CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Cette contribution propose quelques réflexions sur les transformations contemporaines des définitions du travail et du salariat au Mali, sur les reconfigurations sociales qu’elles révèlent. Une recherche sur les migrations chinoises au Mali (2007-2009) m’avait conduite à mener des observations dans de grandes entreprises chinoises employant de la main-d’œuvre malienne, mon propos était alors d’analyser les interdépendances entre les activités économiques chinoises et les dynamiques sociales locales (Bourdarias, 2009a). Confrontés à un employeur étranger, les travailleurs maliens revendiquaient l’obtention d’un contrat de travail garanti par l’État, « le respect du code du travail » et l’accès à la protection sociale. Les représentations du travail et du salariat qui se manifestaient dans ce contexte particulier m’ont alors incitée à élargir la recherche à des entreprises maliennes des secteurs « formel » et « informel » [1]. Il semble que le modèle du salariat contractualisé se soit aujourd’hui largement diffusé et constitue une norme à l’aune de laquelle les travailleurs évaluent l’ensemble des relations de production.

2 Cependant, cette forme de rapport salarial ne concerne aujourd’hui que des secteurs très restreints de l’activité économique, le secteur « formel » (« contractuel ») lui-même échappe en grande partie à l’application du code du travail [2]. Quant au statut de salarié, si l’on se réfère aux statistiques disponibles, il semble fortement minoritaire [3], dans une configuration sociale où prédominent les activités agricoles et les micro-entreprises artisanales et commerciales. Dans un tel contexte, alors que les liens de dépendance et de clientélisme conditionnent largement l’accès à l’emploi, la référence à une « loi du travail universelle » – censée garantir « l’égalité des travailleurs » et la « transparence » des relations de production – mérite d’être interrogée.

3 Cette revendication va de pair avec un processus de redéfinition de la notion même de travail. Dans les groupes sociaux observés [4], le « vrai travail » (en langue bamanan baara numan) renvoie désormais au statut de salarié contractualisé. Il est opposé à la « débrouille » (en français), cette recherche au jour le jour de petits travaux (de « bricole ») qui est le lot de nombreux jeunes hommes dans les quartiers populaires urbains, au salariat précaire (au statut « d’apprenti à vie ») qui prévaut dans le secteur « informel », au travail agricole lui-même qui soumettrait aujourd’hui les cadets à l’autorité des chefs de famille sans la moindre contrepartie.

4 La transformation des définitions du travail révèle un processus d’évaluation de la valeur économique et symbolique des activités, de l’ensemble des relations sociales vécues par les individus. Sont en jeu les définitions du juste et de l’injuste, les normes qui devraient légitimer les rapports de pouvoir, aussi bien dans la famille que dans la sphère du travail. Un tel objet relève donc du politique. Ajoutons à cela qu’à travers la revendication croissante d’un mode de salariat fondé sur un contrat légal et le respect du code du travail, la figure de l’État se trouve investie de sens nouveaux et se situe au centre des stratégies d’autonomie individuelles et collectives. De telles observations invitaient à articuler les transformations observables dans la sphère du travail avec celles qui affectent aujourd’hui les rapports familiaux, les relations de dépendance et de clientélisme, les représentations de l’État.

TRAVAIL, DÉPENDANCE ET AUTONOMIE

5 Le développement des flux migratoires vers l’Occident ou d’autres pays africains a enclenché une transformation des définitions du travail, du salariat et des rapports de dépendance chez ceux-là mêmes qui, exclus des circuits migratoires, ne peuvent envisager le départ. Les récits d’accumulation de richesses construits par les expatriés, la figure valorisée de « l’aventurier », contribuent à briser le lien entre activité professionnelle et revenu, à opposer « ceux qui travaillent et ne gagnent rien » et « ceux qui vont chercher de l’argent ». En milieu urbain, les emplois occupés au Mali sont ainsi de plus en plus dévalorisés. Il en va de même du statut des travailleurs au sein de leur famille. Quant au travail agricole, il tend à être défini comme « non travail », y compris dans les régions peu concernées par l’émigration. L’importation de nouvelles normes sociales diffusées par les médias et l’implantation d’entreprises étrangères au Mali contribuent sans doute à ce processus. Les cadres sociaux de la pratique s’en trouvent transformés. Ces dynamiques globales ne suffisent cependant pas à rendre compte des formes multiples sous lesquelles se manifeste la remise en cause de relations de travail fondées sur la légitimité de l’autorité exercée par les aînés, sur la subordination des cadets. Ce modèle, particulièrement prégnant dans le secteur « informel », avait été importé dans les entreprises industrielles où il a longtemps marqué l’évaluation des comportements patronaux. Il tend aujourd’hui à être considéré comme obsolète. Toutefois, le contrat social dont il procède semble toujours modeler les représentations du lien social, de la légitimité des pouvoirs.

6 Le terme baara (travail en bamanan) et les termes propres aux différentes langues mandé désignent à la fois une activité permettant la production de ressources et une insertion de l’individu dans un réseau de relations productives et sociales (Diawara, 2003). Dans le contexte des modes de production lignagers répandus dans l’Afrique de l’Ouest précoloniale, le travail productif situe l’individu dans une configuration relationnelle caractérisée à la fois par la division et la hiérarchisation des tâches et par une forme particulière de circulation et de répartition des biens produits. Les positions de subordination et de domination impliquent un ensemble d’obligations et de droits qui garantissent l’intégration de l’individu à un collectif, définissent sa valeur sociale et économique. Dans les sociétés lignagères d’autosubsistance, les rapports de parenté fonctionnent comme rapports de production, rapports politiques et symboliques. Selon Claude Meillassoux (1960), les rapports de subordination aînés-cadets sont liés au mode de production domestique et le pouvoir des aînés se fonde sur la redistribution des biens, l’organisation des alliances matrimoniales et le principe de la dette qui régit les rapports entre les générations. Il souligne que l’apparition des rapports marchands transforme profondément ces liens de dépendance. Les formes d’inégalité qui s’instaurent dans la durée tendent cependant à investir et retravailler les rapports aînés-cadets, qui, sous des formes diverses, deviennent un principe privilégié d’interprétation et de légitimation des rapports de domination dans les configurations africaines postcoloniales.

