CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En janvier 2006, le plus grand fripier de la place dakaroise s’interroge sur l’avenir de la filière au Sénégal : « Le beau temps est fini maintenant, depuis trois ans je n’y arrive plus, en 2003 ça a basculé. Je faisais 48 conteneurs dans l’année, cette année je n’arrive pas à la moitié. On perd du terrain partout, le seul endroit où nous tenons encore c’est Kaolack, j’ai de bons sous-traitants là-bas, très corrects, des battants. À cause des importations sauvages de ceux qui travaillent [migrants sénégalais] aux États-Unis, en Italie et en Espagne, qui prennent un conteneur seulement et qui paient un million de taxes et de droits de douane au lieu des 5 ou 6 millions [francs CFA]  [1]. Ça, plus les Chinois, tout est venu en même temps. Eux, on n’arrive pas à les taxer, on ne comprend pas et on ne sait rien ». Le service des Douanes contacté le même mois minore encore davantage le nombre de containers importés par ce grossiste : en dix ans, il serait passé de cinq containers mensuels à un seul. À Praia, au Cap-Vert, le principal importateur développe la même litanie, insistant sur la concurrence des produits vestimentaires chinois neufs. Pour ces deux entrepreneurs qui ont débuté le commerce de la fripe en 1990, l’âge d’or fut rapide mais bref.

2 La fripe constitue un des symboles d’une Afrique en transformation, caractérisée par la capacité d’adaptation permanente de ses habitants aux contextes changeants. La mise en regard des différentes activités commerciales liées à la fripe, des multiples parcours des opérateurs, des diverses perceptions de ce produit par les populations permet d’avancer des hypothèses sur l’avenir du vêtement d’occasion en Afrique. Le développement de la fripe, un peu partout dans le monde, a permis de relancer dans un nouveau cycle de consommation un produit usagé en lui attribuant une nouvelle valeur marchande. Certains auteurs ont souligné, avec raison, l’effervescence du secteur des vêtements d’occasion en Afrique dans les années 1990. Les pays en développement sont devenus de nouveaux débouchés dès lors que les pays occidentaux ne parvenaient plus à eux seuls à absorber l’ensemble de ces produits dévalorisés. A do kaflê, yougou yougou, troutrou nou, klou fâ ou broad en Côte d’Ivoire, houdeh à Djibouti, mutuki au Gabon, fëgg jaay au Sénégal, salaula en Zambie, dead whiteman’s clothes au Zimbabwe, la fripe en Afrique est déclinée en appellations aussi originales que multiples. Elles traduisent autant le geste de l’acheteur ou du vendeur sur les marchés du continent – fouiller et prendre dans un tas (troutrou nou, salaula), secouer et vendre (yougou yougou, fëgg jaay) – que la nouvelle vie d’un produit après la fin de la précédente – ce qui est mort (houdeh) – ou encore le caractère étranger de l’objet – abroad (broad), les vêtements du Blanc mort (Dead whiteman’s clothes).

3 Au regard d’observations récentes conduites à la fois à Abidjan, Dakar et Praia  [2], le commerce de fripes est désormais concurrencé par une offre de plus en plus diversifiée de vêtements et de chaussures neufs, de qualités différentes, proposée par des commerçants chinois ou africains. La fripe, qui présentait encore, au seuil des années 2000, un excellent rapport qualité-prix et qui répondait aux besoins des consommateurs les plus pauvres ou de ceux les plus en phase avec les modes occidentales, s’est retrouvée dévaluée. Les importateurs n’ont pas été en mesure de réviser leurs stratégies ni de développer une offensive commerciale susceptible de contrer rapidement les nouveaux entrepreneurs du vêtement neuf.

4 Dans cet article, il s’agit tout d’abord de présenter, au Cap-Vert, en Côte-d’Ivoire et au Sénégal, les différents moments de la vie d’un secteur, de sa naissance à sa fin prévisible, en soulignant le rôle que les opérateurs économiques et responsables politiques lui ont attribué dans la dégradation de l’industrie textile africaine. Puis, l’importance de la vente de vêtements de seconde main en tant que débouché majeur, à la fois pour des petits et des grands opérateurs de nationalité ou d’origine étrangère et des populations en situation précaire, est rappelée. Enfin, à travers les différents territoires de la fripe, le propos porte sur la notion d’occasion et ce qu’elle permet comme mises en scènes dans la ville africaine, avant d’insister sur les bénéfices que retirent les nouvelles collectivités locales de ce négoce.

I – LES TEMPS DE LA FRIPE AFRICAINE

5 Dès le XIXe siècle, la fripe a fait l’objet d’un commerce international. M. CHARPY (2002) signale qu’en 1854, 1 260 tonnes de vêtements neufs et vieux indifférenciés sont exportées à partir de la France (et en 1867, 1 838 tonnes). Il s’agit souvent de vêtements militaires, mais pas seulement. « Les quantités énormes et l’extrême rentabilité de ces exportations signalent un commerce parfaitement structuré à l’échelle mondiale » (CHARPY, op. cit., p. 9). Si les principaux destinataires demeurent les pays européens (États sardes et villes hanséatiques), l’Afrique du Nord et le Sénégal sont aussi concernés par ce commerce à compter de 1830. L’Algérie capte à elle seule 5 % des flux en 1860. Alors que le commerce de fripes décline en France dès la fin du XIXe siècle et tend à être supplanté par la brocante, l’empire colonial devient, en partie, un débouché intéressant pour recycler (déjà) les vieux vêtements auprès de citadins aisés de Dakar ou de Saint-Louis, « sapeurs » avant l’heure, attirés par la mode occidentale et donc minoritaires. On peut penser que les maisons françaises de commerce comme la CFAO, qui importaient à Douala des vêtements de seconde main à l’époque du protectorat franco-britannique sur le Cameroun (FODOUOP, 2005), ont reproduit le système à Dakar, capitale de l’Afrique occidentale française depuis 1902  [3]. La plupart des articles de fripe étaient collectés en Europe et aux États-Unis par des organisations caritatives comme le Secours catholique, l’Armée du Salut, la Croix-Rouge et Goodwill pour satisfaire une demande locale très limitée. À l’époque, les habitudes vestimentaires sont extrêmement différenciées sur le continent africain. Autant dans la partie soudano-sahélienne marquée par l’islam les populations étaient, de la tête aux pieds, couvertes de cotonnades, autant dans la partie forestière tournée vers l’animisme les habitants avaient la tête nue et étaient seulement ceints d’un pagne. Dès que les colons ont voulu imposer leur vision civilisatrice et notamment leur manière de s’habiller, les négociants sahéliens en ont profité pour échanger des tissus de pagnes ou des vêtements ou sous-vêtements neufs (ce qu’on appelait alors la bonneterie), en provenance de l’Europe, contre des produits locaux (kolas, diamants, or) auprès des paysans d’Afrique équatoriale.

1 – La fripe en Côte d’Ivoire et au Sénégal : une histoire à rebondissements

6 L’indépendance des colonies africaines fait évoluer le statut des vêtements neufs et d’occasion. Les industries textiles naissantes sont officiellement protégées de toute concurrence. Au Sénégal (ROCHETEAU, 1982) comme en Côte d’Ivoire, leur expansion est conditionnée par la garantie de débouchés à la fois sur le marché intérieur et à l’export. Dans cette perspective, la bonneterie importée est fortement taxée. Ce qui conduit les importateurs les plus audacieux à établir de fausses déclarations et à laisser accroire, pour diminuer leurs coûts de revient, que les stocks écoulés relèvent de la friperie. C’est ainsi que sont signalées, à la frontière sénégalo-mauritanienne, des importations de « friperie » de Mauritanie qui sont, en réalité, des vêtements de confection neufs (VAN CHI-BONNARDEL, 1978). À mesure que les conditions de vie se dégradent au Sénégal, les vraies fripes inondent le marché et remplacent les fausses. T. MBOUP, ancien émigré ayant fait fortune dans le trafic de diamants au Zaïre, est le premier à se reconvertir dans l’importation de fripes au milieu des années 1970. Il est le seul alors à disposer d’une autorisation d’importation que lui garantissent ses relations avec le pouvoir en place. Ses quelques concurrents sont européens. En Côte d’Ivoire, le président F. HOUPHOUËT-BOIGNY reste, quant à lui, fermement opposé au commerce de fripes, symbole à ses yeux d’un recyclage stigmatisant pour la construction nationale. Il développe à cet effet une législation contraignante jusqu’à la fin des années 1980, assurant la défense des complexes industriels textiles de première génération. L’interdiction d’importation frauduleuse est cependant contournée. La fripe écoulée sur le marché ivoirien est issue de réexportations en provenance du Nigeria et du Ghana et revendue par des commerçants nigérians (Ibos) et ghanéens qui franchissent clandestinement les frontières  [4].

