la littérature renvoie explicitement au roman juste paru du poète suisse Carl Spitteler où se trouvait célébré le pouvoir de l’inconscient dans une brumeuse histoire d’amour. Freud est d’abord inquiet pour Imago qui malgré les deux rédacteurs (Rank et Sachs, tous deux non-médecins « honnêtes garçons et brillants sujets » souligne-t-il) risquait de connaître plus de difficultés que les deux autres périodiques le Jahrbuch et le Zentralblatt. Mais les craintes sont vites détrompées. Imago, rapporte Freud à la fin de l’année 1912, « marche extraordinairement bien » ; le volume des abonnements (230), allemand en majeure part, est satisfaisant et Freud s’étonne de l’accueil plus réservé que les viennois font à Imago (lettre à K. Abraham). Il est vrai que la création de cette revue prend place dans un moment particulièrement stratégique et difficile pour la vie éditoriale de la psychanalyse. En effet, les supports de publication sont déjà – et qui s’en étonnerait – des enjeux dans les crises, les tensions et les scissions. Au début de cette année 1912, Freud et Stekel ont eu une explication. Pour se défendre contre les thèses de C.G. Jung, S. Freud voulait instaurer pour le Zentralblatt un « Comité de référence » (Reitler, Hitschmann, Tausk, Ferenczi). Ces rédacteurs devaient en particulier discuter des travaux du Jahrbuch dans l’esprit de Freud. Mais Stekel déclara qu’il n’admettrait jamais que V. Tausk écrive dans son journal novembre (lettre du 27 octobre à Ferenczi). L’éditeur, Bergman, n’admettant pas le licenciement de Stekel comme rédacteur, Freud lors du congrès des dirigeants des Associations psychanalytiques locales, à Munich, convint d’abandonner le Zentralblatt à Stekel et de fonder le International Zeitschrift für ärztliche Psychoanalyse. Offizielles Organ der Internationalen Psychoanalytischen Vereinigung (ed H. Heller). Il écrit à Jones pour l’enjoindre de retirer son nom du comité du périodique de Stekel. O. Rank avec Ferenczi sont rédacteurs de l’Internationale Zeitschrift. À partir de 1939 la revue fusionnera avec Imago. Le n°1 est prévu pour la mi-janvier 1913. Stekel manifeste de fortes propensions à faire du Zentralblatt sa chasse gardée. La rupture avec Freud est virulente et effervescente. Et c’est en novembre 1912, le 6, que Jones peut écrire à Freud que « Le Congrès a officiellement fait du Zentralblatt son organe ». L’année suivante, en janvier, Freud, quelques jours après avoir présenté à la société de Vienne la seconde partie de son Totem et Tabou, crée la revue Internationale Zeitschrift für ärztliche Psychoanalyse. Le tour nouveau que prend la situation des publications psychanalytiques correspond bien à deux mouvements : diffuser le plus clairement possible la doctrine et les recherches, rassembler et contrôler les personnes ressources chargées auprès de Freud de veiller à l’orthodoxie des idées et au bon fonctionnement des institutions. Il n’est pas indifférent que ce soit peu après avoir stabilisé une grande partition éditoriale entre la psychanalyse comme technique et discipline d’exploration et de traitement des névroses et la psychanalyse comme mode d’investigation des faits psychiques collectifs et culturels, que le mouvement psychanalytique se dote également d’une stabilisation de son organisation interne par la mise en place, six mois après la parution de l’Internationale Zeitschrift du fameux Comité secret. À cette occasion, Freud offre à ses disciples membres du Comité une entaille grecque de sa collection, montée en chevalière.

3Internationale Zeitschrift d’un côté et, de peu son aînée, la revue Imago de l’autre… Dans le même temps Abraham constate que Stekel connaît bien des difficultés pour maintenir le Zentralblatt qui menace ruine.