7 La persistance de tels schèmes, la construction par certains chercheurs des catégories d’aînés et de cadets « sociaux » désignant leurs usages contemporains ont suscité de nombreuses controverses dans le champ de l’anthropologie économique, particulièrement animées dans les années 1960 et 1970 (Pouillon, 1976). Plus récemment, les travaux des anthropologues sur la décentralisation ont permis d’appréhender les transformations locales des rapports de dépendance et les stratégies sociales investissant ce modèle (Fay, Koné, Quiminal, 2006).

8 Des observations menées sur des terrains maliens depuis plus d’une décennie m’ont permis de constater que les principes qui fondent les relations entre aînés et cadets sociaux pouvaient donner lieu à des pratiques relevant aussi bien de l’adhésion que de la contestation, du refus (Bourdarias, 2012). Il m’a semblé que les mêmes représentations de la dépendance et de l’autonomie individuelle se manifestaient là sous des formes diverses et apparemment contradictoires.

9 L’insertion dans un groupe de dépendance [5] va de pair avec l’acquisition d’une capacité d’action individuelle dont elle semble constituer la condition nécessaire. La conquête de l’autonomie conduit un individu à « se prendre en charge », tel est le sens du terme bambara yèrèta. Cette notion se distingue de celle de liberté (yèrèma hòrònya[6]). Pour un cadet social, « être dans la main de quelqu’un » [7], dont il dépend et qui aura le devoir de lui procurer des moyens d’agir, constitue un moyen de tenir à distance les contraintes que lui impose sa position dans la société globale. Les relations de dépendance résultant d’un pacte, d’un lien social fondé sur la confiance, viennent ainsi remédier à l’impuissance sociale qui dérive de l’isolement, situation qui peut conduire à une forme d’esclavage. « L’homme seul » n’est rien, dit-on couramment. C’est un « homme perdu ». De même, ceux qui « donnent » et construisent avec un nombre important de dépendants une relation de dette se voient reconnaître une importance sociale sans laquelle ils se trouvent démunis. La conquête de l’autonomie est donc liée à la subordination, en même temps qu’elle permet de penser les conditions de sa remise en cause.

10 Je formulerai ici l’hypothèse selon laquelle – dans un contexte marqué par l’urbanisation, la monétarisation de l’économie, puis par l’accélération du processus de globalisation – les évaluations sociales des formes d’activité, les définitions de la notion de « vrai travail » sont orientées par une référence aux liens de dépendance et à la dette sociale régissant les rapports entre aînés et cadets dans un mode de production villageois construit et constamment réinterprété par la mémoire et l’imaginaire collectifs. C’est dans cette perspective que je considérerai les revendications d’un salariat contractualisé et le rôle qu’elles assignent à l’État. Plus généralement, les pratiques des couches dominantes, des employeurs, des agents de l’État, semblent mesurées à l’aune d’un modèle que ces groupes eux-mêmes ont investi et constitué en principe de légitimation. Au nom de ce même principe, leur légitimité est aujourd’hui contestée. Les nouvelles formes de mise au travail de la main-d’œuvre sont rapportées à la transformation des conditions de l’accès des individus à l’existence sociale. Elles sont désignées comme un révélateur du « désordre » qui régnerait aujourd’hui dans la société malienne (« tout est mélangé ») et vouerait les individus à la solitude. La rupture du pacte social par les détenteurs des pouvoirs en serait la cause. Les observations qui vont être présentées suggèrent que les travailleurs interprètent aujourd’hui le contrat de travail et le recours à la loi comme le moyen de construire de nouveaux rapports de dépendance. Ils élaborent le modèle d’un pouvoir étatique susceptible d’assumer un rôle d’aîné social qui conférerait à l’État cette légitimité qui lui est aujourd’hui refusée.

11 Les perturbations économiques mondiales récentes se traduisent, au Mali comme ailleurs, par un accroissement considérable du chômage, du sous-emploi [8] et de la concurrence. Le développement d’un marché foncier provoque de nombreux conflits dans les villes et les régions rurales. Par ailleurs, une partie croissante de la population se trouve exclue des réseaux de clientélisme qui conditionnent l’accès aux emplois. L’appareil d’État et ses élites sont l’objet d’accusations de plus en plus violentes. Cette situation peut être qualifiée de « crise ». Cette notion sera ici définie comme une situation que doivent affronter (à des échelles différentes) individus et groupes sociaux et dont les particularités rendent inopérants les outils culturels auparavant mobilisés de façon « machinale ». Les négociations sociales, les valeurs qui s’y attachaient ne vont plus de soi, ce qui contraint les agents à adopter une posture plus ou moins réflexive, en tout cas à réaménager à la fois leurs systèmes d’action et leurs conceptions du monde.

12 La population des collectifs de travailleurs observés se caractérise par son hétérogénéité – habitants des périphéries urbaines éloignés de leur village d’origine depuis deux ou trois générations, agriculteurs occupant des emplois salariés pendant la saison sèche, jeunes ruraux coupés de l’exploitation familiale. Diversité également des milieux et des conditions de travail, certains travaillent dans de grandes entreprises chinoises ou maliennes du secteur « formel » dont les chantiers et les établissements industriels sont implantés dans des zones urbaines ou rurales, d’autres occupent des emplois salariés dans l’artisanat ou l’agriculture ; certains résident dans leur famille, d’autres s’en sont éloignés. Au regard de cette multiplicité des modes de socialisation et des expériences salariales, la diffusion du modèle contractuel pouvait sembler surprenante. Les observations permettent cependant d’appréhender la variation des sens investis dans la notion de contrat et des enjeux sociaux qui lui sont liés.