7 À partir des années 1980, la libéralisation progressive des économies nationales dans les deux pays amène les gouvernements, sous la pression des commerçants, à ouvrir les marchés intérieurs à l’entrée contrôlée de fripes. Dans un premier temps, une politique de quotas est mise en place. Au Sénégal, 4 000 tonnes d’importations annuelles sont autorisées. Dès 1980, on compte ainsi une dizaine de fripiers sur la place dakaroise ; en 1990, ils sont une quinzaine. T. MBOUP, qui demeure le leader de la filière, profite de cette ère nouvelle pour ouvrir à Dakar une usine de triage dans laquelle il conditionne des ballots de 50 kg destinés aux semi-grossistes et détaillants. D’autres noms apparaissent, tous plus ou moins liés à cet opérateur influent à la fois sur les scènes économique et politique : Hassan MOUNIR ASSI, un associé tunisien ; Serigne NDIAYE BOUNA et Adja AWA NDIAYE, tous deux grands commerçants sénégalais jusque dans les années 1990. Ces pionniers sont progressivement remplacés par de nouveaux opérateurs, d’origine libanaise, déjà solidement introduits dans l’économie locale et dans les réseaux d’échanges internationaux ; dans ce nouveau panorama fortement concurrentiel, en 1989, l’usine de T. MBOUP ferme ses portes. En Côte d’Ivoire, la période de quotas débute en 1992 et une dizaine d’importateurs nationaux ou originaires du Nigeria, du Ghana mais aussi du Liban est comptabilisée.

8 Deuxième temps fort, l’ouverture totale du marché des vêtements usagés aux flux internationaux a lieu respectivement en 1996 au Sénégal et en 1997 en Côte d’Ivoire. Dans les deux pays, c’est l’âge d’or du commerce de la fripe. Le nombre d’importateurs croît de façon importante, jusqu’à atteindre une cinquantaine : en Côte d’Ivoire, si les Haoussa originaires du Niger investissent alors la filière, les Libanais ne sont pas en reste. Un grossiste du Shopping Abrogoua d’Abidjan précise : « Ils se sont jetés dedans car ils ont des relations plus faciles avec le port, la douane et les impôts »  [5]. Au Sénégal, il s’agit plutôt de migrants de retour d’Italie. Les droits de douane sont cependant élevés dans les deux pays, l’importation de fripes étant par exemple taxée au Sénégal à plus de 50 % de leur valeur. Les marchandises transitent alors par d’autres ports de l’espace ouest-africain dont les conditions fiscales et tarifaires sont plus favorables – celui de Banjul (Gambie) pour le Sénégal, ceux de Tema au Ghana ou de Cotonou au Bénin pour la Côte d’Ivoire –, et à partir desquels les importateurs affrètent des camions pour le pays de destination. Par ailleurs, l’interdiction de vendre la fripe au Nigeria explique les mouvements au Bénin voisin et le développement de flux à partir de ce pays vers le Ghana et la Côte d’Ivoire. C’est aussi l’époque où à la fois le nombre d’intermédiaires et les lieux de vente se multiplient. Semi-grossistes et détaillants envahissent les marchés des deux capitales, des villes secondaires et des villages.

9 Depuis la « transition » de 2000 en Côte d’Ivoire et l’apparition de troubles politiques récurrents à partir de 2002, le commerce de fripes semble se stabiliser. En dépit du fait qu’il est de plus en plus problématique de passer, dans un sens comme dans l’autre, la frontière ivoiro-ghanéenne  [6] et d’opérer des transactions au port d’Abidjan, les fripiers continuent d’approvisionner une population affaiblie par la crise. Les Chinois n’ont pas encore investi le créneau de l’habillement en Côte d’Ivoire. En revanche, au Sénégal, le déclin de la fripe est annoncé : entre 2000 et 2005, selon les chiffres fournis par les Douanes sénégalaises, les importations annuelles ont baissé de façon continue, passant de 7 600 à 6 031 tonnes. Ici, la concurrence des entrées de prêt-à-porter neuf chinois explique, en partie, cette tendance ; les importations déguisées opérées par des Sénégalais s’improvisant importateurs, notamment des émigrés résidant en Europe, ralentissent aussi considérablement les perspectives de développement de la filière.

2 – La fripe au Cap-Vert : à l’usage du « bidon »

10 À la différence de ce qui se passe en Côte-d’Ivoire ou au Sénégal, au Cap-Vert, le commerce de la fripe est depuis longtemps une affaire de famille dont le fonctionnement mérite d’être éclairé.

11 La fripe est associée à un objet, le bidon, c’est-à-dire au contenant dans lequel la marchandise est regroupée. Ces cylindres de 200 litres, métalliques ou en plastique, qui ont contenu des huiles alimentaires, sont nettoyés puis recyclés par les commerçants pour stocker les vêtements usagés proposés à la vente. Le bidon est lié aux voyages, à ceux qu’effectuaient les Capverdiens lorsqu’ils étaient embauchés comme marins, dès le XVIIe siècle, sur les baleiniers américains qui pêchaient dans les eaux du Cap-Vert. Des fûts étaient alors utilisés pour stocker le poisson. L’habitude a été gardée et réadaptée par les Capverdiens pour conserver, dans chaque maison, les quelques richesses présentes (les grains, le maïs en particulier) : c’étaient des fûts en bois, sortes de tonneaux cerclés de métal qui étaient appelés tampos ou tambours. En cas de coups durs, fréquents dans ce pays miné par les famines, les Capverdiens revendaient ce qu’ils contenaient. Au temps de l’esclavage, ils s’en servaient aussi pour racheter auprès des maîtres leur liberté. Aujourd’hui, dans les maisons, ces tambours, ces bidons, ces coffres-forts qui ne disent pas leur nom, sont recouverts d’une nappe et remplacent le guéridon, symbolisant le lien affectif entre la société – les femmes notamment qui ne peuvent s’en séparer – et cet objet. Le bidon devient prolongement de soi et les relations qu’entretiennent les commerçantes avec cet objet participent d’une nouvelle culture matérielle (WARNIER, 1999).

12 Le tampo a acquis une dimension supplémentaire lorsque les Capverdiens ont commencé à s’installer aux États-Unis. Après avoir travaillé à bord des baleiniers, les premiers migrants capverdiens se sont implantés sur la côte est-américaine, en particulier autour de New-Bedford (HALTER, 1993). Les départs vers ce pays se sont intensifiés à partir de 1820. Avec la consolidation des liens entre les deux communautés, avec le développement des transports maritimes puis aériens au XXe siècle, les fûts ont été réutilisés pour envoyer aux familles des biens d’origine américaine : produits alimentaires comme le café, draps, couvertures, chaussures, etc. (LOPES TAVARES, 1992). Les vêtements d’occasion issus d’œuvres charitables (comme Goodwill) ont, dans un premier temps, complété les bidons, mélangés à d’autres produits plus recherchés  [7]. Souvent la fripe servait de contenant pour empaqueter d’autres objets plutôt que de contenu. Les fripes réceptionnées par les familles étaient revendues en cas de difficultés. Ce n’est que récemment, à compter de la libéralisation des années 1990, qu’elles sont devenues des marchandises à part entière et ont été, plus systématiquement, mises en vente sur les pas de porte des maisons. Une commerçante capverdienne rencontrée à Praia précise : « il est très difficile de trouver un Capverdien qui ne “fait” pas le bidon en plus de son travail »  [8]. Le commerce des fripes a alors pris de l’ampleur et est devenu une activité commerciale pour quelques grossistes ayant pignon sur rue dans les quartiers de la capitale (île de Santiago) ou de Mindelo (île de Sao Vicente). Par ailleurs, des femmes se rendent en groupe au Brésil d’où elles rapportent des marchandises, neuves ou usagées, qu’elles vendent sur les marchés ou chez elles, dans leurs familles. Comme dans les autres pays étudiés, au Cap-Vert, la fripe est arrivée à un tournant de son évolution : la concurrence des produits chinois détourne les consommateurs de ce type d’articles et, par contrecoup, affaiblit les importateurs de fripes qui se plaignent d’une dégradation de leur activité.