4Mais plutôt que de s’en tenir à une commode et simpliste répartition entre revue de psychanalyse appliquée et revue de psychanalyse fondamentale, nous nous proposons de considérer Imago comme un moment inaugural du bouleversement du champ épistémique par quoi la psychanalyse freudienne tente d’observer et de modéliser les grands processus de la vie psychique, non seulement par l’examen des processus psychopathologiques mais aussi par l’examen des rapports du sujet à la culture. Si nous connaissons le rôle que joue l’analogie chez Freud entre hystérie et création d’art plastique, névrose de contrainte et religion, paranoïa et science, il ne sert de rien de rester fasciner par ce qu’offre de commode, voire de tautologique toute analogie. Le bouleversement de perspective clinique qu’introduisent de telles comparaisons s’accompagne, inéluctablement, d’un bouleversement épistémologique. Dans un sens c’est le normal qui renseigne sur le pathologique, plus que l’inverse. Et Freud le soulignera plus tard, dans son Malaise dans la civilisation[1] : « La culture travaille avec les mêmes moyens que l’individu ». Ce sera dès 1913, et paradoxalement aussi avec un reste de fidélité aux dogmes évolutionnistes de son temps, que Freud proposera une théorie de la culture originale. La culture étant ce qui produit des mises langagières destinées à faire du monde un monde généalogiquement déterminé. Elle devient pensée comme ce qui rend le matériel humain : corps, images et mots assemblés sur le fil des générations, mais, et cela est plus qu’une nuance, dans des modes de transmission de l’interdit qui sont, en bonne part, inconscients. Il reste révélateur que les deux titres des articles de Freud parus dans Imago en 1912 et 1913 et qui présentent la majeure part de Totem et Tabou aient été précisés comme « Symptôme de la Névrose et anthropologie des institutions archaïques ». Relever le terme d’institution est ici s’interroger sur le rapport à une certaine temporalité, celle qui fonde en raison symbolique les règles d’alliance et de filiation, celle qui permet à chaque génération de se savoir et de se compter comme mortelle dans le dialogue avec une ancestralité solaire (le Totem donneur de mythe et de noms) et sous la menace d’une ancestralité occulte (le tabou où frémit et fulgure la part indestructible du sacré dans sa face de terreur). Le langage institutionnel qui révèle et couvre de mystère les lois de la parole, le langage du mythe qui dévoile l’origine pour du même geste la revêtir d’énigme : tels sont bien des objets qui font la navette entre l’anthropologie et la psychanalyse. Sauf qu’à l’époque de Freud, et à l’exception d’un Boas bien peu fréquenté par le psychanalyste [2], l’idée que le langage et l’institution charriaient des contenus d’une pensée inconsciente ne mettait pas précisément les anthropologues au travail.

5Il suffirait pourtant de bien détailler les implications épistémiques d’un tel sous-titre pour se rendre compte qu’à côté de cette célèbre et peut-être trop célèbre série d’analogies entre tableaux psychopathologiques et faits de culture, il conviendrait plutôt d’insister sur la valeur de concepts limites, de concepts sis « entre » le psychique et le social tels les mythes, dans leur renversement dans le fantasme, renversement qu’à la suite de Freud ont mis en valeur, chacun à leur façon, Valabrega ou Lacan.

6Si, à l’examen des premiers volumes d’Imago, on ambitionne de dresser le panorama bibliographique des apports de la psychanalyse aux sciences humaines, on voit des psychanalystes s’intéresser à l’origine sexuelle du langage (Berny, 1913), à la dimension politique du lien social (Jones commentant W. Lipmann, 1913), au rapport entre sexualité inconsciente et religion (Shroeder, puis Lévy, 1914). La psychanalyse loin de s’appliquer à l’anthropologie, fait un détour par l’anthropologie pour accomplir une révolution métapsychologique qui tient compte de l’effet des processus psychiques sur le temps des générations. Ainsi Totem et Tabou déloge Œdipe de sa demeure sophocléenne et met en avant un acte inaugural, laissant une place vide, celle de la jouissance primitive, place vide qu’indique le totem et qu’oriente le tabou. Ainsi le texte sur le Malaise… permet-il de redéfinir le Surmoi. En effet, si la culture est envisagée comme une défense contre la détresse, alors il est un aspect du Surmoi qui ne peut plus être strictement défini comme le simple héritier du surmoi des parents, qui est donc moins le direct héritier du complexe d’Œdipe qu’il n’est un descendant et un effet de l’ambivalence entre demande d’amour et pulsion agressive, ce dont témoigne l’angoisse de culpabilité.

7Il serait vain de trop multiplier les exemples. On notera, toutefois, combien l’examen du rituel permet à Reik de développer sa théorie de la pulsion vocale, du cri. Il en fait un écho de l’ancêtre mis à mort et rappelant ses fils et descendants à se souvenir du temps violent de séparation inaugurale.

8La culture reste un lieu de problèmes conceptuels utiles pour comprendre mieux la clinique et la cure. Mais aussi pour lire cette part obscure du collectif qui ne se révèle pas dans le simple examen des modèles idéaux de comportements et de valeurs. On est donc loin d’une psychanalyse appliquée qui prétendrait donner des leçons, interpréter dans son jargon tout ce qui semble a priori étranger ou exotique.