TRAVAILLEURS MALIENS ET EMPLOYEURS CHINOIS : LES REDÉFINITIONS DU CONTRAT SOCIAL

13 Les entreprises chinoises se sont multipliées au Mali, comme dans d’autres États africains, surtout depuis les années 1990. La spécificité du cas malien est liée à la genèse de la présence économique chinoise, marquée dès le départ par la prééminence du secteur d’État chinois, et aux logiques politiques et économiques mises en œuvre en 1960, sous la présidence de Modibo Keita. Le premier gouvernement malien liait le développement du Mali à l’industrialisation, à la mise en place d’un secteur public devant permettre une autonomie par rapport aux investissements étrangers. Les sociétés maliennes d’État se sont multipliées (agro-alimentaire, textile) avec l’appui des experts envoyés par l’État chinois. Sous le gouvernement issu du coup d’État militaire de 1968, la transformation de la politique extérieure malienne n’a pas remis en cause ces liens avec la Chine. L’aide chinoise a alors contribué à la modernisation d’entreprises industrielles publiques maliennes. Certaines se transformeront en entreprises mixtes sino-maliennes à la faveur du processus de privatisation, qui culminera entre 1981 et 1985 et se poursuivra après le renversement de Moussa Traoré en 1991. Durant la même période, des sociétés d’État chinoises (essentiellement dans le BTP) ont implanté des filiales au Mali. La réforme des droits de propriété industrielle mise en œuvre par le gouvernement chinois en 1997 (Bergère, 2007) a été suivie de la privatisation partielle d’un certain nombre d’entreprises. Les filiales des sociétés installées au Mali [9] doivent aujourd’hui entrer en concurrence pour l’obtention des marchés et s’efforcent de limiter toujours plus les coûts de production. Les formes de gestion de la main-d’œuvre reflètent bien cette situation. Au Mali, les cadres, les techniciens et quelques ouvriers qualifiés viennent de Chine, sur contrats de deux ou trois ans renouvelables. Pour l’essentiel, la main-d’œuvre est recrutée sur place pour la durée des chantiers (manœuvres et quelques ouvriers qualifiés). Cette stratégie est explicitement liée au faible coût de la main-d’œuvre locale [10] et, préciseront certains entrepreneurs, au peu de virulence des syndicats (Bourdarias, 2009b).

14 Les observations effectuées sur des chantiers chinois à Bamako, dans les cercles de Keniéba, de Sikasso et de Niono [11], dans des entreprises industrielles implantées à Ségou, et à Siribala [12], ont montré que les travailleurs locaux situaient toujours « les Chinois » dans un monde étranger dont ils ne pouvaient appréhender les règles. Lors des entretiens collectifs réalisés en contexte de travail (à la sortie, pendant les pauses, les mouvements de grève [13]), les travailleurs illustraient inlassablement ce thème. La distance qui s’instaure entre les ouvriers maliens et les cadres chinois est liée à la langue bien sûr, mais surtout à l’organisation de la production et aux rapports de travail. Lorsqu’ils décrivent leurs conditions de travail, les ouvriers maliens attribuent à leurs contremaîtres des comportements dépourvus de rationalité. Ainsi, pourquoi faut-il « faire semblant de s’agiter », ne pas se reposer quand survient un incident qui interrompt le travail ? Les sanctions, les licenciements leur semblent relever de l’arbitraire. Le salaire ne dépend pas de la productivité, les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées... Mais « les employeurs, chinois ou autres, cherchent toujours leur intérêt », c’est le fait que les employeurs ne paient pas les charges sociales, et parfois « coupent le salaire » du montant des cotisations ouvrières [14], qui suscite la révolte et enclenche les mouvements de grève. « Les Chinois piétinent les lois du travail » et « ils paient les administratifs maliens » qui devraient les faire respecter. Les administrations locales de l’inspection du travail et de l’INPS sont désignées comme des « agents de l’employeur étranger » et l’État lui-même comme le responsable de la situation. Insoucieux d’organiser la production, de « donner du travail » à la population, « les politiciens livrent les Maliens les mains attachées aux Chinois », enfin « ils bouffent l’argent des Chinois comme ils bouffent tout ce qui existe au Mali ».

15 Si l’employeur ne respecte pas les lois du travail, l’État malien est accusé de ne pas « protéger » ses ressortissants, de ne pas percevoir les cotisations sociales pour les redistribuer en remédiant à la corruption généralisée, désignée couramment par le terme de « mangement » (en français). Le pouvoir d’État se trouve ainsi lui-même mis à distance, en quelque sorte désocialisé. Exclu des relations fondées sur le pacte qui doit légitimer l’exercice du pouvoir, il est constitué en prédateur.

16 Ce rejet est exprimé et argumenté sous des formes diverses. Ainsi dans les zones rurales les plus éloignées des centres administratifs, les salariés intermittents des chantiers et les autorités coutumières mettent en scène un territoire villageois dominé par un pouvoir lointain, invisible, dont ils ne sauraient reconnaître la légitimité. « Il faut payer l’impôt, on est obligé, mais ces gens-là, les préfets, politiciens et consorts, on ne veut pas les voir, ils ne viennent pas nous voir non plus, on s’en fout, tu peux écrire ça, on signe ! » déclarait un chef de village de la région de Kéniéba, lors d’une réunion de grévistes [15]. En milieu urbain, la présence d’un agent économique (d’un État) étranger permet de remettre en cause les élites et les institutions au nom de l’indépendance nationale, en retournant les discours officiels selon lesquels la présence chinoise garantirait l’indépendance économique du Mali. Le personnage de Modibo Keita, fréquemment évoqué, signifie la conquête de l’indépendance nationale contre le colonisateur français, la mise en place d’un « État fort ». Les dirigeants actuels sont alors déclarés incapables – ou peu désireux – de faire face à une « nouvelle colonisation ».

17 Le salariat contractualisé revendiqué ne peut être ici seulement défini comme un accord formel passé entre un individu et un employeur. Il doit être rapporté aux valeurs qui orientent encore largement l’évaluation des relations sociales, à leur décalage croissant avec l’ensemble des situations vécues.