13 Pour autant, si la fripe décline au Cap-Vert, le bidon lui, en véritable institution, résiste : dès lors qu’il se remplit d’autres marchandises, il renaît. « C’est une culture qui ne peut finir » fait remarquer une commerçante rencontrée au marché Sucupira de Praia  [9]. Dans ce pays, le contenant, ce bidon métallique inusable, semble en permanence primer sur le contenu, alors qu’en Côte d’Ivoire et au Sénégal, le ballot, enveloppe plastique dont l’usage s’est généralisé dans le milieu, ne revêt aucune signification particulière aux yeux des consommateurs. Une fois découpées, les feuilles de plastiques qui composent l’enveloppe sont laissées à même le sol : en certains lieux, dès la fin du marché, elles jonchent les rues sur des centaines de mètres. La dimension éphémère du ballot illustre la volatilité d’un secteur très concurrentiel et à l’avenir incertain.

3 – À l’ère de la « crise » : comment la fripe devient responsable de tous les maux

14 La plupart des analyses menées en Afrique sur ce produit ont été réalisées en plein boom du secteur. Elles insistent précisément sur la montée en puissance du phénomène dans la décennie 1990, ainsi que sur son explosion depuis l’appauvrissement notable d’une partie de la population africaine, consécutive à l’adoption des plans d’ajustements structurels et à la dévaluation du franc CFA. Les auteurs mettent en relation l’expansion de la fripe, le déclin des industries textiles locales et l’absence de politiques protectionnistes nationales. En Zambie, l’essor fulgurant de la fripe a eu lieu avec l’avènement de la Troisième république (1992), dans un contexte marqué par la libéralisation de la vie économique et politique. Les taxes sur les importations ont été supprimées au milieu des années 1990, favorisant, outre les exportateurs américains de produits de seconde main, l’entrée des producteurs du sud-est asiatique sur le marché local du textile imprimé (TRANBERG HANSEN, 2000). L’importation de vêtements usagés aurait causé, selon le secrétaire de la Fédération des travailleurs du textile, la perte de 12 000 emplois dans le secteur  [10]. En Ouganda, les industries textiles locales auraient licencié 5 000 salariés ; au Nigeria, 7 000 emplois auraient été également supprimés ; au Zimbabwe 20 000. Au Cameroun, K. FODOUOP associe également l’effondrement de l’industrie de la confection et des chaussures au développement de la fripe. En 2004, sur un total de près de 3 millions de travailleurs urbains recensés dans le pays, il estime à plus de 160 000 le nombre d’individus exerçant dans le secteur, dont une partie proviendrait des licenciés de l’industrie textile (FODOUOP, 2005). Assurément, l’industrie textile en Afrique traverse une crise sérieuse, mais il semble exagéré de croire que, seul, l’essor de la fripe puisse l’expliquer. Dans la plupart des pays africains, l’appareil de production local, mal entretenu, est devenu vétuste voire obsolète. En lien avec le désengagement des États et dans un contexte d’ajustement structurel contraignant, la gestion des entreprises est apparue largement déficiente et leur compétitivité a notablement décru  [11].

4 – Quand la fripe est attaquée par l’industrie textile chinoise

15 À partir de l’exemple camerounais, E. ESOH met en lumière la progression rapide du commerce chinois à Douala et à Yaoundé au seuil des années 2000 (ESOH, 2005). La presse camerounaise conforte le propos et établit des liens entre l’essor du prêt-à-porter fabriqué en Chine et la désaffection pour la fripe. Des femmes trouvent plus avantageux de pouvoir désormais habiller leurs enfants et décorer leur maison à moindre coût car « cela permet d’éviter d’aller au marché nous bousculer dans la friperie, au risque d’y attraper toutes sortes de maladies »  [12]. Au Sénégal comme dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest et du Nord, les vêtements fabriqués en Chine inondent les marchés et les boutiques des grandes villes au détriment de la friperie (BERTONCELLO et BREDELOUP, 2006). Si, tout au long du XXe siècle, la place de la fripe a progressé dans les économies nationales et les consommations des Africains, aujourd’hui, alors qu’elle reste visible et parfois envahissante dans les rues des capitales, l’intérêt que lui portent les consommateurs urbains et ruraux commence à décliner. La valeur affective qui lui était attribuée sur le continent africain s’est déplacée vers d’autres produits vestimentaires, neufs de surcroît, entraînant une désaffection progressive.

16 Ce que le vêtement a vécu et vit encore en Europe, à savoir une transformation de son usage, ne doit pas être nécessairement envisagé dans les mêmes termes en Afrique, au prétexte que ce continent est supposé absorber, sans limites, les occasions venues d’ailleurs. Un même usage ne préjuge pas de la valeur symbolique ou affective de l’objet. La fripe peut connaître une deuxième fin de vie (GOURDON, PERRIN, TARRIUS, 1995).

II – COMMENT LA FRIPE RECYCLE LA MIGRATION ET LA PRÉCARITÉ

17 Produit de seconde main, la fripe ne fait pas l’objet d’un monopole d’importation et de distribution de la part de grandes sociétés industrielles ou commerciales du Nord qui trouveraient en elle une source de croissance et de profit. La filière est plutôt investie par une multitude d’intervenants, aux statuts très divers et à la surface financière très inégale. Ce qui structure en premier lieu le milieu, c’est la capacité des opérateurs à pouvoir interagir sur différents espaces à la fois, dans les lieux d’export comme dans les lieux d’import. Les migrants internationaux ou encore les nationaux d’origine étrangère constituent les principaux acteurs de ce commerce. En second lieu, la revente de fripes concerne des individus en quête de revenus qu’ils ne trouvent pas ou plus ailleurs, déscolarisés ou encore victimes des privatisations de sociétés, « déflatés », chômeurs.

1 – Des migrants devenus importateurs de fripes

18 L’essor de la revente de fripes au Sud a permis à des migrants de revenir au pays et d’y développer une activité économique. Le Cap-Vert, la Côte d’Ivoire et le Sénégal ont en commun des itinéraires d’hommes et de femmes désireux de réinvestir dans leur lieu d’origine. Au Cap-Vert, d’anciens émigrés, pour l’essentiel originaires des îles de Brava et Fogo et rentrés de Boston à la fin des années 1980, ont débuté leur négoce, comme les autres, en vendant des bidons sur les trottoirs des villes de l’archipel. Ce n’est que progressivement qu’ils ont ouvert des locaux spécialisés dans la vente de fripes importées. En Côte-d’Ivoire, le premier importateur signalé au début des années 2000 vivait entre l’Italie et Abidjan. Au Sénégal, l’initiateur de la filière avait d’abord fait affaire dans le négoce des pierres précieuses du côté de Kinshasa avant de reconfigurer, de retour au pays, son activité commerciale.

19 Avec la fripe, ces migrants connectent des lieux de vie éloignés les uns des autres. Plus que les autres catégories de personnes, les migrants internationaux disposent d’opportunités sérieuses pour s’impliquer dans des filières commerciales dont les racines sont situées dans leur pays d’accueil et les marchés dans leur pays d’origine. Ils sont notamment compétents pour recycler des produits dont la première vie est achevée et dont la seconde est possible ailleurs, dans un autre lieu de la planète. Le changement de lieu, de culture autoriserait plus facilement un changement de valeur. Vêtements et linges de seconde main, voitures et réfrigérateurs d’occasion, vieux ordinateurs, matériels médicaux obsolètes revivent dans les pays pauvres du globe, à l’initiative non exclusive des migrants, hommes et femmes de plus en plus habitués, depuis la modernisation des transports, à transcender les frontières nationales. Incontestablement, ces opérateurs disposent d’un potentiel de maîtrise du marché, de ses évolutions locales et des fournisseurs internationaux : ils ont développé des réseaux en Europe ou aux États-Unis, où ils se sont rapprochés de collecteurs de fripes. Par leurs allers et retours fréquents, ils repèrent les débouchés potentiels dans leur pays d’origine et intègrent les conditions juridiques et administratives d’exercice de l’activité. Ils possèdent des atouts que d’autres n’ont pas.