9L’effet de ce mouvement vers l’anthropologie qui débouche sur un souci pour l’accueil dans la cure de ce qu’à de collectif le sujet inconscient (c’est précisément l’inverse de l’inconscient collectif substantivé chez Jung ou de l’inconscient ethnique de Devereux) a été reçu de diverses façons par les anthropologues. Une façon de coquetterie s’entend trop souvent dans notre milieu chez qui prétend, à tort, que le texte de Freud a été refusé par les anthropologues. Un examen plus averti de la réception d’Imago et de Totem et Tabou par les anthropologues mène à des nuances. Pour un Boas qui déclare, en 1920, « nous ne pouvons pas accepter, comme un progrès dans les méthodes de l’ethnologie, le transfert grossier d’une nouvelle méthode partiale d’investigation psychologique de l’individu aux phénomènes sociaux », Kroeber, un des plus importants fondateurs de l’anthropologie nord américaine, lui, conclut qu’aucun ethnologue ne doit négliger le livre de Freud : « Tout ethnologue se verra obligé tôt ou tard de (le) prendre en considération ». L’accueil que réserve Kroeber garde aujourd’hui toute sa valeur et toute sa rigueur. Déplorant l’aspect déjà très dépassé des auteurs sur lesquels Freud prend appui, et qui relèvent, comme Frazer, d’une tentative visant à psychologiser les données ethnologiques bien plus qu’à faire une réelle observation ethnologique, soulignant que Freud opère un « balancement » entre vérité historique et vérité abstraite, Krober n’en reste pas moins redevable à Freud d’avoir su donner aux sciences anthropologiques et sociologiques des concepts fondamentaux : « refoulement, régression, fixation infantile, symbolisme du rêve, surdétermination ».

10L’événement Imago et les travaux « anthropologiques de Freud » ont donc été à la source d’une double inflexion :

  • enrichissement considérable de la métapsychologie
  • apport par certains anthropologues reconnus de la théorie de la culture et de l’institution, telle que présentée dans le mythe freudien de la horde.

11Ces deux langues se sont développées sans parler de même façon, ni enfanter les mêmes objets.

12Aujourd’hui il se peut que travaillant sur des sociétés instables, sur des mondes sociaux aux règles mouvantes les anthropologues poursuivant, qui sait, les vœux de Kroeber, soient à même de ne pas rabattre l’anthropologie sur la science du collectif et la psychanalyse sur la pratique de l’individualité. La notion de sujet traverse et inquiète ces deux champs qui, chacun à leur façon, remodèlent les conceptions classiques des rapports entre individus et collectifs.

Notes

  • [1]
    On se souviendra que le titre original donné par Freud à cet essai était « Malheur dans la Civilisation ». C’est lors de l’ultime correction des épreuves que Freud remplaça « Malheur » par « Malaise ».
  • [2]
    Bien qu’il soit intervenu à la Clark University en exposant un travail sur quelques problèmes psychologiques en anthropologie en 1909 au moment où Freud et Jung étaient aussi invités à donner des conférences.
Français

La revue Imago se présente comme une revue d’application de la psychanalyse aux sciences humaines. Elle apparaît à un moment précis de la recomposition du paysage institutionnel de la psychanalyse : deux revues, l’une de psychanalyse fondamentale, l’autre de psychanalyse appliquée, grandes scissions, mise en place du « Comité secret ». Cette revue contient les premiers temps du rapport des psychanalystes à certaines anthropologies de leur époque. Le détour par l’anthropologie enrichit la métapsychologie. Les réceptions des anthropologues aux textes sociologiques de Freud mettent en lumière les fécondités et les impasses des transdisciplinarités. Ce débat est toujours actuel.

Mots-clés

  • Anthropologie
  • Psychanalyse
  • Psychanalyse appliquée
  • Revues de psychanalyse
  • Surmoi
English

Anthropology and Psychoanalysis... On Several Questions Raised by the Journal Imago.

The journal Imago set out to be a means of applying psychoanalysis to the human sciences. It appeared at a precise moment in time when the institutional landscape of psychoanalysis was being recomposed – two journals, one devoted to fundamental psychoanalysis and the other to applied psychoanalysis existed, great rifts in the psychoanalytical community were appearing and the ‘Secret Committee’ was set up. Imago bears the trace of the initial relationship between psychoanalysts and certain anthropological schools of thought of the time. Anthropology was a source of great enrichment for metapsychology. The reaction of the anthropologists to Freud’s sociological texts sheds light on the dead ends and new horizons run into or opened up by transdisciplinary studies. And the debate rages on today.

Key-words

  • Anthropology
  • Psychoanalysis
  • Applied psychoanalysis
  • Psychoanalytical journals
  • Superego
Olivier Douville
22 rue de la Tour d’Auvergne 75009 Paris
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2008
https://doi.org/10.3917/top.098.0213
Pour citer cet article
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