18 Les discours recueillis en dehors des situations de travail ont permis d’appréhender à une autre échelle la multiplicité des enjeux liés au salariat contractualisé. Les groupes amicaux qui se réunissaient dans une concession familiale, dans un « maquis » ou dans un coin de brousse écarté du village, s’efforçaient de définir, pour l’observateur étranger, les relations qui doivent s’instaurer dans le cadre des activités de travail, les principes qui légitiment l’exercice de l’autorité et l’acceptation de la subordination.

19 À Bamako et dans les villes secondaires industrialisées (Ségou, Sikasso), les catégories d’employeurs (les différentes « qualités de patrons ») sont classées et hiérarchisées en fonction des relations qu’ils nouent avec leurs salariés. Les travailleurs les plus âgés se remémorent leurs premières expériences salariales, les plus jeunes évoquent les récits de leurs aînés. En dehors des grandes entreprises du secteur public « construites par Modibo », les lois n’étaient guère respectées autrefois dans les entreprises maliennes du secteur « contractuel », les salaires étaient faibles. Mes interlocuteurs évoquent cependant les dons qui marquaient la reconnaissance du statut social et familial de l’ouvrier, à l’occasion des mariages, des décès, des problèmes familiaux ; ils dépeignent des rapports de travail marqués par les relations de voisinage, les alliances, les appartenances religieuses. « Aujourd’hui tu travailles comme un esclave, tu reçois un peu d’argent à la fin du mois et c’est tout ! Et même l’argent n’arrive pas toujours... On te dira un jour que le travail est fini, il faut partir, tu te retrouves tout seul comme un imbécile » [16]. Quant aux employeurs des petits établissements artisanaux et commerciaux, ils « respectaient leur devoir » en formant leurs apprentis puis en les aidant à s’installer. « Ils connaissaient ta famille » ; « ils étaient comme un père pour leurs jeunes ».

20 Les « mauvais patrons », catégorie considérée comme la plus répandue aujourd’hui, limitent les relations de travail au strict échange économique. Les récits recueillis dessinent une norme, une configuration relationnelle assignant à l’employeur un rôle d’aîné protecteur, où l’ensemble des échanges économiques et sociaux se trouvent étroitement articulés, où le travailleur peut conquérir un statut social. Ces constructions mettent en scène des conceptions de la dette sociale, de la dépendance et de l’autonomie qui contribuent à donner du sens aux expériences de travail vécues aujourd’hui. En milieu urbain, les chantiers chinois recrutent surtout des jeunes dépourvus de diplômes ou de qualifications reconnues, qui ont accumulé les emplois précaires dans de petits établissements artisanaux et commerciaux, ou pratiqué, sans succès, « la débrouille ». Ils décrivent ces années d’apprentissage, « où on n’apprend rien sauf à faire des courses », les « trahisons » des employeurs qui maintiennent un jeune dans le statut d’apprenti et le font travailler sans salaire. Les rapports de travail et les modes d’acquisition des savoirs professionnels dans le secteur informel urbain sont encore largement régis par des relations d’autorité mimant les rapports aînés-cadets. Mais ces relations ne reposent plus que rarement sur cette forme particulière de « contrat social ». Les savoir-faire s’acquéraient soit auprès des aînés de la famille, soit dans des relations d’apprentissage calquées sur le modèle familial : le maître transmet ses savoirs à son apprenti qui travaillera pour lui jusqu’à ce qu’il l’aide à s’installer ou à trouver un emploi, dans sa propre entreprise ou chez un autre patron appartenant à son réseau de connaissances. Un tel modèle ne fonctionne plus guère que dans les familles de grands commerçants ou d’entrepreneurs prospères. Les jeunes issus des milieux populaires le constatent et lient leur échec économique aux perturbations qui affectent leurs propres familles.

21 « Pour nous, il n’y a pas de travail », ce leitmotiv scande les récits. Aînés et cadets sont également touchés par la pénurie d’emplois, la hiérarchie des positions au sein des familles s’en trouve bouleversée. Des cadets contraints d’assurer la subsistance de la famille l’expriment en ces termes : « Nos vieux ne nous apportent rien, nous donnons notre argent et nous ne recevons rien en échange... Mais nous sommes bien obligés de les respecter et d’entendre ce qu’ils disent, c’est une obligation chez nous, même si nous faisons nos affaires sans en tenir compte » [17]. Les pères et les frères aînés sont alors accusés de ne pas remplir leurs obligations – payer la compensation matrimoniale qui permet aux jeunes de trouver une épouse, mobiliser un réseau de relations qui leur procurerait un travail. Les cadets sans ressources se voient reprocher leur paresse, parfois leur immoralité, ces « enfants maudits » apportent le déshonneur dans leur famille. Cette situation a rendu obsolètes les règles de gestion et de répartition des ressources qui jusque-là confortaient les liens familiaux. Le problème de la maîtrise des ressources monétaires est source de conflits qui opposent hommes et femmes, aînés et cadets (Bourdarias, 2012). La famille est alors décrite par les uns et les autres comme un lieu où les individus sont voués à la solitude, où leur valeur est estimée en fonction de l’argent qu’ils apportent. Les exigences et les injonctions morales formulées au cours des conflits familiaux montrent que la figure mythique de l’aîné de lignage est toujours mobilisée lorsqu’il s’agit de définir les conditions de l’exercice de l’autorité, les droits et les devoirs qu’elle implique, ce qui est dû aux dépendants. Elle semble aujourd’hui constituer un modèle d’existence sociale qui désigne le statut d’adulte, d’homme d’honneur. Mais l’accès à cette position est aujourd’hui lié à une accumulation individuelle de ressources – d’argent et de considération sociale – qui ne peuvent plus être acquises au sein de la famille. Les individus sont alors contraints d’apprendre à maîtriser d’autres espaces sociaux. Les discours recueillis, aussi bien que l’observation des pratiques, montrent que cette maîtrise implique avant tout le calcul de la bonne distance, celle qui permet d’échapper aux jugements des proches – famille et voisins. La transparence qui caractérise cet espace familier, les regards sociaux qui pèsent sur les individus, imposent aux cadets des rapports de subordination exclusivement fondés sur des règles morales, dépourvus de contrepartie économique et symbolique. Celui qui parvient à investir d’autres lieux peut espérer obtenir le « juste prix » de son travail, « être un travailleur, un commerçant, un artisan et rien d’autre », « cacher son argent » pour l’économiser et peut-être un jour conquérir une position dominante dans sa famille. Le travail salarié est perçu comme la seule issue, alors que les tentatives d’insertion dans des réseaux efficaces de clientélisme économiques ou politiques se sont soldées par des échecs, que le départ pour « l’aventure » [18] ou l’accès au statut d’entrepreneur indépendant s’avèrent inaccessibles.