20 Par souci de diversification, la revente de fripes a aussi permis à des étrangers ou à des nationaux d’origine étrangère, présents dans les pays d’Afrique de l’Ouest, d’asseoir localement leur implantation et de conforter leurs positions dans l’import-export, au moment même où elles se trouvaient fragilisées par le contexte économique local. On pense en particulier aux Libanais qui, depuis l’époque coloniale (LABAKI, 1993), dans un grand nombre de pays d’Afrique de l’Ouest, ont joué le rôle d’intermédiaire pour les sociétés européennes de commerce, collectant l’arachide ou le café et le cacao jusque dans les zones les plus reculées, et distribuant en échange des produits manufacturés dans de petites boutiques. Ils ont vu leur monopole commercial menacé, surtout au Sénégal, par la montée en puissance de commerçants autochtones. Leurs activités traditionnelles ont été fortement perturbées par l’arrivée de nouveaux acteurs performants, tels que les Sénégalais appartenant à la confrérie musulmane mouride, installés au marché Sandaga de Dakar (EBIN, 1992). Ces derniers, anciennement agriculteurs, s’appuient sur une même éthique, prônant les vertus du travail et de la prière pour s’implanter dans les grandes villes et investir avec succès le créneau de l’import-export.

Dakar : A. M., le principal importateur d’origine libanaise [13]


Dans un entrepôt situé dans le quartier populaire de Fass, des ballots de fripes, étiquetés par type de marchandises, s’amoncellent sur le sol. Au fond du hangar, un bureau. Accrochées au mur, les photos de Serigne SALIOU MBACKÉ, le Khalife général des Mourides ; sur la table, devant le patron, les feuilles hebdomadaires de comptabilité s’entassent, à l’ancienne : tout est fait et écrit à la main, il n’y a pas d’ordinateur.
A. M. a près de 70 ans. Son père s’est installé au Sénégal en 1936. Comme d’autres Libanais, il est arrivé à Dakar en croyant qu’il débarquait aux États-Unis. A. M. a exercé tous les métiers : chauffeur, pêcheur, transporteur, commerçant, etc. Il devient boutiquier dans les années 1950, à la suite de son père. En 1960, il rachète à crédit une droguerie à des Français. Outre un prêt bancaire, il obtient une aide financière de son beau-frère résidant à Nouakchott en Mauritanie. Vingt ans plus tard, il ouvre une société d’import-export de pièces automobiles qui devient le numéro un du secteur au Sénégal. C’est seulement à partir de 1990 qu’A. M. se lance dans le commerce de fripes importées, s’associant avec un autre Libanais de Dakar. Il débute en tant qu’importateur « quotataire » : « Comme Libanais, il n’y avait que nous, d’autres ont essayé mais n’ont pas tenu le coup ». Les débuts ont été durs : « C’est vraiment une profession, la friperie. Je me suis trompé lors de mes premières importations, par exemple le fournisseur m’avait envoyé 30 balles de chemises Oxford White, je voulais même qu’il m’en mette plus, et pourtant les chemises blanches n’ont pas du tout marché ici... ». À la libéralisation des importations en 1996, les fripiers sont une cinquantaine mais beaucoup ne tardent pas à abandonner. C’est alors que les émigrés, notamment ceux en provenance d’Italie, se positionnent sur le créneau et accaparent le secteur, renouvelant les conditions de l’offre. Le prix du ballot diminue, passant de 67 000 à 55 000 francs CFA, et la fripe de second choix remplace peu à peu la « crème ». La filière se recompose et, en 2001, les grands importateurs ne sont plus que quatre. A. M. devient le leader du marché. Il fait entrer alors, à cette époque, quatre containers de vingt pieds chacun (dix tonnes) par mois et emploie six salariés.
Installé aux États-Unis, son principal fournisseur, un neveu, assure un premier triage de la marchandise. Pour améliorer sa rentabilité, A. M. envisage en 2001 de créer sa propre usine de triage à Dakar et importe à cette occasion les premières machines de tri. Mais, ne pouvant s’appuyer sur des hommes de confiance pour suivre l’énorme potentiel du marché africain, il ne concrétise ni son projet ni celui qui consistait en une transformation des déchets de la fripe à usage de serpillières.
Son réseau de distribution s’étend à tout le pays et comprend une quarantaine de demi-grossistes de Dakar et des villes de l’intérieur. A. M. exporte aussi dans les pays voisins, en Guinée-Bissau, en Mauritanie (même si ces pays disposent de plus en plus de leurs propres importateurs), en Gambie (où il possède un entrepôt).
En janvier 2006, si A. M. demeure la figure dominante du secteur, son activité connaît néanmoins un ralentissement notable. Il attribue cette régression à la fois à la concurrence des vêtements neufs d’origine chinoise qui inondent le marché et à l’entrée en compétition illégale des émigrés qui proposent des fripes de moindre qualité. La météo est aussi incriminée et, dans les chaleurs de janvier, le « lourd » (pulls, chemises, manteaux et autres anoraks) se vend mal. Les discours très nostalgiques d’A. M. laissent à penser que ce dernier reste tourné vers le passé et que l’avenir de sa société est compromis.

21 Les Libanais d’Abidjan ont investi le secteur de la fripe plus tardivement que leurs parents de Dakar. Ils ont été devancés par des ressortissants d’Afrique anglophone, nigérians, ghanéens, mais aussi par des Guinéens et des Nigériens, qui avaient profité de l’absence des Ivoiriens sur le marché pour élargir leurs réseaux transnationaux, jouant des frontières, notamment juridiques et monétaires, pour exporter leur savoir-faire dans un pays où le négoce de la fripe était interdit par le gouvernement.

Entre Florence et Abidjan : parcours de Y. S., grossiste ivoirien [14]


Après des études supérieures de commerce suivies en Italie et l’exercice de divers emplois en tant qu’agent commercial, Y. S. est recruté – toujours dans la péninsule – chez un exportateur de fripes. C’est dans cette société qu’il fait ses armes, démarchant des clients et négociant des contrats dans les pays africains (Nigeria, Ghana, Cameroun, Bénin, etc.) concernés par ce commerce. Depuis 1994, il a ouvert une entreprise d’importation de fripes dans la capitale économique ivoirienne ainsi qu’une dizaine de succursales dans les villes de l’intérieur, notamment à Bouaké, Daloa, San Pédro et Soubré, gérées par des membres de sa famille élargie. Ses deux fournisseurs italiens exportent, par les ports de Gênes et de Livourne, la marchandise qui n’est pas encore nettoyée ni désinfectée. En 2001, il réceptionne 360 tonnes de deuxième choix au port d’Abidjan. Une grande partie des balles est redistribuée à partir de ses magasins disséminés dans le pays. Y. S. regrette l’époque de la « quotation », lorsque les importateurs dont il faisait déjà partie n’étaient qu’une quinzaine : Libanais, Ivoiriens, Nigérians et plus discrètement Ghanéens. « Avec le système des quotas, tout se passait bien, l’État pouvait contrôler le circuit, je pouvais transporter jusqu’à 500 tonnes ». Depuis la libéralisation, le nombre d’importateurs étrangers a augmenté avec l’entrée en scène des Haoussa du Niger. « Depuis cette époque, en 1997 ou 1998, rien ne marche. Les anglophones ne sont jamais en règle. Ils traversent le fleuve avec des pirogues, ils passent par la brousse pour faire rentrer la marchandise frauduleusement en Côte d’Ivoire. Et les Libanais, pour ne pas payer d’impôts, changent de nom sur les papiers en faisant croire qu’ils ont abandonné la friperie ». La libéralisation ne s’est pas accompagnée d’une structuration de la profession et les plus grands importateurs déplorent de n’avoir pu mettre en place un syndicat défendant leurs positions. Pour assurer ses arrières, Y. S., pourtant considéré comme l’un des plus importants de la place, a créé en Italie une entreprise de matériaux de construction ainsi qu’une antenne à Abidjan. Si sa nationalité italienne lui a permis d’être ici et là-bas et d’expérimenter au quotidien le transnationalisme dans une période troublée, elle n’a pas suffi à assurer la pérennité de ses affaires.

22 Au Cap-Vert, le commerce de la fripe est porté par les émigrés installés aux États-Unis, qui ont su profiter des réseaux de communication et de transport développés entre les deux pays.

Des bidons, toujours plus de bidons ou comment un couple d’importateurs capverdiens s’internationalise [15]


Dans les faubourgs en construction de Praia, en plein cœur d’un quartier résidentiel de moyen standing, le hangar de L. A. et de son mari occupe toute une parcelle. Les bidons ont disparu ; la fripe est rangée sur des cintres ou entreposée à même le sol. Alors que son mari s’occupe de collecter les vêtements usagés à Boston, aussi bien auprès de magasins spécialisés que d’institutions caritatives, et à organiser la future expédition, L. A. reçoit dans son bureau des clients, particuliers et demi-grossistes, qui vont revendre la marchandise à Sucupira ou dans l’île de Santiago. Sitôt informé de l’arrivée imminente à Praia du bateau transportant les bidons, le mari ou la femme, à tour de rôle, quitte les États-Unis pour aller réceptionner la fripe et la mettre en vente dans le hangar. Ce système expérimenté par le couple garantit la commercialisation régulière des used clothes, selon une fréquence de quatre voyages par an sur la seule compagnie maritime qui assure les rotations entre les États-Unis et le Cap-Vert.
À l’exemple d’autres ressortissants de Fogo, l’île voisine, la famille de L. A. a émigré depuis longtemps aux États-Unis, testant diverses possibilités d’insertion professionnelle après un premier détour par le Portugal, ancienne puissance colonisatrice. C’est en 1976 qu’elle ouvre un supermarché dans un quartier populaire de Boston. Sept ans plus tard, alors que les braquages se multiplient aux alentours, elle décide de fermer son magasin. Tandis que les trois enfants s’intègrent dans le monde du travail américain, le couple, quant à lui, mûrit une nouvelle stratégie économique qui lui permet de connecter durablement les deux rives de l’Atlantique tout en consolidant son activité d’import-export.
Toutefois, l’arrivée récente des commerçants chinois à Santiago pourrait remettre en question la situation monopolistique de cette affaire familiale.

2 – La condition de détaillant de fripes

23 La fripe constitue une niche économique ; elle demande des compétences limitées et des moyens financiers réduits et permet ainsi aux citadins les plus précaires de compenser un déclassement ou de démarrer dans la vie active. Les uns s’improvisent détaillants parce que rapidement déscolarisés, d’autres terminent à peine l’apprentissage d’un métier d’artisan (plombier, menuisier, couturier, mécanicien, etc.) qu’ils basculent dans le commerce des vêtements usagers. D’autres encore, jeunes diplômés sans emploi, mères de famille en quête de ressources complémentaires ou épouses de chômeurs, se saisissent de cette opportunité. Aïssa, jeune Sénégalaise, se rend chaque samedi matin au grand marché du Front de Terre, à Dakar, pour écouler sa fripe, des draps, des couvertures et des rideaux, de piètre qualité, provenant d’Italie et qu’elle a achetés en une balle de 50 kg chez un grossiste de Colobane. En 2001, cela fait déjà dix ans qu’elle exerce ce métier, mais seulement deux ans qu’elle intègre le marché du Front de Terre dans sa tournée hebdomadaire. Dimanche, elle est installée à Pikine, lundi aux Parcelles Assainies, mardi à Rufisque, jeudi à Gueule Tapée et vendredi au boulevard Faidherbe (carte 1). Mercredi c’est jour de repos. Mais elle se dit « fatiguée » de la fripe, « fatiguée » de sa difficulté à faire vivre ses quatre enfants et son mari récemment licencié d’une usine de la place.

Carte 1

Marchés de fripes dans l’agglomération urbaine de Dakar

figure im1
N
Parcelles assainies Guédiawaye
Pikine

Front de Terre
Rufisque


LÉGENDE
Gueule Tapée Espaces bâtis et voiries
Boulevard Faidherbe
Limites communales
Marché hedomadaire
de fripes
2 km

Marchés de fripes dans l’agglomération urbaine de Dakar


Fonds DTGC (Sénégal).

24 La fripe est aussi une source de revenus pour les migrants internationaux en attente d’un nouveau départ. Pour reconstituer leur pécule, de jeunes Sénégalais, en transit au Cap-Vert et dans l’attente d’un passage vers les îles Canaries, retaillent la fripe aux abords du « marché aux bidons » de Sucupira. Dans la même logique, des Nigérians font une halte à Abidjan dans l’espoir de « gagner le billet » et de rejoindre la Grande-Bretagne ou les États-Unis. De l’ethnie Ibo, ressortissants principalement des États du sud-est du Nigeria (Imo et Abia), ces derniers écoulent également des vêtements usagés à Marcory, où ils ont tissé des liens avec des compatriotes nés en Côte d’Ivoire ou implantés de longue date. Certains ont été exclus très vite du système scolaire, alors que d’autres sont diplômés de l’enseignement technique ou supérieur. Jonas, âgé de 33 ans au moment de l’enquête, explique qu’après avoir interrompu le lycée à Lagos il rejoint des parents au Gabon en 1997. Il travaille comme aide familial dans la fripe sur le marché de Gomboté à Libreville pendant une année. Puis il rentre à Lagos pour préparer un nouveau départ, cette fois-ci vers la Côte d’Ivoire. C’est en juin 1998 qu’il s’installe au grand marché de Marcory à Abidjan. Il exerce son savoir-faire dans la friperie pour un parent avant de prendre son indépendance en 2000.

25 En 2000, avant les fortes turbulences politiques, à Abidjan, les Nigérians (26 % de l’échantillon interrogé) arrivaient sur le marché du détail en deuxième position derrière les nationaux (38 % de l’échantillon). À l’inverse, les Ghanéens, les Togolais et, dans une moindre mesure, les Haoussas du Niger se sont pour partie retirés des affaires depuis la multiplication des contrôles aux frontières et la libéralisation des importations. Quant aux Ivoiriens, exhortés par leurs gouvernements successifs (BÉDIÉ, GUEÏ, GBAGBO)  [16] à reprendre en main le commerce local, secteur accaparé par les étrangers, ils sont de plus en plus nombreux à intégrer dans leur parcours professionnel la vente de fripes. Parallèlement, d’autres encore, aux itinéraires moins hasardeux et au capital social plus développé, ambitionnent de réussir dans ce secteur d’activité et de valoriser ainsi la figure du commerçant ivoirien. C’est ainsi qu’Abel a délaissé son activité de chauffeur de taxi en 1997 pour se lancer dans le commerce au détail de la fripe. Dans un premier temps, il est parti s’approvisionner à Elubo, à plus de deux cents kilomètres d’Abidjan, dans la première ville ghanéenne après la frontière. Mais les rackets récurrents des policiers, gendarmes et douaniers ivoiriens, qui se sont exacerbés depuis le premier coup d’État de décembre 1999, l’ont incité, au même titre que ses compatriotes, à réceptionner la marchandise directement auprès des grossistes ghanéens installés sur les marchés d’Abidjan, aussi bien à Yopougon Kouté qu’à Adjamé (Shopping Abrogoua) et Treichville (carte 2). Abel, devenu président de la corporation sur le marché de Marcory, incite les commerçants ivoiriens à investir avec force et ambition le secteur : « On n’est plus là pour stationner mais pour réussir dans le commerce comme Amadou DIALLO, qui est un grand homme mais un étranger naturalisé »  [17]. Depuis 1996, une nouvelle politique d’insertion des Ivoiriens dans le commerce est conduite, donnant lieu régulièrement à des débordements. Plus radicalement encore, des jeunes ivoiriens désœuvrés regroupés notamment au sein de l’association Jeunesse ivoirienne debout (JID), créée à Abidjan à l’aube de la Deuxième république, ont interpellé les nouvelles autorités et réclamé un accès prioritaire à l’emploi. Au lendemain du putsch avorté des 7 et 8 janvier 2001, au cours duquel des ressortissants étrangers furent mis en cause par le gouvernement, les membres de JID prirent d’assaut la zone industrielle de Koumassi ou encore se ruèrent sur les locaux du Port autonome d’Abidjan et exigèrent une insertion rapide dans la vie économique (BREDELOUP, 2002).