22 Les modalités de recours au salariat des jeunes ruraux révèlent une similarité des stratégies mises en œuvre vis-à-vis de la famille. Toutefois, les valeurs attachées à l’activité agricole différencient nettement les deux populations. Sur les chantiers et dans les établissements industriels implantés dans les zones rurales, les travailleurs recrutés par les entreprises chinoises sont pour la plupart des salariés intermittents. Très jeunes (16-25 ans), ils vivent souvent là leur première expérience du travail salarié. Ils sont venus des villages proches des routes en construction ou, dans le cas des grands chantiers d’aménagements hydrauliques [19] et de l’industrie sucrière [20], de toutes les régions du Mali. Certains alternent, depuis quelques années, travail salarié et travail agricole sur l’exploitation familiale. Tel est leur « devoir », affirment-ils, mais ils n’en retirent « aucun avantage ». Ils doivent « trouver ailleurs » l’argent nécessaire au mariage, et même à « l’achat des cigarettes et des habits ».

23 Une catégorie assez restreinte (de 10 à 15 % sur chaque site observé) est composée de salariés qui ont abandonné depuis quelques années l’exploitation agricole familiale. Ils ont acquis « sur le tas » quelques qualifications et suivent les entreprises sur leurs chantiers successifs, alternant périodes de salariat agricole dans les rizières ou les champs de cannes à sucre et emploi sur les chantiers ou dans les entreprises.

24 Enfin, un très petit noyau de travailleurs qualifiés plus âgés (35-50 ans) a acquis une longue expérience des rapports salariaux, dans des entreprises du BTP maliennes, européennes et chinoises ou dans des entreprises textiles [21] et sucrières. Certains sont contractualisés par les employeurs chinois, notamment les conducteurs d’engins et les mécaniciens.

25 Si tous conçoivent le contrat salarial garanti par l’État comme une condition de l’existence sociale et de la sécurité économique, les définitions du « vrai travail » sont très variables, ce qui permet une approche des représentations de l’autonomie qui structurent les discours.

26 Pour les salariés stabilisés, le travail agricole ne peut aujourd’hui constituer un « vrai travail ». Il ne permet pas à un aîné de s’acquitter de ses devoirs envers ses cadets, qui de leur côté n’obtiennent pas la contrepartie de leur travail. Le travail salarié, quelle que soit leur position dans la hiérarchie des classes d’âge, leur a apporté – disent-ils – de la considération, l’estime de leurs proches. Ils ont fondé leur propre famille loin du village où ils envoient des ressources monétaires, devenant ainsi des aînés éloignés (« nous sommes aînés de loin ! »), relativement protégés des pressions sociales et du regard évaluateur des proches. Faute d’un contrat de travail réellement garanti par l’État [22], cette position reste cependant précaire.

27 Quant aux salariés intermittents les plus récents, manœuvres mal rémunérés, ils considèrent le travail agricole comme la seule activité susceptible de convenir « à un homme libre (hòròn) » ; « C’est celle qui est dans notre cœur », « dans notre sang », déclarent-ils volontiers... À condition qu’elle puisse s’exercer en dehors des rapports de dépendance familiaux. Dans ce cas, faute de pouvoir tenter « l’aventure » à l’extérieur, la relative sécurité liée au salariat contractualisé pourrait permettre d’accumuler en vue d’une installation « dans de bonnes conditions », en achetant du matériel agricole pour défricher de nouveaux terrains « à proximité du village » ou en obtenant une parcelle rizicole à l’Office du Niger [23].

28 On perçoit bien dans tous les cas qui viennent d’être évoqués les enjeux de la revendication contractuelle et le rôle qui est alors assigné à l’État. Le contrat de travail et les lois qui le garantissent mettraient à distance des rapports de domination (familiaux, salariaux) désormais perçus comme illégitimes. Le contrat social conclu avec le pouvoir d’État – ainsi constitué en aîné social collectif – permettrait aux cadets-débiteurs d’obtenir les contreparties de la subordination, tout en leur concédant un pouvoir de contrôle. Le respect « des lois du travail » conditionne alors la légitimité du pouvoir politique. Dans le cas contraire, le sens de la dette peut ainsi être retourné, ce qui justifie la révolte contre un aîné social, débiteur défaillant de subordonnés à qui il doit sa position dominante. Les situations de conflit mettent en scène ces définitions de la loi et du pouvoir d’État. Le contrat constitue un espace de transparence opposé aux tactiques obscures propres aux rapports de clientélisme qui favorisent certains salariés. L’application de la loi rendrait possible la construction d’un espace d’autonomie en même temps que d’un collectif d’égaux. La conduite de la grève semble en être le symbole. Le terme charia, dans de tels contextes, est utilisé pour désigner une loi universelle, qui s’applique et s’impose à tous, une loi écrite dont chacun peut prendre connaissance. « Devant la charia nous sommes tous semblables [24], nous pouvons agir ensemble » déclarait un orateur lors d’une réunion nocturne de grévistes salariés d’une entreprise chinoise.