Carte 2

Les grands marchés de la fripe dans le district d’Abidjan

figure im2
Anyama
Abobo
Lagune Aghien
Forêt du
Banco
Bingerville
LÉGENDE
Yopougon Adjamé Cocody
Voie ferrée
Attecoubé
Plateau Principaux axes routiers
Marcory
Lagune Ebrié
Lagune Ebrié Treichville Koumassi Grand marché de fripes
Ile Boulay
Port Bouët
Golfe de Guinée
4 km

Les grands marchés de la fripe dans le district d’Abidjan


Fonds J.-F. Steck.

26 Tous ces opérateurs ont développé des parcours professionnels beaucoup moins linéaires que la dynamique du commerce de fripes ne le laisse supposer. Anciens émigrés, ils ont connu de multiples expériences commerciales, dans leur pays ou à l’extérieur. Ils sont aussi d’origine étrangère tout en ayant la nationalité locale ou vécu longtemps dans le pays d’accueil. Ils sont proches des pouvoirs en place qui leur ont servi de caution pour développer l’activité ; ils ont parfois des intérêts dans l’industrie textile locale ; comme ils peuvent avoir multiplié les petits métiers sans jamais parvenir à accumuler un capital suffisant pour sortir de la précarité. En d’autres termes, il n’y a pas un commerçant type, une catégorie d’opérateurs homogène, mais des individus qui jouent des proximités et des porosités entre les différentes activités commerciales, au gré des opportunités et de la conjoncture.

III – QUAND « L’OCCASE » FAIT LA VILLE

27 Selon une stratégie qu’on pourrait qualifier de « paradoxale » au sens où l’entend Y. BAREL, les collectivités locales, tout en stigmatisant la fripe dans l’espace urbain, pointant le désordre et la pollution qu’elle génère, contribuent à son développement dans la perspective d’accroître leurs ressources.

1 – Les territoires de la fripe

28 Les espaces de vente spécifiques ou marchés hebdomadaires, créés à l’initiative des commerçants et contrôlés par les autorités municipales ou coutumières pour écouler les articles de friperie, connaissent un franc succès auprès d’une clientèle appauvrie. De ces lieux publics la fripe déborde. À Praia, du pourtour du marché Sucupira situé en contrebas, les bidons de fripes montent à l’assaut du « Plateau », centre politique et économique du Cap-Vert, sans parvenir à y pénétrer. Les vendeuses essaiment le long des ruelles, empiétant sur les axes de circulation. Dans les quartiers de Dakar ou d’Abidjan, en colonisant les surfaces dévolues aux habitations, aux espaces et aux équipements publics, les fripiers installés en masse sur les marchés hebdomadaires participent à la transformation de l’environnement, créant des tensions avec les riverains et alimentant l’impression d’une insécurité, d’une insalubrité et d’un désordre croissants. À Dakar en particulier, la plupart des routes goudronnées directement raccordées aux marchés sont devenues inaccessibles en voiture ; les écoles et les mosquées sont ceinturées par le développement du commerce de détail, quand ces infrastructures ne sont pas elles-mêmes transformées en décharges sauvages.

29 Le territoire de la fripe se déforme au gré du temps contribuant à l’émergence de nouveaux rythmes dans la ville. Le caractère hebdomadaire et donc discontinu de l’activité commerciale marque d’une autre manière les temporalités dans l’espace urbain. À l’heure de la fripe, quartier par quartier, jour après jour, la ville s’éveille puis s’éteint, avec les ventes de vêtements et autres serviettes, chaussures et draps.

Dakar, avenue du Front de Terre [18]


Le marché de fripes du Front de Terre a lieu tous les samedis et s’étire sur plus de 500 mètres. La rue est couverte d’attaches métalliques servant à encercler les ballots de fripes. Les vendeurs sont installés de part et d’autre d’une allée centrale ; les clients déambulent entre les rangées de commerçants qui, sous des parasols, sur des portants ou à même le sol, proposent les produits triés par catégories : des stands de vêtements pour enfants alternent avec d’autres de sous-vêtements, de linge de maison, de chaussures et de sacs. S’y mêlent aussi quelques marchandes d’articles neufs – pagnes africains, bijoux ou tongs. Les jeans, produit international, sont omniprésents. Selon la rumeur, les fripes américaines inondent le marché ; pourtant, les marques européennes de vêtements presque neufs semblent prédominer. Les prix sont attractifs : des chaussures italiennes en très beau cuir sont proposées à 2 000 francs CFA, les « soutiens » (pour soutiens-gorge) à 500 francs CFA et beaucoup de vêtements comme les « flottants » (shorts et maillots de sport) à 200 ou 300 francs CFA. Les vendeurs achètent à des grossistes de Colobane, le principal marché de gros de la capitale. Les bonnes pièces, comme les costumes, les chaussures et les chemises à manches longues, partent tôt dans la matinée pour être écoulées sur d’autres marchés journaliers ou même dans les rues du centre-ville. Certains détaillants plient les habits, parfois les repassent. Un crieur interpelle les passants : « [...] le verbe regarder, le verbe demander, sans acheter, ça n’a pas de sens [...] ». Il y a beaucoup de monde, parfois même des embouteillages dans l’allée. La clientèle est variée, jeunes, vieux, hommes, femmes, et même quelques Européens ou Nord-américains qui ont le sentiment de s’encanailler.

30 Selon les aménageurs en charge de l’avenir de ces cités qui reprennent à leur compte le paradigme de la « ville globale », il n’y aurait point de salut en dehors de la modernisation des infrastructures commerciales, laquelle suppose non seulement l’éradication en centre-ville des marchés urbains, structures dégradées, sujettes aux incidents et peu rentables pour les communes, mais encore le « nettoyage » systématique de l’espace public dans l’ensemble des agglomérations  [19]. Il s’agit de récupérer les trottoirs actuellement envahis par les commerçants ambulants pour les transformer en parkings payants ou en rue piétonne. La ville (en se privatisant) redeviendrait donc le paradis des consommateurs aisés, disposant d’une voiture individuelle et ayant les moyens de payer un stationnement. À l’heure de la rhétorique de la gouvernance urbaine, les modèles occidentaux en cours suggèrent une nécessaire « requalification » des centres-villes qui passerait par la mise en ordre des équipements et la ré-affectation des fonctions urbaines ; la revalorisation de l’image de la ville s’accompagnant d’une véritable mise en scène.

31 Dans cette nouvelle configuration, la fripe, produit d’occasion par excellence, n’a pas sa place précisément parce qu’elle contribue à la dévalorisation de la ville rêvée par les planificateurs. L’occasion, c’est autant un objet de seconde main dont « l’utilité communément reconnue serait amoindrie que la transaction elle-même et l’attitude opportuniste qui la rend possible » (SCIARDET, 2003, p. 11). L’occasion caractérise non seulement l’objet, le contexte commercial mais aussi les lieux et les temps de la transaction. Autrement dit, par un effet de glissement, les espaces où se commercialise la fripe sont affectés de la même valeur dépréciative que celle qui est attribuée à l’objet. Rappelons qu’au XVIIe siècle, en France, la fripe était synonyme de « petite chose sans valeur ». Du vêtement d’occasion, usagé, dégradé, souillé et destiné pour l’essentiel à une population précarisée, il est facile pour l’aménageur de glisser vers la ville d’occasion. Vêtements de seconde main, ville de seconde zone, il n’y a qu’un pas que nombre de planificateurs mais aussi de citoyens franchissent sans hésiter. C’est ainsi que le maire du Plateau d’Abidjan associe les recettes provenant des marchés traditionnels et notamment du commerce de la fripe à une « source bordélique ». Plus largement, la fripe serait un facteur de transmission des maladies en provenance de l’Occident et notamment du Sida, elle représenterait un danger pour la santé de ceux qui la portent. L’Europe et les États-Unis déverseraient sur le continent africain leurs déchets ou « produits poubelles », transformant du coup les consommateurs « en hommes sans qualité » et les cités qui accueillent ces marchandises en espaces « dépotoirs ». Dans son travail sur la fripe en Zambie, K. TRANBERG HANSEN cite les propos d’un chroniqueur de The Weekly Post : « Ne voyons-nous pas qu’il n’y a qu’un ensemble de choses de seconde qualité autour de nous ? [...] Nous nous sommes résignés à vivre notre vie de seconde qualité avec des choses de seconde qualité depuis longtemps » (op. cit., p. 84).