SALARIÉS ET CHÔMEURS DES ENTREPRISES MALIENNES PRIVATISÉES : LE SERVICE PUBLIC ET LE MÉTIER COMME FONDEMENTS DE L’AUTONOMIE INDIVIDUELLE

29 Les conceptions du contrat relevées dans un groupe hétérogène de salariés récents et peu stabilisés, confrontés à un employeur étranger, m’ont incitée à tenter une comparaison avec une catégorie ouvrière dont l’expérience du travail contractualisé s’est construite depuis l’indépendance. Je ne présenterai ici que quelques traits des représentations élaborées par des salariés et des chômeurs qui se définissent couramment comme « une espèce en voie de disparition ». Le secteur productif d’État n’existe plus aujourd’hui au Mali, il n’en reste pas moins que les modèles salariaux et les valeurs qui s’y sont élaborés – réaménagés et constamment réinterprétés – continuent d’être diffusés. J’ai pu constater que, sous des formes diverses, ils influencent aujourd’hui les conceptions du salariat et du rôle de l’État propres à d’autres catégories de salariés.

30 On trouve dans ce groupe, aujourd’hui en déshérence, des lignées ouvrières remontant à trois générations. Certaines familles ont connu, à travers le statut de salarié, une mobilité sociale qui s’est amorcée dans les dernières années de la colonisation, au sein d’entreprises fondées par des Français.

31 Les entreprises du secteur public organisé sous le gouvernement de Modibo Keita semblent avoir permis l’émergence d’une élite ouvrière stable, bénéficiant de protections sociales et d’un salaire relativement élevé. Le processus de privatisation de ces entreprises, leur rachat par des groupes d’actionnaires composés le plus souvent de grands commerçants, s’est traduit par de nombreuses faillites. Les entreprises survivantes dans les années 1990 ont connu des compressions de personnel. Certaines sont aujourd’hui en voie de démantèlement. De fortes mobilisations ouvrières ont accompagné ce processus, contre les licenciements, pour l’obtention des droits sociaux [25].

32 J.-L. Amselle a décrypté les stratégies économiques et politiques qui ont permis à des associations de commerçants de détenir la majorité des actions dans un grand nombre d’entreprises privatisées (Amselle, 1987). L’auteur démontre bien que le processus de désindustrialisation qui s’enclenche alors ne doit pas être considéré comme une manifestation d’irrationalité économique. Les transformations économiques observables dans les années qui suivent confortent cette analyse. Le démantèlement des entreprises privatisées se poursuit jusqu’en 1996 et va de pair avec un renforcement et une extension des réseaux commerciaux dominants. Les grands commerçants actionnaires des entreprises ont su, entre autres, utiliser au profit de leurs activités commerciales les avantages fiscaux accordés aux entreprises industrielles, obtenir des monopoles de commercialisation.

33 Les observations menées en 2011-2012 à Kita et à Koukikoro [26], auprès de salariés encore en activité et de chômeurs « compressés », montrent que les logiques contractuelles, les conceptions du travail et de l’autonomie présentent là des traits particuliers. Au premier abord, on relève dans les discours des mises en scène de l’État et de la culture ouvrière en apparence calquées sur un modèle fortement prégnant dans une catégorie particulière de salariés français dans les années 1970 (les salariés employés dans le secteur public). Une analyse plus précise montre que les réaménagements locaux de ce modèle articulent des récits produits par la mémoire collective de la construction de l’État malien et du processus de privatisation des entreprises, avec les conceptions du lien social et de l’autonomie aujourd’hui encore dominantes au Mali. Lorsque salariés et chômeurs « compressés » évaluent leur situation actuelle, ils la confrontent aux récits élaborés par les salariés en activité dans les premières années de l’indépendance. Le développement d’un secteur productif public semble alors matérialiser le pacte social qui se serait instauré entre la population malienne (« la nation ») et l’État. Ce dernier a « organisé la production », « assuré l’indépendance économique du Mali » vis-à-vis des puissances étrangères. Les salariés n’étaient pas seulement protégés par l’État-patron qui leur assurait un certain nombre de droits sociaux. De par la position qu’ils occupaient dans des secteurs économiques stratégiques, ils étaient « au service du public » qui bénéficiait de leur travail et de leurs compétences professionnelles. Les salaires perçus et la sécurité sont alors présentés comme une contrepartie de l’utilité sociale reconnue aux salariés, qui leur assurait par ailleurs un certain prestige aux yeux de la population. Les ouvriers du secteur public sont alors perçus comme des agents du pouvoir de l’État dont ils dépendaient et qui leur déléguait une partie de ses fonctions. Le contrat salarial accordé aux travailleurs, les liens de dépendance qu’il impliquait, sont implicitement englobés dans le contrat social, dans les circuits de la dette, qui liaient la population et l’État. Dans ce cadre, le métier exercé, souvent acquis au sein de l’entreprise, permettait au salarié d’accéder à l’existence sociale et de s’affirmer comme individu accompli [27].

34 Le processus de privatisation est décrit comme une rupture du lien social, l’État comme un « mauvais aîné » (un nyèmògò jugu) qui a noué une alliance avec un groupe prédateur (les actionnaires, les grands commerçants) pour « piller le patrimoine du Mali ». Pour les travailleurs rencontrés, les luttes en cours pour le respect du code du travail (obtention des indemnités de licenciement) marquent bien la fin d’un modèle social. Le travail salarié ne peut plus, aujourd’hui, être défini comme un « vrai travail ». Certains « compressés » espèrent, sans escompter de grands succès, parvenir à monter une petite entreprise individuelle, d’autres savent qu’ils devront subsister grâce à la « débrouille ». Tous expriment un sentiment de déchéance sociale.

CONCLUSION

35 Les quelques observations qui ont été présentées semblent indiquer une transformation des représentations du politique, de la légitimité du pouvoir d’État, élaborées dans le cadre des conceptions du lien social et de l’autonomie qui prévalent encore dans la configuration sociale malienne. Les mobilisations sociales et les revendications contractuelles qui s’y expriment mettent en scène, sous une forme particulière, le rejet de l’appareil d’État et définissent le pacte social qui permettrait de le réintégrer dans le circuit des échanges sociaux, de le « resocialiser ».

36 La référence au modèle salarial contractualisé, dans un contexte malien où ce statut est minoritaire et de plus en plus menacé, est peut-être transitoire, il est impossible d’anticiper son extension ou les formes qu’elle est susceptible d’emprunter. En tout cas, elle coexiste aujourd’hui avec d’autres investissements des rapports de dépendance entre aînés et cadets, de la définition des conditions de l’autonomie individuelle. Ainsi, les mouvements religieux qui s’affrontent aujourd’hui au Mali élaborent diverses conceptions du travail et de l’activité économique dont les valeurs et les principes d’action relève de la charia – dans ce cas d’une loi religieuse universelle. Dans certains collectifs (mouvements soufi ou réformistes), sont pratiquées des formes de « travail contractualisé », reposant sur la confiance, elles articulent étroitement l’économique et le religieux. Le respect du contrat est alors garanti par le pacte qui lie les croyants – travailleurs et employeurs – et le leader du collectif, aîné social et religieux, dispensateur de labaraka qu’il tient de la divinité [28]. Les leaders religieux charismatiques proposent ainsi à leurs adeptes une rationalisation de leur vie quotidienne (Bourdarias, 2012 ; Holder, 2012), le moyen d’accéder à une reconnaissance sociale qui les protégerait des perturbations qui affectent le monde social profane. Ils affirment ainsi anticiper l’avènement d’une société à la fois juste et pieuse.

37 De telles dynamiques pourraient inciter à reconsidérer les thématiques du salariat en Afrique de l’Ouest et de ses nouvelles formes d’articulation avec le secteur informel, analysées par J. Copans (1987) à la fin des années 1980. Dans le cas malien, on voit que certaines catégories de cadets sociaux évaluent les transformations du secteur informel et du travail agricole à la lumière de leurs expériences, du regard qu’ils portent sur leur société. Le salariat contractualisé leur apparaît ainsi comme le moyen d’accéder à une forme d’autonomie. Le statut d’entrepreneur individuel, bien qu’ils y aspirent, leur paraît inaccessible.

38 « L’économie populaire spontanée » (de Miras, 1984) représente-t-elle aujourd’hui une voie privilégiée vers le développement économique en Afrique de l’Ouest ? On sait qu’une telle hypothèse a été largement argumentée dans les années 1980-1990, de même que les obstacles à une marchandisation généralisée de la force de travail, à l’émergence d’un prolétariat susceptible de développer une conscience de classe. L’observation des processus de prolétarisation contemporains permettrait sans doute de reformuler les termes du débat.