32 Depuis la décentralisation et la nouvelle partition des responsabilités qui l’accompagne, les autorités politiques ne se donnent pas véritablement les moyens de changer de décor, de redorer à leur façon l’image de la cité africaine, dès lors qu’elles cautionnent les débordements et étalements dans l’espace municipal. Alors qu’elles favorisent explicitement la « cantinisation » et la privatisation de l’espace public, moyen efficace d’affirmer leur légitimité (LOMBARD, 2006), on peut se demander comment elles peuvent sérieusement promouvoir une ville ordonnée.

2 – Quand la fripe profite aux autorités locales

33 À Dakar comme à Abidjan, l’augmentation des budgets municipaux dépend dorénavant du nombre de commerçants imposables. Dans la capitale sénégalaise, la lutte permanente pour accroître les revenus issus des taxes et droits sur les marchés prend, depuis 1996, l’allure d’une guerre de patrimoine entre les mairies d’arrondissement et la ville de Dakar. L’opposition entre les collectivités est d’autant plus virulente que les responsabilités de chaque instance comme leurs périmètres d’intervention ont été définis de manière trop imprécise. Du coup, la gestion concomitante des marchés se révèle au quotidien catastrophique. « Les mairies se nourrissent des marchés sans gérer les problèmes d’environnement », faisait remarquer un commerçant (BREDELOUP, 2005). La dilution des responsabilités a notamment généré, chaque jour de la semaine, la multiplication de ces marchés de fripes dans différents quartiers. Or ces foires, au prétexte qu’elles sont temporaires, ne bénéficient d’aucun aménagement de la part des collectivités territoriales. Au prétexte que les commerçants sont en situation précaire, ils travaillent dans des conditions déplorables tout en étant largement ponctionnés par des collecteurs plus ou moins légaux.

34 Dans la capitale ivoirienne, si les marchés hebdomadaires de la friperie sont en pleine expansion, leur gestion est essentiellement le fait des autorités coutumières. Jouissant d’une extraterritorialité que leur confèrent certaines franchises vis-à-vis des mairies, les Ebrié ont revendiqué, au seuil des années 1990, la possibilité de recouvrir eux-mêmes les taxes sur les marchés pour, en retour, entretenir leur patrimoine villageois. Ils estiment en effet que les autorités municipales ne jouent pas leur rôle de tutelle, n’utilisant pas les ressources fiscales au service de leurs quartiers. En réaction, dans le village de Kouté sur la commune de Yopougon, une vingtaine de jeunes – avec l’assentiment de leur chef coutumier – procèdent à la collecte des taxes du marché hebdomadaire. Cette énorme foire aux fripes qui s’étend par-delà les limites villageoises accueille des centaines de commerçants itinérants installés à Abidjan mais aussi au Ghana.

35 Sur le continent africain, pendant plusieurs décennies, non seulement la fripe a permis aux plus pauvres de s’habiller à moindre frais, mais elle a aussi favorisé la diffusion des normes occidentales. La fripe symbolise une modernité à la fois attractive et répulsive. Attractive au même titre que la « sape »  [20], parce qu’elle permet d’accéder, en différé, à la mode internationale ; répulsive parce qu’elle renvoie à la dépendance récurrente des pays en développement vis-à-vis de l’Occident. C’est précisément la labilité et l’ambiguïté de son statut qui contribuent à des redéfinitions permanentes de son usage et de sa valeur dans les sociétés africaines.

36 C’est aussi parce que la fripe détient la faculté de connaître, dans sa vie, plusieurs cycles qu’on ne peut préjuger de son évolution. Le même objet peut se repositionner sur le marché de la consommation à différentes étapes de sa vie, presque indéfiniment, depuis le moment où il ressort à nouveau attrayant parce que réparé, transformé, quasi neuf, jusqu’à son plus extrême état d’usure. À ce stade, dès lors que l’usage de l’objet change, sa mort est consommée. Autrement dit, la fripe redevenue simple tissu peut mourir comme renaître dans une nouvelle vie à condition que la fibre soit retravaillée, découpée, reteinte pour repartir dans les marchés du textile, du vêtement, du vintage [21], du papier ou de l’art. Cette transformation radicale de la fripe en fibre induit un changement d’usage qui s’accompagne d’une diminution ou d’une augmentation de sa valeur marchande. Juste retour des choses pourrait-on dire : le mot « fripe » provient du bas latin faluppa ou fibre. Ce qu’on appelle le « lourd », à savoir les manteaux, cabans et grosses vestes, n’intéresse pas grand monde en l’état. En Inde, on récupère ces effets et, après les avoir effilochés, on retravaille la fibre pour fabriquer des tapis. En Europe, l’effilochage est également pratiqué et la fibre utilisée dans l’industrie automobile pour insonoriser les véhicules.

37 En Afrique, quel avenir réserve-t-on à la fripe ? Peut-elle être encore recyclée ? Plusieurs scénarii semblent se profiler. La fripe de troisième voire celle de deuxième choix, qui inonde le continent africain, a de fortes chances, à terme, de basculer dans le cycle du chiffon. Quelques importateurs ont déjà envisagé cette alternative de la « fripe-serpillière », qui ne saurait cependant les sortir de l’impasse à laquelle semble voué le secteur du vêtement d’occasion. Est-ce plutôt le temps de la brocante qui advient ? « La crème » devenue plus rare (et donc précieuse) serait chinée par une clientèle aisée, locale ou expatriée. Alors que la presse mentionne la présence de femmes « blondes » dans les marchés de fripes, de leur côté, les guides et sites internet touristiques invitent leur clientèle, pour entretenir le frisson de l’exotisme, à s’aventurer dans ces lieux habituellement déconseillés en raison de l‘insécurité qui y règne. Cependant, l’expérience malheureuse tentée par des entrepreneurs ivoiriens pour ouvrir, en plein cœur d’Abidjan, un « marché aux puces », façon européenne, est là pour tempérer l’optimisme des promoteurs urbains. La valeur sentimentale qu’attribuent les Européens aux objets d’occasion ou ayant appartenu aux générations passées, au prétexte d’une nostalgie pour une période révolue, n’est pas transposable en Afrique où le vieillissement d’un objet est davantage synonyme de détérioration que de bonification. On serait tenté de dire : pourquoi s’habiller fripe quand on peut s’habiller chic ! Si les chemises « de grand-mère » occidentales ont très peu de chances de trouver une seconde vie en Afrique subsaharienne, la « fripe neuve », au contraire, ce produit neuf mais vieilli prématurément pour lui donner l’apparence d’un vêtement usagé, pourrait connaître un bel avenir. Sali, délavé, poncé, gratté, déchiqueté, teint ou passé au four, il est enfin griffé et numéroté pour être vendu quasiment comme pièce unique new age. Cette transformation donne au vêtement ainsi re-confectionné une telle valeur marchande que sa consommation ne pourra concerner qu’une infime minorité de la clientèle citadine et branchée africaine, à supposer d’abord qu’elle soit séduite par cette provocation marketing.

38 Face à la concurrence des habits fabriqués en Chine, le deuxième ou le troisième choix de fripes qui s’adresse à la classe modeste n’a plus d’avenir en tant que vêtement. L’apparition des produits et des opérateurs chinois dans le commerce du prêt-à-porter semble indiquer le passage à un autre type de consommation. Hier encore, entre les habits neufs de l’industrie locale et les surplus américains ou européens, les consommateurs africains penchaient très souvent vers les seconds, moins chers ; aujourd’hui, entre les habits neufs de l’industrie chinoise et les surplus américains ou européens, ils se tournent vers les premiers, moins onéreux. La fripe correspondait à l’envie de s’habiller avec des produits durables, de qualité, tout en étant à la mode. Désormais, les « chinoiseries », ces copies en séries du prêt-à-porter mondialisé, habillent les individus pour un instant ( « un jour ou deux », disent les parents), le provisoire et l’ostentatoire ont la côte. Le vêtement chinois condamne à terme la fripe occidentale : si le temps d’usage du premier est inférieur à celui de la fripe, son faible prix satisfait, en revanche, des bourses de plus en plus réduites.

39 La fripe peut-elle renaître un jour en Afrique pour son usage premier, à savoir un vêtement bon marché, solide ? On peut en douter. La qualité des vêtements se dégradant, les volumes récupérés dans les pays riches pour la revente sous forme de fripes ne cessent de diminuer. Les entreprises de recyclage européennes ferment les unes après les autres, et les associations caritatives accumulent des stocks qu’elles ne parviennent plus à revendre. En outre, si l’on en croit les statistiques d’importations des douanes sénégalaises, il est possible que la fripe provienne alors, et de plus en plus, d’Asie, de Chine précisément  [22]. À quel avenir pourra prétendre la fripe chinoise ?

Notes

  • [*]
    Institut de recherche pour le développement (IRD)-UMR LPED, Marseille.
  • [1]
    - Un euro équivaut à 656 francs CFA.
  • [2]
    - L’étude du commerce de la fripe s’inscrit dans le cadre de recherches plus globales, portant sur les liens entre migration et commerce en Afrique et dans lesquelles les frontières géographiques, juridiques et sociales sont transcendées. La recherche a d’abord été engagée, de manière comparative, entre Abidjan et Dakar. Puis, en 2001, elle a été interrompue à Abidjan en raison de l’instabilité politique régnant en Côte d’Ivoire. Elle a, en revanche, été poursuivie à Dakar puis, en 2006, étendue au Cap-Vert dans la perspective de mettre en lumière un aspect particulier de ce commerce, la « culture du bidon ». Outre une observation dans les trois sites, entre 1999 et 2001, 130 enquêtes ont été réalisées à Abidjan, sur les marchés d’Adjamé, de Treichville, de Marcory, de Koumassi et de Yopougon, auprès de détaillants et de grossistes ; entre 2001 et 2006, quinze entretiens ont été conduits à Dakar (selon la méthode des passages répétés) auprès des différents acteurs impliqués dans la filière, depuis le lieu de réception des marchandises jusqu’aux consommateurs ; en 2006, dix entretiens ont été menés au Cap-Vert, à la fois auprès d’importateurs, de détaillants, de tailleurs retravaillant la fripe et de consommateurs.
  • [3]
    - L’extrait d’un ouvrage de 1938, écrit par un fonctionnaire français au Sénégal, est à ce sujet explicite : « Tant qu’aux hommes vêtus avec toutes les loques laissées pour compte par les fripiers européens, ils présentaient un aspect cocasse, affublés ainsi de vêtements de cérémonies : habits démodés, redingotes trop longues, jaquettes étroites, négligemment plaqués sur une chemise crasseuse, dont les pans flottaient fièrement, par devant et par derrière, au-dessus d’une culotte arabe à fond immense. » (JULIENNE, 1938, p. 48).
  • [4]
    - Rappelons qu’avant même les Indépendances, de grands opérateurs nigérians contrôlaient déjà l’ensemble de la filière des fripes qu’ils importaient directement des Pays-Bas et des États-Unis (IGUE, 1983).
  • [5]
    - Entretien S. BREDELOUP, 17 janvier 2001.
  • [6]
    - « Abidjan-Noé, sur la route du racket », Le Temps, 15/06/2005.
  • [7]
    - Aujourd’hui encore, d’autres produits plus ou moins licites (drogues notamment) sont cachés dans les ballots ou les bidons estampillés fripes. Au Cameroun également, la fripe est devenue un emballage pour divers produits de contrebande. Une fois qu’elle a perdu sa fonction de contenant, elle est revendue à prix sacrifiés (Marchés Tropicaux et Méditerranéens, n° 2879, 12/01/2001).
  • [8]
    - Entretien S. BREDELOUP et J. LOMBARD, 11 janvier 2006.
  • [9]
    - Entretien S. BREDELOUP et J. LOMBARD, 11 janvier 2006.
  • [10]
    - Marianne, n° 186, 13 au 20/11/2000.
  • [11]
    - Pour le Sénégal, voir les documents de la Mission économique française à Dakar et notamment la lettre régionale n° 3 de mars 2003 ; pour la Zambie, voir TRANBERG HANSEN (2000) sur les mauvaises performances des usines textiles locales attribuées à l’essor de la fripe.
  • [12]
    - Le Messager, 22/12/2004.
  • [13]
    - Entretiens S. BAVA, S. BREDELOUP et J. LOMBARD, février et novembre 2001, janvier 2006.
  • [14]
    - Entretien S. BREDELOUP, 7 mars 2001.
  • [15]
    - Entretien S. BREDELOUP et J. LOMBARD, 12 janvier 2006.
  • [16]
    - « Il est anormal que notre commerce de gros et de détail soit retombé en grande partie entre les mains étrangères [...] Les Ivoiriens seront aussi des commerçants » (voir le discours du Président BÉDIÉ à l’occasion des 50 ans du PDCI, Fraternité Matin, 08/05/1996). En 2001, le gouvernement de la Deuxième république entend faire du problème du chômage une de ses préoccupations essentielles en vue d’amorcer sa politique de « refondation » de la Côte d’Ivoire. « Trouver des emplois aux Ivoiriens, un point, un trait », annonce vigoureusement à cette occasion le Président L. GBAGBO (Fraternité Matin, 19/01/2001).
  • [17]
    - Entretien S. BREDELOUP, 3 mars 2001.
  • [18]
    - Observations S. BAVA, S. BREDELOUP et J. LOMBARD, février et novembre 2001, janvier 2006.
  • [19]
    - Voir encore récemment les opérations de déguerpissement des trottoirs de Dakar qui ont été suivies de réactions vives de la part des populations concernées : « Émeutes de Dakar : situons les responsabilités », Walfadjri, 03/12/2007.
  • [20]
    - Voir à ce propos les travaux de J.-D. GANDOULOU (1989) et de R. BAZENGUISSA (1992).
  • [21]
    - Les vêtements sont alors « costumisés » pour être relancés dans la mode.
  • [22]
    - Entre 2001 et 2005, les importations annuelles de fripes d’origine chinoise au Sénégal sont passées de 8 à 63 tonnes.
Français

La fripe a envahi les étals des marchés africains depuis plusieurs décennies. Son commerce fait vivre dans chaque pays des dizaines de milliers de personnes en quête d’un emploi et fournit des vêtements bon marché aux populations pauvres. Le propos insiste sur les conditions de l’émergence au XXe siècle d’un secteur commercial dynamique dans trois pays d’Afrique de l’Ouest (Cap-Vert, Côte d’Ivoire, Sénégal). Est abordée ensuite la place occupée dans la filière par les opérateurs grossistes et détaillants, souvent d’origine étrangère. Enfin, à travers les différents lieux de l’espace urbain des capitales des trois pays dans lesquels se déploie la vente de vêtements de seconde main, les auteurs reviennent sur la notion d’occasion et sur ce qu’elle permet comme mises en scènes dans la ville africaine.

Mots clés

  • Fripe
  • aménagement urbain
  • Abidjan
  • Dakar
  • Praia
Español

¿Muerte de la ropa de ocasión en África o el final de un ciclo ?


La ropa de ocasión invadió los puestos de los mercados africanos desde hace varias décadas. Ese comercio genera en cada país recursos para decenas de miles de personas que buscan empleo y ofrece ropa económica a las poblaciones pobres. Este artículo presenta en primer lugar una revisión de las condiciones de surgimiento, durante el siglo XX, de un sector comercial dinámico en tres países de África occidental (Cabo Verde, Costa de Marfil y Senegal). Los autores abordan luego el rol que cumplen los operadores mayoristas y minoristas, de origen frecuentemente extranjero. Por ultimo, analizan la noción “de ocasión” y las “puestas en escena” que ésta permite en las ciudades africanas, a través de diferentes puntos del espacio urbano de las capitales de esos tres países en los que se desarrolla la venta de ropa de segunda mano.

Palabras clave

  • Ropa de ocasión
  • organización urbana
  • Abidján
  • Dakar
  • Praia

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Sylvie BREDELOUP
Jérôme LOMBARD  [*]
  • [*]
    Institut de recherche pour le développement (IRD)-UMR LPED, Marseille.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rtm.194.0391
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