Notes

  • [*]
    Anthropologue, UMR 6173 CITERES, Université de Tours, bourdarias@univ-tours.fr
  • [1]
    Ce travail a été mené dans le cadre de l’ANR CRITERES (ANR-10-SUDS-010-01). Les premiers terrains ont été effectués sur des chantiers d’entreprises chinoises du BTP (Bamako, cercles de Niono, Kéniéba, Sikasso), dans des entreprises industrielles à participation chinoise majoritaire (Ségou, Siribala). Des observations ont ensuite été menées dans des entreprises maliennes, anciennes entreprises d’État privatisées (Koulikoro, Kita, Bamako), petites entreprises du secteur informel bamakois.
  • [2]
    Si les salariés recrutés dans la fonction publique bénéficient d’un contrat, les établissement publics emploient cependant des travailleurs non contractualisés. Quant aux grandes entreprises privées maliennes (et certaines entreprises étrangères dont les chinoises), elles ne contractualisent qu’un noyau restreint de salariés. On ne dispose à l’heure actuelle d’aucune donnée chiffrée fiable sur ce phénomène. Dans le cadre du contrat de travail, l’inscription à l’INPS (Institut national de prévoyance sociale) permet de prétendre à une retraite, de toucher des indemnités en cas d’accident du travail, de percevoir des allocations familiales. L’Assurance maladie obligatoire (AMO, instaurée en 2011) donne droit à des consultations médicales gratuites dans les centres dépendants de l’institution.
  • [3]
    D’après l’enquête par sondage réalisée en 2010 par l’Observatoire de l’Emploi et de la Formation : 9,8 % des actifs âgés de 15 à 50 ans se déclarent salariés (12,7 % pour les hommes) ; 19,5 % des salariés occupés travaillent dans des entreprises privées du « secteur formel » (19 % pour les hommes). Pourcentages calculés d’après les premiers résultats de l’Enquête Emploi permanente auprès des ménages 2010.
  • [4]
    Milieux populaires urbains, populations rurales originaires de zones où l’agriculture de rente est inexistante ou en déclin.
  • [5]
    En bambara, les catégories désignant les positions sociales se réfèrent à la répartition du pouvoir. On relève les oppositions suivantes : sanfèmògò, le supérieur, celui qui est en haut vs. dugumamògò, le subalterne, celui qui est en bas ; mògòba, la personne importante, le grand homme vs. mògòni, l’homme sans importance, le petit. Au sein d’un groupe social hiérarchisé, le nyèmògò, guide, aîné social, protège le kòmògò, celui qui suit, le cadet social. J’utilise ici quelques éléments d’une analyse du vocabulaire bambara de la hiérarchie sociale présentée par Gilles Holder lors d’un séminaire de recherche (Holder, 2011).
  • [6]
    « Condition d’être libre en soi » s’oppose au statut d’esclave (jònya).
  • [7]
    Bolokònòmògò : celui qui est dans la main de quelqu’un.
  • [8]
    Selon la définition du BIT dite « élargie » (prenant en compte la force de travail potentielle), le chômage touche, en 2010, 30 % des hommes en âge de travailler. Par ailleurs, 37 % des hommes salariés occupés sont en sous-emploi. Les enquêtes micro-sociales montrent que certains ne parviennent pas à travailler plus de quelques heures par semaine (Enquête ménages de l’OEF, 2010, Bamako).
  • [9]
    En 2011, sept sociétés sont implantées au Mali.
  • [10]
    En 2010, les salaires versés vont de 1 000 FCFA (manœuvres) à 1 750 FCFA (ouvriers qualifiés) par jour.
  • [11]
    Construction de bâtiments administratifs à Bamako (2008), aménagements hydrauliques dans la région rizicole de Niono sur des terres concédées au gouvernement libyen (2009), construction d’une route entre Kéniéba et Bafing à l’ouest du Mali (2010), réaménagement de la route Sikasso-Bamako (2011).
  • [12]
    Entreprise textile Comatex à Ségou (2010), entreprise de production sucrière Sukala à Siribala (2010 et 2011). Ces entreprises ont le statut de « sociétés mixtes » sino-maliennes, les capitaux sont respectivement à 80 % et 60 % chinois et l’organisation de la production est assurée par des responsables chinois et maliens. Elles n’en sont pas moins définies localement comme des « entreprises chinoises », ce qui renvoie à la prééminence des équipes chinoises dans le management des entreprises. Les observations menées dans les établissements ont permis de le constater.
  • [13]
    En 2010 et 2011, les chantiers de construction observés ont été le théâtre de mouvement sociaux parfois violents. J’ai ainsi pu assister à des réunions nocturnes de grévistes dans la brousse ou dans les villages proches des chantiers, parfois en présence des autorités coutumières.
  • [14]
    Lors d’entretiens avec des responsables et des employés des administrations locales de l’INPS et de l’Inspection du travail, certains ont confirmé cette situation, en demandant que leur identité ne soit pas révélée.
  • [15]
    Propos surprenant, car les autorités coutumières, quelque soient leurs conflits avec l’administration, n’y feront habituellement pas allusion devant un étranger. Leur prestige est en partie lié à l’habileté dont ils font preuve dans la gestion des relations avec le pouvoir central.
  • [16]
    Un salarié non contractualisé de l’entreprise Comatex à Ségou (2010).
  • [17]
    Réunion de jeunes gens à Bamako, dans un quartier périphérique (Banconi), 2010.
  • [18]
    « Partir chez les Blancs, c’est pas pour nous ! Il faut avoir de quoi payer, même pour partir en pirogue... » (Jeune ouvrier « compressé », Bamako, 2009). Ce thème est récurrent dans les entretiens recueillis.
  • [19]
    Zone de l’Office du Niger. Les travaux d’aménagement rizicoles s’interrompent pendant les mois à forte pluviométrie, seuls demeurent sur les chantiers les travailleurs qualifiés qui remettent les machines en état.
  • [20]
    Usines et champs de cannes de la Sukala à Dugabougou et Siribala. La récolte de la canne débute en novembre et cesse en mai, les usines de production cessent de fonctionner de juillet à octobre. Les coupeurs de canne et les manœuvres des usines sont alors sans emploi, les quelques ouvriers qualifiés contractualisés réparent les machines.
  • [21]
    L’entreprise textile sino malienne Comatex ne recrute plus de travailleurs et procède depuis quelques années à des licenciements. À peu près 30 % des salariés y sont contractualisés.
  • [22]
    Les travailleurs contractualisés dans ces entreprises déclarent que les termes du contrat sont mal respectés par l’employeur étranger. Les grèves menées en 2006 et 2007 dans les usines textiles et sucrières ont entraîné de nombreux licenciements. Par ailleurs, elles ont suscité des conflits entre les travailleurs contractualisés et les autres.
  • [23]
    La plupart de nos interlocuteurs préciseront cependant qu’un tel projet est « un rêve » qui a peu de chances de se réaliser. Les terres irriguées sont de plus en plus attribuées à des entrepreneurs agricoles, souvent de gros commerçants, qui emploieront des salariés.
  • [24]
    An bè kelen, nous ne faisons qu’un.
  • [25]
    Les mobilisations les plus récentes (une année d’occupation de la bourse du travail à Bamako en 2009-2010) ont été menées par les salariés de l’entreprise Huicoma (huileries et savonneries), sur les sites de Kita et de Koulikoro. Les usines sont aujourd’hui fermées par les actionnaires.
  • [26]
    Huicoma, Transrail (chemins de fer).
  • [27]
    Cette dernière dimension du « vrai travail » est particulièrement présente dans les récits d’apprentissage et de pratique professionnelle recueillis. Des ouvriers « compressés » affirment ainsi que, privés de la possibilité d’exercer leur métier, ils sont devenus des mògòni, des personnes sans importance, tandis que les actifs disent éprouver de la honte devant les tâches peu qualifiées qui leur sont imposées.
  • [28]
    Les gains escomptés par les contractants concernent alors aussi bien le monde de l’ici-bas que l’au-delà.
Français

Cette contribution propose quelques réflexions sur les transformations contemporaines des définitions du travail et du salariat au Mali, sur les dynamiques sociales qu’elles révèlent. Des observations ont été recueillies dans des entreprises chinoises employant de la main-d’œuvre locale, dans des entreprises maliennes des secteurs « formel » et « informel ». À travers la revendication croissante d’un mode de salariat fondé sur un contrat légal et le respect du code du travail, la figure de l’État se trouve aujourd’hui investie de sens nouveaux et se situe au centre des stratégies d’autonomie individuelles et collectives. L’État semble ainsi constitué en « aîné social » et le contrat de travail interprété comme un nouveau contrat social.

Mots clés

  • Mali
  • salariat
  • État
  • contrat social
  • autonomie
Español

Construcciones de la experiencia salarial en Malí : el contrato de trabajo y la resocialización del Estado

Esta contribución presenta reflexiones en torno a las transformaciones contemporáneas de las definiciones del trabajo y del salariado en Malí, y las dinámicas que revelan. Las observaciones tuvieron lugar en empresas chinas que emplean mano de obra local así como en empresas malienses del sector “formal” e “informal”. A través de la reivindicación creciente de un modo de salariado fundado sobre un contrato legal y el respeto por el código laboral, la figura del Estado se encuentra impregnada por nuevos significados y se ubica en el centro de estrategias de autonomía individual y colectiva. De este modo, el Estado parece constituirse en “tutor social” y el contrato de trabajo en nuevo contrato social.

Palabras claves

  • Mali
  • salariado
  • contrato social
  • autonomía

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Françoise Bourdarias [*]
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/07/2014
https://doi.org/10.3917/rtm.218.0071
Pour citer cet article
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